La question SDF

Highlights

La carrière des sdf au regard du système de prise en charge

Utilisée dans le domaine professionnel, la notion de carrière permet de suivre les évolutions d’une personne tout au long des différentes phases de responsabilité et d’apprentissage qu’elle traverse. Utilisée pour rendre compte des phénomènes de déviance ou de précarité, la notion de « carrière morale »180 permet de suivre dans le temps les transformations d’une personnalité

La carrière des sdf au regard du système de prise en charge

La carrière du SDF est à envisager par rapport au système de prise en charge. Les étapes d’inscription dans les dispositifs, les résistances à la prise en charge, le fait de saisir ou non les opportunités proposées par les acteurs de la prise en charge, les basculements d’un agencement de la vie quotidienne à un autre font la matière d’un processus évolutif vécu par le SDF.

La carrière des sdf au regard du système de prise en charge

La carrière du SDF peut comporter trois étapes typiques que l’on nomme la fragilisation, la routinisation, la sédentarisation. Cette carrière comprend des entrées et des sorties. Les entrées dans la carrière correspondent aux moments à partir desquels une personne est reconnaissable, par les autres et par elle-même, comme SDF. Les sorties sont les moments après lesquels cette identification n’est plus possible.

La carrière des sdf au regard du système de prise en charge

La fragilisation correspond à l’entrée dans la carrière. Les comportements des personnes qui se retrouvent, pour la première fois, à la rue ou dans un service destiné aux sans-abri ont des similarités qui les distinguent des autres SDF. Elles ne maîtrisent pas les rouages de réseaux qui pourraient les aider. Généralement invisibles dans la foule, elles ne peuvent être repérées comme SDF que lorsqu’elles se déclarent comme telles, aux guichets de l’assistance ou bien en exerçant diverses activités généralement associées à la population SDF (mendicité, vente de journaux). Ce n’est qu’à partir du moment où elles sont repérées par le système de prise en charge, et/ou à partir du moment où elles se considèrent elles-mêmes comme SDF, sans solliciter de secours, que la carrière peut débuter

La carrière des sdf au regard du système de prise en charge

Les personnes qui viennent de perdre leur logement peuvent chercher à déguiser leur situation en se refusant à aller demander une assistance. Par crainte, honte et/ou méfiance, une personne dans ce cas pourra ne pas chercher à côtoyer ni à rencontrer d’autres SDF. Cherchant à « sauver la face », cette personne peut adopter des lignes de conduite et des modes de gestion de sa vie quotidienne qui masquent, aux yeux des autres (passants mais également travailleurs sociaux ou policiers), sa condition.

La carrière des sdf au regard du système de prise en charge

La fragilisation est certainement la phase la plus courte d’une carrière de SDF, car elle ne peut s’étendre longuement. Deux suites sont possibles. Quelques heures ou quelques jours après être entrée, la personne peut sortir de la carrière en retrouvant, avec ou non l’appui d’un service de prise en charge, des ressources stables. Dans le cas contraire, le SDF poursuivra sa carrière en maîtrisant mieux son existence quotidienne. En dépassant sa répugnance, ses peurs, ses hésitations, le SDF peut prendre contact avec trois types de personnes avec qui il gérera et négociera son passage dans le système de prise en charge : des pairs avec qui il sera possible d’échanger des ressources (affectives, matérielles), des acteurs de la prise en charge (assistantes sociales, bénévoles) qui pourront tenter de trouver une issue aux problèmes signalés, des proches (parents ou amis) qui pourront, le cas échéant, être d’un certain secours

La carrière des sdf au regard du système de prise en charge

La routinisation correspond à une phase d’engagement plus long (parfois très long) dans la carrière. À force de temps passé à la rue et/ou dans les services de prise en charge, les modalités de vie quotidienne se composent à partir d’activités qui deviennent routinières183. L’environnement institutionnel de la prise en charge devient plus familier. Des répertoires individuels d’action s’établissent à partir des expériences, des échecs, des contacts. Les SDF ont pu se familiariser, s’habituer, s’adapter au système de prise en charge

La carrière des sdf au regard du système de prise en charge

Les souffrances, la lassitude, le désespoir se font certainement plus présents. Des expédients (alcool, stupéfiants, médicaments) sont utilisables pour assurer le maintien de soi dans des circonstances dégradantes.

La carrière des sdf au regard du système de prise en charge

appuyée ou non par un service de prise en charge, une personne peut retrouver une stabilité sociale qui ne le fait plus compter parmi les SDF. Une autre voie de sortie, plus tragique, est de mettre fin à ses jours. Une autre voie encore, qui n’est pas une sortie de la carrière, est d’abandonner les routines qui ont pu être élaborées en fonction du système de prise en charge. S’ensuit une phase de sédentarisation.

La carrière des sdf au regard du système de prise en charge

Par sédentarisation on entend à la fois installation dans l’espace public et retranchement par rapport au système de prise en charge des SDF. Toujours présents sur le même territoire, ces SDF suscitent habituellement plus la compassion que la peur. Ils sont très visibles. Généralement moins mobiles géographiquement que les personnes qui traversent d’autres phases dans la carrière, ces SDF refusent souvent les offres de prise en charge.

La carrière des sdf au regard du système de prise en charge

Ils ont rebâti une sorte d’espace privé à l’intérieur de l’espace public (sous un porche ou dans une friche urbaine). Parmi leurs caractéristiques, on repère de la rationalisation et des discours utilisés pour justifier leur situation et retourner le stigmate (ils déclarent « je suis heureux » ou « je l’ai choisi » pour ne pas avoir à s’investir dans des discussions sur leur histoire).

La carrière des sdf au regard du système de prise en charge

Il n’existe pas un implacable cheminement du processus qui ferait s’enchaîner mécaniquement chacune des phases. On peut rester des années dans la routinisation sans jamais connaître la sédentarisation.

La carrière des sdf au regard du système de prise en charge

dans toutes les phases, ils développent individuellement des organisations, des habitudes, des appréciations, des adaptations. Ils agissent en fonction de rythmes et d’agendas qui reposent sur des répertoires d’action particuliers. La plupart des travaux sérieux sur les SDF insistent sur l’absence de désordre, d’indiscipline ou d’apathie totale qui pourraient entourer leur vie quotidienne. Ils mettent au contraire en lumière leurs capacités de réaction et d’action, qui encadrent leur vie quotidienne, même pour ceux qui sont présentés comme les plus en difficulté

Le bricolage de la vie quotidienne

comprendre les SDF non pas ethnographiquement comme un groupe particulier, mais analytiquement comme la cible d’un système de prise en charge.

Le bricolage de la vie quotidienne

Sur le plan des liens sociaux, on ne peut que remarquer leur faiblesse dans le cas des SDF. Mais cette déficience est loin d’être entièrement spécifique à cette population (voir les cas, par exemple, des personnes âgées isolées ou des déments internés)

Le bricolage de la vie quotidienne

on trouve toujours des capacités chez les SDF à figurer dans des groupes (sodalité), ainsi qu’à participer à des réseaux avec des liens plus ou moins forts, mais établis (sociabilité). C’est au titre de la socialité (la capacité à assurer la cohésion des groupes et des réseaux) que les difficultés, incontestablement, sont les plus élevées

Le bricolage de la vie quotidienne

sans grandes possessions privées, généralement sans activité rémunérée dans la stabilité, avec des droits qu’ils peuvent ou non faire valoir, il leur est difficile de s’identifier et d’exister positivement

L’affinage d’une cible

Les SDF bricolent leur vie quotidienne et leurs affiliations institutionnelles, passant souvent d’une situation à une autre, sans qu’il soit possible de les affecter définitivement à une catégorie assez fixe permettant une délimitation exacte de l’intervention publique.

Ce qui fait pourtant l’unité de l’action publique en direction des SDF, composée d’une nébuleuse de services, de programmes, de règlements, diversement spécialisés, c’est sa cible, ou, plus précisément, la croyance en la légitimité et en l’efficacité du ciblage des SDF. Cette cible a des contours, et par conséquent un diamètre et une surface, particulièrement changeants, oscillant entre des caractérisations lato et stricto sensu de la population ainsi spécifiée. C’est en fonction de cette cible, à géométrie variable, que s’est déployé le « complexe bureaucratico-assistanciel » de la prise en charge.

  1. Le complexe bureaucratico-assistanciel

Dans le dessein historique de la Sécurité sociale, la couverture des risques, progressivement étendue à tous, devait effacer les vestiges des politiques d’assistance jugées archaïques. L’assistance, considérée comme une survivance anachronique de la bienfaisance discrétionnaire locale, ne devait plus être que résiduelle et/ou totalement intégrée aux mécanismes de transfert à vocation universelle.

  1. Le complexe bureaucratico-assistanciel

La prise en charge des SDF s’est progressivement institutionnalisée, fonctionnant surtout sur le registre philosophique, technique et financier de la solidarité, et délivrant des prestations et des services d’assistance.

  1. Le complexe bureaucratico-assistanciel

Des modes de redistribution essentiellement horizontale (compensant les différentes charges familiales), organisés à l’échelle nationale, devaient remplacer les anciens systèmes de redistribution verticale (compensant les inégalités de revenus), organisés à l’échelle locale.

  1. Le complexe bureaucratico-assistanciel

Concrètement, on trouve avec le complexe bureaucratico-assistanciel, comme plus largement dans tout le domaine des politiques sociales, une machinerie compliquée de dispositifs, des échafaudages juridiques alambiqués, des coalitions nationales et locales, une rhétorique du dépassement des interventions étatiques traditionnelles. Tout se trouverait désormais dans le « co » : coproduction, coconstruction, coanimation, coresponsabilité, et, bien entendu, le cofinancement

  1. Le complexe bureaucratico-assistanciel

on relèvera avec le complexe bureaucratico-assistanciel non pas une fluidité améliorée des décisions et une efficacité augmentée des interventions, mais une bureaucratisation croissante de l’action. Plutôt qu’une érosion du caractère public ou privé des institutions, on verra une refonte du privé dans le public, avec une interdépendance de plus en plus forte des associations et de l’État.

  1. Le complexe bureaucratico-assistanciel

Pour analyser l’action dans le cadre du complexe bureaucratico-assistanciel, on parlera de bricolage. Les acteurs de la prise en charge disposent de divers outils, ils interviennent pour réparer des situations, et ils se trouvent souvent seuls, ou dans des réseaux informels (on peut dire alors « bricolés ») pour trouver des réponses pragmatiques aux problèmes concrets auxquels ils sont confrontés. On distinguera deux niveaux de bricolage : une dimension institutionnalisée relative à la complexité des appareils, une dimension concrète relative à l’activité quotidienne.

Le noyau dur de l’hébergement et l’implication croissante de l’État

On soulignera ensuite l’imprécision caractéristique des contours du complexe bureaucratico-assistanciel, en mettant en lumière à la fois sa tendance à la fragmentation en sous-systèmes (notamment pour ce qui relève de « l’urgence » et pour ce qui relève de « l’insertion ») et l’agrégation des différents acteurs autour de l’État et de ses lignes budgétaires.

Ciblage des SDF et (ré)affirmation de l’État

On insistera sur la bureaucratisation croissante de la prise en charge des SDF, en décrivant l’accumulation des dispositifs et en montrant que cette dynamique implique autant l’État, traditionnellement critiqué comme procédurier et rigide, que les associations, habituellement présentées comme souples et relativement autonomes.

Le noyau dur de l’hébergement et l’implication croissante de l’État

Les politiques sociales se construisent par accumulation d’institutions, jusqu’à devenir compliquées au point d’être dites illisibles.

Le noyau dur de l’hébergement et l’implication croissante de l’État

En une vingtaine d’années, un problème social marginal, qui n’appelait que des réponses publiques répressives, à peu près encadrées, et quelques interventions sociales résiduelles, est devenu l’objet d’un ensemble de dispositifs sociaux structurés

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