Le Pouvoir rhétorique: Apprendre à convaincre et à décrypter les discours

Highlights

Introduction - Pour une rhétorique partagée

Les premiers à se saisir des ouvrages consacrés à la lutte contre la manipulation sont d’ailleurs, souvent… les manipulateurs eux-mêmes, qui y glanent de précieuses ressources. Voilà pourquoi le « décryptage », seul, est un leurre. Un vœu pieux. Une imposture confortable. Savoir lire à travers les discours, c’est savoir les produire Apprendre à analyser les argumentations, c’est apprendre à argumenter. Ce livre l’assume : il est autant dédié à la critique qu’à la pratique de la rhétorique. L’une ne va pas sans l’autre.

Introduction - Pour une rhétorique partagée

matière, nous ne sommes pas tous égaux.La rhétorique possède, en effet, pour particularité d’être très inégalement répartie au sein de la population. Plusieurs décennies de recherche en sociologie en ont apporté la preuve : nous héritons très largement notre capacité à nous exprimer et à argumenter de la famille où nous grandissons

Introduction - Pour une rhétorique partagée

Pour nous en convaincre, dressons une comparaison. Imaginons un enfant, né en France, d’un père français et d’une mère étrangère. Celle-ci choisit de lui parler exclusivement dans sa langue natale. À dix ans, cet enfant sera parfaitement bilingue. Il ne viendrait cependant à l’esprit de personne de le considérer, pour cette seule raison, comme particulièrement brillant. On dira plutôt qu’il a eu la chance d’évoluer dans une famille où l’on parlait deux langues. Sa compétence ne sera attribuée ni à son mérite ni à son talent. Seulement à la transmission de ses parents. Imaginons maintenant un second enfant. Son père et sa mère ne parlent que le français. Mais il se trouve que l’une est avocate, et l’autre professeur de littérature. À dix ans, cet enfant disposera d’une maîtrise prodigieuse de la parole. Il sera capable d’articuler des phrases élaborées, embellies d’un vocabulaire recherché. Il n’éprouvera aucune difficulté à défendre son point de vue de manière argumentée. À l’école, il recueillera les honneurs. On le félicitera pour sa belle expression et son intelligence affûtée. Plus tard, il s’intéressera naturellement à la politique, lisant aisément entre les lignes des discours. Peut-être fera-t-il porter sa propre voix dans le débat public. Cet enfant n’aura pourtant, lui non plus, aucun mérite. Seulement le privilège d’avoir bénéficié d’un précieux apprentissage : non pas la connaissance d’une langue, mais le maniement du langage. Il aura reçu la rhétorique en héritage1.

I - Une exigence démocratique

la rhétorique n’est pas seulement une connaissance, une compétence ou un art. Elle est également un pouvoir.

I - Une exigence démocratique

Lorsqu’elle est maniée avec talent, la rhétorique nous permet d’influencer les individus, d’infléchir leurs pensées, d’orienter leurs comportements. Elle est un pouvoir dont on use sur autrui. Mais elle est, aussi, un pouvoir que l’on exerce au sein de la société : celui de faire prévaloir son point de vue, son idéologie ou sa volonté.

I - Une exigence démocratique

la démocratie. Il existe deux manières très différentes de l’aborder : nous pouvons choisir de la décrire telle qu’elle est, ou telle qu’elle devrait être. Ces deux approches, réaliste et idéaliste, nous donnent à voir deux systèmes politiques radicalement distincts. Ils possèdent, cependant, une même caractéristique. La rhétorique y est un bien commun.

1 - Les citoyens, décrypteurs du discours

la démocratie telle que nous la connaissons pourrait être résumée de manière abrupte : il s’agirait du régime dans lequel le peuple élit, librement et périodiquement, ses dirigeants. Ni plus. Ni moins. Dans les faits, les citoyens n’y détiendraient qu’un rôle limité. Leurs idées, leurs propositions, leurs contributions n’auraient aucune espèce d’importance. Leur seul véritable pouvoir serait celui de voter, de temps à autre, afin de choisir ceux qui prendront les décisions à leur place.Bien sûr, ainsi condensée, cette définition est trop simpliste. Il faudrait ajouter que, dans nos sociétés démocratiques, les responsables politiques rencontrent d’authentiques contre-pouvoirs. Ils sont placés sous la surveillance des médias. Leurs actes peuvent être contrôlés par les tribunaux et le Parlement. Leurs décisions peuvent être contestées par des manifestations. Néanmoins, ces précisions ne remettent pas en cause le cœur du raisonnement : la démocratie, ce serait le régime dans lequel les citoyens votent pour désigner ceux qui vont les gouverner2.

1 - Les citoyens, décrypteurs du discours

cette définition semble décrire plutôt bien le système politique au sein duquel nous évoluons. Il est parfaitement possible de nous en réjouir, ou, du moins, de nous en satisfaire. Nous insisterons alors sur le fait que, en votant parmi plusieurs candidats, les citoyens tranchent entre des programmes. L’élection nous permettrait donc de décider des grandes orientations politiques de la nation, en votant pour des représentants qui partagent nos convictions et les mettront en œuvre.Nous pouvons aussi choisir d’être davantage critiques à l’égard de ce fonctionnement. Il comporte, en effet, au moins trois distorsions majeures. D’une part, rien ne garantit que tous les points de vue soient représentés lors de l’élection. D’autre part, rien ne garantit que le système médiatique soit suffisamment équitable pour assurer à chaque candidat une chance d’être élu. Enfin, absolument rien ne garantit que les dirigeants respecteront leurs engagements une fois désignés par le peuple. Nous risquons donc d’avoir à voter pour des responsables dont nous ne partageons pas pleinement les idées, faute d’une offre qui nous convienne. Ou bien, dont nous pensons qu’ils n’ont aucune chance d’être élus, faute d’une visibilité suffisante. Ou encore, dont nous savons qu’ils sont susceptibles de ne pas respecter leur parole, faute d’y être contraints de quelque manière que ce soit.De telles distorsions pourraient justifier de nous interroger sur le caractère réellement démocratique de ce que nous nommons des « démocraties ». Et pourtant ! En dépit de toutes ces critiques, les citoyens demeurent titulaires d’un véritable pouvoir politique : celui de désigner les dirigeants. Même la plus pessimiste des analyses ne peut nier l’existence de ce fragment de liberté authentique : à l’instant précis de l’élection, les électeurs disposent de la capacité de faire un choix entre plusieurs candidats. Cela n’est pas rien. Encore faut-il que les citoyens soient en mesure de prendre une décision éclairée. Et pour cela, il va bien leur falloir s’appuyer sur les discours qui leur sont proposés.

1 - Les citoyens, décrypteurs du discours

Or, le langage n’est jamais transparent. La communication n’est jamais univoque. Lorsque nous interagissons les uns avec les autres, nos messages possèdent toujours une part d’ambiguïté. Et c’est particulièrement vrai dans la sphère politique. Comme le remarquait déjà Platon, les discours y sont forgés par des professionnels de la parole, dans la perspective de la conquête du pouvoir. Le souci de l’efficacité y est davantage récompensé que la recherche de la vérité. Pour le dire autrement : nous ne pouvons jamais exclure qu’un discours politique ait été élaboré de manière volontairement trompeuse, obscure, déloyale. Si les citoyens veulent pouvoir choisir librement entre les différentes propositions qui leur sont soumises lors d’une élection, écouter les discours ne suffit pas. Il faut être capables de les décrypter. Il faut connaître la rhétorique.

2 - Les citoyens, producteurs de discours

Il est également possible d’aborder la démocratie avec une approche beaucoup plus optimiste, en travaillant à la décrire telle qu’elle devrait être. Nous cherchons à dégager l’idéal vers lequel il convient de tendre, tout en sachant que nous n’y parviendrons peut-être jamais. Le régime démocratique peut, dès lors, être défini très simplement : c’est celui de la souveraineté populaire, au sens le plus fort du terme. Les citoyens y décident, ensemble, de leur destinée commune. S’ils le désirent, ils peuvent s’impliquer directement dans la gestion de leur ville, de leur région ou de leur pays, et prendre part à l’élaboration des décisions politiques. Cette conception dite « participative » ou « délibérative » peut être résumée en quelques mots : il s’agit du « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple3 ».

2 - Les citoyens, producteurs de discours

Bien sûr, un tel modèle ne vient pas sans son cortège de débats. Tout d’abord, est-il réalisable ? Peut-on réellement imaginer des procédures qui permettraient à tous les citoyens de prendre part aux discussions ? Comment se prémunir des dérives potentielles : la confusion, l’hésitation, l’irrationalité, bref, le bazar ? Et même, à supposer que cet idéal démocratique soit atteignable : est-il, pour autant, souhaitable ? La politique n’est-elle pas trop sérieuse et trop technique pour être confiée à des amateurs peu qualifiés ? Ne devrait-elle pas rester entre les mains de spécialistes, dont c’est le métier ?

2 - Les citoyens, producteurs de discours

La démocratie participative ne suppose pas seulement que les citoyens soient libres de s’exprimer. Elle exige également de garantir qu’ils soient en mesure de convaincre. Ils doivent connaître la rhétorique.

II - Un dilemme éthique

Résumons. La conception la plus étroite de la démocratie implique que les citoyens soient capables de décrypter les discours. C’est à cette condition qu’ils seront véritablement libres de se forger leur propre jugement politique. La conception la plus ambitieuse de la démocratie implique que les citoyens soient capables de produire des discours. C’est à cette condition qu’ils seront véritablement libres de participer au débat public. De quelque manière qu’on le formule, l’idéal démocratique exige le partage de la rhétorique. Sans cela, la démocratie demeure fondamentalement inégalitaire. Et, donc, n’existe pas. Elle ne reste qu’un mot, un mirage, une illusion. L’homo democraticus est, par définition, un homo rhetoricus.À partir de là, il n’existe qu’une seule solution : la transmission. Nous ne pourrons jamais parler de véritable démocratie sans une mise en commun de la rhétorique. Une fois son enseignement généralisé, tous les citoyens deviendraient capables de défendre leurs points de vue et de se prémunir contre les discours. Ils sauraient comment convaincre, et quand accepter de se laisser convaincre. Ils disposeraient, enfin, d’une chance égale de faire triompher leurs idées, leurs propositions et leurs valeurs. La rhétorique deviendrait le fondement d’une saine compétition démocratique, et non plus l’instrument d’une implacable domination politique. La rhétorique démocratique est une rhétorique partagée.

1 - L’éthique fondée sur les moyens de la conviction

C’est une chose d’apprendre à convaincre, à peser et à influencer. Mais cela signifie-t-il, pour autant, être légitime à imposer sa volonté par tous les moyens, en chaque instant ? Et dans ce cas, où situer la frontière ? Comment distinguer entre les rhétoriques acceptables et inacceptables ? Toutes ces interrogations rejaillissent, de surcroît, sur ceux qui enseignent cette discipline. Faut-il transmettre l’ensemble du savoir, ou ne laisser circuler que les procédés honorables ? Doit-on chercher à la diffuser largement, ou tenter d’en priver les individus malveillants ? La rhétorique, on le voit, nous entraîne de manière inexorable vers de redoutables dilemmes éthiques

1 - L’éthique fondée sur les moyens de la conviction

Lorsque nous cherchons à convaincre, nous mobilisons des outils respectueux des personnes auxquelles nous nous adressons. Celles-ci restent capables de mettre à distance, interroger et, éventuellement, rejeter les propositions que nous leur soumettons. Lorsque nous cherchons à manipuler, au contraire, nous nous appuyons sur des procédés conçus pour assouplir, égarer, voire duper les facultés critiques des individus qui nous écoutent. Ceux-ci ne sont plus en capacité d’évaluer pleinement et sereinement les propositions dont nous les assaillons. Ils ne peuvent donc plus, ou du moins plus totalement, s’en défendre. Si nous fondons notre éthique sur les moyens de la conviction, nous allons chercher en toutes circonstances à préserver le libre arbitre de nos auditeurs. Nous ne mobiliserons jamais, sous aucun prétexte, des procédés manipulatoires. Aucune fin ne justifiera des moyens déshonorables.Une telle solution pourrait sembler inébranlable. Elle souffre pourtant d’une limite majeure : il est difficile d’établir une distinction claire entre les procédés qui relèvent de la conviction, et ceux qui tombent dans la manipulation.

1 - L’éthique fondée sur les moyens de la conviction

la sauvegarde de notre éthique personnelle justifie-t-elle le sacrifice de plusieurs milliers de vies humaines, faute d’être parvenu à emporter l’adhésion ?

1 - L’éthique fondée sur les moyens de la conviction

dans les faits, nous possédons rarement le monopole de l’effort rhétorique. Lorsque nous voulons convaincre nos auditeurs, d’autres cherchent, en parallèle, à les convaincre du contraire. Et il y a fort à craindre que ces contradicteurs ne se priveront pas, eux, d’utiliser toutes les armes à leur disposition. Amputés volontairement d’une partie de nos atouts, comment pourrions-nous avoir le dessus ? Certes : il arrive que David triomphe de Goliath. Parfois, nous l’emporterions. Même en renonçant à tout un pan de notre arsenal. Même contre un adversaire n’ayant, lui, aucun scrupule. Mais parfois, nous échouerions. Sommes-nous prêts à prendre ce risque ?Derrière ces interrogations, nous commençons à percevoir les limites d’une éthique de l’orateur centrée sur les moyens… ainsi que les contours d’un tout autre positionnement.

3 - L’éthique individualiste de la conviction

Peu nous importerait, au fond, de savoir si tel outil est respectueux ou non du libre arbitre des auditeurs, si telle proposition est conforme ou non à l’intérêt général : ce sont là des discussions de philosophe. Pour les oratrices et les orateurs, seule subsisterait la loi du plus fort et du mieux armé. Cette perspective remet ainsi l’accent sur l’impérieuse nécessité, pour les citoyens, d’apprendre la rhétorique. Ils sont, d’ores et déjà, la proie d’orateurs avides, prêts à tout pour obtenir leur voix, leur argent, leur soutien ou leur attention. Devant cette réalité, que faire ? Espérer des experts de la conviction qu’ils se bornent à ne mobiliser que des techniques bienveillantes ? Leur faire confiance pour ne défendre que des propositions bonnes, justes et altruistes ? Leur demander poliment s’ils veulent bien consentir à n’utiliser leur rhétorique que de manière éthique ? Ou bien s’armer soi-même, pour faire face ? Apprendre à répliquer, pour ne plus se faire manipuler et imposer ses propres idées ?

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