Bullshit Jobs
Highlights
Préface. Le phénomène des jobs à la con
La classe dirigeante a compris qu’une population heureuse, productive et jouissant de temps libre est un danger mortel. (Rappelez-vous ce qui s’est passé quand on a commencé à s’en approcher, dans les années 1960.)
Préface. Le phénomène des jobs à la con
De plus, l’idée que le travail est une valeur morale en soi – à telle enseigne que quiconque refusant de se soumettre pendant le plus clair de son temps à une discipline de travail intense, quelle qu’elle soit, mériterait d’être privé de tout moyen d’existence – sert ses intérêts à la perfection.
Préface. Le phénomène des jobs à la con
qu’est-ce que cette société qui génère une demande indigente de poètes et de musiciens talentueux, mais une demande en apparence illimitée pour les spécialistes de droit des affaires ? (Réponse : puisque 1 % des habitants de la planète contrôlent une part écrasante des richesses disponibles, ce que nous appelons le « marché » ne reflète que ce qu’ils – et personne d’autre – jugent utile ou important.)
Préface. Le phénomène des jobs à la con
Récemment, j’ai repris contact avec un ami d’enfance que je n’avais pas vu depuis l’âge de 15 ans. J’ai été étonné d’apprendre que, dans l’intervalle, il était devenu poète, puis leader d’un groupe de rock indépendant. J’avais entendu certains de ses morceaux à la radio sans me douter un seul instant que j’en connaissais l’interprète. Il ne faisait aucun doute qu’il était brillant, créatif, et que son travail avait illuminé et amélioré la vie de quantité de gens à travers le monde. Pourtant, il avait suffi d’un ou deux albums ratés pour qu’il perde son contrat. Criblé de dettes et avec un jeune enfant à charge, il avait fini par opter pour, selon ses termes, « la voie par défaut que choisissent tant de désorientés : la fac de droit ». Aujourd’hui, avocat d’affaires dans un cabinet new-yorkais très en vue, il est le premier à admettre que son job n’a aucun sens, n’apporte rien au monde et, de son propre aveu, ne devrait même pas exister.
Préface. Le phénomène des jobs à la con
la plupart des personnes occupant des jobs inutiles sont conscientes que c’est le cas. En fait, je crois que je n’ai jamais rencontré un seul avocat d’affaires qui ne fût pas convaincu que son job était du pipeau
Préface. Le phénomène des jobs à la con
Comment parler de dignité au travail si l’on estime en son for intérieur que son job ne devrait pas exister ?
Préface. Le phénomène des jobs à la con
Comment s’étonner que cela engendre de la rage et de l’aigreur ? Pourtant – et cela illustre bien le génie particulier de notre société ‒, nos dirigeants ont réussi à faire en sorte que cette rage soit dirigée contre ceux dont l’activité a un sens authentique (comme dans l’histoire de la friture de poissons). Aujourd’hui, la règle générale semble être que plus un travail bénéficie clairement aux autres, moins il est rémunéré.
Préface. Le phénomène des jobs à la con
Quoi qu’on puisse penser des infirmières, des éboueurs ou des mécaniciens, il est évident que, s’ils devaient tous s’évanouir dans un nuage de fumée, les conséquences seraient immédiatement catastrophiques. Un monde privé d’enseignants ou de dockers deviendrait vite difficile à vivre, et un monde sans auteurs de science-fiction ou sans chanteurs de ska perdrait beaucoup de son intérêt. En revanche, on ne voit pas très bien en quoi l’humanité pâtirait d’une évaporation soudaine de tous les PDG, lobbyistes, chercheurs en relations publiques, actuaires, télévendeurs, huissiers ou consultants juridiques1. (Beaucoup estiment qu’elle s’en porterait nettement mieux.) Hormis une poignée d’exceptions (qui s’en font une fierté, à l’image des médecins), la validité de cette règle est étonnamment bien établie
Préface. Le phénomène des jobs à la con
De manière encore plus perverse, on dirait qu’il règne un large consensus pour juger cette situation tout à fait satisfaisante
Préface. Le phénomène des jobs à la con
C’est l’une des forces secrètes du populisme de droite. On le voit par exemple lorsque les tabloïds se déchaînent contre les cheminots qui paralysent le métro londonien pendant des négociations conflictuelles. Le fait que ces travailleurs puissent mettre la ville à l’arrêt montre que leur travail est indispensable, et c’est précisément ce qui semble poser un problème. Aux États-Unis, le Parti républicain a ainsi réussi à dresser la population contre les enseignants et les ouvriers de l’automobile (et non pas, soulignons-le, contre les administrateurs scolaires ou les cadres de l’industrie automobile, qui étaient pourtant à la source même des difficultés) sous prétexte qu’ils bénéficieraient de salaires et d’avantages mirobolants. C’est un peu comme si on leur disait : « Mais vous avez la chance d’enseigner aux enfants (ou de fabriquer des voitures) ! Vous avez de vrais boulots ! Vous avez le toupet de réclamer des retraites de bourgeois et la Sécu en plus de ça ? »
Préface. Le phénomène des jobs à la con
Les vrais travailleurs, ceux qui produisent des choses, sont constamment écrasés et exploités. Le reste de la population active se répartit en deux groupes : d’un côté, les sans-emploi, terrorisés et partout dénigrés ; de l’autre, une frange plus large de gens fondamentalement payés à ne rien faire. Leurs postes (directeurs, administrateurs, etc.) sont conçus pour qu’ils adhèrent aux vues et aux sensibilités de la classe dirigeante – en particulier dans sa composante financière –, mais aussi pour qu’ils réservent leur animosité à ceux dont le travail a une valeur sociale indéniable. Bien entendu, le système n’a jamais été consciemment construit ainsi. Il est né de près d’un siècle de tâtonnements. Mais c’est la seule explication plausible au fait que, malgré nos capacités technologiques, nous n’en soyons pas venus à ne plus travailler que trois ou quatre heures par jour.
Préface. Le phénomène des jobs à la con
l’idéologie néolibérale qui dominait le monde depuis Thatcher et Reagan (le « libre marché ») était tout l’inverse de ce qu’elle prétendait être : sous des dehors de programme économique, elle n’était rien d’autre qu’un projet politique. Si j’en étais arrivé à cette conclusion, c’est parce qu’elle m’était apparue comme la seule plausible pour comprendre le comportement des détenteurs du pouvoir. En effet, d’un côté la rhétorique néolibérale ne parle que de « laisser libre cours à la magie des marchés » et érige l’efficacité économique au rang de valeur suprême. Mais, de l’autre, les politiques de libéralisation se sont traduites partout par une croissance ralentie – sauf en Inde et en Chine ‒, un progrès scientifique et technologique en berne, et surtout, pour les jeunes générations de bien des pays riches, la perspective d’une existence moins prospère que celle de leurs parents, pour la première fois depuis des siècles. Or, confrontés à ces résultats, les partisans de l’idéologie de marché continuent de plaider pour l’administration de doses toujours plus fortes du même remède, une prescription que le personnel politique applique à la lettre. Cela me paraissait bizarre. Si une entreprise privée embauchait un consultant pour pondre un business plan et que ce plan eût pour conséquence une baisse brutale des profits, le consultant serait viré. À tout le moins, on lui demanderait de proposer autre chose. Avec les réformes néolibérales, cela ne semblait jamais se passer comme ça. Plus elles échouaient, plus elles étaient reconduites. Je n’y voyais qu’une seule justification logique : elles n’étaient pas dictées par des impératifs économiques. Alors, par quoi ? Selon moi, il fallait chercher la réponse dans la mentalité de la classe dirigeante. Presque tous les décideurs avaient fréquenté les campus universitaires dans les années 1960, lorsque ces derniers se trouvaient à l’épicentre de l’agitation politique, et ils étaient fermement déterminés à empêcher qu’une telle chose se reproduise. Certes, voir chuter les indicateurs économiques les inquiétait un peu. Mais, au-delà, ils étaient surtout ravis d’assister au transfert croissant de richesse et de puissance vers les plus fortunés, ainsi qu’à la destruction quasi complète de toute base organisationnelle capable de défier leur pouvoir, sous l’effet combiné de la mondialisation, de l’assèchement des forces syndicales et de la création d’une main-d’œuvre aussi précaire que surmenée. À cela s’ajoutait un vigoureux soutien de façade aux mots d’ordre hédonistes et aux appels à la libération individuelle que l’on entendait dans les années 1960 (une attitude bientôt connue sous le nom de « libéralisme social, conservatisme fiscal »). Ce n’était sans doute pas très concluant sur le plan économique, mais sur le plan politique ils n’auraient pu rêver mieux. En tout cas, ils ne voyaient guère de raisons de changer de cap
Préface. Le phénomène des jobs à la con
si vous voyez quelqu’un qui, au nom de l’efficacité économique, agit d’une manière économiquement absurde (par exemple, en payant grassement des gens à ne rien faire), commencez par vous demander, comme on le faisait dans la Rome antique : cui bono ? À qui cela profite-t-il ? Et selon quel mécanisme ?
Préface. Le phénomène des jobs à la con
Ce n’était pas une analyse conspirationniste ; au contraire, elle était plutôt anti-conspirationniste. Ce que je demandais, c’était : pourquoi ne prend-on aucune mesure ? Les fluctuations économiques ont toutes sortes de causes, mais qu’elles viennent à créer des difficultés pour les riches et les puissants, et ces derniers ne tarderont pas à faire pression sur les institutions afin qu’elles interviennent et règlent le problème. C’est pour cette raison que, au lendemain de la crise financière de 2008-2009, les grandes banques d’affaires ont été renflouées, mais pas les citoyens ordinaires détenteurs d’un prêt immobilier.
Préface. Le phénomène des jobs à la con
Nous devons nous demander comment il se fait que tant de nos travailleurs aient à suer sang et eau pour effectuer des tâches qu’eux-mêmes jugent vaines, et surtout que cet état de fait paraisse normal, inévitable, voire souhaitable, à tant de gens. Plus étrange encore : vous avez des personnes qui, dans l’absolu, estiment justifié d’accorder de plus gros salaires, et davantage d’honneurs et de reconnaissance, à ceux qui occupent des jobs oiseux qu’à ceux dont l’activité est utile.
Préface. Le phénomène des jobs à la con
nous nous poserons des questions très concrètes. Par exemple : comment, au juste, les jobs à la con adviennent-ils ? Mais aussi des questions d’une plus grande profondeur historique, comme : quand et comment avons-nous commencé à penser que la créativité devait nécessairement être un processus pénible ? Ou bien : comment diable cette idée qu’il est possible de vendre son temps nous est-elle venue ? Ce qui nous amènera à nous interroger plus fondamentalement sur la nature humaine.
Préface. Le phénomène des jobs à la con
Ce livre entend également poursuivre un but politique. J’aimerais qu’il soit comme une flèche visant notre civilisation en plein cœur. Il y a vraiment quelque chose qui cloche dans la direction que nous avons prise. Nous sommes devenus une civilisation fondée sur le travail, mais pas le travail « productif » : le travail comme fin et sens en soi.
Chapitre 1. Qu’est-ce qu’un job à la con ?
Définition provisoire no 1 : Un job à la con est une forme d’emploi si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence.
En quoi tueur pour la Mafia n’est pas un bon exemple de job à la con
Le système capitaliste contemporain semble regorger de tels emplois. Le sondage de YouGov évoqué dans la préface a montré que seules 50 % des personnes interrogées titulaires d’un job à plein temps soutenaient que celui-ci « apportait quelque chose d’important au monde », quoi que ce fût, tandis que 37 % étaient convaincues du contraire. Dans l’étude réalisée aux Pays-Bas par l’institut Schouten & Nelissen, cette seconde catégorie atteignait 40 %7. Quand on y pense, ces chiffres sont proprement ahurissants
En quoi tueur pour la Mafia n’est pas un bon exemple de job à la con
Socrate nous enseigne que, quand nos propres définitions génèrent des résultats qui nous semblent intuitivement erronés, c’est que nous ne sommes pas conscients de ce que nous pensons réellement. (C’est pourquoi il estime que le vrai rôle des philosophes consiste à dire aux gens ce qu’ils savent déjà sans se rendre compte qu’ils le savent. En un
En quoi tueur pour la Mafia n’est pas un bon exemple de job à la con
De toute évidence, l’expression « jobs à la con » touche une corde sensible chez beaucoup de gens. Elle « leur parle ». Cela signifie qu’ils ont à l’esprit, ne serait-ce qu’à un niveau implicite et intuitif, un ensemble de critères qui leur permet d’affirmer : « Ça, c’est un pur boulot à la con », ou bien : « Celui-ci, il est pourri, mais je ne dirais pas tout à fait que c’est un job à la con. » Parmi les personnes qui ont un emploi véritablement nuisible, un grand nombre penseront que l’expression « job à la con » s’applique à leur cas, mais d’autres ne seront pas de cet avis. La meilleure manière de s’y retrouver dans ces critères est d’examiner des cas limites.
En quoi tueur pour la Mafia n’est pas un bon exemple de job à la con
Les jobs à la con ne sont pas seulement des boulots inutiles ou néfastes ; généralement, ils supposent en outre un minimum de feinte et de tromperie. Leur titulaire se sentira obligé de faire semblant de croire que son job a de bonnes raisons d’exister, même si, intérieurement, il juge cette idée ridicule. Il doit également y avoir un certain écart entre la feinte et la réalité.
En quoi tueur pour la Mafia n’est pas un bon exemple de job à la con
Définition provisoire no 2 : Un job à la con est une forme d’emploi si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé de faire croire qu’il n’en est rien.
En quoi tueur pour la Mafia n’est pas un bon exemple de job à la con
la majorité des individus les plus nuisibles de la planète n’ont pas conscience de l’être
En quoi tueur pour la Mafia n’est pas un bon exemple de job à la con
Définition finale et opérationnelle : Un job à la con est une forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien.
Sur l’importance de la dimension subjective : pourquoi on peut supposer que ceux qui pensent avoir un job à la con ont généralement raison
puisqu’il existe bien une valeur sociale distincte de la pure valeur de marché, mais qu’on n’a pas encore trouvé de moyen satisfaisant de la mesurer, la perspective du travailleur reste ce qui se rapproche le plus d’une évaluation correcte de la situation18.
Sur l’importance de la dimension subjective : pourquoi on peut supposer que ceux qui pensent avoir un job à la con ont généralement raison
, Jeffrey Sachs, l’économiste de l’université Columbia bien connu pour avoir conçu la « thérapie de choc » appliquée à l’ex-URSS, s’exprimait en live vidéo. Et il a surpris tout le monde en livrant sur les responsables des institutions financières américaines un jugement « d’une franchise exceptionnelle », comme pourrait dire un journaliste prudent. Son témoignage est infiniment précieux, dans la mesure où – il n’a cessé de le rappeler – ces personnes s’étaient confiées à lui en toute candeur, persuadées qu’il était dans leur camp (non sans raison) : Écoutez, la plupart de ces gens, je les croise tous les jours dans les couloirs de Wall Street. Je les connais bien. Je déjeune avec eux. Et je vais dire les choses carrément : pour moi, on est face à un environnement moral pathologique. [Ces gens] ne se croient pas tenus de payer des impôts ; ils ne se sentent aucune responsabilité envers leurs clients ni envers leurs homologues dans une transaction. Ils sont durs, cupides, agressifs. Ils ne s’estiment contraints par aucune loi, au sens littéral du terme, et ils ont massivement truqué le système en dictant les règles du jeu. Ils pensent sincèrement être investis du droit divin de prendre autant d’argent que possible, de quelque manière que ce soit, légale ou non. Si vous jetez un coup d’œil aux contributions de campagne – il se trouve que c’est ce que j’ai fait hier, pour d’autres raisons ‒, vous verrez que les marchés financiers sont aujourd’hui les premiers donateurs des deux grands partis américains. Notre système politique est corrompu jusqu’à la moelle […] et les deux partis trempent là-dedans jusqu’au cou. Le résultat, c’est ce sentiment d’impunité stupéfiant qu’on retrouve désormais au niveau individuel. C’est extrêmement malsain. Ça fait quatre ans… non, cinq ans maintenant, que j’attends de voir quelqu’un à Wall Street se mettre à parler de morale. Je n’en ai pas encore trouvé un seul23. On ne saurait être plus clair. Si Sachs a raison – et, entre nous, qui connaît mieux cette réalité que lui ? –, alors le problème n’est pas que les postes de commande du système financier soient des jobs à la con. Ce n’est pas non plus que ces gens aient fini par croire les balivernes de leurs propres propagandistes. Non, c’est juste qu’on est en présence d’une bande d’escrocs.
Sur l’importance de la dimension subjective : pourquoi on peut supposer que ceux qui pensent avoir un job à la con ont généralement raison
Les jobs à la con sont souvent très bien payés et offrent d’excellentes conditions de travail, mais ils ne servent à rien. Les jobs de merde, pour la plupart, consistent dans des tâches nécessaires et indiscutablement bénéfiques à la société ; seulement, ceux qui en sont chargés sont mal payés et mal traités.
Sur l’importance de la dimension subjective : pourquoi on peut supposer que ceux qui pensent avoir un job à la con ont généralement raison
D’autres métiers, comme les emplois de nettoyage classiques, ne sont en rien dégradants par nature, mais peuvent aisément être rendus tels. Par exemple, là où j’enseigne actuellement, les personnels d’entretien sont très mal traités. À l’instar de ce qu’on observe désormais dans presque toutes les universités, leur travail a été externalisé. Ils ne sont pas employés directement par l’école, mais par une agence dont ils arborent le nom sur leurs uniformes violets. Payés des salaires de misère, ils doivent manipuler des produits chimiques dangereux qui leur abîment les mains et les contraignent parfois à prendre des congés – non rémunérés – pour se rétablir. Globalement, ils sont en butte à l’arbitraire et au manque de respect. Aucune raison particulière ne justifie un traitement aussi insultant. Mais au moins peuvent-ils ressentir une certaine fierté – et je suis témoin que c’était le cas de la plupart d’entre eux – à savoir que, sans eux, les activités de l’université ne pourraient se poursuivre, puisqu’il faut bien que les bâtiments soient nettoyés24.
De l’erreur courante qui voudrait que les jobs à la con soient majoritairement cantonnés au secteur public
l’idée que toute administration est nécessairement hypertrophiée, affligée d’emplois surnuméraires et de niveaux hiérarchiques superflus, tandis que le secteur privé serait ultra-léger et efficace, est si bien ancrée dans les esprits qu’elle ne semble plus pouvoir en être délogée, quelles que soient les preuves contraires apportées par la réalité.
De l’erreur courante qui voudrait que les jobs à la con soient majoritairement cantonnés au secteur public
Il ne fait aucun doute que ce lieu commun doive une partie de sa longévité aux souvenirs qu’a laissés l’expérience soviétique. L’URSS, adepte de la politique de plein emploi, se retrouvait à devoir créer des jobs pour tout le monde, qu’ils répondent ou non à un quelconque besoin. C’est ainsi qu’on a fini par voir des magasins où les clients passaient entre les mains de trois vendeurs différents pour acheter une miche de pain
De l’erreur courante qui voudrait que les jobs à la con soient majoritairement cantonnés au secteur public
La dernière chose qu’on attende d’une boîte privée mise en concurrence avec d’autres boîtes privées, c’est bien qu’elle embauche des gens dont elle n’a pas réellement besoin. La récrimination classique à l’égard du capitalisme serait plutôt qu’il soit trop efficace, les employeurs s’acharnant sans relâche sur leurs salariés à coups d’accélérations de cadence, de quotas et de systèmes de surveillance. De fait, ce dernier point se vérifie très souvent, et ce n’est pas moi qui vais le nier. La pression exercée sur les entreprises pour qu’elles dégraissent et améliorent leur rentabilité a redoublé depuis la frénésie de fusions et acquisitions des années 1980. Cependant, elle a frappé presque exclusivement les travailleurs situés à la base de la pyramide, ceux qui fabriquent, entretiennent, réparent ou transportent des choses. En somme, toute personne contrainte de porter un uniforme dans l’exercice quotidien de ses fonctions a des chances de la subir29. Prenez les livreurs de FedEx et d’UPS, par exemple. Ils ont des emplois du temps éreintants, conçus en vertu d’une recherche de la rentabilité toute « scientifique ». Mais aux échelons supérieurs de ces mêmes compagnies, il en va tout autrement
De l’erreur courante qui voudrait que les jobs à la con soient majoritairement cantonnés au secteur public
Pour expliquer ce contraste, on peut, si on le souhaite, remonter à l’aube du culte managérial de la rentabilité et rappeler quel a été son talon d’Achille. Curieusement, quand les dirigeants d’entreprise ont commencé à étudier scientifiquement les modes d’utilisation des ressources humaines les plus efficaces en termes de temps et d’énergie, ils ont négligé de s’appliquer ces techniques à eux-mêmes – ou alors, s’ils l’ont fait, cela semble avoir produit l’effet inverse de celui escompté. Par conséquent, dans presque toutes les grandes firmes, la période qui a vu s’abattre sur les cols bleus les accélérations de cadences et les réductions d’effectifs les plus impitoyables a également vu proliférer les postes inutiles dans l’encadrement et l’administration. C’est comme si ces boîtes passaient leur temps à tailler dans la graisse des ateliers de production et utilisaient les économies ainsi réalisées pour embaucher toujours plus de salariés superflus aux étages supérieurs, dans les bureaux. (Comme nous le verrons, c’est ce qui s’est passé dans certains cas, littéralement.)
Pourquoi le métier de coiffeur est un piètre exemple de job à la con
Ainsi, de même que les régimes socialistes avaient créé des millions d’emplois ouvriers de façade, les régimes capitalistes ont créé tout autant d’emplois factices, mais chez les cols blancs.
Pourquoi le métier de coiffeur est un piètre exemple de job à la con
dans le service d’un « vice-doyen » ou d’un « directeur de réseau stratégique » (un homme), il y a fort à parier que l’assistante administrative (une femme) soit la seule personne à bosser réellement, tandis que son patron est tellement inexistant qu’il pourrait aussi bien être en train de jouer à World of Warcraft dans son bureau – c’est d’ailleurs probablement ce qu’il fait.
De la distinction entre les jobs un peu, beaucoup, ou purement et intégralement à la con
je me dois d’aborder brièvement l’incontournable question : qu’en est-il des jobs qui ne sont que partiellement des jobs à la con ? C’est une question extrêmement délicate, car rares sont les boulots ne comportant pas au moins quelques éléments oiseux ou stupides. Dans une certaine mesure, on peut considérer que c’est un effet inévitable de nos organisations complexes, avec leurs innombrables rouages. Il n’en reste pas moins qu’il y a un problème, et que celui-ci ne cesse de s’aggraver. Toute personne qui a passé trente ans ou plus dans le même emploi vous dira avoir perçu une augmentation de la proportion de tâches à la con au fil du temps. C’est on ne peut plus vrai de mon métier de professeur d’université. Les enseignants de l’éducation supérieure passent un temps croissant à remplir des documents administratifs. D’ailleurs, il est très facile de le prouver, puisqu’on nous demande désormais (cela n’avait jamais été exigé auparavant) d’établir des tableaux trimestriels de répartition de notre temps, dans lesquels nous consignons minutieusement le nombre d’heures consacrées à la paperasse chaque semaine. Tout semble indiquer que cette tendance gagne du terrain. Comme on pouvait le lire sur la page française du site d’information Slate en 2013, « la bullshitisation de l’économie n’en est qu’à ses débuts37 ».
De la distinction entre les jobs un peu, beaucoup, ou purement et intégralement à la con
Voilà qui nous conduit à la distinction entre les jobs un peu, beaucoup, ou purement et intégralement à la con. Il se trouve que le présent ouvrage porte sur ces derniers – plus précisément, sur les jobs à la con qui le sont totalement ou dans une écrasante mesure, pas ceux qui ne le sont que « largement », avec une jauge s’établissant autour de 50 %. Se focaliser sur ces jobs-là n’enlève rien au constat d’une bullshitisation de l’économie dans tous ses aspects, laquelle constitue un problème de société majeur.
De la distinction entre les jobs un peu, beaucoup, ou purement et intégralement à la con
Nous pourrions parfaitement devenir des sociétés de loisir et instaurer des semaines de travail de vingt heures. Peut-être même de quinze. Au lieu de cela, nous nous retrouvons collectivement condamnés à passer la majeure partie de notre vie éveillée au travail, à exécuter des tâches qui, nous le savons bien, n’ont aucun impact significatif sur le monde.
Chapitre 2. Quels sont les différents types de jobs à la con ?
D’abord, un mot sur ces recherches. Je puise dans deux corpus de données. Mon article de 2013, « Le phénomène des jobs à la con », a été repris par des journaux de divers pays dans leurs pages « Opinion », ainsi que sur quantité de blogs. Dans le sillage de ces publications, les discussions en ligne se sont multipliées, les participants évoquant leur expérience dans des jobs qu’ils avaient trouvés particulièrement vains ou absurdes. J’en ai téléchargé 124 et je les ai épluchées pour en dégager les grandes lignes. La seconde source de données résulte d’une sollicitation active de ma part. Au second semestre de 2016, j’ai créé une adresse électronique entièrement dédiée à mes travaux et utilisé mon compte Twitter pour encourager les gens à me faire part de leur expérience personnelle1. Les retours ont été impressionnants. Je me suis retrouvé avec plus de 250 témoignages, qui allaient du simple paragraphe à la dissertation de onze pages décrivant une succession de jobs à la con, agrémentée de conjectures sur les dynamiques organisationnelles ou sociales qui les avaient produits et d’analyses de leurs effets sociaux et psychologiques. La majorité de ces messages émanaient de pays anglophones, mais j’en ai aussi reçu en provenance de toute l’Europe continentale, du Mexique, du Brésil, d’Égypte, d’Inde, d’Afrique du Sud et du Japon. Certains récits étaient émouvants, voire douloureux. Beaucoup étaient hilarants. Bien évidemment, presque tous les répondants ont demandé que leur nom soit modifié2.
NOTE
Processus à utiliser en politique pour recevoir les retours des citoyens
Les cinq grands types de jobs à la con
Tom : Je bosse pour une très grosse boîte américaine de postproduction basée à Londres. Dans mon métier, il y a certains aspects que j’ai toujours trouvés agréables et épanouissants. Par exemple, les studios de cinéma me demandent de faire voler des voitures dans les airs, de pulvériser des immeubles ou d’imaginer des dinosaures attaquant des vaisseaux extraterrestres. C’est chouette et ça divertit le public. Mais, depuis peu, nos principaux clients sont devenus des agences de com’. Elles nous commandent des pubs pour des produits de marques bien connues : des shampoings, des dentifrices, des crèmes hydratantes, des lessives en poudre, etc. Nous, on utilise des effets spéciaux pour faire croire que ces produits marchent vraiment. On travaille aussi sur des émissions télé et des clips vidéo. On réduit les poches sous les yeux, on rend les cheveux plus brillants, les dents plus blanches, on amincit les stars de la pop et du cinéma, etc. Dans les pubs, on retouche les images pour éliminer les imperfections de la peau, on fait ressortir les dents et on les blanchit (idem avec les vêtements dans les pubs pour des lessives), on efface les pointes de cheveux abîmées, on ajoute des reflets éclatants dans les pubs pour shampoings… Sans oublier les outils déformants pour faire paraître plus mince. Ces techniques sont utilisées dans tous les spots télévisés, mais aussi dans la plupart des fictions télé et de nombreux films. Autant sur les actrices que sur les acteurs. Pour résumer, on essaie de donner aux spectateurs qui regardent ces programmes le sentiment qu’ils ne sont pas à la hauteur, et ensuite, pendant les pages de pub, on exagère l’efficacité des « solutions » qu’on prétend leur livrer. Mon salaire pour faire ça, c’est 100 000 livres par an
Les cinq grands types de jobs à la con
Tom : Pour moi, un boulot a une valeur dès lors qu’il satisfait un besoin préexistant, ou qu’il crée un produit ou un service auquel les gens n’avaient pas pensé et qui, d’une manière ou d’une autre, va améliorer ou embellir leur vie. Je crois que ça fait longtemps que la majorité des jobs ne font plus ça. Dans la plupart des industries, l’offre a largement dépassé la demande. Maintenant, c’est la demande qu’on fabrique. Mon travail, c’est ça : fabriquer de la demande en créant un manque et, parallèlement, survendre l’utilité des produits proposés pour combler ce manque. Au fond, c’est plus ou moins le boulot de toute personne qui travaille dans ou pour l’industrie de la pub. Dans la mesure où, désormais, la principale méthode pour vendre un produit est d’embobiner les gens afin qu’ils croient en avoir besoin, vous aurez du mal à soutenir que ce ne sont pas des jobs à la con13.
Les cinq grands types de jobs à la con
Le ménage est une tâche dont on ne peut faire l’économie : les objets inutilisés se couvrent de poussière, et le cours ordinaire de la vie laisse des traces qui doivent être nettoyées. Mais faire le ménage derrière quelqu’un qui met le foutoir de façon purement gratuite, sans aucune nécessité particulière, cela rend aigri, surtout quand c’est un job à plein temps. Sigmund Freud parlait de la « névrose de la ménagère ». Selon lui, cette maladie affectait les femmes dont l’horizon de vie se limitait à ranger derrière les autres ; elles devenaient alors obsédées d’hygiène domestique, un peu comme par vengeance. C’est un supplice moral que connaissent bien les rafistoleurs, obligés d’axer toute leur vie professionnelle autour d’une valeur donnée (par exemple, la propreté) pour la seule raison que des gens plus importants s’en moquent éperdument. Les premiers exemples de rafistoleurs auxquels on pense, ce sont ces subalternes dont le boulot est de réparer les dégâts causés par des supérieurs négligents ou incompétents.
Les cinq grands types de jobs à la con
Il y aura toujours un certain écart entre les croquis, schémas, plans, et leur mise en œuvre dans le monde réel. Par conséquent, il y aura toujours des personnes chargées de faire les ajustements nécessaires. Là où cela devient un rôle à la con, c’est quand il est évident que le plan initial est irréalisable, ce que tout architecte digne de ce nom aurait dû prévoir. C’est quand, dans une structure donnée, le système est conçu de manière si stupide que le plantage est assuré, mais que, au lieu de réparer la cause, on préfère embaucher des gens dont le boulot consistera en tout ou en partie à gérer les dégâts. C’est un peu comme si vous découvriez une fuite dans votre toit et que, jugeant qu’il est trop compliqué de faire appel à un couvreur pour la reboucher, vous décidiez plutôt de coller un seau en dessous et de payer une personne à plein temps pour qu’elle le vide à intervalles réguliers
Les cinq grands types de jobs à la con
J’appelle « cocheurs de cases » ces employés dont la seule ou principale raison d’être est de permettre à une organisation de prétendre faire quelque chose qu’en réalité elle ne fait pas
Les cinq grands types de jobs à la con
Betsy : L’essentiel de mon travail consistait à interviewer les résidents afin de noter leurs préférences personnelles dans un « formulaire loisirs ». Ensuite, on rentrait ces données dans un ordinateur, après quoi on s’empressait de les oublier pour toujours. Une version papier était également conservée dans un dossier, pour une raison que j’ignore. Aux yeux de mon patron, remplir ces formulaires était de loin la partie la plus importante de mon poste, et je me faisais incendier si je prenais du retard. Souvent, les résidents que j’interrogeais étaient des « court séjour » qui quittaient l’établissement le lendemain. Je jetais donc à la poubelle des monceaux de papier. En plus, comme les résidents avaient parfaitement compris que c’était du pipeau et que personne ne se souciait de leurs préférences, ces entretiens ne faisaient que leur pourrir la vie. Le plus triste, c’est qu’en général les cocheurs de cases sont tout à fait conscients que leur job n’aide en rien à la réalisation du but affiché – pire, il lui nuit, puisqu’il en détourne du temps et des ressources. Betsy savait bien que le temps passé à consigner dans des formulaires la façon dont les résidents souhaitaient être divertis était du temps qu’elle ne passait pas à les divertir. Elle parvenait quand même à organiser quelques vraies activités de loisirs (« Heureusement, je pouvais jouer du piano pour eux chaque soir avant le dîner, et c’étaient de très beaux moments pleins de chants, de sourires et de larmes »), mais, comme souvent dans ces cas-là, il lui semblait que ces intermèdes n’étaient qu’une faveur qu’on lui accordait pour la récompenser d’avoir mené à bien sa mission première : le remplissage et le traitement des formulaires16.
Les cinq grands types de jobs à la con
Quand des agents de l’État se font pincer à faire quelque chose de très répréhensible – par exemple, accepter des pots-de-vin ou abattre des citoyens lors de contrôles routiers –, la première réaction est toujours de créer une « commission d’établissement des faits » pour aller au fond des choses. Cela sert à proclamer deux idées : 1) hormis une poignée de fripouilles, personne ne se doutait que de tels agissements avaient cours (ce qui, bien entendu, est rarement vrai) ; 2) une fois l’affaire éclaircie, des mesures très concrètes seront prises pour régler le problème (c’est généralement tout aussi faux). Ces commissions ne sont qu’une façon pour les autorités de laisser croire qu’elles font quelque chose qu’elles ne font pas en réalité.
NOTE
Un écran de fumée
Les cinq grands types de jobs à la con
Une grande entreprise n’agira pas autrement si l’on découvre qu’elle emploie des esclaves ou des enfants dans ses usines de vêtements, ou bien qu’elle rejette des déchets toxiques. Dans ces cas de figure, les jobs à la con proprement dits désignent moins les personnes chargées de tenir le public dans l’ignorance (c’est une fonction à la con, mais elle poursuit un but utile pour l’entreprise) que celles chargées de la même mission à l’égard des salariés de l’entreprise17.
Les cinq grands types de jobs à la con
Bien sûr, à un certain niveau, toutes les bureaucraties fonctionnent sur ce principe : une fois instaurés des indicateurs officiels pour mesurer la réussite, la « réalité », aux yeux de l’administration, devient celle qui existe sur le papier, tandis que la réalité humaine qu’elle est censée décrire est traitée, au mieux, comme un aspect secondaire.
Les cinq grands types de jobs à la con
Mark : L’essentiel de mon boulot – surtout depuis que je ne suis plus en relation directe avec la clientèle –, c’est de cocher des cases pour faire croire aux échelons supérieurs que tout va pour le mieux. Plus généralement, cela consiste à « nourrir la bête » avec des chiffres vides de sens qui donnent un sentiment de contrôle. Bien entendu, rien de tout cela ne sert les citoyens en quoi que ce soit.
Les cinq grands types de jobs à la con
Le fonctionnement que décrit Mark se résume à une interminable série de rituels visant à faire écran de fumée et tournant autour d’« objectifs chiffrés » mensuels. Ces derniers sont affichés dans les bureaux, avec un code couleur pour indiquer la progression : vert s’ils sont en hausse, orange s’ils sont stables, rouge s’ils sont en baisse. Apparemment, les superviseurs n’ont jamais entendu parler du concept élémentaire de variance en matière de statistiques – du moins, c’est ce qu’ils font croire. En effet, chaque mois, ceux qui ont des chiffres verts sont récompensés, tandis qu’on exhorte ceux qui ont des chiffres rouges à faire plus d’efforts. Et presque rien de tout cela n’a le moindre rapport avec les services fournis.
Les cinq grands types de jobs à la con
Mark : L’un des projets sur lesquels j’ai travaillé consistait à mettre au point des « normes de service » en matière de logement. Concrètement, cela se réduisait à mener des enquêtes de pure forme auprès des clients et à se taper de longues réunions avec les directeurs. Ensuite, j’ai rédigé un rapport qui a eu beaucoup de succès en réunion (surtout parce qu’il était joliment présenté et soigneusement mis en pages), avant d’être dûment archivé. Résultat des courses : de nombreuses heures de travail gaspillées sur un projet qui n’a strictement rien changé pour les habitants, sans parler du temps qu’ils ont perdu eux-mêmes à répondre à des questionnaires et à participer à des groupes de discussion. Si j’en crois mon expérience, la plupart des actions dans les collectivités locales ressemblent à ça21.
Les cinq grands types de jobs à la con
Notons ce point capital : l’importance que revêt l’allure séduisante du rapport. C’est un thème récurrent dans les témoignages de cocheurs de cases, au sein des entreprises plus encore que des administrations. Si l’influence d’un manager se mesure au nombre de personnes qui travaillent pour lui, la manifestation concrète, immédiate, de son pouvoir et de son prestige, c’est la qualité visuelle de ses présentations et rapports. D’ailleurs, les réunions au cours desquelles ces emblèmes sont exposés aux regards sont un peu les rituels suprêmes du monde de l’entreprise. De même que la suite d’un seigneur féodal pouvait comporter des serviteurs dont le seul rôle – du moins, le seul rôle apparent – était de polir l’armure de ses chevaux ou d’épiler sa moustache avant les tournois ou les spectacles, les cadres d’aujourd’hui ont parfois des subordonnés dont la seule fonction est de préparer leurs présentations PowerPoint et de réaliser les cartes, croquis, montages photo ou illustrations qui les accompagnent
Les cinq grands types de jobs à la con
Hannibal : Je suis consultant en stratégie numérique pour les branches marketing de plusieurs multinationales pharmaceutiques. Dans ce cadre, je bosse souvent en collaboration avec des agences de com’ internationales et j’écris des rapports qui s’intitulent par exemple : « Comment améliorer l’engagement des principaux intervenants dans la numérisation des services de santé ». C’est de la connerie en barre qui n’a d’autre but que de faire illusion aux yeux des services marketing. Et pourtant, il n’y a rien de plus facile que de facturer des sommes insensées pour rédiger ces rapports à la con. Récemment, j’ai réussi à me faire payer 12 000 livres pour un rapport de deux pages. Il m’était commandé par un labo qui voulait le présenter pendant un séminaire de stratégie internationale. Finalement, ils ne l’ont pas utilisé – ils n’ont pas eu le temps d’arriver à ce point de l’ordre du jour. Cela dit, l’équipe pour qui je l’avais préparé en était très contente.
Les cinq grands types de jobs à la con
petits chefs se divisent en deux sous-catégories. Ceux du premier type se contentent d’assigner des tâches à d’autres. Cela s’apparente à un job à la con si le petit chef lui-même estime que son intervention n’est pas nécessaire et que ses subalternes seraient parfaitement capables de s’en sortir sans lui. À ce titre, les petits chefs du premier type peuvent être considérés comme le reflet inversé des larbins : ils sont tout aussi superflus, mais, au lieu d’être les subordonnés, ce sont les supérieurs. Si cette première catégorie est juste inutile, la seconde, elle, est franchement nuisible. Il s’agit de ceux dont l’essentiel du boulot consiste à générer des tâches à la con qu’ils confient à d’autres, à les superviser, ou même à créer de toutes pièces de nouveaux jobs à la con. On pourrait les appeler « bullshitiseurs ». Il arrive qu’ils aient quelques vraies missions à côté de ça, mais dès lors qu’ils passent la majeure partie de leur temps à inventer des activités à la con pour d’autres, leur propre job peut aussi être qualifié de job à la con. Comme on l’imagine, il est très difficile de recueillir des témoignages de petits chefs. Même ceux qui pensent secrètement avoir un job inutile sont beaucoup moins enclins que d’autres à l’admettre25. Cependant, j’en ai trouvé un petit nombre qui n’ont pas hésité à cracher le morceau.
Bref retour sur la question : est-il possible d’avoir un job à la con sans le savoir ?
une étude récente a montré que 80 % des employés jugeaient que leurs supérieurs ne servaient à rien et qu’eux-mêmes feraient aussi bien leur travail si ces chefs n’étaient pas là. Apparemment, l’étude ne dit pas quelle est la proportion de responsables qui sont d’accord avec cette assertion, mais on peut supposer que leur nombre est très inférieur (« Managers Can be Worse than Useless, Survey Finds », Central Valley Business Times, 5 décembre 2017, http://www.centralvalleybusinesstimes.com/stories/001/?ID=33748, consulté le 18 décembre 2017).
Les cinq grands types de jobs à la con
Alphonso : Mon boulot consiste à encadrer et coordonner une équipe de cinq traducteurs. Le problème, c’est qu’ils sont parfaitement capables de se débrouiller tout seuls : ils sont formés à tous les outils dont ils ont besoin et savent très bien gérer leur temps et leurs missions. Du coup, je joue un rôle de « portail des tâches ». Les demandes me parviennent via Jira (un outil de gestion des tâches en ligne), et je les transmets à la personne ou aux personnes appropriées. À part ça, je suis tenu d’envoyer des rapports périodiques à mon manager, qui les intègre à son tour dans des rapports « plus importants » destinés au PDG. Nous verrons bientôt que cette combinaison de petit chef et de cocheur de cases est l’essence même des jobs de management intermédiaire. En fait, Alphonso a au moins une utilité : son équipe, basée en Irlande, reçoit tellement peu de missions de la part du bureau central, situé au Japon, qu’il doit formuler ses rapports de façon à donner l’impression que tout le monde est très occupé, histoire d’éviter que la direction n’envisage des licenciements.
Les cinq grands types de jobs à la con
Les vraies positions de pouvoir et de responsabilité dans les universités coïncident avec les lieux où se trouve l’argent.
NOTE
Pouvoir : argent
Les cinq grands types de jobs à la con
Un vice-chancelier adjoint ou un doyen doté d’un mandat exécutif (c’est-à-dire tenant les rênes du budget) aura la possibilité d’influer sur les activités des départements, ou au moins sur leurs orientations, en utilisant la carotte et le bâton du fric, autrement dit en recourant à la flatterie, à la contrainte, à la stimulation, à la tyrannie ou à la négociation. Les « doyens stratégiques » et consorts n’ont ni carotte ni bâton. Ce sont de simples administrateurs qui ne contrôlent pas les finances. Ils détiennent seulement, comme on me l’a dit une fois, « un pouvoir de persuasion et d’influence ».
Bref retour sur la question : est-il possible d’avoir un job à la con sans le savoir ?
« Pourquoi le capitalisme crée des jobs inutiles ». Ce titre n’était pas de moi. J’évite toujours de personnifier les entités abstraites en leur attribuant des actions.
Les cinq grands types de jobs à la con
En général, la nécessité d’embaucher un rafistoleur se fait sentir quand je suis face à des procédures internes défaillantes (qu’il s’agisse de tâches automatisées ou humaines), à un cocheur de cases qui fait mal son travail, ou alors à un subordonné indéboulonnable (pas forcément dans un job à la con) parce qu’il est titularisé et peut se targuer de vingt-cinq années d’évaluations dithyrambiques par les patrons qui m’ont précédée.
Les cinq grands types de jobs à la con
Même dans le monde de l’entreprise, il est très difficile de virer quelqu’un pour incompétence s’il a de l’ancienneté et une longue histoire d’appréciations positives. Le moyen le plus simple de s’en débarrasser est celui qu’on voit à l’œuvre dans les bureaucraties d’État : il consiste à l’« envoyer paître à l’étage du dessus », c’est-à-dire à le promouvoir à un poste plus élevé où il deviendra le problème de quelqu’un d’autre
Les cinq grands types de jobs à la con
Tania : Dans les structures où l’on trouve des classifications de métier et des descriptions de poste très précises, vous ne pouvez recruter quelqu’un que pour un job bien établi et répertorié. (Il existe un merveilleux royaume parallèle peuplé de gens qui conçoivent ces classifications à la con, un peu comme le petit monde où vivent les personnes chargées de rédiger les dossiers de subvention ou les offres contractuelles.) Du coup, créer un job à la con implique d’inventer tout un univers narratif à la con justifiant l’objet, le contenu du poste et les qualifications requises pour avoir le profil adéquat. L’ensemble doit sacrifier au format et au jargon bureaucratique de l’Office of Personnel Management28 et des RH de mon agence. Dans un deuxième temps, il faut que l’offre d’emploi publiée propose un récit du même acabit. Pour pouvoir espérer être embauché, le postulant doit présenter un CV qui reprend les thèmes et la phraséologie mêmes de l’annonce afin que notre logiciel de gestion des candidatures reconnaisse ses compétences. Enfin, une fois la personne engagée, ses missions doivent encore être explicitées en détail dans un autre document qui servira de base aux évaluations annuelles de résultats. Si une candidature est rejetée par l’ordinateur, je ne peux pas la retenir. Du coup, il m’est arrivé de refaire moi-même les CV de candidats que je voulais recevoir en entretien pour tromper le logiciel.
À propos de quelques formes composites de jobs à la con
une petite parabole inspirée du système féodal va nous permettre de mieux comprendre cette pure aberration. Imaginez : vous êtes un seigneur et vous prenez un jardinier pour entretenir votre domaine. Au bout de vingt ans de bons et loyaux services, celui-ci se met à développer un sérieux penchant pour l’alcool. Vous le retrouvez régulièrement pelotonné dans les massifs de fleurs à cuver son vin, tandis que les pelouses commencent à être envahies par les pissenlits et que les plantes dépérissent. Le problème, c’est que le gars a des relations. Le congédier risquerait d’offenser des gens avec qui vous préféreriez rester en bons termes. Vous engagez donc un nouveau serviteur, officiellement pour astiquer les boutons de porte (ou toute autre tâche mineure), mais en vous assurant qu’il possède en réalité toutes les compétences d’un jardinier. Jusque-là, tout va bien. Seulement, dans une entreprise, vous ne pouvez pas vous contenter de réclamer un nouveau serviteur, lui inventer un titre ronflant (comme « Grand Sénéchal des pas de porte ») et lui expliquer que son vrai boulot consiste à remplacer le jardinier quand il est bourré. Vous devez pondre une description à la mords-moi-le-nœud, mais très détaillée, de ce qu’un astiqueur de boutons de porte est censé faire, entraîner votre nouvelle recrue à se prétendre le meilleur astiqueur de boutons de porte du royaume, puis utiliser le descriptif de ses attributions pour produire les évaluations périodiques de performance grâce auxquelles vous pourrez cocher toutes les cases nécessaires. Et, pour peu que votre jardinier dessoûle et refuse de voir un petit voyou se mêler de son boulot, vous voilà avec un astiqueur de boutons de porte à plein temps sur les bras. Ce n’est là qu’un exemple des nombreux procédés par lesquels les petits chefs en viennent à créer des jobs à la con.
Bref retour sur la question : est-il possible d’avoir un job à la con sans le savoir ?
Quand quelqu’un dit : « Mon job est complètement con », quels sont les critères implicites qu’il mobilise ? Certains, comme Tom, l’artiste d’effets spéciaux, ont bien réfléchi à ce problème et seront capables de répondre facilement à la question. D’autres ont du mal à articuler le raisonnement qui sous-tend leurs propos, mais vous sentez bien qu’il y en a un, ne serait-ce qu’à un niveau partiellement inconscient. Vous devrez alors vous efforcer de l’extraire en examinant le langage qu’ils utilisent et en observant leurs réactions instinctives lorsqu’il est question de leur travail. C’est exactement ce que font les anthropologues. Le cœur de notre formation, c’est d’apprendre à dévoiler la théorie implicite derrière les actions et comportements quotidiens des gens.
Chapitre 3. Pourquoi avoir un job à la con rend-il si souvent malheureux ? (Sur la violence spirituelle – I)
Les entreprises sont des organisations fascistes. Ce sont des sectes conçues pour dévorer votre vie. Les patrons entassent jalousement vos minutes, comme les dragons entassent de l’or. Nouri
Chapitre 3. Pourquoi avoir un job à la con rend-il si souvent malheureux ? (Sur la violence spirituelle – I)
j’ai reçu très peu de témoignages de travailleurs s’émerveillant de la chance qu’ils avaient eue de décrocher un tel job1. Beaucoup semblaient plutôt déconcertés par leurs propres réactions. Ils ne comprenaient pas pourquoi ils se sentaient si nuls ou déprimés. De fait, leur souffrance était accentuée par l’absence de motif clair, de récit à même d’expliquer ce qu’ils éprouvaient et ce qui clochait dans leur situation. Un galérien, au moins, sait qu’il est opprimé.
Chapitre 3. Pourquoi avoir un job à la con rend-il si souvent malheureux ? (Sur la violence spirituelle – I)
Dans un livre précédent sur la dette, j’ai évoqué le phénomène de la « confusion morale ». Tout au long de l’histoire, la majorité des gens semblent avoir accepté les deux idées suivantes : « (1) rembourser l’argent qu’on a emprunté est une simple question d’éthique et (2) […] quiconque fait profession de prêter de l’argent est un scélérat2 ». Le problème des jobs à la con est plus récent que celui de l’endettement, mais je crois qu’il engendre une confusion morale comparable. D’un côté, tout le monde est encouragé à considérer que les êtres humains cherchent systématiquement à maximiser leur avantage, c’est-à-dire à se retrouver dans les situations dont ils peuvent tirer le plus grand profit au moindre coût en termes de temps et d’efforts. De manière générale, c’est bien la supposition que nous faisons – en particulier lorsque nous parlons dans l’absolu. (« Mais voyons, on ne peut pas donner l’aumône aux pauvres aussi facilement, sinon ils n’essaieront jamais de se trouver un boulot ! ») D’un autre côté, bien des aspects de notre propre expérience et de celle de nos proches contredisent cette hypothèse. Les actions et réactions des gens ne se conforment presque jamais à ce que prédisent nos théories sur la nature humaine. Raisonnablement, on est obligé d’en conclure que, au moins dans certains de leurs postulats de base, ces théories sont fausses.
Histoire d’un jeune homme qui s’est vu offrir une véritable sinécure, mais n’a su qu’en faire
imaginons un autre jeune diplômé d’histoire placé exactement dans la même situation, mais issu, lui, de la classe moyenne. Appelons-le l’anti-Eric. En quoi se serait-il comporté différemment ? Selon toute probabilité, il aurait accepté de jouer la comédie. Il n’aurait pas utilisé ces voyages d’affaires arrangés pour s’adonner à diverses formes d’autodestruction, mais pour accumuler du capital social – des relations qui, au bout du compte, lui auraient ouvert la voie vers un meilleur poste. Il aurait pris ce job comme un tremplin, et c’est un projet d’avancement professionnel qui lui aurait donné un but. Mais il ne s’agit pas là d’attitudes ou de dispositions innées. Elles sont inculquées aux enfants de la classe moyenne dès leur plus jeune âge. Eric, lui, ne pouvait pas agir ni penser ainsi, parce qu’on ne le lui avait jamais appris. Cela explique qu’il ait préféré aller faire pousser des tomates dans un squat, du moins pour un temps3.
Sur l’expérience de mensonge et d’inutilité qui se trouve au cœur des jobs à la con, et l’idée qu’elle devrait être transmise à la jeunesse
L’histoire d’Eric contient en condensé tous les éléments pénibles et générateurs de souffrance des jobs à la con. L’impression de totale futilité en est un, bien sûr. Et puis il y a le mensonge.
Sur l’expérience de mensonge et d’inutilité qui se trouve au cœur des jobs à la con, et l’idée qu’elle devrait être transmise à la jeunesse
Un escroc peut prendre plaisir à ce qu’il fait. C’est pourquoi il constitue un héros acceptable pour les films hollywoodiens. Être forcé de rouler quelqu’un, c’est complètement différent. Vous savez que vous et votre victime êtes dans le même bateau, en butte aux pressions et aux manipulations d’un employeur. Sauf que, pour vous, il s’y ajoute la honte de trahir la confiance d’une personne dont vous devriez être l’allié.
Sur l’expérience de mensonge et d’inutilité qui se trouve au cœur des jobs à la con, et l’idée qu’elle devrait être transmise à la jeunesse
Il fut un temps où la plupart des étudiants d’université disposaient d’un petit pécule, soit parce que leur famille avait suffisamment de moyens, soit parce qu’ils remplissaient les conditions pour obtenir une bourse ou une aide. Et l’on voyait d’un bon œil qu’il y ait dans la vie de ces jeunes gens quelques années au cours desquelles l’argent ne serait pas la motivation première, les laissant libres de poursuivre d’autres valeurs : la philosophie, la poésie, le sport, les expérimentations sexuelles, les états modifiés de conscience, la politique, l’histoire de l’art occidental… Aujourd’hui, ce qui compte, c’est qu’ils bossent. Que ce soit à quelque chose d’utile ou non n’a aucune espèce d’importance. En fait, on se contrefiche qu’ils fassent quoi que ce soit de concret ; on leur demande juste de se pointer et de faire semblant, comme on le demandait à Rufus.
Pourquoi tant de nos hypothèses de base sur les motivations humaines sont erronées
Je pense qu’aucun frisson pouvant traverser le cœur d’un humain n’est comparable à ce que ressent un inventeur lorsqu’une création de son esprit se réalise avec succès. De telles émotions font oublier à un homme la nourriture, le sommeil, les amis, l’amour, tout. Nikola Tesla
Pourquoi tant de nos hypothèses de base sur les motivations humaines sont erronées
Selon la théorie économique classique, l’Homo œconomicus – le modèle sur lequel sont construites l’ensemble des prédictions formulées par cette discipline – est mû prioritairement par un calcul coûts-bénéfices. Les équations mathématiques que brandissent les économistes pour éblouir leurs clients – le public – sont fondées sur ce postulat élémentaire : tout être humain, livré à lui-même, choisira la ligne de conduite qui lui procure la plus grande quantité de ce qu’il convoite au prix de la plus faible dépense en ressources et en efforts. La mise en équation est rendue possible par la simplicité même de la formule. Si l’on devait reconnaître que les humains ont des motivations complexes, le nombre de facteurs à prendre en compte serait trop élevé, il serait impossible d’évaluer correctement leur poids respectif, et on ne pourrait pas faire de prédictions. D’où cette justification que l’on entend souvent dans la bouche des économistes : bien entendu, tout le monde sait que les êtres humains ne sont pas réellement des machines à calculer égoïstes, mais le fait de les supposer tels permet de rendre compte d’une large part de leurs actions. Cette part, et cette part uniquement, constitue donc l’objet de la science économique. C’est une déclaration acceptable, jusqu’à un certain point. Car il y a un problème : cette hypothèse est manifestement invalide pour beaucoup d’aspects de la vie humaine, dont plusieurs relèvent précisément de ce qu’on appelle l’économie. Si le postulat « mini-max » (minimisation des coûts, maximisation des bénéfices) était fondé, des gens comme Eric seraient enchantés de leur sort. Il gagnait gros en échange de dépenses quasi nulles en ressources et en énergie
Pourquoi tant de nos hypothèses de base sur les motivations humaines sont erronées
Pourtant, ce que l’on observe, c’est qu’une telle situation rend malheureux à peu près n’importe qui
Pourquoi tant de nos hypothèses de base sur les motivations humaines sont erronées
Notre discours public sur le travail entérine très largement le modèle de l’Homo œconomicus : tout le monde doit être forcé à travailler, et l’aide humanitaire destinée à éviter aux pauvres de mourir de faim doit être distribuée de la façon la plus humiliante et la plus coûteuse possible, faute de quoi ces derniers deviendront dépendants et n’auront plus d’incitation à trouver du boulot5. L’hypothèse sous-jacente est que tout individu se voyant offrir la possibilité de vivre en parasite la saisira à coup sûr. Or la quasi-totalité des preuves disponibles sur le sujet indiquent le contraire. Certes, les êtres humains apprécient généralement peu le labeur qu’ils considèrent comme excessif ou dégradant. Rares sont ceux qui acceptent avec joie de se plier au rythme et à l’intensité que les tenants de l’« organisation scientifique du travail » ont décrétés comme étant la norme à partir des années 1920. Ils ont aussi une certaine aversion pour les situations humiliantes. Pourtant, livrés à eux-mêmes, tous ou presque rejetteront avec encore plus de vigueur la perspective de n’avoir rien d’utile à faire. Les preuves empiriques allant dans ce sens sont innombrables. Il nous suffira ici de prendre un ou deux exemples particulièrement parlants. Ainsi, les ouvriers qui deviennent multimillionnaires après avoir gagné au loto quittent rarement leur job (ou bien, s’ils le font, ils disent le regretter peu de temps après6). Et que dire des prisonniers, nourris et logés gratuitement sans être soumis à l’obligation de travailler ? Dans l’univers carcéral, la confiscation du droit au travail – qu’il s’agisse de repasser des chemises à la blanchisserie, de récurer les latrines au gymnase ou d’emballer des ordinateurs pour Microsoft à l’atelier – est utilisée comme une punition, y compris lorsque le travail n’est pas rémunéré ou que les prisonniers ont d’autres sources de revenus7. Rappelons que nous parlons là des individus qui peuvent sans doute passer pour les moins altruistes produits par la société. Eh bien, à leurs yeux, être obligé de rester assis devant la télé à longueur de journée est un sort plus terrible que fournir l’effort le plus pénible et le moins gratifiant qu’on puisse imaginer. Comme le soulignait Dostoïevski, le travail carcéral a une dimension salvatrice : au moins, il est utile, même si ce n’est pas au prisonnier lui-même.
Pourquoi tant de nos hypothèses de base sur les motivations humaines sont erronées
En 1901, le psychologue allemand Karl Groos a fait une découverte : les enfants en bas âge éprouvent un bonheur extraordinaire quand ils se rendent compte qu’ils peuvent avoir un effet prévisible sur le monde, quelle qu’en soit la nature et qu’il leur soit bénéfique ou non. Ils bougent leur bras au hasard, et voilà qu’ils ont déplacé un crayon ! En plus, ils peuvent reproduire cet effet en répétant le mouvement ! S’ensuivent des manifestations de pur contentement. Groos suggérait que cette « joie d’être cause », selon l’expression qu’il avait forgée, était à la base du jeu, qu’il définissait comme consistant à exercer ses pouvoirs pour le plaisir. Cette découverte a des implications fondamentales pour la compréhension des motivations humaines au sens large
Pourquoi tant de nos hypothèses de base sur les motivations humaines sont erronées
Avant Groos, la plupart des philosophes politiques occidentaux, imités par les économistes et les sociologues, expliquaient la quête de pouvoir des hommes soit par un désir inhérent de conquête et de domination, soit par un objectif purement pratique – accéder à des sources de satisfaction physique, à la sécurité ou au succès reproductif. Les conclusions de Groos, confirmées empiriquement tout au long du siècle suivant, suggéraient qu’il y avait peut-être quelque chose de plus simple derrière ce que Nietzsche appelait la « volonté de puissance ». L’enfant comprend qu’il existe comme une entité distincte, séparée du monde qui l’entoure, lorsqu’il prend conscience que c’est lui qui vient de provoquer une action – la preuve étant qu’il peut la faire se reproduire8. Autre point capital : cette prise de conscience est dès le départ associée à une délectation particulière qui restera l’arrière-plan fondamental de toutes les expériences humaines ultérieures9. Nous oublions parfois que notre perception de nous-mêmes s’ancre dans l’action. Quand nous sommes totalement plongés dans une activité (courir un marathon, résoudre un problème logique…), surtout si c’est quelque chose que nous savons très bien faire, nous finissons par nous confondre avec ce que nous faisons et nous en oublions que nous existons. Pourtant, même dans ces cas-là, cette « joie d’être cause » fondatrice reste implicitement la base de notre être, comme au premier jour.
Pourquoi tant de nos hypothèses de base sur les motivations humaines sont erronées
Groos se demandait pourquoi les humains jouent à des jeux et se passionnent autant pour les résultats, bien qu’ils sachent pertinemment que gagner ou perdre ne fait aucune différence au-delà du jeu lui-même. Il interprétait cette tendance à la création de mondes imaginaires comme une simple extension de son principe central, la « joie d’être cause ». C’est possible.
Sur l’opposition entre la conception morale du temps et les rythmes naturels de travail, source de mécontentement
psychanalyste, G.S. Klein, écrit : « Quand le bébé commence à saisir des objets, se met en position assise ou essaie de marcher, il engage un processus qui lui fera bientôt réaliser que le centre et l’origine de ces actes se trouvent en lui-même. Et, lorsqu’il perçoit que les changements s’originent en lui-même, il commence à avoir le sentiment de sa propre existence, celui d’être une entité psychologiquement autonome, et non pas seulement physiquement » (Klein, 1976, p. 275). Le psychiatre et psychanalyste Francis Broucek va encore plus loin : « Le sentiment d’efficacité est au cœur du sens primitif du soi, et non une propriété d’un soi prédéfini. Ce sentiment d’efficacité primitif, appelé “toute-puissance infantile” dans la littérature psychanalytique, est un sentiment dont les limites ne sont pas encore perçues […]. Le sens premier du soi naît du plaisir de l’effectance, associé à la coïncidence entre l’intention et l’effet » (Broucek, 1977, p. 86). La conscience de sa propre existence comporte donc une joie fondamentale liée à la liberté d’avoir un impact, quel qu’il soit, sur le monde qui nous entoure, y compris les autres êtres humains.
Brève digression : l’histoire des jobs de pure forme et de l’idée qu’on peut acheter le temps d’autrui
comme l’ont révélé diverses études, les conséquences sont dramatiques lorsqu’on permet à un enfant de découvrir et d’expérimenter le plaisir d’avoir un impact sur ce qui l’entoure, puis qu’on lui confisque brutalement ce pouvoir. À la rage et au refus de s’impliquer succède une sorte de repli catatonique sur soi et de retrait total du monde. C’est ce que le psychiatre et psychanalyste Francis Broucek a appelé le « traumatisme de l’échec à influencer ». Selon lui, de nombreux problèmes mentaux ultérieurs pourraient être liés à de telles expériences traumatiques10. Si tout cela est vrai, on commence à entrevoir les effets dévastateurs possibles du piège des jobs à la con. Ce sont des jobs où l’on vous traite comme si vous étiez utile, et où vous êtes censé faire semblant de croire que vous l’êtes, tout en sachant parfaitement qu’il n’en est rien. Ce n’est pas seulement une agression contre votre ego ; cela ébranle les fondations mêmes de votre sentiment de soi. Un être humain privé de la faculté d’avoir un impact significatif sur le monde cesse d’exister.
Brève digression : l’histoire des jobs de pure forme et de l’idée qu’on peut acheter le temps d’autrui
LE PATRON : Vous faites quoi, là ? Pourquoi vous n’êtes pas en train de travailler ? L’EMPLOYÉ : Y a rien à faire. LE PATRON : Peut-être, mais vous êtes censé faire semblant de travailler. L’EMPLOYÉ : Vous savez quoi ? J’ai une meilleure idée. Vous n’avez qu’à faire semblant de croire que je suis en train de bosser. Après tout, vous gagnez plus que moi. Sketch de Bill Hicks
Brève digression : l’histoire des jobs de pure forme et de l’idée qu’on peut acheter le temps d’autrui
La découverte de la « joie d’être cause » a conduit Groos à concevoir une théorie du jeu : l’homme, à travers le jeu, jouerait à faire semblant. Ce qui le pousse à inventer des jeux et des divertissements serait exactement la même chose que ce qui ravit l’enfant lorsqu’il se rend compte qu’il est capable de déplacer un crayon. Nous cherchons à exercer nos pouvoirs comme une fin en soi. Et le fait que la situation soit artificiellement créée n’amoindrit en rien ce que nous en retirons ;
Brève digression : l’histoire des jobs de pure forme et de l’idée qu’on peut acheter le temps d’autrui
La liberté, c’est de pouvoir inventer des trucs juste pour se confirmer qu’on est capable de le faire
Brève digression : l’histoire des jobs de pure forme et de l’idée qu’on peut acheter le temps d’autrui
Or on se rappelle que nos étudiants-employés, Patrick et Brendan, étaient précisément exaspérés par la dimension de simulacre de leur job
Brève digression : l’histoire des jobs de pure forme et de l’idée qu’on peut acheter le temps d’autrui
Travailler sert, ou devrait servir, à quelque chose. Être obligé de faire semblant de travailler juste pour dire qu’on travaille est on ne peut plus frustrant, car cette exigence est perçue, à raison, comme une simple démonstration du pouvoir pour le pouvoir. Si jouer à faire semblant est la plus pure manifestation de la liberté humaine, être contraint de simuler le travail est la plus pure manifestation de son absence. Aussi n’est-il guère surprenant que, historiquement, les premières catégories de population que l’on ait obligées à travailler en permanence, y compris lorsqu’il n’y avait rien à faire, allant jusqu’à leur inventer des tâches inutiles pour les maintenir occupées, aient été des populations privées de liberté: les prisonniers et les esclaves – deux ensembles qui, à bien des époques, se sont recoupés12.
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Il serait passionnant d’écrire une histoire du travail de pure forme et de déterminer quand et comment l’« oisiveté » a commencé à être vue comme un problème, voire comme un péché. C’est sans doute un projet impossible, et je ne crois pas qu’il ait jamais été entrepris
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ce qui a été de tout temps considéré comme le rythme « normal » du travail humain, c’est-à-dire l’enchaînement de phases suivant : 1) explosion intense d’énergie, 2) relâchement, 3) lente reprise conduisant à un nouvel épisode frénétique. C’est ainsi que fonctionne le travail agricole : en dehors des semailles et des récoltes, périodes de forte agitation qui appellent une mobilisation générale, des saisons entières sont essentiellement consacrées à des tâches au long cours – surveillance, réparation, entretien et autres besognes mineures. Nos activités quotidiennes ordinaires, mais aussi des entreprises plus ambitieuses, comme la construction d’une maison ou la préparation d’un banquet, suivent le même type de schéma. Ce que j’appelle l’« hystérie intermittente de l’étudiant » – travail modéré la majeure partie du temps, bachotage forcené à la veille des examens, puis nouveau relâchement – est aussi typique de ce modèle éternel. C’est la façon dont les humains s’acquittent de leurs obligations quand personne ne les force à se comporter différemment14. Certains étudiants tombent dans des versions caricaturales de cette tendance15, mais les plus malins d’entre eux trouvent le moyen de maintenir ces oscillations d’activité dans des limites raisonnables.
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Tout individu maître de son temps va invariablement se conformer à ce rythme de travail, et rien n’indique que le forcer à agir autrement améliorera son efficacité ou sa productivité. Souvent, cela aura précisément l’effet inverse.
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Plus la société est patriarcale, plus les hommes et les femmes tendent à évoluer dans des zones bien séparées. De ce fait, les hommes ne sont guère susceptibles de connaître quoi que ce soit du travail des femmes, ce qui les rend à coup sûr incapables de l’exécuter si celles-ci viennent à disparaître. (À l’inverse, les femmes sont généralement bien au fait des tâches des hommes et se débrouillent sans mal lorsque ces derniers, pour une raison quelconque, se volatilisent. Ainsi, dans de nombreuses sociétés, une très large proportion de la population masculine pouvait se faire la malle pendant de longues périodes, que ce soit pour aller combattre ou commercer, sans qu’on constate aucune perturbation majeure.)
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« L’oisiveté est mère de tous les vices18 », répétait mon arrière-grand-mère à sa fille quand celle-ci était enfant en Pologne. Par son message implicite, ce sermon traditionnel se distingue assez nettement de l’injonction moderne : « Si tu as le temps de souffler, tu as le temps de récurer19. » En effet, l’idée n’est pas : tu devrais travailler, mais bien : tu ne devrais faire rien d’autre que cela. En substance, mon arrière-grand-mère affirmait que, quoi qu’elle puisse fabriquer quand elle n’était pas occupée à tricoter, une adolescente grandissant dans un shtetl polonais ne pouvait que s’attirer des ennuis. Au XIXe siècle, les propriétaires de plantations du Sud américain ou des Caraïbes formulaient des avertissements similaires : à la morte-saison, mieux vaut garder les esclaves affairés, même s’il faut pour cela leur inventer des tâches de toutes pièces, plutôt que de les laisser se tourner les pouces ; sinon, on s’expose à les voir fomenter des évasions ou des révoltes. Une moralité très différente dicte les réflexions modernes du type : « Tu bosses pour moi, et je ne te paie pas pour lézarder. » Ce qu’elles expriment, c’est l’indignation d’un patron floué. Car un(e) travailleur(se) n’est pas propriétaire de son temps ; celui-ci appartient à la personne qui l’a acheté. Dès lors, chaque minute que l’employé(e) ne passe pas à travailler est considérée comme volée à son employeur, qui a payé cher (ou promis de payer cher à la fin de la semaine) pour l’acquérir. Dans cette logique, l’oisiveté n’est pas dangereuse, mais criminelle : ce n’est ni plus ni moins qu’un vol. Pourtant, l’idée que le temps d’une personne puisse appartenir à une autre est si étrange qu’elle aurait été inconcevable dans la plupart des sociétés humaines, à toutes les époques. C’est ce que nous rappelle le grand spécialiste de l’Antiquité Moses Finley. Face à l’étal d’un potier, un Grec ou un Romain pouvaient envisager d’acheter ses poteries, voire d’acheter le potier lui-même – l’esclavage était alors assez répandu –, mais ils vous auraient regardé avec des yeux ronds si vous leur aviez suggéré qu’ils pouvaient acheter son temps. Finley souligne que se représenter une telle chose exigeait deux sauts conceptuels qui déroutaient même les juristes romains les plus raffinés : il fallait en premier lieu faire de la capacité de travail du potier (sa « force de travail ») un élément distinct de sa personne, puis, en second lieu, imaginer un moyen de la « déverser » dans des contenants temporels uniformisés – heures, jours, horaires en rotation – susceptibles d’être achetés avec de l’argent liquide20. À coup sûr, un Athénien ou un Romain ordinaires auraient jugé de telles idées bizarres, exotiques, voire mystiques. Comment peut-on acheter le temps ? C’est une abstraction21 ! Ce qu’ils auraient pu éventuellement concevoir, c’était de louer le potier comme esclave pour une durée limitée – mettons, une journée – pendant laquelle celui-ci se serait plié à tous les désirs de son maître. Mais il leur aurait sans doute été impossible de trouver un potier disposé à accepter un tel arrangement. Être asservi, forcé d’abandonner votre libre arbitre et de devenir l’instrument de quelqu’un d’autre, même à titre temporaire, était considéré comme la chose la plus dégradante qui puisse vous arriver22. On rencontre des cas de travail salarié dans le monde antique, mais ils concernent pour une écrasante majorité des personnes qui étaient déjà esclaves23. Ainsi, un esclave potier pouvait convenir avec son maître qu’il travaillerait dans une fabrique de céramique et lui enverrait la moitié de son salaire, gardant l’autre moitié pour lui. Les esclaves pouvaient aussi, à l’occasion, exécuter des travaux gratuits sous contrat – travailler comme porteurs sur les docks, par exemple ‒, ce qu’un homme ou une femme libres n’auraient jamais fait. C’est resté vrai assez longtemps : au Moyen Âge, le travail salarié était encore typique de villes portuaires commerçantes comme Venise, Malacca ou Zanzibar, et il s’y réduisait presque entièrement à du travail forcé24.
Brève digression : l’histoire des jobs de pure forme et de l’idée qu’on peut acheter le temps d’autrui
j’ai constaté que les habitants des zones rurales ne faisaient guère usage des montres. Le plus souvent, ils mesuraient les distances à la manière ancienne : marcher jusqu’à tel village prendra la cuisson de deux marmites de riz. De même, dans l’Europe médiévale, on pouvait dire qu’une tâche prenait trois Notre Père ou deux fois la cuisson d’un œuf dur. Dans tous ces cas, ce sont les actions qui permettent de mesurer le temps, et non le temps qui permet de mesurer les actions. L’anthropologue Edward Evan Evans-Pritchard a fait un constat semblable dans son livre classique sur les Nuer, un peuple pastoral d’Afrique de l’Est : […] les Nuer n’ont aucune expression équivalente au « temps » de nos langues à nous, et se trouvent donc incapables de parler du temps comme de quelque chose de réel, qui passe, que l’on peut perdre, que l’on peut gagner, et ainsi de suite. Je ne crois pas qu’ils éprouvent jamais ce sentiment de lutter contre la montre ou d’ajuster leurs activités à un passage abstrait du temps : leurs points de repère ne sont-ils pas surtout les activités elles-mêmes ? Or, ces activités ont en général des allures de loisir. Les événements suivent un ordre logique, mais nul système abstrait ne les encadre, en l’absence de points de repère autonomes auxquels ces activités devraient se conformer avec précision. Les Nuer ont bien de la chance25.
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Le temps n’est pas une grille permettant de mesurer le travail ; c’est le travail lui-même qui est la mesure. L’historien anglais E.P. Thompson, auteur en 1967 d’un formidable texte sur les origines de la conception moderne du temps26, note que celle-ci résulte de changements moraux autant que technologiques qui se sont entraînés les uns les autres. Au XIVe siècle, on ne trouvait presque pas une seule ville européenne qui ne fût dotée de sa tour d’horloge, dont l’édification avait en général été encouragée et financée par la corporation des marchands locale. Ces mêmes marchands avaient aussi l’habitude de placer des crânes humains sur leur bureau en guise de memento mori – une manière de se rappeler qu’ils devaient faire bon usage de leur temps, car chaque carillon de l’horloge les rapprochait de la mort27.
Préface. Le phénomène des jobs à la con
En 1930, John Maynard Keynes prédisait que, d’ici à la fin du siècle, les technologies auraient fait suffisamment de progrès pour que des pays comme la Grande-Bretagne ou les États-Unis puissent instaurer une semaine de travail de quinze heures. Tout laisse à penser qu’il avait raison. Sur le plan technologique, nous en sommes parfaitement capables. Pourtant, cela ne s’est pas produit. Au contraire, la technologie a été mobilisée pour trouver des moyens de nous faire travailler plus. Dans ce but, des emplois effectivement inutiles ont dû être créés. Des populations entières, en Europe et en Amérique du Nord particulièrement, passent toute leur vie professionnelle à effectuer des tâches dont elles pensent secrètement qu’elles n’ont pas vraiment lieu d’être. Cette situation provoque des dégâts moraux et spirituels profonds. C’est une cicatrice qui balafre notre âme collective. Et pourtant, presque personne n’en parle.
Préface. Le phénomène des jobs à la con
Au cours du dernier siècle, le nombre de travailleurs employés comme domestiques, ainsi que dans l’industrie et l’agriculture, a chuté de manière spectaculaire. Parallèlement, la proportion de « professions intellectuelles, managers, employés de bureau, vendeurs et employés du secteur des services » a triplé, passant « d’un quart à trois quarts de la population active totale ». En d’autres termes, comme cela avait été prédit, les métiers productifs ont été largement automatisés. (Même en comptabilisant la totalité des salariés de l’industrie, y compris les gigantesques masses laborieuses d’Inde et de Chine, ces travailleurs ne représentent plus un aussi gros effectif qu’avant.) Toutefois, au lieu d’une réduction massive du nombre d’heures travaillées qui aurait libéré la population mondiale en lui laissant le temps de poursuivre ses propres projets, plaisirs, visions et idées, on a assisté au gonflement non pas du secteur des « services », mais du secteur administratif. Cela s’est traduit tout autant par l’émergence d’industries totalement nouvelles, comme les services financiers ou le télémarketing, que par le développement sans précédent de domaines tels que le droit des affaires, l’administration des universités et de la santé, les ressources humaines et les relations publiques. Et encore ces données ne prennent-elles pas en compte les emplois qui consistent à assurer le support administratif, technique ou la sécurité pour ces industries, ni même l’ensemble des industries auxiliaires (des toiletteurs pour chiens aux livreurs de pizzas 24/24), lesquelles n’existent que parce que tous les autres passent la majeure partie de leur temps à travailler pour les précédentes. Voilà ce que je propose d’appeler des « jobs à la con ».
Préface. Le phénomène des jobs à la con
C’est comme si quelqu’un s’amusait à inventer des emplois inutiles dans le seul but de nous garder tous occupés. Et là réside tout le mystère. Dans un système capitaliste, c’est précisément ce qui est censé ne pas se produire.
Préface. Le phénomène des jobs à la con
au sein des anciens États socialistes improductifs tels que l’URSS, où travailler était considéré à la fois comme un droit et comme un devoir sacré, le système fabriquait autant d’emplois que nécessaire. (Voilà pourquoi, dans un grand magasin soviétique, il fallait trois salariés pour vendre un bifteck.) Mais la compétition de marché est justement censée régler ce genre de problème. À en croire la théorie économique, en tout cas, la dernière chose que ferait une entreprise tournée vers le profit, c’est bien de raquer pour embaucher des employés dont elle n’a pas réellement besoin. Pourtant, inexplicablement, c’est ce qui se passe.
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les horloges domestiques, puis les montres à gousset. Mais, une fois leur usage généralisé – ce qui a coïncidé avec le début de la révolution industrielle, dans les dernières années du XVIIIe siècle –, des attitudes similaires ont commencé à se répandre dans les classes moyennes. Le temps sidéral, c’est-à-dire le temps absolu des cieux, descendu sur terre, s’est mis progressivement à réglementer toutes les activités quotidiennes, y compris les plus intimes. En outre, le temps était à la fois une grille fixe et une possession. Chacun était incité à le considérer à la façon des marchands du Moyen Âge, comme une ressource limitée qu’il convenait de gérer et dépenser avec prudence, au même titre que l’argent. Simultanément, grâce au progrès technique, il est devenu possible de découper le temps de vie terrestre d’un être humain en unités homogènes susceptibles d’être achetées et vendues pour de l’argent.
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Le temps étant désormais de l’argent, on a pu commencer à parler de gaspiller ou tuer le temps, gagner ou perdre du temps, courir après le temps, etc. Les pasteurs puritains, méthodistes et évangéliques se sont bientôt employés à inculquer à leurs ouailles la « gestion du temps », suggérant qu’une sage administration de son temps était la base d’une vie morale
Brève digression : l’histoire des jobs de pure forme et de l’idée qu’on peut acheter le temps d’autrui
Les usines ont instauré des pointeuses dans lesquelles les ouvriers inséraient des cartes à perforer à leur arrivée et à leur départ. Les « écoles de charité », où les enfants pauvres apprenaient la discipline et la ponctualité, ont cédé la place à des systèmes d’enseignement public qui rassemblaient des élèves de toutes classes sociales, obligés de se lever et de changer de salle toutes les heures au son d’une cloche – un rituel sciemment conçu pour les former à leur future vie de salariés en usine28.
Brève digression : l’histoire des jobs de pure forme et de l’idée qu’on peut acheter le temps d’autrui
La discipline de travail moderne et les techniques de supervision capitalistes ont aussi leur histoire, puisque des formes de contrôle total ont été développées sur les navires de commerce et dans les plantations esclavagistes des colonies avant d’être imposées aux travailleurs pauvres en métropole29. Mais tout cela n’a été possible que grâce à la nouvelle conception du temps. C’est en ce sens qu’il s’agit d’un changement à la fois technologique et moral.
Sur l’opposition entre la conception morale du temps et les rythmes naturels de travail, source de mécontentement
au XVIIIe et au XIXe siècle, en Angleterre d’abord, l’organisation saccadée du travail qui avait toujours eu cours jusque-là a commencé à être vue comme un problème social. La bourgeoisie a décidé que les pauvres devaient prioritairement leur situation au fait qu’ils n’avaient aucune discipline de travail ; ils dépensaient leur temps de manière irréfléchie, de la même façon qu’ils dilapidaient leur argent au jeu. Parallèlement, les travailleurs qui luttaient contre leur propre exploitation ont adopté un vocabulaire identique. Dans les toutes premières usines, on leur interdisait souvent de porter une montre – et pour cause : le patron trafiquait régulièrement l’horloge de l’atelier. Bientôt, les conflits avec les employeurs se sont mis à tourner autour des taux horaires : les ouvriers réclamaient des contrats comportant un nombre d’heures fixe, la rémunération des heures supplémentaires – d’abord au taux normal, puis à un taux majoré de 50 % –, la journée de douze heures, enfin celle de huit. Dans ce contexte, il était compréhensible qu’ils demandent à avoir du « temps libre », mais cette revendication a eu pour effet subtil de renforcer l’idée que le temps d’un salarié appartient à la personne qui l’a acheté – un concept que leurs arrière-grands-parents et quiconque jusque-là auraient jugé pervers et monstrueux.
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demande d’accomplir pour la forme30. Je me rappelle très bien mon tout premier job : plongeur dans un restaurant italien en bord de mer. J’avais été embauché au début de la saison avec deux autres adolescents. Naturellement, la première fois qu’il y a eu un vrai coup de feu, on a décidé d’en faire un jeu. Déterminés à prouver qu’on était les plongeurs les plus héroïques de tous les temps, on a mis nos forces en commun et on s’est transformés en une machine d’une efficacité foudroyante, produisant en un temps record une gigantesque pile d’assiettes rutilantes. Après quoi, fiers de notre performance, on a levé le pied cinq minutes, le temps peut-être de s’offrir une petite pause clope ou de grignoter un scampi. C’est là que le patron a surgi, nous demandant ce qu’on foutait à se prélasser comme ça. « C’est pas mon problème qu’y ait pas de vaisselle sale pour l’instant ! J’vous paie pour bosser ! Vous pourrez faire les zouaves pendant votre temps libre. Allez, au boulot ! – Qu’est-ce qu’on doit faire ? – Allez chercher de la paille de fer et récurez-moi ces plinthes. – Mais on l’a déjà fait, ça ! – Eh bien, recommencez ! » Il va de soi qu’on a retenu la leçon : pendant tes heures de travail, ne sois surtout pas trop efficace. Cela ne te rapportera rien, pas même un hochement de tête grognon en signe de reconnaissance (nous n’en demandions pas davantage). Au contraire, pour ta peine, tu écoperas de tâches débiles qui visent uniquement à te maintenir occupé.
Sur l’opposition entre la conception morale du temps et les rythmes naturels de travail, source de mécontentement
Comme nous l’avons découvert, être contraint de faire semblant de travailler, c’est la pire des déchéances. Car il était impossible de se tromper sur la nature de la chose : c’était juste de l’humiliation, une pure démonstration de pouvoir pour le pouvoir. En réalité, que nous récurions les plinthes ou non n’avait aucune importance. Mais tandis que nous faisions mine de le faire, à chaque minute nous sentions par-dessus notre épaule le regard jubilatoire de ce tyran de cour d’école – un tyran qui, en l’occurrence, avait de son côté la force de la loi et des usages.
Sur l’opposition entre la conception morale du temps et les rythmes naturels de travail, source de mécontentement
Clarence : J’ai bossé pour une grosse boîte de sécurité internationale comme gardien de musée. Dans l’un des endroits où j’ai été envoyé, il y avait une salle d’exposition inutilisée de manière quasi permanente. Mon boulot consistait à surveiller cette pièce vide pour m’assurer que personne ne touche le… eh bien, le rien qu’elle contenait, ou n’y mette le feu. Pour garder mon esprit affûté et mon attention aux aguets, on m’interdisait toute forme de stimulation mentale – livre, téléphone, etc. Concrètement, comme aucun visiteur ne mettait jamais les pieds dans cette salle, je restais assis sept heures et demie par jour à compter les mouches en attendant un hypothétique déclenchement de l’alarme incendie – auquel cas je devais me lever calmement et sortir. C’était tout.
Sur l’opposition entre la conception morale du temps et les rythmes naturels de travail, source de mécontentement
la moralité du « Tu bosses pour moi » est si bien intégrée que nous avons presque tous appris à regarder le monde avec les lunettes du patron de restaurant – au point que même les usagers des services publics sont encouragés à s’imaginer en chefs et à s’indigner si des fonctionnaires (par exemple, les employés des transports) se relâchent ou lambinent, sans parler de prendre du bon temps.
Sur l’opposition entre la conception morale du temps et les rythmes naturels de travail, source de mécontentement
Wendy, qui m’a envoyé un message retraçant la longue histoire de ses jobs les plus futiles, note que beaucoup d’entre eux n’existent que parce que certains employeurs ne peuvent accepter la simple idée de l’astreinte – fondamentalement, payer quelqu’un pour qu’il soit là si on a besoin de lui.
Sur l’opposition entre la conception morale du temps et les rythmes naturels de travail, source de mécontentement
ce qui est démoralisant en soi, c’est d’être obligé de participer à ce jeu de faux-semblant inventé par quelqu’un d’autre, un jeu qui n’est qu’une manière d’imposer un pouvoir.
Sur l’opposition entre la conception morale du temps et les rythmes naturels de travail, source de mécontentement
Quand le métier censé donner un sens à votre existence ne se résume plus qu’au pire aspect de tout job salarié, il n’est pas étonnant que votre âme se révolte : c’est une attaque directe contre ce qui vous rend humain.
Chapitre 4. À quoi ça ressemble, d’avoir un job à la con ? (Sur la violence spirituelle – II)
Selon le discours officiel, nous autres Occidentaux vivons dans des démocraties et jouissons de droits fondamentaux, alors que d’autres sont plus infortunés : privés de liberté, ils doivent subir le joug d’États policiers. Ces victimes obéissent, sous peine du pire, aux ordres, quel qu’en soit l’arbitraire. Les autorités les maintiennent sous une surveillance permanente. Les bureaucrates à la solde de l’État contrôlent jusqu’aux moindres détails de la vie quotidienne. Les dirigeants qui les harcèlent n’ont à répondre qu’à leurs propres supérieurs, dans le secteur public comme dans le privé. Dans les deux cas, la dissidence et la désobéissance sont punies. Des délateurs informent régulièrement les autorités. On nous présente tout cela comme étant le Mal. Et en effet cette vision est effroyable, même si ce n’est rien d’autre qu’une description universelle de l’entreprise moderne. Bob Black, Travailler, moi ? Jamais !
Chapitre 4. À quoi ça ressemble, d’avoir un job à la con ? (Sur la violence spirituelle – II)
Au chapitre précédent, nous nous sommes demandé pourquoi être payé à ne rien faire est si souvent vécu comme une expérience exaspérante, insupportable ou accablante, y compris lorsqu’on a par ailleurs de très bonnes conditions de travail.
Chapitre 4. À quoi ça ressemble, d’avoir un job à la con ? (Sur la violence spirituelle – II)
les humains sont des êtres sociaux qui s’atrophient, voire se décomposent physiquement, dès qu’ils sont privés de contacts réguliers avec leurs semblables. Leur sentiment de pouvoir provoquer des effets prévisibles sur le monde qui les entoure et les autres êtres est ce qui leur permet de se concevoir comme des entités autonomes et distinctes. Confisquez-leur ce sentiment, et ils ne sont plus rien.
Chapitre 4. À quoi ça ressemble, d’avoir un job à la con ? (Sur la violence spirituelle – II)
Comment un employeur en vient-il à juger moralement condamnable le désœuvrement de ses salariés, même lorsqu’ils n’ont manifestement rien à faire ? Être forcé de faire semblant de travailler est exaspérant, parce que cela révèle à quel point vous êtes sous la coupe de quelqu’un d’autre. Or les jobs à la con sont intégralement fondés sur cette logique.
Chapitre 4. À quoi ça ressemble, d’avoir un job à la con ? (Sur la violence spirituelle – II)
Si vous travaillez, ou faites mine de travailler, ce n’est pas pour une bonne raison – en tout cas, aucune qui ne vous vienne spontanément à l’esprit. C’est pour le principe. Pas surprenant que cela vous reste en travers de la gorge
Chapitre 4. À quoi ça ressemble, d’avoir un job à la con ? (Sur la violence spirituelle – II)
Toutefois, il existe une différence essentielle entre le type qui a un job à la con et le plongeur obligé de récurer les plinthes. Dans le second cas, le tyran est identifiable. Le plongeur sait qui le malmène. Il peut diriger sa colère contre quelqu’un. Dans un job à la con, c’est rarement aussi évident. Qui exactement vous oblige à faire semblant de travailler ? L’entreprise ? La société en général ? Une étrange combinaison de conventions sociales et de forces économiques décrétant qu’une personne qui ne travaille pas ne devrait se voir accorder aucun moyen d’existence, même s’il n’y a pas suffisamment de boulot réel pour tout le monde ? C’est un aspect central des témoignages que j’ai collectés : l’insupportable ambiguïté. Vous êtes confronté à quelque chose de terrible, de ridicule, de scandaleux, mais vous ignorez si vous avez le droit d’en faire état, et généralement vous savez encore moins qui ou quoi incriminer.
Pourquoi avoir un job à la con n’est pas toujours si terrible
Pauline2 : Je suis conseiller technique en insolvabilité dans un ministère qui serait l’équivalent de l’Inland Revenue britannique. Environ 5 % de ma tâche est de donner des conseils techniques. Le reste de la journée, j’explique à mes collègues des procédures incompréhensibles, je les aide à trouver des directives qui ne servent à rien, je motive les troupes et je réattribue des dossiers que le « système » a mal dirigés. Curieusement, j’aime aller au travail. J’ai l’impression que je suis payée 60 000 dollars par an pour faire l’équivalent d’un Sudoku ou de mots croisés. On trouve de moins en moins d’administrations publiques de ce genre, où règne une ambiance insouciante et décontractée3.
Pourquoi avoir un job à la con n’est pas toujours si terrible
Il semble donc bien exister quelques happy few satisfaits de leur job à la con. Difficile, cependant, d’estimer le pourcentage qu’ils représentent. Selon l’enquête de YouGov auprès de la population active britannique, si 37 % pensent que leur travail ne sert à rien, seulement 33 % le qualifient de peu épanouissant. Logiquement, cela veut dire qu’au moins 4 % des travailleurs jugent leur boulot absurde, mais l’aiment bien quand même – le chiffre réel est sans doute un peu plus élevé4. Dans le sondage néerlandais, cette proportion est légèrement supérieure, puisque 18 % des 40 % de travailleurs disant avoir un job absurde affirment aussi en retirer une certaine forme de satisfaction.
La souffrance d’être dans le flou et de devoir faire semblant
Je suis sûr que chaque situation individuelle peut s’expliquer par un tas de raisons. Certaines personnes trouvent la vie de famille si odieuse ou si oppressante que toutes les excuses sont bonnes pour y échapper. D’autres, tout simplement, apprécient la compagnie de leurs collègues, les commérages et la camaraderie. Aujourd’hui, dans les grandes métropoles nord-atlantiques, les classes moyennes passent tant de temps au travail qu’elles n’ont plus guère de liens sociaux en dehors. Par conséquent, le tissu de cancans et de petites intrigues – celui qui divertit au quotidien les habitants des villages, des villes moyennes ou des quartiers urbains très soudés – y reste majoritairement enclos, quand il existe, à l’intérieur des limites du bureau, ou bien se vit par procuration sur les réseaux sociaux (consultés majoritairement au travail, tandis que les gens font semblant de bosser). Si la vie sociale s’enracine autant que cela au bureau, il est d’autant plus saisissant qu’une telle proportion de travailleurs se disent malheureux dans leur job à la con.
La souffrance d’être dans le flou et de devoir faire semblant
Revenons à la dimension de simulacre. Elle fait bien sûr partie intégrante de nombreux emplois, au moins à un certain degré. C’est le cas de presque tous les emplois de services. Dans une étude devenue classique sur les personnels de bord de Delta Air Lines, Le Prix des sentiments5, la sociologue Arlie Russell Hochschild a introduit la notion de « travail émotionnel ». Elle a montré comment les hôtesses de l’air devaient déployer des efforts considérables pour créer et entretenir une façade guillerette, empathique et aimable, comme le stipulait leur contrat, tant et si bien qu’elles finissaient souvent hantées par un sentiment de vide, de dépression ou de désarroi. Au bout du compte, elles ne savaient plus très bien qui elles étaient. Naturellement, ce travail émotionnel ne concerne pas que les professions de services. Quantité d’entreprises l’exigent de leurs employés, même de ceux qui sont dans les bureaux, loin de la clientèle, et particulièrement des femmes.
La souffrance d’être dans le flou et de devoir faire semblant
les membres d’un équipage savent exactement ce qu’on attend d’eux. La difficulté, dans un job à la con, c’est de comprendre en quoi consiste ce qu’on attend de nous.
La souffrance d’être dans le flou et de devoir faire semblant
Une question que j’ai souvent posée à ceux qui m’ont écrit était : « OK, vous me dites que vous ne faites rien de vos journées. Mais est-ce que vous pensez que votre supérieur est au courant ? » L’immense majorité répondaient qu’ils ne savaient pas. Beaucoup ajoutaient qu’ils avaient du mal à croire que leur chef puisse être aussi aveugle, mais, comme le sujet était tabou, ils n’avaient aucune certitude. Fait révélateur, ils disaient même ignorer jusqu’où s’étendait le tabou.
La souffrance d’être dans le flou et de devoir faire semblant
Dans les jobs plus stables, il arrive que les employés soient liés par une camaraderie qui les autorise à discuter ouvertement de la situation et à imaginer ensemble des stratégies contre leurs supérieurs. Une telle solidarité peut procurer le sentiment que l’on poursuit un but collectif. Robert évoque le cas d’assistants juridiques dans un cabinet d’avocats véreux. Robert : Le plus étrange, dans ce job, c’est qu’il était presque agréable, même si c’était pour des raisons tordues. Tous les assistants juridiques étaient des personnes futées et intéressantes, et le fait de se retrouver ensemble occupés à des tâches si dénuées de sens a créé des liens très forts dans l’équipe. L’humour noir était de mise. Je m’étais débrouillé pour avoir un bureau où j’étais assis dos au mur, du coup je pouvais passer l’essentiel de mes journées sur Internet ou à me former en programmation informatique. La majeure partie de nos activités étaient une pure perte de temps. Par exemple, on devait renommer à la main des milliers de fichiers. J’ai trouvé le moyen d’automatiser le processus et j’ai utilisé les heures gagnées pour me consacrer à mes recherches perso. Aussi, je m’arrangeais toujours pour bosser simultanément sur deux projets supervisés par des patrons différents, comme ça je pouvais dire à l’un que le projet de l’autre accaparait tout mon temps.
La souffrance d’être dans le flou et de devoir faire semblant
Calvin : Au cours d’une semaine normale, [notre société partenaire] fait appel à mon équipe une poignée de fois pour avis. Ça veut dire vingt minutes hebdomadaires de vrai boulot, maxi. Sinon, un jour ordinaire, j’envoie entre cinq et huit mails d’une quinzaine de mots. Et une fois de temps en temps, on a une réunion d’équipe de dix minutes. En pratique, le reste de la semaine m’appartient. Mais, attention, je n’ai pas intérêt à le faire savoir. Du coup, je papillonne discrètement entre les réseaux sociaux, les flux RSS et des cours en ligne – je réduis la fenêtre de mon navigateur et je la garde ouverte sur mon deuxième écran. Au bout de quelques heures, je me rappelle que je suis au boulot, je vais ouvrir l’unique mail reçu entre-temps et je réponds quelque chose du genre : « D’accord avec le truc que vous proposez. Merci de bien vouloir lancer la procédure pour le truc. » Après quoi il ne me reste plus qu’à jouer le mec totalement débordé jusqu’à la fin de la journée. Chaque jour. David : Et si vous n’aviez pas l’air occupé, qui le remarquerait ? Est-ce que vous pensez que votre supérieure sait qu’il n’y a rien à faire et veut juste sauver les apparences, ou est-ce qu’elle croit réellement que c’est un job à plein temps ? Calvin : La chef d’équipe semble être au courant, mais elle n’a jamais laissé entendre que ça lui posait un problème. Les jours où je n’ai absolument rien à faire, je l’en informe et je me propose pour donner un coup de main si un autre service est sous l’eau, par exemple. Apparemment, personne n’a jamais besoin d’aide, donc mon offre est une façon de lui dire : « Si on me cherche, je serai sur Twitter pendant les huit prochaines heures, et vous noterez que c’est extrêmement noble de ma part de vous prévenir. » Elle programme des réunions hebdomadaires d’une heure, mais il n’est pas arrivé une seule fois qu’on dépasse les dix minutes pour faire le tour de l’ordre du jour. Du coup, on passe les cinquante minutes restantes à discuter le bout de gras. Ses propres patrons, là-haut je ne sais où, ils sont bien conscients des problèmes que l’autre boîte peut causer, donc j’imagine qu’ils pensent qu’on s’occupe de leurs bêtises, ou en tout cas qu’on est prêts à le faire à tout moment.
La souffrance d’être dans le flou et de devoir faire semblant
Ainsi, tous les chefs n’adhèrent pas à l’idéologie du « Tu bosses pour moi ». Il n’est pas rare que des managers laissent filer, en particulier dans les grandes organisations, où ils n’ont pas vraiment de raisons de réagir en propriétaires, ni de craindre que le relâchement d’un subordonné leur crée des ennuis avec leurs propres supérieurs7. Cette forme d’estime mutuelle polie et codifiée est peut-être ce qui se rapproche le plus de l’honnêteté. Mais même dans un cadre aussi bienveillant, il reste tabou de fixer des règles trop explicites. Jamais vous n’entendrez quelqu’un reconnaître : « Pour résumer, on n’a besoin de toi qu’en cas d’urgence. En dehors de ça, fais ce que tu veux et essaie juste de ne déranger personne. » C’est pourquoi même Calvin se sent obligé de faire semblant d’être surmené, par gentillesse et par respect, en quelque sorte. Plus classiquement, beaucoup de supérieurs hiérarchiques trouvent une façon subtile de dire : « Contente-toi de fermer ta gueule et de jouer le jeu. »
La souffrance d’être dans le flou et de devoir faire semblant
Lilian : On pourrait penser que, en tant que chef de projet, je « dirige » plus ou moins les opérations. Mais non, la procédure ne prévoit rien de tel. En fait, personne ne dirige les opérations. Tout le monde est perdu. Les autres auraient besoin de mon aide, il faudrait que j’organise le boulot, que je leur donne de l’assurance – tout ce qu’on attend généralement d’un chef de projet, puisque c’est mon titre. Mais je n’ai aucune autorité ni aucun contrôle sur rien. Du coup, je lis. Beaucoup. Et je regarde la télé. Franchement, je me demande comment mon patron imagine que j’occupe mes journées. Lilian se retrouve dans la position inextricable de devoir se créer deux faux personnages : l’un destiné à son chef, l’autre à ses subordonnés. Le premier, parce qu’elle ne peut que spéculer sur ce que son boss attend réellement d’elle, si tant est qu’il attende quoi que ce soit. Le second, parce qu’elle n’a finalement qu’un seul moyen de contribuer positivement à l’entreprise : arborer un air de confiance enjouée pour encourager ses équipes à redoubler d’efforts (« motiver les troupes », comme disait Pauline). Ou, au moins, pour éviter de leur transmettre son désespoir et sa confusion. Au fond d’elle-même, Lilian est rongée par l’angoisse. Elle mérite d’être citée longuement, car son témoignage illustre bien les dégâts spirituels causés par de telles situations.
La souffrance d’être dans le flou et de devoir faire semblant
Lilian : C’est comment, d’avoir un tel job ? Démoralisant. Déprimant. Pour moi, le sens de mon existence réside essentiellement dans mon boulot, et là j’ai un boulot qui n’a ni sens ni but. Ça m’angoisse terriblement, parce que je vis dans la crainte permanente que quelqu’un se rende compte de l’inutilité totale de mon poste et décide de le supprimer pour faire des économies. En plus, ça ruine ma confiance en moi. Si je n’ai jamais de défis à relever, comment puis-je savoir si je suis compétente ? Peut-être que ma capacité à faire du bon boulot s’est complètement atrophiée. Peut-être que je ne sais plus rien faire qui vaille la peine. Je voulais me mesurer à des projets plus ambitieux et plus complexes, et voilà que je gère du vent. Je vais finir par perdre toutes mes compétences si je les laisse plus longtemps en sommeil. Et puis, j’ai peur que les autres membres du service s’imaginent que le problème vient de moi, que c’est moi qui ai décidé de me la couler douce ou d’être nulle. Alors que je n’y suis pour rien ! Chaque fois que j’essaie de me rendre utile ou de prendre en charge plus de boulot, mes propositions sont écartées d’un revers de main, ou même tournées en dérision, comme si je cherchais à jouer les trouble-fête et à défier l’autorité de mon chef. Je n’ai jamais été aussi bien payée pour faire si peu, et je ne mérite pas cet argent. J’ai des collègues avec des intitulés de poste moins ronflants qui abattent beaucoup plus de boulot, je le sais. Peut-être même que je gagne plus qu’eux ! Est-ce que ça, ce ne serait pas du vrai foutage de gueule ? J’aurai de la chance s’ils ne finissent pas par me haïr pour cette seule raison.
La souffrance de « ne pas être cause »
Comme nous l’avons vu au chapitre 3, une grande part de notre sentiment d’être soi, d’exister en tant qu’être distinct de son environnement, s’enracine dans le moment où nous découvrons avec une joie indicible notre capacité à influer de manière prévisible sur ce qui nous entoure. C’est vrai des nourrissons, et ça le reste tout au long de notre vie. Confisquer cette joie à un humain, c’est l’écraser comme un insecte. Bien entendu, on ne peut retirer totalement à un être sa faculté à affecter son environnement – dans une certaine mesure, réorganiser son sac à dos ou jouer à Fruit Mahjong, c’est encore agir sur le monde. Mais la plupart des habitants de la planète, en particulier dans les pays riches, ont appris à considérer leur job comme le principal vecteur de leur impact sur le monde, et le salaire qu’ils reçoivent en échange comme la preuve de l’effet produit. C’est pourquoi, quand vous demandez à quelqu’un : « Et sinon, qu’est-ce que vous faites ? », il supposera toujours que vous entendez par là : « dans la vie ».
La souffrance de « ne pas être cause »
Nigel : Un tel niveau d’ennui est difficilement concevable. Ça confinait à la transe. J’en étais à dialoguer avec Dieu, à prier pour que le prochain dossier contienne une erreur, ou au moins celui d’après, ou celui d’encore après. En même temps, les heures défilaient rapidement, un peu comme dans une expérience de mort imminente. Il y avait quelque chose dans ce boulot qui soudait entre eux tous les contrôleurs de données. Cela tenait autant à son inutilité sociale pure qu’à l’austérité accablante des opérations. On savait pertinemment que c’était du foutage de gueule. Je crois vraiment que, si les inscriptions avaient concerné un domaine dont la valeur sociale était plus évidente – je ne sais pas, moi, les transplantations d’organe, ou même les tickets d’entrée pour [le festival de rock de] Glastonbury –, les choses auraient été différentes. Ce n’est pas que le processus aurait été moins fastidieux : un formulaire reste un formulaire. Mais là, savoir que tout le monde s’en fichait éperdument – que, quelle que soit la manière dont on faisait le boulot, cela ne changerait rien à rien – réduisait l’ensemble du truc à une sorte de test d’endurance, un peu comme si on participait aux Jeux olympiques de la résistance à l’ennui juste pour le fun. C’était vraiment bizarre. À un moment donné, avec quelques autres, on a atteint un point de saturation. On s’est plaint de la grossièreté d’un des superviseurs et, le lendemain, on a reçu un coup de fil de l’agence d’intérim disant que la boîte n’avait plus besoin de nos services. Heureusement pour eux, Nigel et ses collègues étaient des travailleurs temporaires. Ils n’étaient pas liés à l’entreprise par une quelconque forme de loyauté et n’avaient aucune raison de taire la réalité de la situation – du moins, entre eux. Dans les emplois plus pérennes, en revanche, il est souvent difficile de savoir à qui l’on peut se confier.
La souffrance de « ne pas être cause »
Ce boulot m’a appris que l’absence de but aggrave le stress.
La souffrance de « ne pas être cause »
C’est dur de dépasser une telle incohérence interne – de s’impliquer réellement dans un processus quand on se contrefiche du résultat.
La souffrance de « ne pas être cause »
là où le travail a du sens, il y a une ambiance plus collaborative : tout le monde œuvre en commun à un but plus grand que soi.
La souffrance de « ne pas être cause »
Au cours de mes deux premières semaines, j’ai fait une erreur récurrente en surlignant mes champs. Dès que je m’en suis rendu compte, j’ai rectifié. Mais cela n’y a rien fait : à compter de ce jour et jusqu’à mon départ de l’entreprise, chaque fois que quelqu’un tombait sur un de ces formulaires mal surlignés, on me prenait à part pour m’en parler. Je dis bien chaque fois. Comme si le problème venait d’apparaître. Comme si ma chef ne savait pas que tous ces formulaires dataient de la même période et que cela n’arrivait plus, et bien que je le lui réexplique chaque fois. Ces petits actes de sadisme devraient rappeler des souvenirs à quiconque a déjà travaillé dans un bureau. Que se passait-il exactement dans la tête de cette supérieure qui, jour après jour, convoquait Annie pour lui parler entre quat’z’yeux d’une erreur corrigée depuis des lustres, comme elle le savait parfaitement ? Oubliait-elle systématiquement que le problème avait été résolu ? Cela paraît improbable. Son comportement a plutôt les apparences d’une pure démonstration de puissance pour le principe. Elle savait aussi bien qu’Annie que cela n’avancerait à rien de lui demander de réparer quelque chose qui l’avait déjà été, mais l’absurdité même de l’exercice n’était qu’une manière de lui rappeler que leur relation reposait exclusivement sur l’arbitraire de son pouvoir. C’était un de ces rituels humiliants par lesquels le supérieur montre qui est le chef, au sens le plus littéral du terme, et remet le subordonné à sa place. Bien sûr, l’idée sous-jacente, c’est que ce dernier est de toute façon coupable de quelque chose, ne serait-ce que de désobéir en pensée ou de ruminer sa colère contre la tyrannie de son patron. C’est un peu comme lorsque des flics tabassent un suspect qu’ils savent innocent de ce dont on l’accuse et se justifient en affirmant qu’il est certainement coupable d’autre chose.
La souffrance de « ne pas être cause »
De multiples récits parlent de déprime, d’anxiété, voire de dépression nerveuse auto-immune, doublées de toutes sortes de symptômes physiques – comme ce syndrome du canal carpien qui a mystérieusement disparu dès que le job a pris fin.
La souffrance de « ne pas être cause »
Annie a raison, bien sûr, et ce qu’elle décrit ne fait qu’illustrer de façon spectaculaire une dynamique très courante. À ses yeux, non seulement son propre job ne rimait à rien, mais l’entreprise tout entière n’avait pas lieu d’être. Elle n’était qu’un des volets d’un gigantesque exercice de rafistolage visant à réparer en partie les dégâts causés par le système de santé américain, notoirement vicié. Bien entendu, au bureau il était formellement interdit de discuter de tels sujets – il était interdit de discuter tout court. L’isolement physique allait de pair avec l’isolement social. Chacun était contraint de devenir une petite bulle à lui tout seul.
La souffrance de « ne pas être cause »
Les chefs ne définissent jamais à l’avance les types d’infraction pour lesquels un employé risque de se prendre un savon. Et quand Annie se fait réprimander et humilier, elle sait qu’il n’y a rien qu’elle puisse dire pour que cela cesse. Il n’y a pas de mot magique. Ou alors, il y en a peut-être un : « Je démissionne », mais il ne fait pas qu’interrompre le scénario de l’humiliation, il met fin à toute la relation de travail. Ce faisant, il vous entraîne dans un type de jeu bien différent, celui où vous êtes condamné à errer dans une quête désespérée de nourriture et à imaginer des stratagèmes pour tenter d’éviter qu’on ne vous coupe le chauffage.
La souffrance de « ne pas être cause »
Dans les années 1960, Erich Fromm, psychanalyste de tendance radicale, a été le premier à suggérer que des formes « non sexuelles » de sadisme et de nécrophilie tendent à envahir la vie quotidienne au sein des milieux extrêmement puritains et hiérarchisés10. Une trentaine d’années plus tard, la sociologue Lynn Chancer a repris certaines de ces idées et les a combinées avec celles de la psychanalyste féministe Jessica Benjamin pour concevoir sa théorie du « sadomasochisme au quotidien11 ».
La souffrance de ne pas se sentir autorisé à souffrir
Voici où je veux en venir : la plupart des jobs à la con, par leur insignifiance même, exacerbent la dynamique sadomaso que porte déjà en germe toute relation hiérarchique verticale. Ce n’est pas systématique ; il existe des superviseurs généreux et bienveillants. Mais l’absence de tout but commun et l’idée que les actions collectives menées ne font strictement rien pour rendre la vie des gens meilleure – qu’elles n’ont même aucun effet notable sur quiconque – ont toutes les chances d’amplifier les humeurs, bassesses, aigreurs et cruautés dans un environnement de travail où, sans cela, elles seraient restées mineures. Après tout, ce sont de petites histoires de bureau classiques.
La souffrance de ne pas se sentir autorisé à souffrir
Nouri a eu la malchance d’emprunter un chemin jalonné d’environnements de travail d’une implacable absurdité, voire violents. Il a réussi à rester sain d’esprit – en tout cas, à éviter l’effondrement complet sur le plan mental et physique – en se trouvant un autre but : se livrer à une analyse poussée des dynamiques sociales et institutionnelles qui peuvent expliquer l’échec d’un projet d’entreprise. En un sens, il est devenu anthropologue. (Et cela m’a été très utile : merci, Nouri !) Par la suite, il a découvert la politique et s’est mis à réfléchir aux moyens de détruire le système qui crée des jobs aussi ridicules. Il y a consacré tout son temps et toutes ses ressources. À partir de là, témoigne- t-il, sa santé a commencé à nettement s’améliorer.
La souffrance de ne pas se sentir autorisé à souffrir
Finn : Il n’empêche que, tout en vous écrivant cela, il y a une part de moi qui cherche à défendre mon job à la con. Pourquoi ? Essentiellement parce qu’il me fait vivre, moi et ma famille. Je crois que c’est là que surgit la dissonance cognitive. Je n’ai pourtant aucun investissement émotionnel dans mon travail ni dans mon entreprise. Si en me pointant lundi je découvrais que l’immeuble avait disparu, non seulement le monde entier s’en ficherait éperdument, mais moi aussi. La seule satisfaction que je tire de mon boulot, c’est peut-être d’avoir développé une expertise pour naviguer au sein de notre organisation dysfonctionnelle et d’être dur à la tâche. Mais devenir expert de quelque chose d’inutile, ce n’est pas très gratifiant, vous me l’accorderez. Moi, je préférerais écrire des romans et des articles engagés, et c’est ce que je fais pendant mon temps libre. Mais malheureusement, si je plaquais mon job à la con, j’aurais du mal à joindre les deux bouts.
La souffrance de ne pas se sentir autorisé à souffrir
On pourrait se demander quel est ce système économique qui crée un monde où le seul moyen de nourrir ses enfants est de passer la majeure partie de son temps éveillé à gratter du papier ou à régler des problèmes qui ne devraient pas exister. Mais on pourrait tout autant inverser la perspective et se dire : tout cela est-il vraiment aussi vain qu’il y paraît, puisque c’est ce même système économique qui me permet de faire vivre les miens ? Voulons-nous réellement remettre en cause le capitalisme ? Et si ce qu’il produit d’absurde était simplement dans l’ordre des choses ? En même temps, on ne peut faire abstraction de toutes ces expériences humaines qui nous montrent à quel point le monde marche sur la tête.
La souffrance de ne pas se sentir autorisé à souffrir
plus on regarde haut dans la hiérarchie, plus on risque de tomber sur des chefs qui, pour détenir une plus grande autorité formelle, n’en sont pas moins totalement aveugles à la situation.
La souffrance de ne pas se sentir autorisé à souffrir
les supérieurs hiérarchiques à qui l’on s’ouvre de ce que l’on ressent vont avoir tendance à dédramatiser : « Vous avez l’impression de ne servir à rien ? Allons, cela n’a pas de sens. » D’accord, ce n’est pas toujours le cas – on a vu que certains réagissent par un clin d’œil malicieux, et que quelques rares valeureux acceptent de regarder le problème en face. Mais la plupart des managers intermédiaires se sentent tenus de justifier les choses telles qu’elles sont, puisqu’ils estiment être là pour entretenir le moral des troupes et la discipline de travail (finalement, c’est la seule facette de leur job qui ne soit pas du vent)
La souffrance de ne pas se sentir autorisé à souffrir
Vasily : Si j’ai le malheur de mettre en doute l’utilité ou le sens de ce qu’on fait, mes chefs me regardent comme si je venais d’une autre planète. Pas étonnant : eux-mêmes consacrent tous leurs efforts à essayer de faire oublier que notre travail ne rime à rien. Si l’on découvrait le pot aux roses, des postes seraient supprimés et, pour le coup, il n’y aurait plus de boulot du tout.
La souffrance de ne pas se sentir autorisé à souffrir
Vasily : Quand on m’interroge sur mon boulot, je n’ai pas envie d’en parler. Je n’ai rien à en dire, rien qui me rende fier. Les gens trouvent ça prestigieux d’avoir un job au ministère des Affaires étrangères, donc leur réaction est généralement faite d’un mélange de respect et de confusion – parce qu’ils ne comprennent pas bien en quoi ça consiste. Pour moi, le pire à supporter, c’est le respect.
La souffrance de ne pas se sentir autorisé à souffrir
Il y a des milliers de façons de rabaisser un être humain. Les États-Unis – souvent précurseurs en la matière – ont notamment perfectionné un mode de discours politique moralisateur typiquement américain. Il consiste à dénigrer quiconque pense avoir droit à quelque chose. Appelons ça le discours « Estime-toi heureux ».
La souffrance de ne pas se sentir autorisé à souffrir
. La version de droite fustige tous ceux qui estiment que la société leur doit des moyens de subsistance, l’accès à un traitement médical en cas de maladie grave, des congés maternité, la sécurité au travail ou encore l’égalité devant la loi.
La souffrance de ne pas se sentir autorisé à souffrir
il existe aussi une version de gauche : elle proclame que, quand on affirme pouvoir prétendre à quelque chose que de plus pauvres ou de plus opprimés que soi n’ont pas, il faut « avoir conscience de ses privilèges ».
La souffrance de ne pas se sentir autorisé à souffrir
C’est sans doute en Amérique du Nord que le syndrome « Estime-toi heureux » a connu ses développements les plus fantaisistes, mais il s’est répandu dans le monde entier en même temps que l’idéologie de marché néolibérale. Aussi, tenter aujourd’hui de faire reconnaître un droit inédit, jamais revendiqué, tel le droit à un emploi qui ait du sens14, ressemble fort à un combat perdu d’avance
La souffrance de ne pas se sentir autorisé à souffrir
Dans beaucoup de pays riches, la génération des 20-30 ans est la première en plus d’un siècle à devoir s’attendre à des débouchés et des conditions de vie globalement bien plus médiocres que ceux dont ont bénéficié leurs parents. Cependant, elle est aussi sermonnée en permanence, par la gauche comme par la droite, pour se croire autorisée à mériter autre chose. Voilà pourquoi les jeunes gens ont tant de réticences à se plaindre de l’inanité de leur travail.
La souffrance de savoir que l’on nuit
J’animais des groupes avec des intitulés comme « Gestion de la colère », « Apprendre à faire face »… C’était tellement insultant et à côté de la plaque ! Comment tu fais face quand tu n’as rien à te mettre sous la dent ? Comment tu contrôles ta colère contre la police quand elle te malmène ? Mon job était inutile et nuisible. Il y a trop d’ONG qui profitent de la misère créée par les inégalités. Je gagnais des clopinettes, et pourtant je me faisais l’effet d’une maquerelle de la pauvreté. Ça me fait encore mal rien que d’y penser.
La souffrance de savoir que l’on nuit
Meena : Je n’étais certainement pas là pour conseiller ou aider les sans-abri, ni pour leur trouver une place d’hébergement. Mon boulot, c’était d’essayer de rassembler leurs papiers (pièce d’identité, numéro d’assuré social, preuves de revenu, etc.) pour que le centre d’accueil temporaire puisse se faire rembourser les frais d’hébergement par l’État. Ils avaient trois jours pour fournir tout ça, faute de quoi je devais demander à leur assistant social de les virer du centre. Il va de soi que des SDF qui se débattent avec une addiction à la drogue auront du mal à présenter deux preuves de revenus différentes. Et que dire d’un gamin de 15 ans abandonné par ses parents, d’un ancien combattant qui souffre de trouble de stress post-traumatique ou d’une femme qui fuit des violences conjugales ?
La souffrance de savoir que l’on nuit
Meena a fini par comprendre le sens de sa fonction : renvoyer à la rue des personnes déjà officiellement sans domicile « juste pour qu’un service puisse transférer de l’argent à un autre ». C’était comment ? « Démoralisant. » Au bout de six mois, elle a craqué et décidé de quitter totalement le service public.
La souffrance de savoir que l’on nuit
Le problème n’est pas seulement que tous ces services ne servent à rien. Il y a une dimension supplémentaire de culpabilité et de terreur liée au fait de savoir que vous participez à des actions effectivement nuisibles. La culpabilité, pour des raisons évidentes. La terreur, parce qu’il circule toujours dans ces environnements des rumeurs inquiétantes sur ce qui peut arriver aux « lanceurs d’alerte ». Au quotidien, tout cela ne fait que générer une souffrance encore plus profonde et plus envahissante.
Coda : l’impact des jobs à la con sur la créativité humaine, et en quoi tenter de s’affirmer créativement ou politiquement face au travail vain relève d’une forme de combat spirituel
L’IMPACT DES JOBS À LA CON SUR LA CRÉATIVITÉ HUMAINE, ET EN QUOI TENTER DE S’AFFIRMER CRÉATIVEMENT OU POLITIQUEMENT FACE AU TRAVAIL VAIN RELÈVE D’UNE FORME DE COMBAT SPIRITUEL
Coda : l’impact des jobs à la con sur la créativité humaine, et en quoi tenter de s’affirmer créativement ou politiquement face au travail vain relève d’une forme de combat spirituel
Il est difficile d’imaginer plus déshumanisant – ou démoralisant, pour reprendre le terme de Meena – que d’être contraint à commettre des actes de cruauté bureaucratique arbitraire contre son gré. À devenir le visage de la machine que l’on méprise. À se muer en monstre.
Coda : l’impact des jobs à la con sur la créativité humaine, et en quoi tenter de s’affirmer créativement ou politiquement face au travail vain relève d’une forme de combat spirituel
dans la fiction populaire, les monstres les plus effrayants ne sont pas ceux qui vous déchiquettent, vous torturent ou vous tuent à coups de dents, mais ceux qui menacent de vous transformer vous-même en monstre. Pensez aux vampires, aux zombies, aux loups-garous : s’ils sont si terrifiants, c’est parce que, au-delà de votre corps, ils s’en prennent à votre âme. Voilà pourquoi, sans doute, ils fascinent tant les adolescents. L’adolescence est précisément la période où nous sommes confrontés pour la première fois à cette difficulté : essayer de ne pas devenir les monstres que nous méprisons.
Coda : l’impact des jobs à la con sur la créativité humaine, et en quoi tenter de s’affirmer créativement ou politiquement face au travail vain relève d’une forme de combat spirituel
Les jobs à la con engendrent souvent le désespoir, la dépression et la haine de soi. Ce sont des formes de violence spirituelle qui s’en prennent à l’essence même de l’humain
Coda : l’impact des jobs à la con sur la créativité humaine, et en quoi tenter de s’affirmer créativement ou politiquement face au travail vain relève d’une forme de combat spirituel
Cela ne veut pas dire que l’âme n’ait aucun moyen de résistance. D’où mon idée de conclure ce chapitre non seulement en prenant acte de la guerre spirituelle qui s’est engagée, mais aussi en montrant comment les travailleurs parviennent à rester sains d’esprit en s’impliquant dans d’autres projets. Appelez cela une action de guérilla, si vous voulez. Robin, l’intérimaire qui avait trafiqué son ordi pour laisser croire qu’il faisait de la programmation alors qu’il surfait sur le Web, a utilisé le temps ainsi libéré pour assurer bénévolement la veille de quantité de pages Wikipédia (y compris, apparemment, la mienne) et pour contribuer à faire fonctionner un système de monnaie alternative. Certains créent des entreprises, écrivent des scénarios de film ou des romans, ou encore montent discrètement des sites proposant des services de soubrettes en petite tenue. D’autres, cependant, se réfugient dans des rêveries à la Walter Mitty21, un mécanisme de survie classique pour tous ceux qui sont condamnés à passer leur vie dans des univers de bureau stériles. Ce n’est probablement pas un hasard si, aujourd’hui, la plupart ne s’imaginent plus en pilote d’élite, princesse ou star pour midinettes, mais rêvent simplement d’avoir un meilleur job – juste bêtement meilleur.
Coda : l’impact des jobs à la con sur la créativité humaine, et en quoi tenter de s’affirmer créativement ou politiquement face au travail vain relève d’une forme de combat spirituel
: C’est vraiment un pur job à la con, parce que j’ai tout essayé – les bouquins de développement personnel, les petites pauses masturbation, les coups de fil en larmes à ma mère, les grandes introspections pour me rendre compte que je n’ai fait que des choix nuls à chier dans mon existence –, mais finalement je reste pour pouvoir payer mon loyer. Non seulement cette situation me plonge dans la dépression – douce ou sévère, selon les moments –, mais elle m’oblige à repousser ma vraie mission dans la vie
Coda : l’impact des jobs à la con sur la créativité humaine, et en quoi tenter de s’affirmer créativement ou politiquement face au travail vain relève d’une forme de combat spirituel
Un grand nombre de témoignages insistent sur la créativité comme une forme de défi. Ainsi, le courage obstiné avec lequel beaucoup poursuivent des projets artistiques, musicaux, littéraires ou poétiques est un antidote à l’absurdité de leur « vrai » job rémunéré.
Coda : l’impact des jobs à la con sur la créativité humaine, et en quoi tenter de s’affirmer créativement ou politiquement face au travail vain relève d’une forme de combat spirituel
Faye : C’est la musicienne frustrée en moi qui s’est exprimée. Je me suis mise à inventer des manières d’apprendre silencieusement la musique tandis que je suis coincée derrière mon bureau. Pendant un temps, j’ai étudié la musique indienne traditionnelle, et j’ai assimilé deux de ses systèmes rythmiques. L’approche indienne est abstraite, numérique et non écrite. Du coup, elle se prête parfaitement à une pratique muette et invisible, juste dans sa tête. Ça veut dire que vous pouvez improviser des musiques au bureau, y compris en incorporant des éléments du monde qui vous entoure. Par exemple, pendant qu’une réunion s’éternise, vous pouvez groover au son d’un tic-tac d’horloge en en faisant un morceau super funky, ou bien transformer une sonnerie de téléphone en un poème rythmique. Vous pouvez scander les syllabes du jargon d’entreprise comme si c’était du hip-hop, ou bien interpréter les dimensions de l’armoire à dossiers comme une polyrythmie. Tout cela m’a quelque peu protégée de l’ennui d’une profondeur insondable que j’éprouve au travail. Il y a quelques mois, j’ai même dispensé un petit cours à des amis sur le thème « Comment utiliser les jeux rythmiques pour moins s’emmerder au bureau ».
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Lewis : Ma chance, c’est d’avoir un bureau à hauteur ajustable, ainsi que des montagnes d’heures occupées à des tâches à la con, voire totalement libres. Et ça me fait un peu culpabiliser. Du coup, ces trois derniers mois, j’ai utilisé ce temps-là pour m’atteler à l’écriture de ma première pièce. Bizarrement, le moteur de cette production créatrice, c’est la nécessité plutôt que le désir. En effet, j’ai remarqué que je suis infiniment plus productif et plus efficace après avoir travaillé sur une scène ou un dialogue. En gros, pour pouvoir abattre le vrai boulot dont je dois m’acquitter chaque jour (environ soixante-dix minutes), il me faut d’abord trois ou quatre heures de création littéraire.
Coda : l’impact des jobs à la con sur la créativité humaine, et en quoi tenter de s’affirmer créativement ou politiquement face au travail vain relève d’une forme de combat spirituel
Faye et Lewis sortent du lot, car ce que déplorent souvent les personnes coincées toute la journée dans un bureau à ne rien faire, c’est justement la difficulté de réaffecter leur temps à quelque chose d’utile
Coda : l’impact des jobs à la con sur la créativité humaine, et en quoi tenter de s’affirmer créativement ou politiquement face au travail vain relève d’une forme de combat spirituel
Je suis convaincu que la prolifération des jobs à la con, couplée à la bullshitisation croissante des vrais boulots, est le principal facteur de l’essor des réseaux sociaux. On l’a vu, les conditions d’exercice des jobs à la con varient énormément selon les cas : certains employés sont surveillés sans relâche ; d’autres doivent effectuer quelques tâches symboliques, mais, à part ça, on leur fiche plus ou moins la paix ; la plupart se situent entre ces deux extrêmes. Pourtant, même dans les situations les plus avantageuses, il faut rester sur ses gardes et dépenser un minimum d’énergie pour jeter des coups d’œil par-dessus son épaule, faire illusion, ne pas paraître trop absorbé, maintenir sa collaboration avec les collègues dans des limites raisonnables. Tout cela crée un type de disponibilité intellectuelle qui convient davantage aux jeux en ligne, aux chaînes YouTube, aux mèmes ou aux polémiques qui fleurissent sur la twittosphère que, mettons, aux groupes de rock psychédélique, à la poésie sous acide ou au théâtre expérimental nés au milieu du XXe siècle, à l’âge d’or de l’État-providence. On assiste donc à un essor de ces formes de culture populaire que les employés de bureau peuvent produire et consommer dans le temps émietté dont ils disposent sur ces lieux de travail où, même quand ils n’ont rien à faire, ils n’ont pas le droit de le reconnaître.
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Le problème que soulignent certains témoignages, c’est que les modes d’expression artistique traditionnels ne peuvent tout simplement pas se déployer dans un job à la con. Padraigh, diplômé d’une grande école d’art irlandaise, a été contraint de prendre un job absurde dans une multinationale high-tech étrangère à cause de la complexité du système social et fiscal irlandais – qui, comme il l’explique, rend presque impossible de travailler en indépendant, à moins d’être déjà riche. Ce faisant, il a dû renoncer à sa vocation.
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Padraigh : Le truc qui me tue, c’est que, même quand je ne suis pas au boulot, je suis incapable de peindre, de dessiner ou de gratter sur la toile en laissant libre cours à mes élans créatifs. J’arrivais vraiment à me concentrer là-dessus quand j’étais au chômage, sauf que ça ne payait pas. Maintenant, l’argent est là, mais je n’ai plus ni le temps, ni l’énergie, ni la tranquillité d’esprit pour créer quoi que ce soit22.
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Harry : J’ai été surpris qu’il soit si difficile de « réaffecter » le temps pour lequel on est payé. Je me serais senti coupable d’esquiver les tâches à la con et d’utiliser ce temps-là pour tenter d’écrire un roman, par exemple. Je tenais à m’acquitter au mieux du travail qui m’avait été assigné, même si je savais qu’il était totalement creux.
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David : C’est un thème qui surgit sans cesse dans les messages que j’ai reçus : votre job est censé être merveilleux, puisque vous êtes très bien payé pour ne pas faire grand-chose, voire rien du tout, parfois sans même être obligé de faire semblant de travailler. Pourtant, cela vous rend fou, parce que vous ne parvenez pas à mobiliser votre temps et votre énergie pour les diriger vers autre chose.
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En résumé, mener d’autres projets quand on est dans un job à la con est un casse-tête. Il faut beaucoup d’ingéniosité et de détermination pour rendre disponible à la réflexion et à la créativité un temps qui a été préalablement aplani, homogénéisé, puis brisé en fragments aléatoires – comme il l’est dans ce que James appelle un « environnement de bureau stérile ». En général, ceux qui y parviennent ont déjà investi une grande part de leur énergie créatrice – que l’on suppose limitée – à trouver un poste où ils feront quelque chose de plus ambitieux
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Au sein de mon échantillon, les seules personnes à avoir évité la destruction mentale étaient celles qui avaient trouvé un moyen de circonscrire leur job à la con à une petite partie de leur semaine.
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Hannibal : Je travaille notamment à la mise au point d’un algorithme de traitement des images. Il permettrait de lire les tests de dépistage à bas coût qu’utilisent les patients atteints de tuberculose dans les pays en développement. La tuberculose est l’une des maladies qui tuent le plus au monde : elle provoque plus d’un million et demi de décès par an, et on compte plus de 8 millions de personnes infectées. Or le diagnostic reste un problème majeur. Si l’on améliore le traitement pour ne serait-ce que 1 % de ces 8 millions, le nombre de patients qui vivront mieux se chiffrera en dizaines de milliers par an. On voit déjà les résultats. C’est un boulot hyper-gratifiant pour tous les participants et très stimulant sur le plan technique. Il implique de solutionner des problèmes et de travailler collectivement à un objectif noble dans lequel nous croyons tous. C’est l’antithèse d’un job à la con. Et pourtant, les sommes qu’on parvient à mobiliser sont ridicules.
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Hannibal a toutes les cartes en main. C’est un chercheur accompli capable en même temps d’évoluer avec assurance dans le monde de l’entreprise. Il a compris que l’essentiel dans l’univers professionnel, où la forme est toujours plus valorisée que le contenu, c’est de jouer son rôle24. Et tout indique qu’il sait le faire avec un talent consommé. Ainsi, son job à la con lui sert surtout à gruger le monde des affaires et lui permet de se voir sous les traits d’un Robin des Bois moderne dans un environnement où, comme il l’écrit, « il suffit, pour être subversif, de faire quelque chose d’utile ».
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dans le monde du travail, la capacité à jouer son rôle compte souvent beaucoup plus que celle à faire réellement le boulot. Le mathématicien Jeff Schmidt, dans son excellent livre Disciplined Minds (2001), étudie de près le bouleversement des professions spécialisées sous l’effet de l’obsession bourgeoise de prioriser la forme par rapport au contenu. Comment expliquer, demande-t-il, que des types comme Frank Abagnale Jr. [imposteur hors pair dont la vie a inspiré à Steven Spielberg son film Arrête-moi si tu peux en 2002 – NdT] parviennent à faire croire qu’ils sont pilotes de ligne ou chirurgiens, sans que personne ne s’aperçoive qu’ils n’ont pas les qualifications requises ? Selon lui, c’est parce que, dans ces professions, il est quasiment impossible d’être viré pour incompétence, alors qu’il est très facile de l’être si l’on remet en cause les normes admises qui régissent le comportement en public ou si l’on défie ouvertement les codes de conduite tacites associés au poste – en un mot, si l’on ne joue pas correctement son rôle. Les imposteurs n’ont aucune compétence, mais ils jouent leur rôle à la perfection.
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25. Des travaux de psychologie ont démontré que le fait de prendre part à des manifestations et à des actions de rue produit des effets globalement positifs sur la santé, entraînant un recul du niveau de stress et, avec lui, des maladies cardiaques et autres affections. Voir John Drury, « Social Identity as a Source of Strength in Mass Emergencies and Other Crowd Events », International Journal of Mental Health, vol. 32, no 4, 1er décembre 2003, p. 77-93 ; voir aussi M. Klar et T. Kasser, « Some Benefits of Being an Activist », Political Psychology, vol. 30, no 5, 2009, p. 755-777. Ces études se concentrent sur les actions de rue, mais il serait intéressant de voir si leurs résultats se vérifient pour des formes de contestation plus abstraites.
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Nouri : Il fallait littéralement que je passe en mode « taré » pour pouvoir me mettre au travail. Je devais étouffer mon moi et devenir le machin capable d’accomplir ce boulot. Après coup, j’avais souvent besoin d’une journée pour m’en remettre, le temps de me rappeler qui j’étais. Sinon, je me transformais en un type insupportable pour mon entourage, hargneux et entrant dans des colères noires pour des broutilles. Je recourais à toutes sortes de techniques mentales pour essayer de supporter mon travail. Ce qui marchait le mieux pour me motiver, c’était les échéances, mais aussi la rage. Par exemple, je m’imaginais qu’on m’avait manqué de respect et je me disais : « Je vais leur montrer, moi ! » Ça boostait ma productivité. Le problème, c’est qu’il m’était devenu difficile d’articuler les différentes facettes de ma personnalité. Les anciens éléments qui formaient un tout cohérent que j’appelais « moi » ne savaient plus où se mettre – ça partait dans tous les sens. En revanche, quand il s’agissait de mes activités syndicales – coacher des collègues dans les négo, planifier des actions, gérer des projets… ‒, je pouvais travailler pendant des heures et jusque tard le soir. Là, on peut dire que j’étais vraiment moi-même. Mon imaginaire et ma logique agissaient de concert. Quand je commençais à rêver éveillé, je savais qu’il était temps d’aller me coucher.
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Ce qui n’a pas changé, c’est ce besoin de me vider la tête pour pouvoir démarrer le boulot. J’écoute un morceau que mon nouvel ami m’a envoyé : Sigur Rós, Varðeldur. Là, j’entre dans une sorte de transe méditative. À la fin de la chanson, mon esprit est disponible, et je peux travailler à peu près efficacement.
Coda : l’impact des jobs à la con sur la créativité humaine, et en quoi tenter de s’affirmer créativement ou politiquement face au travail vain relève d’une forme de combat spirituel
Ces histoires nous montrent que, même dans les pires jobs à la con, il est possible de se trouver un but et un sens. Elles nous apprennent aussi que cela demande un très gros effort. L’« art de l’esquive », comme on l’appelle parfois en Angleterre, est peut-être extrêmement développé, voire tenu en haute estime dans certaines traditions ouvrières, mais encore faut-il avoir quelque chose à esquiver pour pouvoir le déployer. Dans un pur job à la con, on est souvent maintenu dans un flou total. À quoi est-on censé s’occuper ? Qu’a-t-on le droit de révéler aux autres de ce qu’on fait et de ce qu’on ne fait pas ? Auprès de qui s’en informer ? Jusqu’à quel point et dans quelles limites faut-il faire semblant de travailler ? Qu’est-il permis de faire à la place ? Cette situation épouvantable a des effets dévastateurs sur la santé et l’estime de soi. La créativité et l’imagination s’étiolent, tandis que des dynamiques de pouvoir sadomasochistes s’installent.
Chapitre 5. Comment expliquer la prolifération des jobs à la con ?
[U]n paradis bourgeois va advenir dans lequel tout le monde sera libre d’exploiter qui bon lui semblera – sauf qu’il n’y aura personne à exploiter. […] Finalement, on doit supposer que le modèle [de la société socialiste] serait cette ville dont j’ai entendu parler […] dont les habitants gagnaient leur vie en lavant le linge les uns des autres. William Morris, 1887
Chapitre 5. Comment expliquer la prolifération des jobs à la con ?
Tout indique que le nombre total de jobs à la con – et a fortiori la proportion de jobs considérés comme tels par ceux qui les occupent – est monté en flèche ces dernières années, parallèlement à une bullshitisation accélérée des emplois utiles. En d’autres termes, cet ouvrage ne traite pas d’un aspect du monde du travail qui aurait été négligé jusqu’alors, mais d’un véritable problème social. Sur toute la planète, les économies sont devenues de gigantesques machines à produire du vent.
Chapitre 5. Comment expliquer la prolifération des jobs à la con ?
Je pense que, si cette évolution a été peu étudiée, c’est parce qu’elle incarne précisément ce qui est censé ne pas se produire dans notre système économique actuel. Comme on l’a vu, le fait que tant de gens se sentent si malheureux à être payés à ne rien faire remet en cause nos présupposés élémentaires sur la nature humaine. Quant au fait que tant de gens soient effectivement, dans la réalité, payés à ne rien faire, il défie notre compréhension commune des économies de marché et de la façon dont elles sont supposées fonctionner.
Chapitre 5. Comment expliquer la prolifération des jobs à la con ?
Si personne n’a rien remarqué, c’est donc d’abord parce que les gens refusent de croire que le capitalisme puisse produire de tels résultats – même si ça les oblige à considérer leur propre expérience et celle de leurs proches comme des sortes d’anomalies.
Chapitre 5. Comment expliquer la prolifération des jobs à la con ?
tournés vers l’information et de leurs effets sur la société. L’ancien secrétaire américain au Travail Robert Reich a évoqué la montée d’une nouvelle classe moyenne d’« analystes symboliques », des technophiles qui menaceraient d’accaparer tous les bénéfices de la croissance en laissant les masses laborieuses de l’ancien temps croupir dans la pauvreté. D’autres ont parlé de « travailleurs de la connaissance » et de « société de l’information ». Certains marxistes ont même développé une théorie selon laquelle la création de valeur résiderait désormais principalement dans les nouvelles formes de « travail immatériel » dérivant du marketing, du divertissement et de l’économie numérique, mais débordant de plus en plus sur nos vies quotidiennes saturées de marques et obsédées par les smartphones – ce qui les a conduits à prophétiser une inéluctable rébellion du prolétariat numérique4. À l’époque, il était presque unanimement admis que la prolifération de ces jobs était liée à l’essor du capitalisme financier, même s’il n’y avait pas de consensus quant à la nature de ce lien. Il paraissait juste logique de penser que, puisque Wall Street tirait de moins en moins ses profits d’entreprises dédiées au commerce et à la production, et de plus en plus de la dette, de la spéculation et de produits dérivés financiers sophistiqués, une proportion croissante de travailleurs devaient désormais gagner leur vie en manipulant des abstractions similaires. On a tendance à oublier aujourd’hui l’aura quasi mystique dont s’était entouré le secteur de la finance avant 2008. Ses promoteurs avaient réussi à convaincre le public – ainsi que de nombreux chercheurs en sciences sociales, je m’en souviens bien – que, à travers des instruments comme les « obligations adossées à des actifs » ou les « algorithmes de trading à haute fréquence », si complexes qu’ils ne pouvaient être compris que par des astrophysiciens, ils étaient parvenus, tels des alchimistes modernes, à créer de la valeur comme on monte des blancs en neige, à partir de rien. Puis est survenu l’effondrement, et on a découvert que la plupart de ces trucs n’étaient que des attrape-nigauds – pour beaucoup, même pas très élaborés.
Brève digression sur la causalité et la nature de l’explication sociologique
En un sens, on pourrait dire que le secteur de la finance dans son ensemble est une escroquerie. Il prétend que son rôle consiste majoritairement à orienter les investissements vers des débouchés rentables dans le commerce et l’industrie, alors que cela ne représente qu’un infime pourcentage de ses activités. Une part écrasante de ses profits découle de sa connivence avec les gouvernements pour créer, puis échanger et manipuler diverses formes de dette. Tout comme la finance n’est que de la poudre aux yeux, je soutiens qu’il en va de même de la plupart des jobs du secteur de l’information qui ont accompagné son essor. Nous en revenons à la question posée au chapitre précédent : si ces jobs sont des arnaques, qui arnaque qui, exactement ?
Brève digression sur la causalité et la nature de l’explication sociologique
Nous avons évoqué au chapitre 2 diverses causes immédiates de l’emploi inutile : les chefs dont le prestige se mesure au nombre de leurs assistants ou subordonnés administratifs, l’étrange dynamique de la bureaucratie d’entreprise, les modes de gestion calamiteux ou encore les défaillances de communication. Ce sont des éléments importants pour comprendre le phénomène global, mais ils ne l’expliquent pas vraiment. Il nous faut encore répondre à d’autres questions : pourquoi des structures organisationnelles aussi défectueuses ont-elles plus de chances de surgir en 2015 que, disons, en 1915 ou en 1955 ? Est-ce la culture des organisations qui a changé, ou quelque chose de plus profond ? Peut-être un changement dans nos perceptions mêmes du travail ?
Brève digression sur la causalité et la nature de l’explication sociologique
Meena soulignait que, si bien des sans-abri ont une histoire marquée par des addictions – à l’alcool, à la drogue… – ou par diverses formes de fragilité personnelle, beaucoup d’autres sont simplement des adolescents abandonnés par leurs parents, d’anciens combattants souffrant de stress post-traumatique ou encore des femmes qui fuient un mari violent. Parmi les gens qui dorment dans la rue ou dans des centres d’hébergement d’urgence, prenez quelqu’un au hasard et regardez son parcours de vie : vous y verrez sans doute converger plusieurs de ces facteurs, généralement combinés à une bonne dose de pure malchance. Par conséquent, on ne devrait jamais pouvoir dire qu’un SDF se retrouve dans cette situation parce qu’il est dépravé. Et quand bien même un sans-abri donné serait effectivement dépravé, quoi que l’on entende par là, cela n’expliquerait en rien les fluctuations du taux de sans-abri dans le temps, ni d’un pays à l’autre à l’instant t. C’est là un point crucial
Brève digression sur la causalité et la nature de l’explication sociologique
Nous voici confrontés à un problème classique en sciences sociales : les niveaux de causalité. Dans le monde réel, à tout événement donné il existe un certain nombre de causes, qu’il est possible de classer en différentes catégories. Mettons que je tombe dans une bouche d’égout. On peut attribuer cela à ma distraction. Maintenant, si l’on découvre que, dans ma ville, le nombre de personnes tombées dans des bouches d’égout par distraction est brusquement monté en flèche, on doit chercher une explication d’un autre ordre – essayer de comprendre pourquoi tout le monde est soudainement devenu si distrait dans cette ville, ou (plus plausible) pourquoi on y trouve tant de bouches d’égout ouvertes. J’ai volontairement choisi un exemple farfelu, mais examinons-en un autre plus sérieux.
Brève digression sur la causalité et la nature de l’explication sociologique
Prenons le problème dans l’autre sens. À toutes les époques, il s’est trouvé des moralistes pour affirmer que les pauvres doivent leur condition à leur comportement immoral. Après tout, nous rappelle-t-on souvent, on voit des gens nés pauvres devenir riches grâce à leur courage, à leur détermination et à leur esprit d’initiative ; cela veut bien dire que d’autres restent pauvres faute d’avoir fait un effort qu’ils auraient pu faire. Cet argument paraît convaincant quand on ne regarde que les cas individuels ; il l’est beaucoup moins au vu des statistiques comparatives, qui soulignent les variations spectaculaires du taux d’ascension sociale dans le temps. Les Américains pauvres étaient-ils juste moins dynamiques dans les années 1930 que dans les décennies précédentes, ou cela avait-il à voir avec la Grande Dépression ? Il est encore plus difficile de s’en tenir à cette approche exclusivement morale quand on considère les différences criantes de taux de mobilité sociale entre les pays. Un enfant né en Suède de parents pauvres a beaucoup plus de chances de s’enrichir qu’un enfant né dans des conditions similaires aux États-Unis. Est-ce à dire que les Suédois ont globalement plus de courage et plus d’esprit d’initiative que les Américains ? Je doute que la plupart des moralistes conservateurs contemporains soient prêts à soutenir une telle opinion. Il nous faut donc chercher un autre type d’explication – peut-être l’accès à l’éducation, ou bien le fait que les plus pauvres des enfants suédois sont loin de l’être autant que les plus pauvres des enfants américains5. Cela ne signifie pas que les qualités personnelles n’entrent pas en ligne de compte, puisque certains enfants suédois pauvres réussissent et d’autres non. Mais ce sont des problèmes et des niveaux d’analyse distincts. Il en va de même dans un jeu : tenter de déterminer les raisons pour lesquelles un joueur particulier a gagné une partie, ce n’est pas la même chose que s’intéresser au degré de difficulté du jeu.
Brève digression sur la causalité et la nature de l’explication sociologique
Ni que se demander pourquoi les gens y jouent, d’ailleurs. C’est là un troisième type de question. De fait, quand on étudie des changements sociaux de grande envergure, il convient d’envisager non pas deux, mais trois niveaux d’explication. Dans ce cas précis, ce serait : 1) les motifs particuliers pour lesquels un individu donné se retrouve à la rue ; 2) les forces économiques et sociales plus profondes qui conduisent à l’accroissement de la population de sans-abri (augmentation des loyers, mutation des structures familiales, etc.) ; 3) les raisons pour lesquelles personne n’intervient. On peut qualifier ce dernier niveau de politico-culturel. C’est le plus facile à omettre, car il renvoie souvent à ce que les gens ne font pas.
Brève digression sur la causalité et la nature de l’explication sociologique
Depuis les années 1980, les Américains tendent à réagir à cette situation non pas en s’insurgeant contre les conditions sociales qui la créent, mais en recourant à des explications de premier niveau – c’est-à-dire en décrétant que le problème des sans-abri est une conséquence inévitable de la faiblesse humaine. Les humains sont des êtres capricieux. Ils l’ont toujours été. Il n’y a rien qu’on puisse faire pour y remédier6.
Brève digression sur la causalité et la nature de l’explication sociologique
Voilà pourquoi j’insiste sur la dimension à la fois politique et culturelle de ce troisième niveau d’explication : il repose sur nos présupposés de base concernant nos semblables, ce que l’on peut attendre d’eux et ce qu’ils sont en droit d’exiger les uns des autres. En retour, c’est en vertu de ces présupposés que nous décidons de ce qui constitue ou non un problème politique
Brève digression sur la causalité et la nature de l’explication sociologique
Non pas que les attitudes populaires soient l’unique facteur en la matière. La preuve : les autorités politiques font souvent fi de la volonté générale. Régulièrement, des sondages rappellent qu’environ deux tiers des Américains sont favorables à un système de soins nationalisé ; pourtant, aucun grand parti n’a jamais soutenu cette idée aux États-Unis. De même, les enquêtes montrent que la majorité des Britanniques souhaitent la réintroduction de la peine de mort, or aucune formation politique importante ne la défend7. Il n’en reste pas moins que la culture ambiante d’un pays influe sur ce que ses habitants choisissent de considérer comme « normal ».
Brève digression sur la causalité et la nature de l’explication sociologique
Dans le cas des jobs à la con, trois questions peuvent se poser : 1. sur le plan individuel : pourquoi les gens acceptent-ils de prendre des jobs à la con et de les supporter ? 2. sur le plan économique et social : quelles sont les forces structurelles qui ont conduit à la prolifération des jobs à la con ? 3. sur le plan politico-culturel : pourquoi la bullshitisation de l’économie n’est-elle pas vue comme un problème social, et pourquoi personne n’a-t-il entrepris d’y remédier8 ?
Brève digression sur la causalité et la nature de l’explication sociologique
La confusion entourant les débats sur les questions sociales en général tient en grande partie au fait que ces trois niveaux d’explication sont considérés comme des alternatives, et non comme des facteurs agissant simultanément.
Brève digression sur la causalité et la nature de l’explication sociologique
Un accord tacite semble désormais régner dans la bonne société pour considérer qu’on ne peut attribuer de motivations aux acteurs qu’en se plaçant sur le plan individuel. Si vous avez le malheur de suggérer que les puissants dissimulent certains de leurs agissements, ou même s’engagent dans certaines actions publiques pour des raisons autres que celles qu’ils avancent, vous serez immédiatement accusé de propager une « théorie conspirationniste paranoïaque ».
Brève digression sur la causalité et la nature de l’explication sociologique
Même chose si vous laissez entendre qu’une fraction des politiciens défenseurs de l’« ordre » ou des responsables de services sociaux rechignent peut-être à s’attaquer aux causes réelles du problème des sans-abri parce qu’ils estiment que cela ne sert pas leurs intérêts. À tous les coups, on prétendra que vous ne dites pas autre chose que : « Le problème des sans-abri est le résultat d’une machination orchestrée par une cabbale secrète. » Ou que : « Le système bancaire est dirigé par des vipères. »
Diverses remarques sur le rôle du gouvernement dans la création et la pérennisation des jobs à la con
La construction de faits sociaux, cela existe. Par exemple, le régime d’emplois factices qui caractérisait l’URSS ou la Chine communiste était créé d’en haut par une politique gouvernementale explicite de plein emploi. C’est une vérité communément admise. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il y avait un type au Kremlin ou au Palais du peuple qui publiait une directive stipulant : « Par la présente, j’ordonne à tous les agents de l’État d’inventer des postes inutiles jusqu’à ce que le chômage soit éradiqué. » Tout simplement parce que ce n’était pas nécessaire. La politique parlait d’elle-même. Tant que vous ne dites pas clairement : « Gardez le plein emploi en ligne de mire, mais en vous assurant que les postes créés se conforment à tel et tel critère », et tant que vous ne précisez pas que cette exigence fera l’objet d’un contrôle rigoureux, vous n’avez pas à vous inquiéter du résultat : les agents locaux feront ce qu’ils ont à faire.
Diverses remarques sur le rôle du gouvernement dans la création et la pérennisation des jobs à la con
Dans les régimes capitalistes, bien qu’aucune directive semblable n’ait été édictée – à ma connaissance –, la politique économique générale, du moins depuis la Seconde Guerre mondiale, est fondée sur l’idéal du plein emploi. Pourtant, tout laisse à penser que la majorité des décideurs ne souhaitent pas vraiment que cet idéal se réalise, car il créerait une trop forte « pression à la hausse sur les salaires ». Apparemment, Marx avait raison d’affirmer que le capitalisme ne peut fonctionner tel qu’il est censé le faire en théorie que grâce à une « armée de réserve » de chômeurs9. Il n’empêche : le slogan « Plus d’emplois » est le seul sur lequel gauche et droite parviennent toujours à tomber d’accord10. Les divergences portent uniquement sur les moyens pour y parvenir. Les banderoles brandies dans les défilés syndicaux réclament des emplois, mais jamais des emplois utiles. On considère implicitement qu’ils le seront – souvent, bien sûr, il n’en sera rien
Diverses remarques sur le rôle du gouvernement dans la création et la pérennisation des jobs à la con
De la même façon, quand la droite clame qu’il faut voter des réductions d’impôts pour donner plus de ressources aux « créateurs d’emplois », il n’est jamais précisé si ces emplois serviront à quoi que ce soit ; on suppose que ce sera le cas, pour la simple raison qu’ils auront été engendrés par le marché.
Quelques idées fausses sur les raisons de l’essor des jobs à la con
dès lors qu’une situation existe, quand bien même elle serait un effet collatéral involontaire, on peut attendre des décideurs qu’ils en mesurent toute la portée politique quand ils envisagent d’engager des actions correctives – s’il y en a. Est-ce à dire que la classe politique perpétue délibérément la généralisation de l’emploi inutile ? Si cela vous paraît une suggestion audacieuse, voire digne d’une théorie complotiste, lisez plutôt cet extrait d’une interview de Barack Obama. Il y expose quelques-unes des raisons qui l’ont incité, par la suite, à conserver un système d’assurance maladie privé et concurrentiel, malgré les préférences exprimées par les électeurs : « Je ne raisonne pas en termes idéologiques et je ne l’ai jamais fait », a déclaré Obama en poursuivant sur le thème de la santé. « Ceux qui défendent le système à payeur unique nous disent : “Regardez tout l’argent qu’on gagnerait en supprimant les assureurs et la paperasserie !” Or cela représente un, deux, peut-être trois millions de postes, des gens qui travaillent à Blue Cross Blue Shield, Kaiser ou ailleurs. Qu’est-ce qu’on fait d’eux ? Où on les emploie11 ? » J’invite le lecteur à méditer sur ce passage, qui s’apparente à un véritable aveu. Que dit Barack Obama ? Il reconnaît l’inutilité de millions de jobs chez des assureurs privés comme Kaiser ou Blue Cross. Il admet même qu’un système de soins public serait plus efficace que le système existant, régi par le marché, car il éliminerait des monceaux de paperasse superflue, ainsi que les efforts redondants de dizaines d’entreprises privées concurrentes. Mais il souligne aussi qu’un tel basculement n’est pas souhaitable, justement pour ce motif. Maintenons le système actuel, puisqu’il est inefficace : mieux vaut conserver des millions de jobs de bureau totalement vains que de se creuser la tête pour trouver une autre occupation à tous ces gratte-papier12. En d’autres termes, celui qui allait bientôt devenir l’homme le plus puissant du monde déclarait publiquement que la mesure qui serait plus tard regardée comme emblématique de son mandat était largement dictée par l’impératif de préserver des jobs à la con13.
Quelques idées fausses sur les raisons de l’essor des jobs à la con
Commençons par écarter les explications aussi courantes qu’erronées avancées par certains fanatiques du marché. Les adeptes d’Ayn Rand ou de Friedrich Hayek, les libertariens, les « anarcho-capitalistes » et consorts pullulent sur les forums économiques grand public, où ils martèlent qu’une économie de marché, par définition, ne saurait créer des jobs inutiles14. Étant donné que leurs arguments sont omniprésents, autant nous en débarrasser tout de suite15.
Quelques idées fausses sur les raisons de l’essor des jobs à la con
Tous ceux qui croient mordicus dans la magie du marché assurent que les problèmes, les injustices, les absurdités qu’il semble générer sont en réalité causés par les interférences du gouvernement. Évidemment, puisque le marché, c’est la liberté ! Or la liberté, c’est forcément bien. Cela peut paraître caricatural, mais j’ai rencontré des libertariens qui s’expriment presque exactement dans ces termes19. Bien entendu, c’est un argument tellement circulaire qu’il en est irréfutable. Puisque toutes les économies de marché du monde incorporent une certaine dose de régulation étatique, il est facile de décréter que leurs aspects plaisants (par exemple, l’accroissement de la richesse globale) sont le résultat des mécanismes de marché, alors que les moins sympas (par exemple, la mutiplication des poches de pauvreté) n’apparaissent que quand l’État met son grain de sel. De plus, naturellement, la charge de la preuve pèse sur ceux qui sont d’un autre avis – par définition, aucune preuve n’est requise à l’appui d’une profession de foi.
Quelques idées fausses sur les raisons de l’essor des jobs à la con
loin de moi l’idée d’affirmer que les réglementations gouvernementales ne jouent aucun rôle dans la création de jobs à la con. Il est bien évident qu’elles en jouent un (en particulier pour la catégorie des cocheurs de cases), et même que des industries tout entières n’existent qu’à cause d’elles, comme celle de la mise en conformité des entreprises. Mais ce qu’affirment les adeptes du marché, c’est que ces réglementations sont la raison principale, voire la seule, de l’essor des jobs à la con.
Quelques idées fausses sur les raisons de l’essor des jobs à la con
Nous voilà donc face à deux arguments. Le premier : la mondialisation a tellement complexifié les processus de production qu’il faut toujours plus d’employés de bureau pour les gérer ; par conséquent, ce ne sont pas des jobs à la con. Le second : d’accord, il y a beaucoup de jobs à la con dans le tas, mais tout est la faute des réglementations publiques
Quelques idées fausses sur les raisons de l’essor des jobs à la con
Ce que l’on constate, c’est que le taux d’augmentation des effectifs d’administrateurs et de directeurs dans les établissements privés a été plus du double de celui des établissements publics. Il paraît hautement improbable que les réglementations publiques aient créé deux fois plus de postes administratifs dans le secteur privé qu’au sein même de la bureaucratie d’État. En fait, ces chiffres ne peuvent raisonnablement s’expliquer que par le phénomène inverse : étant responsables devant le public, les universités d’État sont soumises à une pression politique constante pour réduire les coûts et éviter les dépenses inutiles
Quelques idées fausses sur les raisons de l’essor des jobs à la con
Dans les années 1950 et 1960, les universités comptaient encore parmi les rares institutions européennes à avoir survécu plus ou moins inchangées depuis le Moyen Âge. Y régnait notamment le principe médiéval selon lequel les individus chargés d’un certain type de production – qu’il s’agisse de bâtir des édifices en pierre, de fabriquer des gants en cuir ou d’inventer des équations mathématiques – ont le droit d’organiser leurs propres affaires, et sont même les seuls qualifiés pour le faire. Au fond, les universités étaient des corporations de métier dirigées pour et par les savants. On estimait que leur fonction première était de produire du savoir, immédiatement suivie par celle de former de nouvelles générations de chercheurs. À partir du XIXe siècle, elles ont aussi noué avec les gouvernements des accords tacites aux termes desquels elles s’engageaient à former les fonctionnaires (puis les bureaucrates d’entreprise) si, en échange, on leur fichait la paix. Or, nous explique Ginsberg, dans les années 1980, les administrateurs ont organisé un coup d’État. Ils ont arraché le contrôle de l’institution des mains du corps enseignant et l’ont orientée vers des buts totalement différents. Désormais, il est courant de voir les grands établissements publier des « documents de vision stratégique » qui évoquent à peine les connaissances et l’enseignement, mais s’étendent longuement sur l’« expérience des étudiants », l’« excellence de la recherche » (c’est-à-dire les subventions reçues), la collaboration avec les entreprises, avec le gouvernement, etc.
Le secteur de la finance, paradigme de la création de jobs à la con
Il se trouve que cette période est aussi celle qui a vu l’essor du capitalisme financier
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Les postes de larbin apparaissent au sein d’une organisation parce que, pour les détenteurs du pouvoir, les subalternes sont des insignes de grandeur. L’embauche de porte-flingue répond à une dynamique de surenchère (si vos rivaux engagent les services d’un cabinet d’avocats prestigieux, vous devez faire de même). Le besoin de rafistoleurs se fait sentir parce qu’on trouve parfois plus compliqué de régler un problème que de gérer ses conséquences. Les cocheurs de cases, dans les grosses structures, permettent la production d’une paperasse attestant que certaines mesures ont été prises, une certification souvent vue comme plus importante que les mesures elles-mêmes. Quant aux postes de petit chef, ils sont le corollaire de diverses formes d’autorité impersonnelle.
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pourquoi ne voit-on jamais s’exercer des pressions en sens contraire ? Pourquoi, alors que les entreprises aiment à se présenter comme rationnelles et efficaces, cette situation n’est pas plus souvent regardée comme un problème ? Je crois que tous les salariés du secteur FIRE qui génèrent, manipulent et détruisent de gigantesques sommes d’argent constituent un terrain d’étude idéal pour réfléchir à ces questions – d’autant plus que beaucoup d’entre eux ne voient dans le secteur tout entier qu’une vaste arnaque24.
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Elliot : J’ai travaillé pour un des « Big Four » [les quatre gros cabinets d’audit au niveau mondial]. Une grande banque nous avait missionnés pour prendre en charge les indemnisations des clients affectés par le scandale des PPI. Comme ma boîte était rémunérée au dossier et que nous, on était payés à l’heure, ils faisaient exprès de nous former de travers et de nous désorganiser pour que les tâches soient mal exécutées. Les systèmes et procédures étaient constamment révisés pour bouleverser nos habitudes, ce qui garantissait que personne ne fasse jamais le boulot correctement. Résultat : à chaque dossier, il fallait tout réapprendre, et de cette façon les contrats étaient reconduits.
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Elliot : Nos supérieurs étaient forcément au courant, mais ils ne le disaient jamais ouvertement. Parfois, dans un moment de relâchement, l’un d’eux sortait un truc comme : « On gagne notre croûte grâce à un tuyau qui fuit : est-ce qu’on doit le réparer ou le laisser fuir ? » (ou une image du même genre). La banque avait provisionné des sommes colossales pour indemniser les victimes des PPI.
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Dès que de très grosses sommes – plusieurs centaines de millions – sont bloquées en vue d’indemniser une catégorie de personnes, toute une bureaucratie doit se mettre en place pour identifier les plaignants, traiter les plaintes et répartir l’argent. Elle mobilise des milliers d’employés qui n’ont guère d’intérêt à distribuer convenablement le butin, puisque leur paye, au bout du compte, provient de la même manne. Qui voudrait tuer la poule aux œufs d’or ?
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Elliot : Tout cela était d’un cynisme stupéfiant. Pour moi, ce n’est ni plus ni moins qu’une forme de parasitisme. C’était aussi un boulot extrêmement difficile et stressant. Apparemment, un des volets de leur stratégie consistait à fixer des objectifs intenables et à les relever en permanence. Du coup, il y avait un fort turnover, de nouvelles personnes étaient embauchées sans cesse pour être mal formées à leur tour, le tout – j’imagine – pour fournir à la direction de bonnes raisons de demander aux clients une prolongation du contrat. C’était démoralisant, évidemment.
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Elliot : Si j’en crois des collègues d’autres entreprises, toute l’industrie des PPI est fondée sur ce principe. C’est aussi parce que seules de très grosses boîtes d’audit peuvent décrocher de tels contrats.
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Pour mémoire, le scandale des PPI (Payment Protection Insurance – assurances emprunteur) a éclaté au Royaume-Uni en 2006 : on a découvert que de nombreuses banques avaient vendu à leurs clients des polices d’assurance qu’ils n’avaient pas demandées et qui se révélaient extrêmement désavantageuses pour eux. Les tribunaux ayant ordonné le remboursement des sommes dans la majorité des cas, toute une nouvelle industrie s’est organisée autour de la gestion des réclamations PPI
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Plus les employés de base passaient de temps sur les dossiers, plus l’entreprise se remplissait les poches.
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au bout du bout, c’est le consommateur et contribuable qui raque. Tout ce que ces entreprises doivent apprendre à faire, c’est siphonner le fric.
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Morale de l’histoire : quand une compagnie à but lucratif se mêle de répartir un pactole, elle a tout intérêt à être le moins efficace possible. Or c’est précisément ce que fait le secteur FIRE : il crée de l’argent (en accordant des prêts), puis le fait circuler le long de circuits souvent très complexes, en prélevant sa part sur chaque transaction
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Bruce : Je travaille comme gestionnaire de fonds dans une banque de dépôt. Je n’ai jamais bien saisi ce que font les banques de dépôt. Ce que je veux dire, c’est que je comprends l’idée générale, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’elles représentent juste une couche comptable supplémentaire qui ne sert à rien. Il paraît qu’elles ont pour mission de défendre certains concepts, comme les actions et les obligations. Euh… comment elles font ça, exactement ? Ces concepts sont menacés par des hackers russes, peut-être ? Pour autant que je puisse en juger, tout le business des banques de dépôt n’est qu’une immense couillonnade.
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Cette confusion a aussi une autre cause : il règne dans les banques une atmosphère de peur, de stress et de paranoïa bien plus marquée qu’ailleurs. Une pression énorme s’exerce sur les salariés pour qu’ils s’abstiennent de poser trop de questions. Un banquier « dissident » m’a décrit par le menu les manigances des grandes banques : elles pratiquent un lobbying agressif auprès du gouvernement pour qu’il instaure des réglementations qui leur sont favorables, puis encouragent tacitement leurs employés à faire croire aux clients que toutes ces lois leur ont été imposées. Sous cette chape de plomb du mensonge, tenter de dire la vérité est à peu près aussi terrible que faire son coming out dans les années 1950.
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Le banquier anonyme conclut : « Il y a plein de gens qui ont lu votre article sur les jobs à la con et qui connaissent la réalité de notre secteur, mais ils sont paralysés par la peur de perdre leur boulot – moi compris. Du coup, on ne discute jamais ouvertement de ces sujets. On se ment à nous-mêmes, on ment à nos collègues et à nos familles. »
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Dans les institutions financières, beaucoup de salariés n’ont qu’une idée très floue de leur contribution à l’ensemble. Irene a travaillé pour plusieurs grosses banques d’affaires dans ce qu’on appelle l’« onboarding », le service chargé de s’assurer que les clients (en l’occurrence, il s’agissait de fonds de pension et de fonds de capital-investissement) respectent bien les réglementations gouvernementales. En théorie, toutes les transactions dans lesquelles s’engageait la banque devaient être expertisées. Mais la procédure était ouvertement biaisée, puisqu’elle était sous-traitée à des équipes douteuses basées aux Bermudes, à Maurice et dans les îles Caïmans (« là où les pots-de-vin ne coûtent pas cher »). Ces dernières, invariablement, concluaient que tout était en ordre. Comme un taux d’approbation de 100 % ne pouvait pas passer, il fallait mettre en place un édifice compliqué pour faire croire qu’on repérait quand même des problèmes de temps en temps. Le job d’Irene consistait à ratifier l’aval de ces vérificateurs extérieurs, puis à préparer les documents relatifs à la transaction, documents qu’un « comité de contrôle qualité » relisait en signalant consciencieusement les coquilles et autres erreurs mineures. Ensuite, chaque service communiquait son total de « recalés », et les chiffres étaient collationnés sous forme de tableau par la division des statistiques. Enfin, tout ce petit monde passait des heures en réunion à palabrer sur chaque cas :
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On retrouve là cette combinaison bien connue d’arnaque et de faux-semblant (puisque personne n’avait le droit de parler des sociétés véreuses des îles Caïmans) au sein d’un dispositif sciemment conçu pour être inintelligible à tous. Les managers à qui l’on refilait le bébé n’y comprenaient goutte, pour la bonne raison qu’il n’y avait rien à y comprendre : ce n’était qu’un absurde rituel
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Outre les phénomènes habituels observés dans des organisations verticales dédiées à des projets futiles – génération artificielle de stress et de tensions, hystérie autour des deadlines, relations sadomasochistes, silences apeurés –, une pression intense s’exerçait sur les employés pour qu’ils participent à divers cérémoniaux par lesquels l’entreprise tentait de prouver qu’elle se souciait d’eux.
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Les séminaires de pleine conscience étaient encore pires. Ils essayaient de réduire l’ineffable beauté et la sidérante tristesse de l’expérience humaine à la crudité d’actions physiques : respirer, manger et chier. Respirez en pleine conscience, mangez en pleine conscience, chiez en pleine conscience, et vous aurez une belle carrière.
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En somme, on vous interdit de prétendre que vos activités quotidiennes ne sont qu’une succession de rituels vides de sens, puis on vous oblige à assister à des séminaires où des gourous embauchés pour l’occasion vous serinent : « Tout ce que nous faisons n’est-il pas, au fond, une succession de rituels vides de sens ? »
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Simon : En restant prudent, j’estime que 80 % des 60 000 employés de la banque ne servaient à rien. Leur boulot pouvait être réalisé en totalité par des programmes informatiques, lesquels étaient de toute façon conçus pour effectuer ou reproduire des opérations débiles.
Le secteur de la finance, paradigme de la création de jobs à la con
Simon a fait de la « gestion du risque » pour plusieurs grandes banques internationales. Cela consiste essentiellement, explique-t-il, à analyser « leurs procédures internes afin d’identifier les problèmes ».
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Simon : Une fois, j’ai mis au point un programme qui résolvait un problème de sécurité crucial. Je suis allé le présenter à un cadre dirigeant qui a convié tous ses consultants à la réunion. Ils étaient vingt-cinq dans la salle. Ma présentation a déclenché une vive hostilité, et j’ai vite compris pourquoi : mon programme revenait à automatiser l’ensemble des tâches que tous ces gens étaient payés pour faire à la main. Ce n’est pas qu’ils y prenaient plaisir – c’était un boulot pénible, monotone, ennuyeux à mourir. Ce que je proposais aurait pourtant coûté l’équivalent de 5 % des salaires cumulés de ces vingt-cinq personnes. Mais ils n’ont rien voulu entendre. Dans cette boîte, j’ai repéré plein d’autres problèmes similaires et suggéré des solutions pour les régler, mais pas une seule de mes recommandations n’a été suivie d’effets. Pas étonnant : chaque fois, ma solution aurait fait perdre leur boulot à des gens qui n’étaient là que parce qu’ils conféraient un sentiment de puissance aux cadres à qui ils rendaient des comptes.
Le secteur de la finance, paradigme de la création de jobs à la con
selon l’analyse de Simon, une grande banque ne serait rien d’autre que cela : une nuée de bataillons féodaux qui rendent des comptes à leurs seigneurs respectifs26.
En quoi la féodalité managériale s’apparente à la féodalité classique, et en quoi elle s’en distingue
Le quintile supérieur grossit et s’enrichit, parce que la totalité de la valeur créée par les travailleurs des quintiles inférieurs, réellement productifs, est siphonnée par ceux d’en haut. Puisqu’elles dépouillent tout le reste de la population, les classes supérieures doivent s’entourer de toujours plus d’agents de sécurité pour protéger le pognon volé. Kevin Carson
En quoi la féodalité managériale s’apparente à la féodalité classique, et en quoi elle s’en distingue
la féodalité est fondamentalement un système de redistribution. D’un côté, paysans et artisans produisent des biens en toute autonomie. Les seigneurs, eux, siphonnent une part de cette production en vertu d’un ensemble complexe de règles juridiques et de traditions (le terme technique que l’on m’a appris à l’université est « prélèvement juridico-politique direct »27). Ensuite, ils entreprennent de redistribuer des portions de ce butin à leur propre personnel – larbins, guerriers, domestiques… Ils en renvoient aussi une faible partie aux paysans et artisans en organisant des banquets et des fêtes, ainsi qu’à travers des faveurs ou cadeaux occasionnels. Dans un tel dispositif, parler d’une sphère « politique » et d’une sphère « économique » séparées n’a guère de sens, puisque les biens sont prélevés par des moyens politiques et distribués pour des motifs politiques
En quoi la féodalité managériale s’apparente à la féodalité classique, et en quoi elle s’en distingue
ce n’est qu’avec les premiers frémissements du capitalisme industriel qu’on a commencé à concevoir l’« économie » comme un secteur d’activité humaine indépendant.
En quoi la féodalité managériale s’apparente à la féodalité classique, et en quoi elle s’en distingue
dans un système de type féodal, où les considérations politiques et économiques sont entremêlées, ce genre de comportement n’a rien d’aberrant. À l’image des vendeurs d’assurances emprunteur (les PPI), l’idée est de s’emparer d’un paquet de blé – qu’on le dérobe à des ennemis ou qu’on le prélève sur les roturiers au moyen de contributions, taxes, loyers et impôts de toutes sortes –, puis de le redistribuer. Ce faisant, on se crée un cortège de fidèles qui permet non seulement d’étaler son faste et sa magnificence aux yeux de tous, mais aussi de prodiguer un certain nombre de faveurs politiques – par exemple, en achetant les éventuels insatisfaits, en récompensant des alliés loyaux (les porte-flingue) ou en élaborant une classification compliquée d’honneurs et de titres pour lesquels les nobles de rang inférieur pourront se chamailler. Toute ressemblance avec le fonctionnement interne des grandes entreprises ne saurait être fortuite. Ces dernières ont en effet de moins en moins à voir avec la fabrication, la construction, la réparation ou l’entretien des choses, et de plus en plus avec les processus politiques par lesquels on s’approprie, on alloue et on répartit l’argent et les ressources.
En quoi la féodalité managériale s’apparente à la féodalité classique, et en quoi elle s’en distingue
Dans un système capitaliste au sens classique du terme, c’est la gestion de la production qui génère des profits. Les patrons engagent des employés pour fabriquer, construire, réparer ou entretenir des choses, et n’engrangent de bénéfices que si le total de leurs frais généraux – y compris ce qu’ils paient à leurs salariés et à leurs contractuels – est inférieur au revenu qu’ils perçoivent de leurs clients ou usagers. Dans ces conditions, cela ne rime effectivement à rien d’embaucher des travailleurs dont vous n’avez pas besoin.
En quoi la féodalité managériale s’apparente à la féodalité classique, et en quoi elle s’en distingue
Toutefois, un élément crucial distingue la féodalité médiévale de la version financiarisée actuelle : le principe de l’autogouvernance dans chaque secteur de production, que nous avons déjà évoqué. Au sein de la société féodale, dans n’importe quel métier reposant sur un savoir spécialisé – dentelier, charron, marchand ou même juriste –, les travailleurs géraient collectivement leurs propres affaires, avec une supervision extérieure minimale. Ils décidaient notamment qui était autorisé à intégrer la profession et comment seraient formés les nouveaux venus. Certes, les guildes et autres corporations comportaient souvent des hiérarchies internes complexes (pas aussi complexes qu’aujourd’hui, toutefois : ainsi, dans beaucoup d’universités médiévales, les étudiants élisaient leurs professeurs)
En quoi la féodalité managériale s’apparente à la féodalité classique, et en quoi elle s’en distingue
Le capitalisme industriel a bouleversé tout cela, avant que l’essor du « managérialisme », au XXe siècle, ne pousse le processus encore plus loin. Et la situation n’a fait qu’empirer avec le développement du capitalisme financiarisé. L’« efficacité » en est venue à se traduire par un transfert croissant de pouvoir aux gestionnaires, superviseurs et autres prétendus « experts de la rationalisation », privant les producteurs réels de toute autonomie29. Parallèlement, les couches de supérieurs hiérarchiques semblent se multiplier à l’infini.
En quoi la féodalité managériale s’apparente à la féodalité classique, et en quoi elle s’en distingue
Téléportons-nous brièvement dans les années 1950, 1960 ou même 1970. En ce temps-là, dans la majeure partie du monde industrialisé, un accord tacite voulait qu’une fraction des profits supplémentaires générés par une hausse de la productivité soit redistribuée aux travailleurs sous forme d’augmentations de salaire et d’avantages. Depuis les années 1980, ce n’est plus le cas, comme le raconte notre guide : Est-ce qu’on a vu la couleur de cet argent ? Non. Est-ce qu’ils l’ont investi pour embaucher davantage d’ouvriers, renouveler les équipements, développer la production ? Non plus. Qu’est-ce qu’ils en ont fait, alors ? Ils se sont mis à recruter de plus en plus de gens dans les bureaux. Quand je suis arrivé ici, il n’y avait que deux cadres : le patron et le type des ressources humaines. C’était comme ça depuis des années. Là, tout d’un coup, on a commencé à voir trois, quatre, bientôt sept gars en costume se balader dans l’usine. La boîte leur inventait des titres pour faire joli, mais tous passaient leur temps à se demander à quoi ils pourraient bien s’occuper.
En quoi la féodalité managériale s’apparente à la féodalité classique, et en quoi elle s’en distingue
Ce qu’on appelle parfois l’« entente keynésienne » – cet accord tacite qui liait travailleurs, employeurs et gouvernement pendant les Trente Glorieuses – prévoyait notamment que les améliorations de la productivité du travail se traduiraient par des augmentations de rémunération. La figure 7 confirme que c’est bien ce qui s’est passé. Les deux courbes n’ont commencé à diverger que dans les années 1970 : celle des rémunérations est demeurée globalement stable, tandis que celle de la productivité est montée en flèche.
En quoi la féodalité managériale s’apparente à la féodalité classique, et en quoi elle s’en distingue
Alors, que sont devenus les profits générés par ces hausses de productivité ? La réponse s’étale sous nos yeux tous les jours : une bonne partie est allée grossir la fortune du 1 % le plus riche – les investisseurs, les dirigeants et les échelons les plus élevés de la classe des professions intellectuelles et cadres sup31
En quoi la féodalité managériale s’apparente à la féodalité classique, et en quoi elle s’en distingue
Le « managérialisme » a donné naissance à une nouvelle forme de féodalité, une féodalité cachée dans laquelle les richesses et les positions sont allouées pour des motifs non pas économiques, mais politiques – ou plutôt dans laquelle il devient de jour en jour plus difficile de distinguer l’« économique » du « politique ». Le système féodal médiéval se caractérisait aussi par la construction de hiérarchies complexes pour les fonctionnaires et les nobles. En Europe, un souverain concédait des terres à un baron si ce dernier lui fournissait un certain nombre de chevaliers pour son armée. Le baron, à son tour, remettait une part de ces terres à un vassal local en vertu du même principe. Et ainsi de suite jusqu’aux châtelains. Ce processus de décentralisation est appelé « sous-inféodation ». Il est aussi responsable de l’infini raffinement des titres et des rangs que l’on trouve encore dans des pays comme l’Angleterre – ducs, comtes, vicomtes, etc.
Comment, dans les industries créatives, la féodalité managériale se manifeste par l’accumulation sans fin de strates organisationnelles intermédiaires
J’énonce donc le principe général suivant : dans tout système politico-économique fondé davantage sur l’appropriation et la distribution de biens que sur leur fabrication, leur transport ou leur entretien, la population chargée d’administrer la circulation des ressources entre le sommet et la base s’organisera en hiérarchies complexes à multiples étages (au moins trois, mais parfois dix, douze ou plus). Et son corollaire : au sein de ces hiérarchies, la frontière entre domestiques et subordonnés aura tendance à se brouiller, dans la mesure où la révérence à l’égard des supérieurs est souvent une composante essentielle de ces postes. Ainsi, les principaux acteurs du système seront à la fois seigneurs et vassaux.
Bref retour sur la question des trois niveaux de causalité
Le terme « féodalité » peut désigner des réalités très différentes, depuis le simple système économique fondé sur le paiement d’un tribut jusqu’à l’organisation spécifique qui prévalait en Europe du Nord pendant le haut Moyen Âge. Dans ce dernier cas, les terres étaient accordées en échange d’un service militaire, instaurant des relations de vassalité en apparence volontaires (hors d’Europe, ce système n’est attesté qu’au Japon). La plupart des autres empires d’Asie fonctionnaient comme des « royaumes de la prébende », pour reprendre l’expression de Max Weber : les seigneurs ou hauts fonctionnaires encaissaient les revenus d’un territoire donné, mais sans nécessairement l’occuper ni l’administrer directement. C’est une approche que les souverains européens ont tenté d’imposer à leur tour lorsqu’ils en avaient le pouvoir. On pourrait disséquer ces régimes à l’infini. Ce qui m’intéresse ici, c’est de montrer que, dans les systèmes où les producteurs primaires coexistaient avec des acteurs essentiellement chargés de faire circuler les biens produits, les seconds s’organisaient presque toujours en chaînes de commandement très élaborées. Un exemple éloquent est le royaume des Ganda, en Afrique de l’Est, au XIXe siècle. Comme le travail de la terre et la majeure partie de la production étaient effectués par les femmes, les hommes se retrouvaient soit titulaires d’un rang quelconque dans une hiérarchie très élaborée qui allait des chefs de village au roi, soit larbins ou domestiques de ces derniers. Au bout d’un moment, quand il y avait trop d’hommes inoccupés, les chefs déclenchaient des guerres ou alors – plus simple – en raflaient quelques milliers pour les massacrer. La meilleure synthèse récente sur la féodalité envisagée d’un point de vue marxiste est Wood, 2002 ; sur le royaume des Ganda, voir Ray, 1991
Comment, dans les industries créatives, la féodalité managériale se manifeste par l’accumulation sans fin de strates organisationnelles intermédiaires
les universités européennes auraient dépensé environ 1,4 milliard d’euros par an à préparer des demandes de subvention qui ont été rejetées – des sommes qui, évidemment, auraient pu servir à financer la recherche37.
Bref retour sur la question des trois niveaux de causalité
Le capitalisme de la grande entreprise – cette forme de capitalisme dans laquelle l’essentiel de la production est le fait de grosses compagnies organisées sur un mode bureaucratique – est apparu à la fin du XIXe siècle en Amérique et en Allemagne. Pendant la majeure partie du XXe siècle, les grandes sociétés industrielles sont restées largement indépendantes des intérêts de ce qu’on appelait alors la « haute finance », quand elles n’y étaient pas franchement hostiles. Les administrateurs d’une entreprise, que celle-ci fabrique des céréales de petit déjeuner ou des machines agricoles, se sentaient bien plus proches des ouvriers travaillant sur leurs chaînes de production que des spéculateurs et des investisseurs, ce que reflétaient d’ailleurs les organigrammes internes. La fusion entre le secteur de la finance et les classes dirigeantes, c’est-à-dire les échelons supérieurs des bureaucraties d’entreprise, ne s’est véritablement produite que dans les années 1970. Les PDG ont commencé à se rémunérer en stock-options, à passer d’une boîte à l’autre dans des secteurs d’activité n’ayant aucun rapport, à se vanter du nombre de salariés qu’ils avaient réussi à licencier. Le cercle vicieux était enclenché : puisque les travailleurs ne s’estimaient plus liés à leur entreprise par la loyauté, étant donné que celle-ci ne leur en témoignait aucune, il a fallu se mettre à les contrôler, à les administrer et à les surveiller de plus en plus près.
Bref retour sur la question des trois niveaux de causalité
Dans la mesure où l’existence des jobs à la con paraît défier la logique du capitalisme, il y a peut-être une explication élémentaire à leur prolifération : le système actuel n’est pas le capitalisme. En tout cas, il ne s’apparente à aucun des types de capitalisme décrits dans les œuvres d’Adam Smith, de Karl Marx, de Ludwig von Mises ou de Milton Friedman. C’est un système d’extraction de rente dont la logique interne – les « lois fondamentales », pour parler comme les marxistes – n’a plus grand-chose à voir avec le capitalisme, et où les impératifs économiques et politiques sont largement confondus. Sur bien des plans, il se rapproche de la féodalité médiévale classique – notamment par sa tendance à engendrer des hiérarchies interminables de seigneurs, vassaux et domestiques. En revanche, d’autres aspects l’en éloignent résolument – en particulier sa philosophie « managérialiste ». De plus, au lieu de remplacer totalement le capitalisme industriel à l’ancienne, il s’y superpose, et ces milliers de points de contact donnent naissance à autant de versions différentes. Au milieu d’une telle confusion, il n’est guère surprenant que les individus évoluant au cœur même du système ne sachent pas par quel bout le prendre.
Chapitre 6. Pourquoi notre société reste-t-elle sans réaction face à la généralisation des emplois inutiles ?
à ce jour, le fait que des millions de gens se rendent chaque matin au travail avec le sentiment de n’y servir à rien n’a semblé représenter un problème social pour personne. On n’entend pas d’hommes politiques dénoncer ce phénomène, on ne voit pas de chercheurs se réunir en colloque pour réfléchir aux causes de son expansion, on ne lit pas de tribunes d’opinion mettant en évidence ses répercussions sur le plan culturel, on n’assiste pas à l’émergence de mouvements protestataires appelant à son éradication. Bien au contraire : si tant est qu’ils interviennent sur le sujet, tous ces acteurs – la classe politique, les universitaires, les éditorialistes, les mouvements sociaux – le font généralement pour aggraver le problème, directement ou indirectement. Les conséquences sociales de cette situation à grande échelle sont encore plus extraordinaires. Nous avons vu que pas moins de la moitié du travail que nous effectuons pourrait être éliminée sans aucun effet significatif sur la productivité globale. S’il en est ainsi, pourquoi ne nous contentons-nous pas de répartir la fraction restante de telle manière que tout le monde puisse faire des journées de quatre heures ? Ou des semaines de quatre jours avec quatre mois de vacances par an ? Ou quelque autre aménagement sympathique de ce genre ? Pourquoi n’en profitons-nous pas pour mettre à l’arrêt la machine à travailler mondiale ? (Déjà, ce serait probablement l’un des moyens les plus efficaces pour stopper le réchauffement climatique.)
Chapitre 6. Pourquoi notre société reste-t-elle sans réaction face à la généralisation des emplois inutiles ?
Nous pourrions tous aujourd’hui ne travailler que quinze ou vingt heures par semaine. Sauf que, pour quelque obscure raison, notre société a fait un autre choix. Nous avons décidé collectivement qu’il valait mieux affecter des millions de gens, pendant des années entières, à des tâches à la con, comme rentrer des chiffres dans des tableurs ou préparer des cartes mentales pour des réunions marketing, plutôt que de les laisser libres d’apprendre le tricot, de jouer avec leur chien, de monter un groupe de rock expérimental, de tester de nouvelles recettes ou de traîner dans les cafés à refaire le monde et à cancaner sur les amours polygames de leurs potes.
Chapitre 6. Pourquoi notre société reste-t-elle sans réaction face à la généralisation des emplois inutiles ?
Il y a un moyen très simple de comprendre pourquoi c’est la première option qui a été retenue. Avez-vous jamais lu dans la grande presse un billet d’opinion sur le thème : il y a des gens qui travaillent trop dur et qui feraient bien de ralentir ? Non, évidemment. En revanche, il n’y a qu’à se baisser pour trouver des articles stigmatisant certaines catégories (les jeunes, les pauvres, les bénéficiaires d’une aide sociale quelconque, une nationalité ou un groupe ethnique spécifiques1), les traitant de feignants ou de nantis, les accusant de ne pas avoir la niaque et d’être incapables de gagner leur vie. Internet en est jonché. Rappelez-vous la colère de Rachel au chapitre 4 : « C’est vrai, quoi, merde ! Vous ne pouvez pas passer deux minutes sur Facebook sans tomber sur un post moralisateur comme quoi on se croirait tout permis et ça nous ferait mal aux fesses de bosser ne serait-ce qu’une journée ! » Dès qu’une crise survient – cela inclut les crises écologiques ‒, on entend des appels au sacrifice collectif. Et ce sacrifice semble toujours consister à travailler davantage, alors même qu’une réduction massive du nombre d’heures travaillées, on l’a vu, est sans conteste ce qu’il y aurait de plus rapide et de plus facile à mettre en œuvre pour sauver la planète.
Chapitre 6. Pourquoi notre société reste-t-elle sans réaction face à la généralisation des emplois inutiles ?
Les éditorialistes sont les moralistes de notre temps. Ils sont un peu l’équivalent laïc des prédicateurs. Lorsqu’ils s’expriment à propos du travail, leurs arguments reflètent une tradition théologique très ancienne qui voit ce dernier comme un devoir sacré, un malheur autant qu’une bénédiction, tandis que les hommes seraient d’incurables pécheurs, des paresseux qui ne manqueront jamais d’essayer de se dérober à l’effort s’ils le peuvent
Chapitre 6. Pourquoi notre société reste-t-elle sans réaction face à la généralisation des emplois inutiles ?
L’économie elle-même est née sur le socle de la philosophie morale (la discipline qu’enseignait Adam Smith), laquelle était, à l’origine, une branche de la théologie. Ainsi, de nombreux concepts économiques plongent directement leurs racines dans la doctrine religieuse, et les controverses autour de la notion de valeur sont toujours plus ou moins teintées de religion.
Chapitre 6. Pourquoi notre société reste-t-elle sans réaction face à la généralisation des emplois inutiles ?
Certaines idées sur le travail qui relevaient au départ de la sphère théologique sont désormais si universellement admises qu’il est devenu tout bonnement impossible de les mettre en doute. Si vous espérez être pris au sérieux dans le débat public, ne contestez jamais que tous ceux qui bossent très dur sont dignes d’admiration (indépendamment de la nature de leur activité). Ne cherchez pas non plus à nier qu’une personne qui tente d’esquiver le boulot est foncièrement méprisable. Si quelqu’un déclare : « Telle politique permet de créer des emplois », et que vous rétorquiez : « Peut-être, mais je pense qu’il y a des emplois qu’il serait préférable de ne pas créer », ce sera considéré comme inadmissible. (Je le sais, parce qu’il m’est arrivé de le faire face à des mordus de politique, juste pour le plaisir d’observer leur mine outrée.) Aventurez-vous à énoncer une seule de ces affirmations, et tout ce que vous pourrez dire par la suite sera automatiquement discrédité, comme le seraient les divagations d’un provocateur, d’un clown ou d’un fou.
Chapitre 6. Pourquoi notre société reste-t-elle sans réaction face à la généralisation des emplois inutiles ?
Les moralistes réussissent donc à nous convaincre qu’il ne faut surtout pas faire d’esclandre si les jobs à la con se multiplient comme des petits pains (l’idée communément admise étant que tout travail, quel qu’il soit, est un devoir sacré, par conséquent forcément préférable à pas de travail du tout). Et pourtant, nos critères sont bien différents lorsqu’il s’agit de notre propre emploi. Nous voulons qu’il poursuive un but ou qu’il ait un sens, et découvrir que ce n’est pas le cas nous décourage profondément
De l’impossibilité de développer une mesure absolue de la valeur
les individus perçoivent bien la valeur sociale de leur travail. Mais nous vivons dans une société où celle-ci, en règle générale, est inversement proportionnelle à la valeur économique (plus mon travail bénéficie aux autres, moins je suis susceptible d’être payé pour le faire). Et, pire encore, il est largement admis que cette situation est moralement juste. Aux yeux de beaucoup, c’est ainsi que les choses doivent être : il faut récompenser les comportements inutiles, voire destructeurs, et punir les gens qui, par leur dur labeur quotidien, rendent le monde meilleur. C’est un raisonnement d’une incroyable perversité, et il va nous falloir fournir quelques efforts pour comprendre comment il a pu apparaître, puis se répandre.
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Les économistes mesurent la valeur en fonction de ce qu’ils appellent l’« utilité2 » : il s’agit du degré auquel un bien ou un service est utile pour satisfaire un désir ou un besoin. Beaucoup de gens procèdent de la même manière pour évaluer leur propre emploi. Ce que je fournis au public lui est-il d’une quelconque utilité ? Parfois, la réponse tombe sous le sens. Construire un pont paraît valoir la peine si l’on anticipe que des personnes seront désireuses de gagner l’autre rive. À l’inverse, des ouvriers trimant pour bâtir un pont que personne n’empruntera jamais – à l’image des célèbres « ponts vers nulle part » que commanditent parfois les responsables politiques locaux aux États-Unis pour attirer les fonds fédéraux dans leur circonscription – risquent fort de conclure qu’ils ont un job à la con.
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Seulement voilà : le concept d’utilité soulève une difficulté évidente. Dire qu’une chose est « utile », c’est dire qu’elle constitue un moyen efficace pour acquérir une autre chose, ni plus ni moins. Mettons que vous achetiez une robe. Elle vous est certes « utile » dans la mesure où elle vous protège contre les éléments et vous évite de contrevenir aux lois qui interdisent de déambuler nu sur la voie publique. Mais, au-delà, elle l’est parce qu’elle vous rend jolie ou vous donne l’impression de l’être. Or pourquoi telle robe aurait-elle cette faculté, et pas telle autre ? En général, les économistes répondent : c’est une histoire de goût, c’est pas notre rayon.
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Le problème, c’est que toute question relative à l’utilité, quand on remonte le fil, débouche sur ce type d’impasse. Y compris pour un truc aussi banal qu’un pont. D’accord, un pont permet de franchir plus facilement la rivière. Mais pourquoi les gens veulent-ils passer de l’autre côté ? Pour s’occuper d’un parent âgé ? Pour aller jouer au bowling ? Même en admettant que ce soit juste pour se rendre au supermarché : on ne fait pas ses courses uniquement pour maintenir son corps en état de marche. Ce faisant, on peut aussi exprimer ses goûts personnels, perpétuer une tradition culturelle ou familiale, se procurer de quoi organiser une soirée bien arrosée avec les copains, ou de quoi célébrer une fête religieuse. Rien de tout cela n’entre vraiment dans la catégorie des « besoins ». Depuis la nuit des temps – et c’est toujours vrai dans la plupart des régions du monde –, si les pauvres se croient obligés d’emprunter de l’argent à des usuriers et se retrouvent criblés de dettes, c’est parce qu’ils veulent offrir un enterrement convenable à leurs parents ou un mariage convenable à leurs enfants. Ont-ils « besoin » de faire cela ? De toute évidence, eux sont convaincus que oui. Et puisqu’il n’existe pas de définition scientifique de ce qu’est un « besoin humain » – au-delà des exigences caloriques et nutritionnelles minimales pour rester en vie et d’une poignée d’autres facteurs physiques ‒, ces questions restent nécessairement de l’ordre du subjectif. Dans une large mesure, les besoins d’une personne se résument à ce que les autres attendent d’elle
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La plupart des économistes en concluent que porter un jugement sur ce qu’un individu devrait vouloir n’a pas de sens. Autant admettre qu’il veut ce qu’il veut, puis se demander s’il entreprend de satisfaire efficacement (« rationnellement ») ce désir. Bien des travailleurs semblent souscrire à cette vision. Au cours de mon enquête, j’ai entendu quantité de gens déclarer que leur boulot ne servait à rien, mais personne n’a dit : « Franchement, qui a besoin d’une paire de chaussettes à 200 dollars ? » Ni : « Je fabrique des perches à selfie. Ces trucs-là sont complètement débiles, personne ne devrait acheter des conneries pareilles. »
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Dans la plupart des cas, pour tenter de déterminer la valeur sociale de leur job, les salariés adoptent une position proche de celle de Tom, l’artiste d’effets spéciaux dont nous avons fait la connaissance au chapitre 2 : « Pour moi, un boulot a une valeur dès lors qu’il satisfait un besoin préexistant, ou qu’il crée un produit ou un service auquel les gens n’avaient pas pensé et qui, d’une manière ou d’une autre, va améliorer ou embellir leur vie. » Tom oppose cette définition à ce qu’il appelle son « travail d’embellissement » – manipuler des photos de célébrités pour faire en sorte que le public se sente moche et pouvoir ensuite lui vendre des remèdes bidon.
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Rupert, l’employé de banque qui affirme que « le secteur bancaire tout entier est du pipeau, vu qu’il ne crée aucune valeur », et que la finance ne consiste qu’à « s’approprier le fruit du travail d’autrui à travers [les] activités de prêt », se réfère à la théorie de la valeur-travail. Née dans l’Europe du Moyen Âge, celle-ci repose sur une hypothèse centrale : la valeur réelle d’un bien, c’est le travail qui a été accompli pour le créer. Quand on achète un pain, on paie en réalité pour l’effort humain qu’il a fallu déployer pour faire pousser le blé, cuire la pâte, emballer et transporter les miches, etc. Comment expliquer que certains pains soient plus chers que d’autres ? Cela peut être parce que leur fabrication ou leur transport a demandé plus de travail. Ou alors nous estimons qu’une part de ce travail est d’une qualité supérieure – qu’elle requiert davantage d’habileté, de talent, de peine – et, par conséquent, nous sommes disposés à payer plus cher pour le produit qui en résulte. De la même façon, quand vous escroquez quelqu’un pour lui soutirer ses richesses – et Rupert ne pensait pas faire autre chose dans sa grande banque d’affaires ‒, vous volez bien le travail réel, productif, qui a servi à créer ces richesses.
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l’existence même des jobs à la con met au défi la théorie de la valeur-travail, quelque forme qu’elle prenne. Évidemment, dire que toute valeur découle du travail3, ce n’est pas la même chose que de dire que tout travail produit de la valeur. Rupert reconnaît que la plupart des employés de banque sont loin de se tourner les pouces, et même que beaucoup travaillent très dur ; seulement, tout ce que produisent leurs efforts, à ses yeux, ce sont des stratagèmes visant à accaparer les fruits du vrai labeur accompli par d’autres. Notre problème reste donc entier : comment distinguer le vrai travail, créateur de valeur, de son opposé ? Quand on vous coupe les cheveux, on vous rend un précieux service ; alors, pourquoi n’est-ce pas le cas quand on vous conseille pour la gestion de votre portefeuille d’actions ?
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De fait, la conception qui prévaut chez les économistes contemporains, c’est que ce sentiment d’imposture n’a tout simplement pas lieu d’être, puisque la valeur, en dernière analyse, est subjective. Nous devrions tous suspendre notre jugement et agir en faisant l’hypothèse que, dès lors qu’un marché existe pour un bien ou un service donné (services financiers compris), ce bien ou ce service a forcément une valeur pour quelqu’un. Et c’est tout ce qu’on a besoin de savoir.
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Nous avons vu que, jusqu’à un certain point, beaucoup de travailleurs paraissent adhérer à ce principe, du moins tant qu’il est question des goûts et inclinations du public en général. En revanche, leur propre expérience professionnelle tend à contredire de manière flagrante l’idée d’une infaillibilité des marchés dans la détermination de la valeur. Car n’oublions pas qu’il y a aussi un marché de la main-d’œuvre. Si les marchés avaient toujours raison, une fille payée 40 000 dollars par an pour jouer en réseau et chatter sur WhatsApp toute la journée devrait admettre que, ce faisant, elle fournit à son entreprise un service qui vaut effectivement 40 000 dollars. De toute évidence, ce n’est pas le cas. Conclusion : les marchés peuvent se tromper, et lourdement.
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Donc, avoir un job à la con – ou avoir quelqu’un dans son entourage qui en occupe un – suffit à convaincre que le marché n’est pas le juge infaillible de la valeur. Le problème, c’est qu’un tel juge n’existe pas
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Les questions relatives à la valeur comportent toujours une part d’ombre
Sur l’idée très largement admise d’une valeur sociale qui serait distincte de la valeur économique, même si elle reste difficile à définir avec précision
Le bon sens qui prévaut implicitement dans notre société, s’il fallait le résumer à ce stade, serait sans doute une synthèse de la position de Tom et de celle de Rupert : un bien ou un service n’a de valeur authentique que s’il satisfait une demande ou améliore la vie des gens ; il n’en a pas s’il vise uniquement à créer une demande – que ce soit en vous faisant vous sentir gros et moche, ou en vous poussant à vous endetter pour pouvoir ensuite vous accabler d’intérêts.
Sur l’idée très largement admise d’une valeur sociale qui serait distincte de la valeur économique, même si elle reste difficile à définir avec précision
Les économistes soutiennent par exemple que le prix d’un bien va toujours finir par osciller autour de sa valeur de marché réelle, puisque la valeur n’est rien d’autre, au bout du compte, que l’utilité. (Et l’aspect purement circulaire de ce raisonnement ne paraît pas les gêner le moins du monde.) On trouve chez les marxistes et autres anticapitalistes des positions encore plus extrêmes, comme celle-ci : le capitalisme étant un système total, quiconque pense agir en dehors de lui ou poursuivre des valeurs autres que celles qu’il crée ne fait que se bercer d’illusions.
Sur l’idée très largement admise d’une valeur sociale qui serait distincte de la valeur économique, même si elle reste difficile à définir avec précision
Le travail productif est celui qui crée une plus-value (quelle qu’elle soit) que les capitalistes accapareront sous forme de profits. Tout le reste constitue, au mieux, un travail « reproductif », celui qui, à l’image du travail ménager ou éducatif (exemples systématiquement cités), consiste dans les tâches de second ordre permettant de maintenir en vie les travailleurs existants et d’en élever de nouvelles générations, bientôt capables de se charger du travail « réel » à leur tour, autrement dit d’être exploitées5.
Sur l’idée très largement admise d’une valeur sociale qui serait distincte de la valeur économique, même si elle reste difficile à définir avec précision
Le capitalisme n’est pas un système unique et totalisant qui modèlerait notre existence dans tous ses aspects. Sans doute même cela ne rime-t-il à rien de parler du « capitalisme » comme d’un ensemble d’idées abstraites qui se seraient concrétisées, on ne sait trop comment, au sein des usines et des bureaux (rappelons d’ailleurs que Marx n’en a jamais parlé ainsi). Le monde est beaucoup plus complexe et désordonné que cela. Historiquement, les usines et les bureaux sont apparus bien avant qu’on sache exactement comment les nommer, et, à ce jour, ils sont régis par des principes et des objectifs aussi multiples que contradictoires. Quant à la valeur, elle est un sujet de débat politique permanent, et personne n’est tout à fait sûr de savoir ce qu’elle recouvre.
Sur l’idée très largement admise d’une valeur sociale qui serait distincte de la valeur économique, même si elle reste difficile à définir avec précision
la valeur de marché d’un bien réside justement dans sa capacité à être comparé à (donc échangé contre) un autre bien.
Sur l’idée très largement admise d’une valeur sociale qui serait distincte de la valeur économique, même si elle reste difficile à définir avec précision
c’est précisément ce qui fait défaut dans le domaine des valeurs. Certes, on peut soutenir qu’une œuvre d’art est plus belle qu’une autre, ou un religieux plus pieux qu’un autre. Mais il serait incongru de dire que tel moine est cinq fois plus pieux que son voisin, ou que ce Rembrandt est deux fois plus beau que ce Monet6. Et encore plus absurde d’essayer d’inventer une formule mathématique qui permettrait de calculer à la décimale près combien il est légitime de négliger sa famille par amour de l’art, par exemple, ou de violer la loi au nom de la justice sociale. Bien sûr, nous faisons tous quotidiennement ce type d’arbitrage, mais, par définition, ce sont des décisions non quantifiables. À vrai dire, on pourrait aller jusqu’à affirmer que c’est là que réside toute leur valeur. De même que les biens de consommation ont une valeur économique parce qu’ils peuvent être comparés à d’autres biens avec exactitude, les valeurs sont précieuses parce qu’elles ne peuvent être comparées à rien d’autre. C’est ce qui rend chacune d’elles unique et incommensurable – en un mot, inestimable.
Sur l’idée très largement admise d’une valeur sociale qui serait distincte de la valeur économique, même si elle reste difficile à définir avec précision
L’invention des pièces de monnaie a permis la création de marchés où des individus qui ne se connaissaient pas pouvaient interagir en ayant pour seule ligne de mire leur avantage matériel. Toutes les régions du monde où ces marchés au comptant ont émergé, de la Chine à l’Inde en passant par le bassin méditerranéen, ont vu naître peu de temps après des religions universalistes qui insistaient sur la futilité des biens terrestres, exhortant les fidèles à donner l’ensemble de leurs possessions aux œuvres de charité.
Sur l’idée très largement admise d’une valeur sociale qui serait distincte de la valeur économique, même si elle reste difficile à définir avec précision
ce n’est pas comme s’il existait dans la vie réelle une sphère « économie » où les gens ne penseraient qu’à l’argent et à leur propre intérêt matériel, opposée à une série d’autres sphères (la politique, la religion, la famille, etc.) où ils se comporteraient de manière diamétralement opposée. Les véritables motivations sont toujours mêlées, au point que, jusqu’à une époque récente, personne n’aurait songé à opérer de telles distinctions. L’idée d’un pur intérêt égoïste aurait paru aussi saugrenue que celle d’un pur altruisme désintéressé
Sur l’idée très largement admise d’une valeur sociale qui serait distincte de la valeur économique, même si elle reste difficile à définir avec précision
Mais aucune tentative pour ériger une barrière étanche entre égoïsme matériel et idéalisme désintéressé, entre valeur et valeurs, n’a jamais été couronnée de succès. Il y a toujours des fuites – qui, soulignons-le, vont dans les deux sens. Il n’est pas rare de découvrir que des artistes, des poètes, des prêtres ou des hommes d’État recherchent secrètement certains avantages pécuniaires, voire poursuivent des desseins encore moins avouables. Mais on voit souvent aussi des entrepreneurs mettre en avant leur honneur et leur intégrité, et des travailleurs se rendre malades à l’idée qu’ils n’apportent aucun bienfait au monde.
Sur l’idée très largement admise d’une valeur sociale qui serait distincte de la valeur économique, même si elle reste difficile à définir avec précision
À n’en pas douter, tous ceux qui m’ont écrit en s’interrogeant sur la signification profonde de leur job sont habités par ce type de réflexion. En général, lorsqu’ils parlent d’un boulot « qui a du sens », ils veulent dire « qui rend service ». Et, dans leur bouche, un boulot « qui a de la valeur » est synonyme de « bénéfique aux autres ».
De la relation inversement proportionnelle entre la valeur sociale d’un travail et la rémunération que l’on peut espérer en retirer
Les partisans du mouvement – en particulier ceux qui ne pouvaient exprimer leur soutien que lors des manifs et sur le Web, parce que leur travail ne leur laissait pas le temps de traîner beaucoup sur les campements – se plaignaient souvent en ces termes : « Moi, je voulais faire quelque chose d’utile de ma vie. Je rêvais d’avoir un boulot qui aurait un impact positif sur les autres, ou au moins qui ne ferait de mal à personne. Mais, dans le système actuel, si vous choisissez de vous consacrer aux autres, vous serez condamné à être tellement sous-payé et endetté que vous ne pourrez pas subvenir aux besoins de votre propre famille. » Ils en concevaient une rage profonde et tenace9. En mon for intérieur, j’ai commencé à appeler cela « la révolte des classes aidantes ».
De la relation inversement proportionnelle entre la valeur sociale d’un travail et la rémunération que l’on peut espérer en retirer
imaginer les conséquences qu’entraînerait la disparition pure et simple de certaines catégories de travailleurs. Prenons le temps d’envisager plusieurs cas de figure. Si nous nous réveillions un beau matin pour découvrir que tous les infirmiers, éboueurs ou mécaniciens avaient été téléportés dans une autre dimension, ce serait une véritable catastrophe – et ça marche aussi avec les chauffeurs de bus, les employés de supermarché, les pompiers, les cuistots… Si les instituteurs d’école primaire s’évaporaient du jour au lendemain, nul doute que les écoliers commenceraient par fêter ça, mais les effets à long terme seraient encore plus dévastateurs.
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Déplaçons-nous sur un autre terrain. Il est évident que l’on peut débattre des mérites respectifs du death metal et de la musique klezmer, ou des romans à l’eau de rose et de la SF ; mais on ne saurait nier que l’extinction soudaine d’un genre particulier d’écrivains, d’artistes ou de musiciens, tout en faisant le ravissement de certains – ou en les laissant indifférents ‒, sera vécue comme un événement tragique par d’autres, pour qui le monde deviendra brusquement un endroit lugubre et déprimant10. Maintenant, oseriez-vous en dire autant des directeurs de fonds spéculatif, des conseillers en communication politique, des gourous du marketing, des lobbyistes, des avocats d’affaires ou des types dont le boulot est de s’excuser parce que le menuisier n’est toujours pas venu ?
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Et pourtant, c’est justement dans ces bureaux que se trouvent les plus gros salaires. À vrai dire, il n’est pas rare de voir des postes très haut placés et prétendument essentiels rester inoccupés pendant des mois, voire plus, sans que cela produise d’effets notables, y compris à l’intérieur même de l’organisation. Ces dernières années, la Belgique a traversé une série de crises constitutionnelles qui l’ont temporairement privée de gouvernement : pas de Premier ministre, pas de portefeuille de la santé, des transports, de l’éducation… Bien que ces périodes de vacance du pouvoir aient parfois été exceptionnellement longues – le record s’établit pour l’instant à 541 jours –, on n’a noté aucun impact négatif sur la santé, les transports ni l’éducation. On peut certes penser que, si cela se prolongeait pendant des décennies, cela finirait par avoir des répercussions. Mais il est difficile de dire lesquelles, et même de décider si les effets positifs ne l’emporteraient pas, finalement, sur les effets négatifs11.
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Comme le raconte Rutger Bregman, l’Irlande a connu en 1970 une grève des banques longue de six mois. Alors que ses organisateurs anticipaient un blocage total de l’économie, les choses ont pris un tour bien différent. Non seulement les gens ont continué à faire des chèques – lesquels se sont mis à circuler en guise de monnaie, en quelque sorte ‒, mais tout le monde a poursuivi ses activités de manière à peu près inchangée. Deux ans plus tôt, à New York, il n’avait pas fallu plus de dix jours de grève des éboueurs pour que la municipalité accède à leurs revendications : la ville était devenue invivable13.
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si ce n’était qu’un problème d’offre et de demande, pourquoi y aurait-il un tel écart de rémunération entre les infirmières et les avocats d’affaires, alors que les États-Unis connaissent une grave pénurie d’infirmières qualifiées, mais ne savent que faire de leurs diplômés de fac de droit19 ? Quelles que soient les explications – pour ma part, je pense que le pouvoir et la loyauté de classe ont beaucoup à voir là-dedans ‒, le plus dérangeant me paraît être le fait que tant de gens considèrent cette situation comme l’ordre légitime des choses. Ils estiment, à l’image des stoïciens de l’Antiquité, que « toutes les vertus portent leur récompense en elles-mêmes ». Ce sont des arguments que l’on entend depuis bien longtemps au sujet des enseignants de primaire ou de collège : il ne faut pas trop les payer, en tout cas pas autant que les avocats ou les cadres, car qui voudrait voir éduquer ses enfants par des personnes motivées par l’argent ? À la limite, ce raisonnement serait recevable s’il était appliqué avec cohérence. Ce n’est évidemment pas le cas : dit-on cela des médecins ?
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ceux qui décident d’être bénéfiques à la société – a fortiori s’ils ont conscience de l’être effectivement, ce qui est gratifiant en soi – ne sont aucunement légitimes à réclamer, en sus, des salaires de bourgeois, des congés payés et des retraites confortables. Symétriquement, ceux qui savent parfaitement qu’ils font un boulot absurde, voire nuisible, juste pour l’argent, et qui en souffrent, devraient être récompensés par un plus gros magot justement pour ce motif. C’est un schéma de pensée omniprésent au niveau politique. Prenons l’exemple du Royaume-Uni. En l’espace de huit années d’« austérité », presque toutes les catégories d’agents publics dont le travail bénéficie directement et indiscutablement à la population – infirmières, chauffeurs de bus, guichetiers de gare, personnel des urgences – ont subi des baisses de salaire, au point qu’on trouve des infirmières à plein temps qui vivent des banques alimentaires. Pour le parti au pouvoir, cette politique était un réel motif de fierté, certains de ses parlementaires allant jusqu’à pousser des hourras collectifs au moment de voter contre des propositions de loi qui prévoyaient des augmentations de salaire pour les personnels hospitaliers ou les policiers. On sait que ce parti, au même moment, regardait avec beaucoup d’indulgence la montée en flèche des salaires de ces banquiers de la City qui, quelques années plus tôt, avaient mené l’économie mondiale au bord de l’effondrement. Malgré tout cela, son gouvernement est resté extrêmement populaire. C’est à croire que, de l’avis général, le sacrifice collectif pour le bien commun doit incomber de manière écrasante à ceux qui, par leur choix de carrière, s’y sacrifient déjà – ou qui ont simplement la satisfaction de savoir que leur travail est utile et productif.
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Ce raisonnement ne peut tenir debout qu’à une seule condition : si l’on pose au préalable que le travail, plus spécifiquement le travail rémunéré, constitue une valeur en soi – ce qui incite à considérer comme secondaires (au mieux) les autres facteurs, à savoir les motivations d’une personne pour accepter un job et les effets de celui-ci sur la société
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À l’évidence, la majorité des gens semblent admettre non seulement que le travail est une bonne chose, mais que, plus encore, ne pas travailler, c’est très mal. Si vous n’avez pas un job qui ne vous procure aucun plaisir et dans lequel vous bossez plus que vous ne le souhaiteriez, vous n’êtes qu’un pique-assiette, un feignant, un méprisable parasite, indigne de la compassion de vos pairs et de l’aide publique. C’est un sentiment auquel font écho aussi bien les politiciens conservateurs quand ils dénoncent les tire-au-flanc et les « welfare queens21 » que les progressistes lorsqu’ils s’élèvent contre les souffrances de « ceux qui travaillent dur » (et que fait-on de ceux qui ne travaillent qu’avec modération ?). Le plus incroyable, c’est que ces valeurs s’appliquent désormais au sommet de la pyramide sociale. Avez-vous remarqué qu’on n’entend presque plus parler des « riches oisifs » ? Ce n’est pas parce qu’ils ont disparu ; c’est parce que leur oisiveté n’est plus glorifiée. Pendant la Grande Dépression, les pauvres se divertissaient en allant voir des films qui leur narraient les escapades romantiques de play-boys millionnaires. Aujourd’hui, ils se délectent plutôt des aventures d’héroïques PDG workaholics22. C’est aussi sur ce ton que la presse britannique parle des membres de la famille royale, lesquels, apprend-on, consacrent tant d’heures à la préparation et à l’accomplissement de leurs fonctions officielles qu’il leur reste à peine le temps d’avoir une vie privée.
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Cette moralité du « travail comme fin en soi » est évoquée dans de nombreux témoignages, par exemple celui de Clement. Clement a occupé ce qu’il décrit comme « un job à la con dans le service de gestion des financements externes d’une université publique du Midwest ». Pendant ses heures creuses – c’est-à-dire la plupart du temps ‒, il surfait longuement sur le Web pour glaner des infos sur les points de vue politiques alternatifs. Jusqu’au jour où il a découvert que la majeure partie des fonds transitant par son service étaient étroitement liés à la guerre menée par les États-Unis en Irak et en Afghanistan. Il a alors démissionné pour aller travailler à la municipalité, à la grande consternation de ses collègues. C’était un poste beaucoup moins bien payé, le boulot y était plus difficile, mais il était « un minimum intéressant et utile à l’humanité ». Ce qui frappait Clement dans son ancien job, c’était le fait que tous ses collègues se croyaient obligés, les uns devant les autres, de faire semblant d’être accablés de travail. Pourtant, personne n’ignorait qu’il n’y avait quasiment rien à faire
De la relation inversement proportionnelle entre la valeur sociale d’un travail et la rémunération que l’on peut espérer en retirer
C’est comme un réflexe, un principe fondateur des relations sociales. Si vous ne vous détruisez pas mentalement et physiquement dans un job salarié, vous ne vivez pas comme il faut. Et qu’on n’essaie pas de nous faire croire qu’on se sacrifie pour nos gamins : on ne les voit jamais, on passe toute notre putain de journée au boulot !
De la relation inversement proportionnelle entre la valeur sociale d’un travail et la rémunération que l’on peut espérer en retirer
Que conclure de ces réflexions ? Si le travail tire une partie de sa valeur du fait qu’il est quelque chose qu’on n’a « pas envie de faire », alors, symétriquement, ce que l’on a « envie de faire » doit relever davantage du jeu ou du hobby. En d’autres termes, toute activité à laquelle on est susceptible d’avoir envie de consacrer son temps libre ne mérite aucune récompense matérielle, y compris pécuniaire.
De la relation inversement proportionnelle entre la valeur sociale d’un travail et la rémunération que l’on peut espérer en retirer
Pour Graeber, les jobs à la con sont porteurs d’un impératif moral : « Si vous n’êtes pas occupé en permanence à quelque chose – et peu importe ce que c’est ‒, vous n’êtes pas quelqu’un de bien. » Or le revers de cette logique semble être : si l’activité X est quelque chose à quoi vous prenez réellement plaisir, qui a pour vous une valeur et une signification, qui comporte une récompense intrinsèque, vous avez tort de vouloir être (bien) payé pour vous y livrer ; vous devriez le faire gratuitement, même (et particulièrement) si, en cela, vous permettez à d’autres de réaliser des profits. En résumé : on va faire notre beurre grâce à vous pendant que vous ferez ce que vous aimez (gratuitement), mais on va vous garder sous contrôle en nous assurant que vous soyez obligés de gagner votre vie en faisant ce que vous détestez.
À propos des fondements théologiques de notre conception du travail
Nous pouvons définir le travail comme tout effort de l’esprit ou du corps entrepris avec un objectif différent que le plaisir directement tiré de ce travail. Alfred Marshall, Principes d’économie politique, 1890
À propos des fondements théologiques de notre conception du travail
Qu’est-ce que le « travail » ? En règle générale, on en fait l’opposé du jeu, ce dernier étant décrit comme ce à quoi l’on s’adonne sans autre raison, juste pour le plaisir. Le travail, lui, est une activité (généralement pénible et répétitive) à laquelle on ne se livre pas pour elle-même – ou alors, pas pour très longtemps ‒, mais afin d’atteindre un autre objectif (se procurer à manger, édifier un mausolée…).
À propos des fondements théologiques de notre conception du travail
Le récit biblique du jardin d’Éden, tout comme le mythe de Prométhée, considère que l’obligation de travailler a été imposée aux hommes pour les punir d’avoir défié le Dieu créateur. En même temps, ces deux textes voient dans le labeur humain une sorte de concrétisation, à une échelle plus modeste, du pouvoir divin de création. En effet, ne nous permet-il pas de produire notre nourriture, de fabriquer nos vêtements, de construire nos cités – en somme, de bâtir notre propre univers matériel ?
À propos des fondements théologiques de notre conception du travail
D’aucuns pourront dire que ce n’est là qu’une traduction poétique des deux composantes essentielles du travail tel que nous le définissons communément aujourd’hui, à savoir : 1) une activité à laquelle, d’ordinaire, personne ne souhaite se livrer pour elle-même (donc, une punition), mais 2) à laquelle on se plie néanmoins afin d’accomplir quelque chose qui va au-delà du travail (donc, une création).
Sur l’idée d’origine nord-européenne selon laquelle le travail rémunéré est consubstantiel à l’accomplissement de l’être humain adulte
Dans son principe, la société féodale était un vaste système de services. Les serfs comme les petits seigneurs étaient au « service » d’individus de rang supérieur qui, eux-mêmes, devaient au roi un service militaire (baptisé « ost »). Cependant, ce n’est pas cette forme de service qui marquait le plus fortement les existences, mais ce que la sociologie historique anglo-saxonne a appelé le life-cycle service, c’est-à-dire le service domestique comme étape du parcours de vie. Pour schématiser, tout le monde ou presque devait passer les sept à quinze premières années de sa vie active comme domestique dans un autre foyer que le sien. On connaît la façon dont cela se traduisait chez les artisans : les jeunes étaient d’abord apprentis auprès de maîtres, puis devenaient compagnons, avant que l’accession au statut de maître ne leur donne les moyens de se marier, de fonder une famille, d’ouvrir leur propre atelier et d’y embaucher des apprentis à leur tour. Mais ce système était loin de se limiter aux artisans. Les paysans devaient souvent, à partir de l’adolescence, servir comme « domestiques agricoles » dans une autre ferme, en général au sein d’une famille un peu plus aisée que la leur. Cette obligation incombait aussi bien aux garçons qu’aux filles (ces dernières étaient par exemple employées comme vachères). Surtout, elle n’épargnait pas les élites. Ainsi, les pages étaient des apprentis chevaliers, et même les femmes de la noblesse, à l’exception de celles de très haut rang, devaient officier comme dames de compagnie pendant quelques années au cours de leur adolescence. Ces domestiques, au service d’une femme mariée de classe légèrement supérieure, s’occupaient de ses appartements, de sa toilette, de ses repas, etc. En même temps, elles étaient dans l’attente28 du moment où elles seraient à leur tour en position de se marier, de fonder un foyer et de devenir des aristocrates maîtresses de maison
Sur l’idée d’origine nord-européenne selon laquelle le travail rémunéré est consubstantiel à l’accomplissement de l’être humain adulte
Le service, lui, était conçu comme le processus permettant aux jeunes gens d’apprendre non seulement les fondements de leur métier, mais aussi les « manières » et les codes pour se conduire en adultes responsables
Sur l’idée d’origine nord-européenne selon laquelle le travail rémunéré est consubstantiel à l’accomplissement de l’être humain adulte
Au Moyen Âge et au début de l’époque moderne, les « manières » étaient loin de se limiter au savoir-vivre. Elles désignaient plus généralement la façon d’agir et de se comporter dans le monde, ainsi que les habitudes, goûts et préférences de chacun. Autrement dit, à moins de se destiner à la prêtrise et à l’érudition, les jeunes gens étaient tenus de travailler chez d’autres personnes en échange d’un salaire, parce que travail rémunéré et éducation tels qu’on les entend aujourd’hui étaient vus comme une seule et même chose : un processus d’apprentissage de l’autodiscipline pour « parvenir à maîtriser ses plus bas instincts32 » et être capable de se conduire convenablement, en adulte indépendant.
Sur l’idée d’origine nord-européenne selon laquelle le travail rémunéré est consubstantiel à l’accomplissement de l’être humain adulte
le but ultime de ce labeur rigoureux aux ordres d’un chef de famille était de transformer ces adolescents en adultes autodisciplinés, prêts à travailler pour leur propre compte, et non plus pour quelqu’un d’autre
Sur l’idée d’origine nord-européenne selon laquelle le travail rémunéré est consubstantiel à l’accomplissement de l’être humain adulte
Le travail, soulignait Aristote, ne vous rend pas meilleur ; au contraire, il vous avilit, puisqu’il accapare le temps que vous devriez consacrer à vos obligations sociales et politiques.
Comment, avec l’avènement du capitalisme, le travail a fini par être majoritairement regardé comme un instrument de réforme sociale, voire une vertu en soi, et comment les travailleurs ont riposté en adoptant la théorie de la valeur-travail
la littérature classique insiste sur la dimension punitive du travail ; ses aspects créatifs et divins sont réservés à ces patriarches suffisamment riches pour ne pas avoir à se salir les mains, et qui peuvent se contenter de dire aux autres ce qu’ils ont à faire. Au contraire, en Europe du Nord au Moyen Âge et à la Renaissance, tout un chacun ou presque était amené à se salir les mains à un moment donné de son existence33. Par conséquent, le travail, en particulier rémunéré, était conçu comme un agent de transformation.
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L’avènement du capitalisme est venu tout bouleverser. Par « avènement du capitalisme », je n’entends pas l’apparition des marchés (ils existaient depuis longtemps), mais la mutation progressive de relations de service en relations de travail permanentes prenant la forme du salariat – ce qui peut se résumer par le schéma suivant : certains individus détiennent le capital, et tous les autres sont contraints de travailler pour eux.
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Sur le plan humain, la première conséquence de cette évolution a été d’enfermer des millions de jeunes gens dans un état d’adolescence sociale éternelle. En effet, avec la désintégration des structures corporatives, les apprentis devenus compagnons se sont vu empêcher d’accéder au statut de maîtres
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Comme on pouvait le prévoir, beaucoup d’entre eux ont décidé de se rebeller et de refuser cette interminable attente. Ils ont commencé à abandonner leurs maîtres avant l’heure dite pour se marier et établir de petites entreprises familiales
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C’est de là qu’on peut dater la naissance du prolétariat en tant que classe. D’ailleurs, fort opportunément, le terme dérive d’un mot latin désignant ceux qui n’avaient pour toute richesse que leur progéniture.
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The Anatomie of Abuses est le manifeste même de la « réforme puritaine des mœurs », comme on l’a nommée. Celle-ci reposait sur une vision bourgeoise de la société dénonçant pareillement la sensualité de la vie de cour et l’« agitation païenne » que représentait le divertissement populaire. Ce texte nous rappelle aussi que l’on ne saurait comprendre les débats autour du puritanisme, de l’éthique protestante du travail et de ses origines sans embrasser le contexte plus large dans lequel ils s’inscrivent, celui du déclin du life-cycle service et de l’émergence d’un prolétariat
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Les calvinistes anglais (en réalité, seuls leurs détracteurs les appelaient « puritains ») se recrutaient en majorité au sein de la classe des maîtres artisans et des paysans « en voie d’enrichissement », celle-là même qui employait le nouveau prolétariat. Leur « réforme des mœurs » visait les fêtes populaires, le jeu, la boisson « et l’ensemble de ces rites annuels anarchiques au cours desquels la jeunesse inversait provisoirement l’ordre social36 ». L’idéal puritain était de rassembler tous ces « hommes sans maître » et de les placer dans des familles pieuses dont les chefs leur inculqueraient une discipline stricte en matière de travail et de prière. Cela n’a été que la première d’une longue série de tentatives en vue de réformer les mœurs des classes inférieures – s’ensuivraient les hospices victoriens où l’on apprendrait aux pauvres à respecter les horaires « convenables », les programmes publics de workfare37 et bien d’autres initiatives semblables développées aujourd’hui.
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Pourquoi, à partir du XVIe siècle, la bourgeoisie a-t-elle soudain conçu un tel intérêt pour la régénération morale des pauvres, dont elle ne s’était pas souciée le moins du monde jusqu’alors ? Ce point a toujours fait figure d’énigme historique, mais il s’explique aisément dans le contexte du life-cycle service. Les pauvres étaient assimilés à des adolescents récalcitrants. Or c’était traditionnellement par le travail – plus exactement, le travail rémunéré sous la supervision d’un maître – que l’on apprenait aux adolescents à devenir des adultes convenables, obéissants et autonomes.
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Concrètement, les puritains et autres pieux réformateurs n’avaient plus grand-chose à faire miroiter aux nécessiteux, et certainement pas l’accession à l’âge adulte tel qu’on l’entendait jusqu’alors, c’est-à-dire l’affranchissement de l’obligation de travailler sous les ordres d’autrui. Alors, ils ont entrepris de remplacer cette perspective par l’aumône et la discipline, tout en remettant par là-dessus une bonne couche de théologie.
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Le travail, enseignaient-ils, est à la fois une punition et une rédemption. Il a une valeur intrinsèque en tant qu’humiliation de soi, au-delà même des richesses qu’il produit, lesquelles ne sont qu’un signe de la grâce de Dieu (dont il convient de profiter avec modération)38.
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Carlyle aboutissait à la conclusion à laquelle tant d’autres parviennent aujourd’hui : puisque le travail est noble, alors les tâches les plus nobles ne devraient pas être rémunérées. En effet, il serait indécent de prétendre mettre un prix sur des activités dont la valeur est si absolue
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Au lendemain de la révolution industrielle, les méthodistes se sont mis à exalter le travail avec une vigueur renouvelée, imités, voire dépassés, par des bourgeois instruits qui ne se concevaient pas comme particulièrement religieux. Le plus grand défenseur de cette cause a peut-être été Thomas Carlyle
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La plupart des travailleurs impliqués dans le luddisme, le chartisme, le socialisme ricardien et toutes ces tendances qui portaient en germe le radicalisme anglais auraient probablement été d’accord avec l’idée que le travail comportait une dimension divine. Cependant, pour eux, celle-ci ne tenait pas aux effets du travail sur l’âme et le corps – en tant qu’ouvriers, ils le savaient mieux que quiconque ‒, mais au fait qu’il créait des richesses.
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Adam Smith et David Ricardo, les fondateurs de la science économique britannique, ne tardèrent pas à embrasser le concept de valeur-travail, à l’instar de nombreux industriels émergents qui y voyaient le moyen de se démarquer des propriétaires terriens, simples consommateurs oisifs à leurs yeux. Mais, presque instantanément, cette théorie a été adoptée aussi par les socialistes et les leaders syndicaux, puis retournée contre les industriels. Bientôt, les économistes se sont mis en quête d’explications alternatives en se plaçant ouvertement sur le terrain politique.
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Dès 1832 – c’est-à-dire trente-cinq ans avant la parution du Capital de Marx ‒, on pouvait lire des avertissements de ce type : Que le travail soit la seule source de richesse, voilà une doctrine qui semble aussi dangereuse que fausse, puisqu’elle fournit malheureusement un levier à ceux qui cherchent à représenter toute propriété comme appartenant aux classes laborieuses, et la part reçue par d’autres comme du vol ou une fraude à l’égard des ouvriers41. À vrai dire, dans les années 1830, de telles déclarations étaient des lieux communs. Il ne faut pas oublier que la théorie de la valeur-travail faisait quasiment l’unanimité dans les générations post-révolution industrielle, avant même la diffusion des œuvres de Marx
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Les mécaniciens et commerçants qui deviendraient les fantassins de la guerre d’Indépendance américaine estimaient que la Couronne britannique venait piller les richesses qu’ils avaient produites. Après la révolution, beaucoup retournèrent cette rhétorique contre les aspirants capitalistes. Pour citer un historien, « leur conception de la bonne société reposait sur un roc inébranlable : la conviction que toute richesse était créée par le travail42 ». Au point que l’adjectif « capitaliste », à cette époque, était le plus souvent insultant.
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Lors de son premier discours annuel devant le Congrès, en 1861, le président américain Abraham Lincoln prononça des phrases qui, pour radicales qu’elles sonnent à nos oreilles modernes, ne faisaient que refléter le sens commun de l’époque43 : Le travail est antérieur au capital et indépendant de celui-ci. Le capital n’est que le fruit du travail, et il n’aurait jamais pu exister si le travail n’avait pas existé avant lui. Le travail est supérieur au capital et mérite de loin la plus haute considération.
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Nul n’est obligé de rester enfermé durant toute son existence dans la condition d’ouvrier embauché au jour le jour. Partout à travers le pays, on rencontre aujourd’hui quantité d’Américains indépendants qui, pendant une partie de leur vie, ont travaillé sous contrat pour d’autres. Un jeune homme démarre dans le monde prudent et désargenté, se fait employer un temps comme salarié, met de côté un petit pécule qui lui permet d’acquérir des outils ou une terre à lui, puis commence à travailler pour son propre compte, avant d’embaucher à son tour un débutant pour l’aider. Autrement dit, même s’il ne l’exprimait pas exactement en ces termes, Lincoln soutenait que la rapide expansion économique et territoriale de l’Amérique permettait d’y laisser subsister une organisation proche du système médiéval, dans laquelle chacun travaillait d’abord pour d’autres, puis pouvait utiliser les bénéfices ainsi accumulés pour ouvrir un atelier ou acheter une ferme (sur des terres confisquées à leurs habitants indigènes), avant de devenir lui-même un capitaliste recrutant des ouvriers parmi les jeunes gens qui démarraient dans la vie.
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Dans les villes anciennes de la côte est, des mouvements ouvriers s’opposaient déjà à ce type de vision44.
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En 1880, on pouvait lire sous la plume d’un protestant « missionnaire » qui avait voyagé pendant plusieurs années dans cette zone : Du Colorado à la côte Pacifique, vous serez bien en peine de trouver un paysan ou un mineur qui n’ait pas la bouche emplie de l’argot ouvrier de Denis Kearney, des blasphèmes paillards [du pamphlétaire athée] Robert Ingersoll ou des théories socialistes de Karl Marx45. J’ai vu pas mal de westerns dans ma vie, mais il faut croire que tous ont oublié de mentionner ce détail ! (À l’exception notable du Trésor de la Sierra Madre, qui s’ouvre sur une scène dans laquelle John Huston, interprétant un personnage de mineur, explique la théorie de la valeur-travail à Humphrey Bogart46.)
Comment les détenteurs du capital sont parvenus à exploiter le principal défaut de la théorie de la valeur-travail telle qu’elle a été popularisée au xixe siècle
Presque toute forme de travail peut être décrite comme « aidante » dès lors que son contenu contribue à satisfaire les besoins d’autrui. Nancy Folbre
Comment les détenteurs du capital sont parvenus à exploiter le principal défaut de la théorie de la valeur-travail telle qu’elle a été popularisée au xixe siècle
Je me suis tourné vers l’exemple américain à dessein
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C’est là-bas que le principe selon lequel toute richesse découle du travail a été le plus largement adopté, jusqu’à devenir du simple bon sens. Mais c’est aussi là-bas que la contre-attaque dont il a fait l’objet a été le plus délibérée, persistante et, finalement, efficace
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Le protestantisme populaire, puisant dans ses racines puritaines, ne se contentait pas de glorifier le travail. Il soutenait qu’il était « un devoir sacré et une proclamation de supériorité morale et politique sur les riches oisifs », pour reprendre les termes de mes collègues anthropologues Dimitra Doukas et Paul Durrenberger. C’était une version encore plus explicitement religieuse que l’« évangile du travail » de Carlyle – lequel a été baptisé « producérisme » par les historiens ‒, puisqu’elle faisait du travail à la fois une valeur en soi et la seule vraie source de richesse.
Comment les détenteurs du capital sont parvenus à exploiter le principal défaut de la théorie de la valeur-travail telle qu’elle a été popularisée au xixe siècle
Tout cela commença à changer au lendemain de la guerre civile, avec les premiers frémissements du capitalisme de la grande entreprise, qui extrapolait les principes de l’organisation bureaucratique à l’échelle industrielle. Les nouveaux magnats de l’industrie rencontrèrent d’abord une farouche hostilité – on les appelait d’ailleurs « barons voleurs ». Cependant, dès les années 1890, ils se lancèrent dans une vaste contre-offensive intellectuelle, proposant ce que Doukas et Durrenberger appellent un « évangile de la richesse », d’après le titre d’un ouvrage d’Andrew Carnegie : À compter des années 1890, les géants industriels fraîchement constitués, leurs banquiers et leurs alliés politiques se sont mis à contester le discours moral des « producéristes » et à élaborer une nouvelle idéologie qui en prenait le contrepied, soutenant que c’est le capital, et non le travail, qui crée les richesses et la prospérité. De puissantes coalitions d’intérêts industriels ont joint leurs efforts pour déformer le message que véhiculaient les écoles, les universités, les églises et les groupes civiques. Elles affirmaient que « le commerce [avait] résolu les principaux problèmes moraux et politiques que [connaissait] la société industrielle ». Le baron de l’acier Andrew Carnegie était un des fers de lance de cette campagne. Lorsqu’il s’exprimait devant les masses, il défendait ce que nous appelons aujourd’hui le « consumérisme » : la productivité accrue du capital « concentré », sous la direction avisée des personnes appropriées, allait tellement faire baisser le prix des produits de base que les travailleurs de demain vivraient dans la même opulence que les rois d’hier. Devant les élites, Carnegie expliquait que choyer les pauvres en leur versant de trop gros salaires était préjudiciable à « la race »48.
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L’avènement du consumérisme a aussi coïncidé avec les débuts de la révolution managériale, laquelle, dans ses premières manifestations, s’est traduite par un assaut contre les savoirs populaires. Alors qu’un tonnelier ou une couturière se concevaient jusqu’alors comme les héritiers d’une fière tradition fondée sur un corpus de connaissances réservées aux initiés, les nouvelles sociétés, avec leur organisation bureaucratique et leur « management scientifique », se sont efforcées de transformer les ouvriers en de pures extensions des machines – au sens littéral du terme, puisque leurs moindres mouvements étaient désormais prédéterminés par d’autres. Il nous faut tenter de comprendre pourquoi cette entreprise a connu un succès si retentissant. Car, indéniablement, une génération plus tard, tout avait changé. Le « producérisme » avait cédé la place au « consumérisme ». Le « fondement du statut social », comme le dit Harry Braverman, n’était « plus la capacité de fabriquer des choses, mais celle de les acheter49 ».
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Quant à la théorie de la valeur-travail – entre-temps purement et simplement effacée de la pensée économique sous les coups de la « révolution marginaliste » ‒, elle était devenue si étrangère au bon sens populaire que, de nos jours, plus personne ne sait de quoi il s’agit, hormis les étudiants en économie et les derniers marxistes révolutionnaires. Aujourd’hui, si vous évoquez les « producteurs de richesses », tout le monde pensera que vous voulez parler des capitalistes, certainement pas des travailleurs.
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Bien sûr, la hausse sans précédent de la productivité sous l’effet de la révolution industrielle a aussi joué un rôle en mettant en lumière l’importance des machines et des personnes qui les faisaient fonctionner – des arguments qui sont restés au cœur du débat politique et économique tout au long du XIXe siècle
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Au départ, les premiers propriétaires n’ont pas embauché dans leurs fabriques des hommes, mais des femmes et des enfants, considérés comme plus malléables et (notamment les femmes) plus aptes à endurer des tâches monotones et répétitives. Bien souvent, cela a engendré des situations d’une brutalité terrifiante. Cela a également placé les artisans traditionnels dans une position particulièrement pénible : non seulement les nouvelles usines les jetaient dehors, mais c’étaient désormais leurs femmes et leurs enfants qui faisaient bouillir la marmite, au lieu de travailler sous leur direction, comme avant. Il ne fait aucun doute que c’est un des facteurs expliquant l’apparition des premiers briseurs de machines, au moment des guerres napoléoniennes – un mouvement qu’on a appelé « luddisme ». D’ailleurs, si cette insurrection a pu être apaisée, c’est notamment grâce à un compromis social tacite prévoyant que le travail en usine serait, à l’avenir, majoritairement effectué par des hommes adultes.
Comment les détenteurs du capital sont parvenus à exploiter le principal défaut de la théorie de la valeur-travail telle qu’elle a été popularisée au xixe siècle
Le travail aidant est tourné vers autrui et implique toujours une part d’interprétation, d’empathie et de compréhension. Dans une certaine mesure, on pourrait dire que, plus qu’un travail, il est simplement la vie, du moins la vie telle qu’elle devrait être vécue. En effet, nous sommes des créatures naturellement empathiques, et, pour communiquer ensemble, il nous faut constamment nous imaginer à la place de l’autre, tenter de comprendre ce qu’il pense et ressent – en un mot, nous soucier de lui un tant soit peu. Or cela devient effectivement un travail quand l’empathie et l’effort d’identification à l’autre ne sont requis que d’une seule des parties prenantes à une interaction.
Comment les détenteurs du capital sont parvenus à exploiter le principal défaut de la théorie de la valeur-travail telle qu’elle a été popularisée au xixe siècle
L’élément clé dans la marchandisation du travail aidant, ce n’est pas tant le fait que certaines personnes se préoccupent de leurs semblables tandis que d’autres ne s’en préoccupent pas ; c’est le fait que quiconque paie pour des « services » (voyez comme on retrouve l’ancien terme féodal) se croit dispensé de ce « travail interprétatif » visant à comprendre la pensée de l’autre. On l’observe dès qu’un individu travaille pour un supérieur, même s’il est maçon, par exemple. Les subalternes se doivent d’être en permanence aux aguets pour tenter de déterminer ce qui trotte dans la tête de leur patron ; ce dernier n’a clairement pas ce souci. Aussi, il n’y a rien d’étonnant à ce que, comme le montrent de nombreuses études de psychologie, les personnes d’extraction ouvrière se révèlent plus douées pour lire les sentiments des autres, plus empathiques et plus soucieuses de leur prochain que celles nées dans des milieux plus aisés51. En un sens, ce talent à décrypter les émotions d’autrui est directement lié au contenu des emplois occupés par la classe ouvrière. Ainsi, les riches n’ont pas besoin d’apprendre à le développer, puisqu’ils peuvent embaucher des larbins qui le feront à leur place – et qui, en plus, s’occuperont d’eux52.
Sur l’assimilation croissante du travail, au xxe siècle, à une forme de discipline et d’abnégation
Les subalternes ont aussi tendance à se soucier davantage de leurs supérieurs que l’inverse. Cela vaut pour presque toutes les relations marquées par une inégalité structurelle : hommes/femmes, riches/pauvres, Noirs/Blancs, etc. Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire, je suis convaincu qu’il s’agit là d’une des principales forces qui permettent à ces inégalités de se perpétuer (voir, entre autres, le premier chapitre de Bureaucratie, 2015, trad. fr. p. 84-88).
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Dans le même ordre d’idées, on peut considérer – et c’est ce que font de nombreuses économistes féministes – que tout travail est une forme de soin et d’attention à l’autre. Pour reprendre l’exemple utilisé au début de ce chapitre, quand on construit un pont, c’est bien par souci des personnes qui voudraient pouvoir traverser la rivière. On a vu que c’est aussi en ces termes que les gens réfléchissent à la « valeur sociale » de leur emploi53.
Comment les détenteurs du capital sont parvenus à exploiter le principal défaut de la théorie de la valeur-travail telle qu’elle a été popularisée au xixe siècle
Aujourd’hui, la majorité des économistes ne voient plus dans la théorie de la valeur-travail qu’une survivance des premiers temps de leur discipline. De fait, il existe probablement des outils bien plus efficaces lorsqu’on cherche à comprendre le mécanisme de formation des prix.
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Mais il se trouve que ce n’est pas cela qui intéresse le mouvement ouvrier – ni, sans doute, des penseurs révolutionnaires comme Karl Marx. Pour eux, le cœur du problème est d’ordre philosophique. Il s’agit d’admettre que le monde dans lequel nous vivons est tel qu’il est parce que nous, société, l’avons collectivement fabriqué ainsi. Autrement dit, nous pourrions aussi bien l’avoir fabriqué différemment. Et l’on peut en dire autant de la quasi-totalité des objets physiques de notre vie quotidienne. Tous ont été cultivés ou produits par quelqu’un qui a agi en fonction de sa propre représentation de notre personnalité et de nos désirs ou besoins.
NOTE
Nous agissons suivant nos représentations
Comment les détenteurs du capital sont parvenus à exploiter le principal défaut de la théorie de la valeur-travail telle qu’elle a été popularisée au xixe siècle
John Holloway – sans doute le plus poète des marxistes contemporains – a entrepris d’écrire un livre intitulé Cessons de fabriquer le capitalisme54. Sa thèse était la suivante : nous agissons tous comme si le capitalisme était une sorte de monstre qui se dresse au-dessus de nous. En réalité, il n’est rien d’autre qu’une chose que nous produisons. Chaque matin, au réveil, nous recréons le système capitaliste. Si nous décidions un beau jour de nous lever pour créer tous ensemble un autre système, il n’y aurait plus de capitalisme. Il y aurait autre chose. Finalement, cette question constitue peut-être le cœur, voire l’essence même, de toute théorie sociale et de toute pensée révolutionnaire
Comment les détenteurs du capital sont parvenus à exploiter le principal défaut de la théorie de la valeur-travail telle qu’elle a été popularisée au xixe siècle
Ensemble, nous fabriquons le monde dans lequel nous vivons. Pourtant, si l’on nous demandait d’imaginer un monde dans lequel nous aimerions vivre, personne n’inventerait celui que nous avons aujourd’hui. Nous sommes tous capables d’imaginer un monde meilleur. Qu’est-ce qui nous empêche d’en créer un, tout simplement ?
Comment les détenteurs du capital sont parvenus à exploiter le principal défaut de la théorie de la valeur-travail telle qu’elle a été popularisée au xixe siècle
J’ai pris conscience d’une chose : s’il nous est si difficile de créer une société différente, basée sur un corpus de règles différent, c’est justement parce que nous admettons cela – le fait que le travail, dans une très large mesure, n’est pas productif à strictement parler, mais relève plutôt du soin, et que même les tâches en apparence les plus impersonnelles impliquent toujours une dimension aidante. Nous avons beau ne pas aimer le monde tel qu’il est, la majorité de nos actions, productives ou autres, visent à faire le bien d’autrui – en général, de personnes précises. Nos actions sont imbriquées dans des relations de soin. Le problème, c’est que la plupart de ces relations supposent un monde plus ou moins inchangé à long terme. Par exemple, vous ne mettrez de l’argent de côté pour les études de vos enfants que si vous avez la certitude que, dans vingt ans, les universités – et l’argent ! – existeront toujours. Un peu comme, lorsqu’on se marie et fonde une famille, on renonce aux rêves d’un monde meilleur que l’on nourrissait adolescent en acceptant les compromis de la vie adulte. En d’autres termes, l’amour que l’on porte à tout autre que soi – personnes, animaux, paysages naturels – exige souvent la sauvegarde de structures institutionnelles que l’on exècre peut-être par ailleurs.
Sur l’assimilation croissante du travail, au xxe siècle, à une forme de discipline et d’abnégation
Si nous ne cessons d’inventer des emplois nouveaux, c’est à cause de cette fable, héritée de Malthus et Darwin, selon laquelle chacun d’entre nous doit être mis au turbin, quelle que soit la tâche, pour justifier son droit à l’existence. Buckminster Fuller
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Revenons à notre « évangile de la richesse », cette contre-offensive victorieuse qui a permis aux capitaines d’industrie d’Amérique, puis du monde entier, de convaincre le public qu’ils étaient – et non leurs employés – les vrais créateurs de richesse. Ce succès a fait naître un problème insurmontable : comment des ouvriers littéralement transformés en robots, et à qui l’on serine qu’ils ne valent guère mieux, pourraient-ils trouver un sens et un but à leur travail, alors même qu’on les exhorte de plus en plus à organiser leur vie autour de lui ? De toute évidence, la solution à ce problème a été trouvée dans la réhabilitation d’une idée ancienne : le travail, ça forge le caractère. On serait tenté de parler d’un renouveau puritain, mais en fait, comme on l’a vu, cette conception remonte bien plus loin : elle est née d’une fusion entre le dogme chrétien de la malédiction d’Adam et la vision nord-européenne faisant du travail rémunéré aux ordres d’un maître un passage obligé sur la voie de l’accomplissement en tant qu’adulte. Dans cette optique, les travailleurs sont incités à concevoir leur labeur non pas tant comme un moyen de créer des richesses, ni d’être utile aux autres – du moins, pas prioritairement ‒, que comme un acte d’abnégation, une forme de cilice laïque, un renoncement à toute espèce de joie et de plaisir pour pouvoir devenir adulte et gagner le droit de posséder les gadgets de la société consumériste.
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Promenez-vous dans un cimetière : vous ne trouverez pas de pierres tombales marquées « Chauffagiste », « Vice-président exécutif », « Garde forestier » ou « Employé ». Quand un être meurt, on estime que l’essence de son âme réside dans l’amour qu’il a porté à son conjoint et à ses enfants, dans celui qu’il a reçu d’eux
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Pourtant, il y a fort à parier que, de leur vivant, la première question que l’on posait à tous ces gens quand on faisait leur connaissance était : « Vous faites quoi dans la vie ? » Paradoxalement, c’est toujours vrai aujourd’hui, même si l’« évangile de la richesse » et le consumérisme qu’il a impulsé sont censés avoir changé tout cela
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En théorie, dans cette nouvelle ère, notre personnalité ne devrait plus s’exprimer par ce que nous produisons, mais par ce que nous consommons : notre style vestimentaire, nos goûts musicaux, nos équipes sportives favorites… Depuis les années 1970 en particulier, chacun est invité à se trouver une petite tribu dotée de sa sous-culture spécifique. Cela peut être les fanas de science-fiction, les amoureux des chiens, les passionnés de paintball, les toxicos, les supporters des Chicago Bulls ou de Manchester United – en tout cas, certainement pas les dockers ou les analystes de risques naturels. En fait, la plupart d’entre nous préférons nous définir par tout autre chose que notre job55. La contradiction demeure néanmoins : au dire de beaucoup, le travail est ce qui donne son sens profond à leur existence, et le chômage a des effets psychologiques dévastateurs.
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- la plupart des gens tirent leur dignité et leur amour-propre du fait de gagner leur vie grâce à leur travail ; 2) la plupart des gens détestent leur boulot. On pourrait appeler cela « le paradoxe du travail moderne ». La sociologie du travail et, bien entendu, tout le domaine de recherche portant sur les relations sociales se consacrent presque exclusivement à tenter de réconcilier ces deux constats apparemment antinomiques. Deux auteurs de référence en la matière, Al Gini et Terry Sullivan, écrivaient en 1987 : Au cours des vingt-cinq dernières années ont paru plus d’une centaine d’études dans lesquelles les travailleurs décrivent leur emploi comme physiquement épuisant, ennuyeux, psychologiquement avilissant, ou encore dégradant sur le plan personnel et futile. […] [Pourtant], ils tiennent quand même à travailler, parce que, à un certain niveau de leur conscience, ils sentent bien que le travail remplit une fonction psychologique fondamentale, peut-être unique, dans la formation du caractère humain. Le travail n’est pas qu’un gagne-pain, c’est aussi l’une des composantes essentielles de la vie intérieure. […] Être privé de travail, c’est être privé non seulement de ce que le travail permet d’acheter, mais de la possibilité de définir et d’estimer son propre soi56. De longues années de recherche sur le sujet ont conduit Al Gini à la conclusion que le travail est de moins en moins regardé comme un moyen en vue d’atteindre une fin – c’est-à-dire d’acquérir les ressources et les expériences nécessaires à la poursuite d’autres projets (ce que j’ai appelé les valeurs non économiques : famille, politique, communauté, culture, religion…) – et de plus en plus comme une fin en soi. Mais une fin en soi que beaucoup trouvent néfaste, humiliante et étouffante.
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Comment concilier ces deux observations ? Une solution est d’en revenir aux arguments développés au chapitre 3 : notre qualité même d’humains réside dans le fait que nous avons chacun un ensemble de buts et de raisons d’être ; par conséquent, quand un individu a le sentiment de n’avoir aucun but, c’est tout juste si l’on peut dire qu’il existe réellement. Il y a sûrement une part de vrai là-dedans. En un sens, nous sommes tous un peu comme le détenu qui préfère s’épuiser à la blanchisserie de la prison plutôt que de moisir dans sa cellule à regarder la télé. Mais il est une autre possibilité que les sociologues négligent souvent : si le travail est une forme de sacrifice ou d’abnégation, alors c’est précisément l’atrocité du travail moderne qui autorise à le regarder comme une fin en soi. Carlyle est de retour : le travail se doit d’être pénible, et c’est la dureté de la tâche qui « forge le caractère ».
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En d’autres termes, les travailleurs tirent leur dignité et leur amour-propre du fait même qu’ils détestent leur boulot.
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« cette pression qu’on fait peser sur nous pour qu’on se juge nous-même et qu’on juge les autres à l’aune de l’ardeur que nous mettons à un boulot qu’on n’a jamais eu envie de faire. […] Si vous ne vous détruisez pas mentalement et physiquement dans un job salarié, vous ne vivez pas comme il faut ». Cet état d’esprit concerne sans doute moins la main-d’œuvre agricole immigrée, les gardiens de parking ou les cuistots, par exemple, que les employés de bureau de la classe moyenne, comme Clement. Cependant, il est aussi à l’œuvre dans les environnements ouvriers, mais en négatif. Sans se sentir obligés de clamer en permanence qu’ils sont surmenés pour légitimer leur existence, la plupart des gens seront néanmoins d’accord avec l’idée que quiconque cherche purement et simplement à se soustraire au travail ne mérite guère mieux que la mort.
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Aux États-Unis, les stéréotypes sur la fainéantise et l’indignité des pauvres ont longtemps eu un fondement raciste. Des générations d’immigrés ont appris que, pour devenir de « bons Américains durs à la tâche », ils devaient traiter par le mépris les descendants d’esclaves, supposément indisciplinés – de même qu’on a enseigné aux travailleurs japonais à dédaigner les Coréens, et aux Anglais à en faire autant avec les Irlandais57. Aujourd’hui, les grands médias sont obligés de se montrer un peu plus subtils, mais cela ne fait pas taire ce bruit de fond permanent de stigmatisation des pauvres, des chômeurs et de tous ceux qui vivent des aides sociales. Le pire, c’est qu’une majorité de la population semble embrasser la vision des moralistes contemporains, qui peut se résumer ainsi : notre société est envahie par ces gens qui voudraient tout pour pas un rond ; si les pauvres sont pauvres, c’est d’abord parce qu’ils n’ont pas la volonté ni la discipline qu’il faut pour travailler ; une personne qui bosse dur, plus qu’elle ne le souhaiterait, à une tâche qui lui déplaît et de préférence sous les ordres d’un chef sévère, mérite le respect et la considération de ses concitoyens. C’est ainsi que la dimension sadomasochiste des relations de travail décrite au chapitre 4, loin d’être un simple effet secondaire, aussi déplaisant qu’inévitable, des chaînes de commandement verticales, est devenue centrale dans la définition même du travail. Désormais, souffrir au boulot est à la base de la citoyenneté économique. C’est aussi indispensable que d’avoir une adresse postale. Sans cela, inutile d’espérer pouvoir réclamer quoi que ce soit.
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L’une des raisons de la prolifération des jobs à la con tient à cette féodalité managériale si particulière qui s’est imposée dans les pays riches, puis dans toutes les économies de la planète. Ces jobs génèrent une grande souffrance, car la source fondamentale du bonheur humain est le sentiment d’avoir un effet sur le monde, ce que beaucoup expriment en termes de « valeur sociale ». Or la plupart des travailleurs ont compris qu’il existe une relation inversement proportionnelle entre la valeur sociale d’un emploi et le salaire qu’il est susceptible de procurer. À l’instar d’Annie, ils sont contraints de choisir : soit ils décident de faire quelque chose d’utile et d’important, par exemple s’occuper des tout-petits, auquel cas ils s’entendront dire qu’ils doivent s’estimer heureux d’aider leurs semblables et qu’ils n’ont qu’à se débrouiller autrement pour payer leurs factures ; soit ils acceptent un boulot vain et dégradant, qui les ruine au physique comme au mental, pour la simple raison que, selon un principe communément admis, vous ne méritez de vivre que si vous vous détruisez à la tâche, quand bien même celle-ci ne servirait strictement à rien.
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Carlyle répond aux penseurs utilitaristes, et notamment à Jeremy Bentham. Celui-ci a avancé l’idée qu’il est possible de quantifier précisément le plaisir humain, si bien que toute question morale peut se résumer à calculer ce qui générera « le plus grand bonheur possible pour le plus grand nombre58 ». Le bonheur, objecte Carlyle, est un concept ignoble : Le seul bonheur qu’un brave homme se soit jamais mis en peine de réclamer instamment, c’est un bonheur qui lui suffise à accomplir sa besogne. […] C’est, après tout, le seul malheur pour un homme, qu’il ne puisse pas travailler, qu’il soit entravé dans l’accomplissement de sa destinée d’homme59.
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Bentham et les utilitaristes, pour qui la vie humaine n’a d’autre but que la recherche du plaisir, sont en quelque sorte les précurseurs philosophiques du consumérisme moderne, lequel continue de se justifier par une théorie économique de l’« utilité ». Cependant, la position de Carlyle n’est pas à proprement parler à l’opposé de celle de Bentham. Ou alors, elle l’est uniquement en termes dialectiques. On se trouve dans la situation où deux camps apparemment adverses se livrent une guerre permanente, sans voir que cette lutte les conduit en fait à se réconcilier à un niveau supérieur, faisant naître une unité qui ne pourrait exister sans chacun des deux pôles. Ainsi, la conviction que les êtres humains sont ultimement, invariablement et nécessairement mus par la quête de la richesse, du pouvoir, du confort et du plaisir s’appuie ultimement, invariablement et nécessairement sur une doctrine qui conçoit le travail comme une abnégation et lui attribue une valeur pour la raison même qu’il est le lieu de la souffrance, du sadisme, de la vacuité et du désespoir. Laissons le mot de la fin à Carlyle : Tout travail, fût-ce le tissage du coton, est chose noble ; le travail seul est noble ; répétons-le ici et proclamons-le une fois de plus. Et, d’autre part, toute dignité s’achète par la peine ; la vie facile n’est pas le fait d’un homme. […] Notre religion la plus haute a pour nom « le culte de la tristesse ». Pour le fils de l’homme, il n’est pas de noble couronne portée à juste titre, ou même injustement, qui ne soit une couronne d’épines60 !
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Au plus fort de la crise de la dette grecque, la quasi-totalité de l’opinion publique allemande estimait qu’il ne fallait pas annuler la dette, car les Grecs n’étaient que des feignants et des nantis. Pourtant, des statistiques montraient que les salariés grecs travaillaient plus d’heures, en réalité, que leurs homologues allemands. On les contrait en affirmant que, même si c’était vrai sur le papier, les Grecs se la coulaient douce au boulot. À aucun moment on n’a entendu suggérer que c’étaient peut-être les Allemands qui travaillaient trop, générant une surproduction qui les obligeait in fine à prêter de l’argent à des pays étrangers pour que ces derniers puissent importer leurs biens. Personne non plus n’a souligné que la capacité des Grecs à jouir de la vie était remarquable et méritait d’être prise pour modèle. Autre exemple, plus ancien : dans les années 1990, le Parti socialiste français s’est présenté aux élections législatives avec un programme prévoyant l’instauration de la semaine de travail de trente-cinq heures. J’ai été frappé, à l’époque, que pas un seul média américain parmi ceux qui daignèrent mentionner l’information n’ait émis l’idée que la réduction du temps de travail était bonne en soi. Tous présentaient la mesure comme un moyen de faire reculer le chômage. En d’autres termes, permettre aux salariés de travailler moins ne pouvait passer pour un bienfait social que si cela aboutissait finalement à mettre plus de monde au travail !
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Dans son ouvrage L’Imposture économique, Steve Keen propose une excellente critique (la meilleure à ce jour) du concept d’utilité marginale appliqué à la détermination des préférences dans le cadre de la théorie du consommateur.
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Selon mes amis belges, les résultats de cette crise, globalement, se sont révélés extrêmement bénéfiques. Comme presque tous les grands partis politiques du pays s’accordaient sur la nécessité de mettre en œuvre des mesures d’austérité – un consensus européen à l’époque ‒, l’absence de gouvernement fédéral à ce moment critique a empêché d’engager les réformes prévues. Du coup, la Belgique a connu une croissance économique beaucoup plus rapide que ses voisins.
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Dans les années 1990, il m’arrivait régulièrement de débattre avec des représentants du libertarianisme. J’ai constaté que, pour justifier les inégalités, ils se plaçaient presque systématiquement sur le terrain du travail. Par exemple, si je faisais observer qu’une part disproportionnée des richesses sociales repartait vers les échelons supérieurs, je recevais une réponse du genre : « Cela montre simplement que certains travaillent plus dur que d’autres, ou qu’ils sont plus malins. » Cette formulation précise est restée gravée dans ma mémoire, car elle contient un glissement très révélateur. Naturellement, vous ne pouvez pas affirmer sérieusement qu’un PDG gagnant mille fois plus qu’un chauffeur de bus travaille mille fois plus dur que lui. C’est pourquoi vous ajoutez, l’air de rien, qu’il est « plus malin ». Cela sous-entend « plus productif », mais en fait, ici, cela signifie seulement « assez malin pour se faire payer beaucoup plus ». On se trouverait face à un raisonnement purement circulaire et absurde (ils sont malins parce qu’ils sont riches, parce qu’ils sont malins, parce qu’ils sont riches, etc.)
Chapitre 7. Quelles sont les conséquences politiques des jobs à la con, et comment y remédier ?
Je crois que cette volonté inavouée de perpétuer l’accomplissement de tâches inutiles repose simplement, en dernier ressort, sur la peur de la foule. La populace, pense-t-on sans le dire, est composée d’animaux d’une espèce si vile qu’ils pourraient devenir dangereux si on les laissait inoccupés. George Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres
Chapitre 7. Quelles sont les conséquences politiques des jobs à la con, et comment y remédier ?
Si quelqu’un avait tenté d’imaginer le régime de travail le plus à même de perpétuer le pouvoir du capital financier, il aurait difficilement pu faire mieux. Les vrais travailleurs, ceux qui produisent des choses, sont constamment écrasés et exploités. Le reste de la population active se répartit en deux groupes : d’un côté, les sans-emploi, terrorisés et partout dénigrés ; de l’autre, une frange plus large de gens fondamentalement payés à ne rien faire. Leurs postes (directeurs, administrateurs, etc.) sont conçus pour qu’ils adhèrent aux vues et aux sensibilités de la classe dirigeante – en particulier dans sa composante financière –, mais aussi pour qu’ils réservent leur animosité à ceux dont le travail a une valeur sociale indéniable. Extrait de l’article « Le phénomène des jobs à la con »
Chapitre 7. Quelles sont les conséquences politiques des jobs à la con, et comment y remédier ?
Les deux chapitres précédents ont décrit les forces économiques qui expliquent la multiplication des jobs à la con – j’ai appelé cela la féodalité managériale ‒, ainsi que la cosmologie, c’est-à-dire la conception générale de la place de l’homme dans l’univers, qui nous rend capables d’accepter cette situation
Chapitre 7. Quelles sont les conséquences politiques des jobs à la con, et comment y remédier ?
Dès lors que l’activité économique se résume de plus en plus à distribuer un butin, les procédures inefficaces et les chaînes de commandement superflues prennent tout leur sens, puisque ce sont les formes d’organisation capables de capter le maximum d’argent.
Chapitre 7. Quelles sont les conséquences politiques des jobs à la con, et comment y remédier ?
étant donné que la valeur du travail réside désormais moins dans ce qu’il produit ou dans les bienfaits qu’il apporte aux autres que dans sa dimension sacrificielle, tout élément susceptible de le rendre moins pénible ou plus plaisant, y compris la satisfaction de se sentir utile à ses semblables, diminue sa valeur – justifiant donc un salaire inférieur. C’est un système d’une incroyable perversité.
Chapitre 7. Quelles sont les conséquences politiques des jobs à la con, et comment y remédier ?
Ce n’est pas parce que nous passons tout notre temps à fabriquer des PlayStation ou à livrer des sushis que nous travaillons davantage. La preuve : la robotisation de l’industrie se poursuit, tandis que le secteur des services – le vrai – stagne à environ 20 % de la population active. Non, en fait, c’est tout le contraire. En vertu d’une curieuse logique sadomasochiste, nous estimons que la souffrance au travail est la seule justification légitime des plaisirs consuméristes que nous nous octroyons furtivement
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Parallèlement, puisque le boulot dévore la majeure partie de notre temps, nous ne pouvons même pas nous offrir le luxe d’« avoir une vie », pour reprendre la formule incisive de Kathi Weeks, de sorte qu’il ne reste plus guère de place, justement, que pour ces plaisirs consuméristes fugaces. Reconnaissons-le : boire des cafés avec nos potes en discutant des affaires du monde ou de leurs relations amoureuses triangulaires, ça prend du temps (à vrai dire, on y passe facilement la journée). À l’inverse, soulever de la fonte au club de gym, suivre un cours de yoga, commander à dîner sur Deliveroo, regarder un épisode de Game of Thrones ou faire ses emplettes de produits de beauté sur Internet, ce sont des activités qui s’insèrent parfaitement dans les petites plages de liberté prévisibles au cours d’une journée de travail, ou qui sont idéales pour s’en remettre. Elles font partie de ce que j’ai baptisé le « consumérisme compensatoire ». En gros, c’est le genre d’occupations qui vous reste quand vous n’avez pas de vie, ou si peu.
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les franges de la population qui ont le plus de chances de se retrouver coincées dans des emplois inutiles semblent aussi être les plus susceptibles de connaître des épisodes de dépression ou d’autres formes de maladies mentales, sans parler de l’amoindrissement de leurs capacités de reproduction. En tout cas, c’est ce que je soupçonne. Des recherches empiriques seraient nécessaires pour confirmer cette intuition.
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ces situations professionnelles ont au moins une conséquence indéniable : elles génèrent une atmosphère politique lourde de haine et de ressentiment. Les personnes qui galèrent au chômage envient celles qui travaillent. Celles-ci sont encouragées à s’en prendre aux pauvres et aux chômeurs, qu’on leur dépeint constamment comme des parasites et des profiteurs. Les travailleurs qui ont la chance d’avoir un vrai boulot productif ou bénéfique sont en butte au ressentiment de leurs semblables végétant dans des jobs à la con, tandis qu’eux-mêmes, sous-payés, humiliés et peu valorisés, vouent une animosité croissante aux « élites progressistes » – celles qui, selon eux, monopolisent les rares emplois permettant de gagner décemment sa vie tout en faisant quelque chose d’utile, de noble ou de glamour. Tout ce petit monde partage un même dégoût pour la classe politique, considérée comme corrompue (à juste titre). Cette dernière, quant à elle, s’accommode fort bien de ces diverses formes de haine stupides, très utiles pour détourner l’attention de ses propres agissements.
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Par exemple, on comprend aisément pourquoi un ouvrier des thés Éléphant peut avoir une dent contre la meute de managers inutiles qu’on lui colle entre les pattes (et ce avant même que ces derniers décident de virer tout le monde). En revanche, les motifs pour lesquels ces mêmes managers, et plus encore leurs assistants, en veulent aux ouvriers de l’usine sont moins clairs. Ce qu’ils leur reprochent, en réalité, c’est de pouvoir légitimement être fiers de leur travail. En somme, la raison principale pour laquelle ces ouvriers sont payés au lance-pierres, ce n’est ni plus ni moins que la jalousie.
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La jalousie morale est un phénomène peu étudié. À ma connaissance, aucun ouvrage ne s’y est encore penché. Pourtant, on ne peut nier qu’elle joue un rôle central dans les relations humaines. Par « jalousie morale », j’entends l’envie et le ressentiment que l’on éprouve à l’égard d’une autre personne, non pas à cause de sa richesse, de son talent ou de sa chance, mais parce que son comportement dénote une plus grande élévation morale que la nôtre. On se dit : « Comment ce type ose-t-il se dire meilleur que moi ? » – tout en admettant qu’il se comporte effectivement de façon plus noble.
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De tels réflexes de jalousie morale abondent dans les milieux militants ou religieux, mais ils sont aussi présents, sous une forme plus subtile, dans les politiques autour du travail. Tout comme le discours hostile aux immigrés les accuse simultanément de travailler trop et trop peu, le discours anti-pauvres fustige à la fois ceux qui ne travaillent pas, en les traitant de feignants, et ceux qui travaillent, car eux, au moins, ne sont pas obligés de faire des jobs à la con
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Lors du renflouement du secteur de la finance, en 2008, les bonus à sept chiffres des banquiers ont suscité un tollé général, mais aucune sanction concrète. À l’inverse, le sauvetage de l’industrie automobile qui a suivi s’est bien accompagné de sanctions – sauf qu’elles ont visé les ouvriers des chaînes d’assemblage. Accusés d’être trop gâtés – leurs accords collectifs prévoyant de généreuses prestations de santé et de retraite, ainsi que des congés et un salaire horaire de 28 dollars ‒, ces derniers ont dû renoncer à des sommes importantes. Aucun sacrifice de ce genre n’a été exigé des salariés travaillant dans les services financiers de ces mêmes entreprises, qui étaient pourtant à l’origine des difficultés qu’elles rencontraient
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L’une des raisons pour lesquelles les ouvriers de l’automobile américains jouissaient de conditions si avantageuses par rapport à leurs collègues d’autres industries, c’était qu’ils remplissaient une fonction cruciale : ils fabriquaient des objets non seulement essentiels à la vie de leurs concitoyens, mais dotés d’une valeur culturelle très forte (il n’est pas exagéré de dire que la voiture est un pilier de l’identité nationale américaine)3. Comment ne pas penser que c’était précisément ce qui les rendait si odieux aux yeux des autres ? « Quoi ? Ils ont la chance de fabriquer des bagnoles, et ça leur suffit pas ? Moi, je passe mes journées à remplir des formulaires débiles, et il faut que ces connards viennent me narguer en menaçant de faire grève si on leur rembourse pas leurs soins dentaires ? Et pourquoi pas deux semaines de congés payés pour emmener leurs gosses au Grand Canyon ou à Rome, pendant qu’on y est ? »
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Pour le public, si les enseignants ont délibérément choisi de se sacrifier en se dévouant à l’intérêt général, c’est parce qu’ils voulaient être le genre de personne qu’on appelle vingt ans plus tard pour lui dire : « Je tenais à vous remercier pour tout ce que vous avez fait pour moi. » Alors, qu’ils osent former des syndicats, menacer de se mettre en grève et réclamer de meilleures conditions de travail, cela paraît quasiment déloyal.
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La règle que nous venons d’exposer – toute personne ayant embrassé une carrière socialement utile ou moralement noble en nourrissant l’espoir d’en retirer un salaire confortable et d’autres avantages ne rencontrera que l’hostilité générale – connaît une exception majeure : les militaires et tous ceux qui travaillent directement pour l’armée. On n’a pas le droit de critiquer les soldats. Ils sont au-dessus de tout reproche.
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Pour la droite populiste, les personnels militaires représentent les « gentils » par excellence. Il faut « soutenir les troupes » : c’est une injonction catégorique. Quiconque se hasarde à transiger sur ce principe n’est ni plus ni moins qu’un traître. À l’inverse, les « méchants » par excellence, c’est l’intelligentsia
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La raison pour laquelle les électeurs conservateurs détestent bien plus les intellectuels qu’ils ne détestent les riches, c’est qu’il leur est impossible de concevoir un scénario dans lequel ils pourront un jour – eux ou leurs enfants – faire partie de l’élite culturelle ; en revanche, ils peuvent s’imaginer faire fortune. À vrai dire, leur raisonnement n’est pas absurde. Les chances qu’une fille de routier née dans le Nebraska devienne millionnaire ne sont sans doute pas énormes – le taux de mobilité sociale aux États-Unis étant le plus bas du monde développé ‒, mais c’est quelque chose qui pourrait arriver. En revanche, les chances qu’elle fasse carrière comme avocate internationale des droits de l’homme ou critique de théâtre pour le New York Times sont quasi nulles
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Quand bien même elle réussirait à intégrer les bonnes écoles, elle n’aurait certainement pas ensuite les moyens d’aller bosser pendant plusieurs années comme stagiaire non rémunérée à New York ou San Francisco6. De même, un fils de vitrier qui aurait réussi à trouver un job à la con bien payé risque fort, comme Eric, d’échouer à l’utiliser comme tremplin pour se créer un réseau – ou de refuser de le faire. Les barrières invisibles sont innombrables. On pourrait transposer cela dans les termes de notre opposition entre valeur et valeurs. Si votre seul objectif est de faire beaucoup d’argent, vous y arriverez peut-être. Mais si vous espérez gagner votre vie en poursuivant n’importe quel autre type de valeur – la vérité (journalisme, carrière universitaire), la beauté (carrière artistique ou littéraire), la justice (militantisme, droits de l’homme), l’humanitaire, etc. ‒, sans posséder un minimum de fortune familiale, de réseau social et de capital culturel, vous n’avez tout simplement aucune chance
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aux États-Unis, le problème est compliqué par l’héritage de l’esclavage et par un racisme indécrottable. Ce rejet de classe à l’égard des intellectuels est surtout le fait de la classe ouvrière blanche. Les Afro-Américains et les immigrés de première ou deuxième génération, eux, sont plutôt hostiles à l’anti-intellectualisme ; à leurs yeux, le système éducatif reste le meilleur ascenseur social pour leurs enfants. C’est pourquoi les Blancs défavorisés les accusent de collusion avec les Blancs riches et progressistes, imaginant une sorte d’alliance déloyale dirigée contre eux.
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Bon, mais quel est le rapport avec les militaires ? me direz-vous. Reprenons l’exemple de notre fille de routier. Mettons qu’elle tienne absolument à trouver un job dans lequel elle poursuivra des objectifs supérieurs et généreux, mais qu’elle veuille aussi pouvoir payer son loyer et avoir accès à des soins dentaires corrects. Dans les faits, quelles sont ses options ? Si elle a la fibre religieuse, elle peut aller frapper à la porte de son église de quartier, mais ces boulots-là ne courent pas les rues. Fondamentalement, il ne lui reste qu’une solution : s’engager dans l’armée. C’est une réalité dont j’ai pris conscience il y a plus de dix ans, alors que j’assistais à une conférence de Catherine Lutz, une anthropologue qui a mené une étude au long cours sur la myriade de bases militaires américaines implantées à l’étranger. L’une de ses remarques m’a particulièrement frappé. Presque toutes ces bases, notait-elle, ont mis en place des programmes d’aide de proximité, dans lesquels les soldats sortent de leurs casernes pour aller retaper des écoles ou proposer des bilans dentaires gratuits aux habitants des villages environnants. Le but affiché est d’améliorer les relations avec les populations locales. En réalité, on s’est vite rendu compte que l’impact dans ce domaine était assez insignifiant. Pourtant, les autorités militaires ont choisi de maintenir ces programmes, parce qu’il s’est révélé qu’ils avaient des effets extrêmement positifs sur le moral des soldats. Beaucoup d’entre eux se montraient intarissables et euphoriques sur le sujet : « Voilà, c’est pour ça que je me suis engagé ! » ; « Pour moi, c’est ça, le vrai sens de l’armée – non seulement défendre son pays, mais aider les gens ». Des recherches ont ainsi montré que les militaires qui avaient eu l’opportunité d’effectuer ces missions de service public se réengageaient deux ou trois fois plus que les autres. Je me souviens ce jour-là de m’être fait la réflexion suivante : en somme, le désir profond de ces soldats, ce serait d’intégrer le Peace Corps7. Or, après vérification, j’ai découvert – devinez quoi ? – qu’il fallait un diplôme universitaire pour être admis au sein du Peace Corps. Conclusion : l’armée américaine est le refuge de tous les altruistes frustrés.
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En un sens, l’opposition entre valeur et valeurs est le pivot autour duquel s’est articulée la division droite-gauche depuis son apparition. Être de gauche, aujourd’hui comme hier, c’est chercher à combler l’écart qui sépare le champ des activités régies par le pur intérêt égoïste et celui des activités guidées par des sentiments plus nobles. Être de droite, c’est tenter d’éloigner ces champs l’un de l’autre le plus possible, tout en revendiquant la propriété des deux. Car la droite promeut à la fois la recherche cupide du profit et les œuvres de bienfaisance.
Sur l’équilibre des mécontentements, climat politique propice au maintien de la féodalité managériale
Il n’y a qu’ainsi que l’on peut comprendre cette alliance étrange, au sein du Parti républicain, entre les libertariens défenseurs du libre marché et les adeptes de la droite chrétienne votant « selon leurs valeurs ». En pratique, cela ressemble beaucoup à une transposition de la méthode bon flic/mauvais flic sur le terrain politique : d’abord, on laisse libre cours au marché pour engendrer le chaos et déstabiliser les individus en ébranlant tous leurs repères fondamentaux, puis on s’érige en bastion ultime de l’autorité religieuse et patriarcale face aux barbares qu’on a soi-même déchaînés.
Sur l’équilibre des mécontentements, climat politique propice au maintien de la féodalité managériale
En associant l’appel à « soutenir les troupes » à une condamnation des élites progressistes, la droite dénonce en fait l’hypocrisie de la gauche. Elle nous dit : les contestataires des années 1960 promettaient de créer une joyeuse société d’idéalistes où tout le monde vivrait dans la prospérité matérielle. Ils prétendaient que, dans un régime communiste, la distinction entre valeur et valeurs serait abolie et tout le monde travaillerait pour le bien commun. Et regardez le résultat : ils se sont arrangés pour confisquer au bénéfice de leurs enfants gâtés tous les jobs donnant le sentiment de poursuivre un but un tant soit peu élevé.
Sur l’équilibre des mécontentements, climat politique propice au maintien de la féodalité managériale
Les conséquences sur notre organisation sociale sont considérables. Pour ce qui est du système capitaliste au sens large, cela nous apprend une chose : les sociétés qui disent reposer sur la cupidité, qui affirment que les hommes sont fondamentalement égoïstes et âpres au gain, qui s’efforcent de valoriser ce type de comportement – ces sociétés ne sont pas sincères. Elles ne croient rien de tout cela, et c’est pour cette raison que, subrepticement, elles agitent une carotte : si vous acceptez de jouer le jeu, vous serez récompensé en gagnant le droit d’agir de manière désintéressée. Vous n’aurez la permission d’être altruiste qu’après avoir prouvé que vous aviez la force d’être égoïste. Du moins est-ce la théorie. Dans un premier temps, vous devez réussir à accumuler suffisamment de valeur économique, à force de manigances et au prix de nombreuses souffrances ; ensuite seulement, vous serez autorisé à en jouir et à métamorphoser vos millions en une réalisation unique, plus grande, plus intangible ou plus belle – en d’autres termes, à transformer la valeur en valeurs.
En quoi la crise actuelle autour de la robotisation renvoie plus largement au problème des jobs à la con
Un enfant défavorisé s’engagera peut-être dans les Marines en espérant se voir ouvrir des perspectives de formation et de carrière, mais personne n’ignore que c’est un coup de poker, dans le meilleur des cas. Tel est le sens de son sacrifice, dont découle sa vraie grandeur. Toutes les autres catégories que nous avons mentionnées suscitent la haine parce qu’elles incarnent des violations éhontées du principe de relation inverse entre rémunération et utilité sociale. Les ouvriers de l’automobile et les enseignants organisés en syndicats remplissent des fonctions d’une nécessité vitale, et malgré cela ils osent réclamer un niveau de vie bourgeois. Je pense qu’ils énervent tout particulièrement les travailleurs qui occupent des postes subalternes ou intermédiaires dans des jobs à la con abrutissants.
En quoi la crise actuelle autour de la robotisation renvoie plus largement au problème des jobs à la con
Puritanisme : la crainte obsédante que quelqu’un, quelque part, puisse être heureux. H.L. Mencken
En quoi la crise actuelle autour de la robotisation renvoie plus largement au problème des jobs à la con
matériellement, il ne serait pas si compliqué de réorganiser les choses de manière à ce que la majeure partie des habitants de la planète puissent vivre dans une aisance et un confort relatifs. Bien que les révolutions scientifiques et les découvertes technologiques s’enchaînent à un rythme moins trépidant que celui auquel nous avait habitués la période 1750-1950, la robotique poursuit sa marche en avant, essentiellement en perfectionnant les applications de techniques existantes. Couplée aux progrès des sciences des matériaux, elle annonce une ère où les opérations mécaniques les plus ennuyeuses et les plus pénibles pourront être supprimées. La conséquence, c’est que le travail sera de moins en moins « productif » dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui, et s’apparentera de plus en plus à du « soin » – toutes ces tâches que la plupart d’entre nous ne sont pas disposés à confier à des machines9.
En quoi la crise actuelle autour de la robotisation renvoie plus largement au problème des jobs à la con
Ces dernières années, les périls de la mécanisation ont alimenté un flot ininterrompu d’ouvrages alarmistes. La majorité d’entre eux s’inscrivent dans la lignée du Pianiste déchaîné, le tout premier roman de Kurt Vonnegut, publié en 1952. Celui-ci nous annonçait une société qui, après l’élimination quasi totale du travail manuel, allait se scinder en deux classes : d’un côté, une élite fortunée propriétaire des robots, dont elle assurerait aussi la conception ; de l’autre, les anciens ouvriers, éreintés et éplorés, qui passeraient leurs journées à jouer au billard et à se saouler, parce qu’ils n’auraient rien de mieux à faire. (Les représentants de la classe moyenne se répartiraient entre les deux.) Non seulement cette vision passait complètement à côté de la dimension de soin que comporte le travail réel, mais elle postulait des relations de propriété immuables et, surtout, des êtres humains si peu imaginatifs qu’ils seraient incapables de trouver quoi que ce soit d’intéressant à faire de leur temps libre désormais illimité
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Les derniers développements de la robotisation ont engendré les mêmes crises de panique morale que ceux de la décennie 1960, à une différence près : étant donné que toute remise en cause profonde des modèles économiques (sans parler des régimes de propriété) est devenue inconcevable, l’automatisation ne paraît pouvoir entraîner qu’une plus grande concentration de richesses et de puissance entre les mains du 1 %. Dans son récent ouvrage L’Avènement des machines, Martin Ford décrit la façon dont la Silicon Valley, après avoir éliminé la majorité des emplois ouvriers, est en train de s’attaquer au système de santé, à l’éducation et aux professions libérales. Selon lui, un régime de « techno-féodalisme » nous guette. En privant les ouvriers de leur travail ou en les paupérisant par l’instauration d’une compétition forcée avec les machines, nous nous exposons à de graves problèmes, à commencer par celui-ci : si plus personne ne touche de salaire, qui va pouvoir se payer les gadgets rutilants et les services ultra-sophistiqués que proposeront les robots ?
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Les futurologues n’ont aucun mal à imaginer des machines à la place des rédacteurs sportifs, des sociologues ou des agents immobiliers ; pourquoi n’en imaginent-ils pas à la place des capitalistes ? Après tout, ces derniers ne font guère que déterminer le mode optimal d’investissement des ressources permettant de satisfaire une demande de consommation présente ou, éventuellement, future. Les piètres performances de l’économie soviétique étaient probablement dues au fait qu’il n’existait pas de technologie informatique capable de brasser et de gérer d’énormes masses de données de façon autonome. Aujourd’hui, ce serait beaucoup plus facile. Pourtant, personne n’ose suggérer une telle idée
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que l’élimination des corvées soit considérée comme un problème est bien le signe infaillible qu’on se trouve dans un système économique aberrant.
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La nouvelle de Stanislas Lem, à l’instar de beaucoup d’autres récits, assimile encore le « travail » au travail en usine, ou en tout cas au travail « productif », négligeant de voir en quoi consistent réellement la plupart des emplois ouvriers – par exemple, le fait que les guichetiers du métro londonien s’occupent aussi de retrouver les enfants égarés et d’empêcher les ivrognes de faire du grabuge. Non seulement nous ne sommes pas près d’inventer des robots capables de faire tout ça, mais, même s’ils existaient, qui a vraiment envie de voir automatiser de telles missions
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Les progrès de la robotisation devraient donc faire apparaître avec encore plus d’évidence que la vraie valeur du travail réside dans sa dimension de soin. Or cela soulève un nouveau problème : cette dimension est impossible à quantifier.
En quoi la crise actuelle autour de la robotisation renvoie plus largement au problème des jobs à la con
On construit des trieuses de fruits automatiques parce qu’elles nous libèrent d’une corvée et nous laissent du temps pour méditer sur des questions inquantifiables – choisir un cours d’histoire, établir notre panthéon personnel des guitaristes de funk, réfléchir à la couleur dont on aimerait teindre ses cheveux…
À propos des retombées politiques de la bullshitisation et de la baisse de productivité qu’elle entraîne dans le domaine des services à la personne, en lien avec une possible révolte des « classes aidantes »
POSSIBLE RÉVOLTE DES « CLASSES AIDANTES »
À propos des retombées politiques de la bullshitisation et de la baisse de productivité qu’elle entraîne dans le domaine des services à la personne, en lien avec une possible révolte des « classes aidantes »
Au cours des millénaires, d’innombrables groupes humains que l’on peut qualifier de « sociétés » ont réussi à distribuer les tâches nécessaires à leur survie et au maintien de leur style de vie de telle manière que tous leurs membres, ou presque, pouvaient apporter leur contribution, et en tout cas que personne ne se retrouvait à passer l’essentiel de ses journées à faire quelque chose qui lui déplaisait, comme c’est le cas de nos jours14. Mieux : confrontés au « problème » d’une abondance de temps libre, ces peuples n’avaient apparemment aucune difficulté à trouver des façons de se divertir ou de s’occuper15. Nul doute que ces hommes du passé nous jugeraient tout aussi extravagants qu’Ijon Tichy jugeait les Indiots.
Sur le revenu universel de base, exemple de mesure qui contribuerait à déconnecter le travail de la rémunération et à résoudre les dilemmes décrits dans cet ouvrage
15. Je ne m’abaisserai pas à exposer ici les vues qui prévalent dans certains milieux, selon lesquelles la réduction du temps de travail va entraîner une recrudescence des crimes et des comportements malsains ou d’autres effets sociaux négatifs. À mes yeux, sur le plan moral, ces arguments s’apparentent aux justifications qui étaient probablement avancées pour s’opposer à l’affranchissement des esclaves. En fait, ceux qui soutiennent qu’il faut contraindre les gens à travailler quarante heures par semaine (des heures que ces derniers, s’ils avaient le choix, consacreraient à autre chose), sous peine de les voir se transformer en poivrots ou en criminels, pourraient aussi bien affirmer qu’il convient d’incarcérer l’ensemble de la population pour une durée équivalente en guise de détention préventive. Pour moi, c’est exactement la même chose
À propos des retombées politiques de la bullshitisation et de la baisse de productivité qu’elle entraîne dans le domaine des services à la personne, en lien avec une possible révolte des « classes aidantes »
Avant la révolution industrielle, l’immense majorité de la population travaillait à son domicile. Ce n’est qu’à partir de 1750, voire de 1800, qu’on a commencé à parler de société dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui – un espace avec, d’un côté, les usines et les bureaux (les « lieux de travail ») et, de l’autre, tout ce qui est maisons, écoles, églises, parcs et autres équipements de loisirs, sans oublier, bien sûr, un centre commercial géant au milieu. Vu sous cet angle, le travail est le domaine de la « production », tandis que le domicile est celui de la « consommation » et, cela va de soi, des « valeurs » – ce qui implique que les tâches qui y sont accomplies le sont dans une large mesure gratuitement.
À propos des retombées politiques de la bullshitisation et de la baisse de productivité qu’elle entraîne dans le domaine des services à la personne, en lien avec une possible révolte des « classes aidantes »
Avant la révolution industrielle, ainsi que l’a souligné Karl Marx, aucun penseur n’aurait songé à écrire un livre sur les moyens de créer le plus de richesses possible. En revanche, beaucoup ont écrit sur les conditions permettant de créer les meilleures personnes possible – c’est-à-dire sur les modes d’organisation sociale le plus à même de produire le genre d’individu qu’on aimerait avoir comme ami, amant, voisin, parent ou concitoyen. Voilà les questions qui préoccupaient Aristote, Confucius ou Ibn Khaldoun – et ce sont finalement les seules questions qui importent. Nous tous, êtres humains, nous nous construisons les uns les autres : c’est en cela que consiste la vie. Même les individualistes les plus radicaux n’accèdent au statut d’individu que grâce à l’attention et au soutien de leurs semblables. Et l’« économie » n’est rien d’autre, en fin de compte, que la façon dont nous nous procurons les moyens matériels pour ce faire.
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dans la majorité des métropoles américaines, les plus gros employeurs sont les universités et les hôpitaux – parfois (comme à New York) précédés des banques, sur lesquelles je vais revenir dans un instant. En d’autres termes, l’économie de ces villes s’articule autour d’un vaste appareil assurant la production et l’entretien des êtres humains, avec cette division toute cartésienne entre les institutions éducatives, conçues pour former les esprits, et les institutions médicales, destinées à réparer les corps.
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La droite populiste, elle, conteste systématiquement l’autorité de ces institutions au nom de tout un ensemble de « valeurs » religieuses ou patriarcales. Elle remet en cause le pouvoir de l’école en rejetant les études sur le climat ou la théorie de l’évolution, et celui du système médical en faisant campagne contre la contraception ou l’avortement. Parfois aussi, elle s’essaie à un chimérique retour à l’âge industriel (à l’image de Trump). Elle livre une lutte sans merci, mais il faut être réaliste : la probabilité qu’elle parvienne un jour, aux États-Unis, à arracher le contrôle de l’appareil de « production humaine » à la gauche capitaliste est à peu près équivalente à celle de voir un parti socialiste prendre le pouvoir et nationaliser toutes les industries lourdes. Pour l’heure, c’est l’impasse : la gauche de gouvernement garde la main sur la production des humains, la droite de gouvernement garde la main sur la production des biens.
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C’est dans ce contexte que s’inscrivent la financiarisation et la bullshitisation du secteur privé, en particulier dans le domaine des soins à la personne, avec des coûts sociaux toujours plus élevés et des travailleurs soumis à une pression croissante. Toutes les conditions semblent réunies pour voir éclater une révolte des « classes aidantes ». Comment expliquer qu’elle n’ait toujours pas eu lieu ?
À propos des retombées politiques de la bullshitisation et de la baisse de productivité qu’elle entraîne dans le domaine des services à la personne, en lien avec une possible révolte des « classes aidantes »
Une raison évidente tient à la stratégie de la droite populiste et raciste consistant à « diviser pour régner », c’est-à-dire à créer au sein des « classes aidantes » deux camps opposés. Et il y a un problème encore plus délicat : sur de nombreuses questions, les deux camps sont supposés être du « même » bord politique. C’est là que les banques entrent en scène. Banques, universités et hôpitaux sont désormais imbriqués de manière extrêmement sournoise. La finance s’introduit partout – prêts automobiles, cartes de crédit, et jusqu’à la santé et à l’éducation. Rappelons que la majorité des Américains qui font faillite s’endettent d’abord pour payer leurs frais médicaux, et que c’est pour rembourser leurs prêts étudiants que tant de jeunes échouent dans des jobs à la con. Or ce sont les partis dits de gauche, à commencer par le Parti démocrate de Clinton et le Parti travailliste de Blair, qui se sont engouffrés avec le plus de ferveur dans l’ère de la finance, ont reçu les plus grosses contributions du secteur financier et ont collaboré le plus étroitement avec ses lobbyistes pour introduire les « réformes » législatives qui ont rendu tout cela possible17. Exactement au même moment, ces partis se sont sciemment débarrassés des derniers vestiges de leur base ouvrière pour devenir, comme Tom Frank l’a si brillamment montré, le repaire des professions intellectuelles et des cadres sup – pas seulement les médecins ou les avocats, mais tous ces gestionnaires et administrateurs responsables de la bullshitisation des secteurs économiques fondés sur le soin18. Si les infirmières voulaient protester contre le temps croissant qu’elles consacrent à des tâches administratives, il leur faudrait se soulever contre leurs propres leaders syndicaux, qui entretiennent des liens solides avec le Parti démocrate clintonien. Or celui-ci reçoit un soutien massif des directeurs d’hôpitaux, qui sont justement les personnes à l’origine de toute cette paperasse. Si les enseignants entendaient se révolter, ils devraient s’en prendre aux administrateurs scolaires, lesquels, la plupart du temps, sont représentés par les mêmes syndicats qu’eux. Et si tout ce petit monde s’avisait de se fâcher un peu trop fort, on lui répondrait qu’il n’a pas le choix : c’est soit les jobs à la con, soit la capitulation face aux barbares racistes de la droite populiste.
Sur le revenu universel de base, exemple de mesure qui contribuerait à déconnecter le travail de la rémunération et à résoudre les dilemmes décrits dans cet ouvrage
Je me suis moi-même souvent heurté à ce dilemme. En 2006, mon soutien à des étudiants qui militaient en faveur de la syndicalisation des enseignants m’a valu de me faire virer de Yale (à noter que, afin de se débarrasser de moi, le département d’anthropologie a dû obtenir une permission spéciale pour modifier les règles de reconduction des contrats). Au cours de la procédure de renvoi, des responsables syndicaux ont envisagé de lancer une campagne pour me soutenir sur MoveOn.org et d’autres listes de diffusion de la gauche progressiste – avant de réaliser que les membres de la hiérarchie à l’origine de mon éviction étaient probablement actifs sur ces listes eux aussi ! Des années plus tard, pendant Occupy Wall Street – que l’on peut regarder comme la première grande rébellion des « classes aidantes » ‒, j’ai pu voir ces mêmes cadres sup « progressistes » à l’œuvre : d’abord, ils ont cherché à récupérer le mouvement au profit du Parti démocrate, puis, cette tentative ayant échoué, ils ont assisté passivement à la répression armée de ce soulèvement pacifique, quand ils n’y ont pas activement collaboré.
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Mon expérience m’a montré que, quand un auteur dénonce un fait social existant, les critiques lui rétorquent : « Alors, qu’est-ce que vous suggérez pour changer ça ? » – après quoi ils épluchent le texte jusqu’à trouver quelque chose qui s’apparente à une proposition politique et prétendent que c’est là le sujet central du bouquin. Si j’écris qu’une réduction massive du temps de travail ou l’instauration du revenu universel de base feraient sans doute beaucoup pour remédier aux situations exposées ici, cela ne va pas manquer : on va considérer que mon livre traite de la réduction du temps de travail ou du revenu universel de base, et que sa capacité à convaincre est proportionnelle à la faisabilité de ces politiques ou à leur facilité de mise en œuvre. Ce serait mensonger. Mon livre ne porte pas sur une solution spécifique. Il porte sur un problème – un problème dont la plupart des gens n’admettent pas l’existence. Il y a une autre raison qui me fait me tenir à l’écart des propositions politiques : je me méfie de l’idée même de politique. Celle-ci suppose qu’une élite – en général, un gouvernement – ait la faculté de décider d’une mesure qu’elle s’arrange ensuite pour imposer à tout le monde. Quand nous évoquons ces questions, nous recourons souvent à un petit artifice mental. Par exemple, nous disons : « Qu’allons-nous faire concernant le problème X ? », comme si nous étions la société à nous tout seul, agissant de notre propre chef. En réalité, à moins de faire partie de cette catégorie de population – 3 % à 5 % tout au plus – dont les positions ont une réelle influence sur les décideurs, ce n’est qu’un faux-semblant. Nous nous identifions avec nos dirigeants, mais c’est nous qui sommes dirigés. C’est comme quand nous sommes assis devant notre petit écran et que nous entendons un homme politique demander : « Que devons-nous faire pour les moins bien lotis ? », sachant que nous nous rangerions certainement nous-mêmes dans cette catégorie, en compagnie de la moitié au moins des téléspectateurs. Ces jeux me paraissent extrêmement pernicieux, car, en qui me concerne, j’aimerais autant qu’il n’y ait pas d’élite politique du tout. Je suis anarchiste, ce qui veut dire que j’attends avec impatience le jour où les gouvernements, les entreprises et tout le reste nous apparaîtront comme des curiosités historiques au même titre que l’Inquisition espagnole ou les conquêtes mongoles. Cela veut dire aussi que, pour régler les problèmes du moment, ma préférence va toujours aux solutions qui laissent au peuple la possibilité de gérer ses propres affaires, au lieu de donner plus de pouvoir aux politiques ou aux industriels
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Voilà pourquoi, face à un problème social, mon réflexe est moins de m’imaginer au pouvoir et de réfléchir au type de solutions que j’imposerais d’en haut que de chercher quels sont les mouvements existants qui s’occupent de ce problème et créent leurs propres solutions. Or, à cet égard, la question des jobs à la con est particulièrement délicate. En effet, il n’y a pas de mouvement anti-jobs à la con. Pour commencer, leur prolifération ne constitue pas un problème aux yeux de la majorité des gens. Mais, même si c’était le cas, la difficulté demeurerait : comment organiser un mouvement consacré à ce problème ? Quelles initiatives pourrait-il proposer au niveau local ? On peut concevoir que des syndicats ou d’autres associations de travailleurs lancent des actions de protestation contre les tâches à la con sur des lieux de travail précis, ou même à l’échelle d’un secteur d’activité, mais tout porte à croire que leur mot d’ordre serait alors la « dé-bullshitisation » du travail réel, certainement pas le licenciement des salariés superflus.
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en supposant qu’on parvienne à instaurer la semaine de quinze heures, il est fort peu probable que cela se traduise spontanément par l’abandon des jobs et des branches qui ne servent à rien. Et si l’on décide de créer une nouvelle bureaucratie d’État chargée d’évaluer l’utilité de chaque emploi, elle se transformera inévitablement en une immense usine à gaz, elle-même génératrice de jobs à la con. Des programmes d’emplois garantis conduiraient au même résultat19. En définitive, parmi les solutions actuellement défendues par les mouvements sociaux et qui permettraient de réduire le gouvernement au lieu de le rendre encore plus omnipotent et plus intrusif, je n’en ai trouvé qu’une seule : le revenu universel de base.
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Leslie : Le boulot que je fais ne devrait pas exister. Malheureusement, il est rendu nécessaire par tout le chapelet de jobs à la con créés pour empêcher les gens qui ont besoin d’argent de le toucher. Comme si la démarche d’aller demander des allocations, quelles qu’elles soient, n’était pas déjà suffisamment kafkaïenne, intrusive et humiliante, il faut en plus qu’ils inventent une procédure super compliquée. Du coup, la plupart des personnes éligibles ont besoin d’aide ne serait-ce que pour piger les questions posées et comprendre quels sont leurs droits.
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Ces aberrations auxquelles on aboutit quand on tente de transposer en langage informatique des actions qui relèvent de la prise en charge de l’humain – et a fortiori quand les ordinateurs sont spécifiquement programmés pour limiter au maximum cette prise en charge ‒, Leslie les connaît bien. Cela fait des années qu’elle doit se colleter avec elles. Elle se retrouve dans une position assez semblable à celle de Tania, qui, au chapitre 2, nous racontait comment elle passait des heures à récrire les CV des candidats intéressants en leur indiquant les mots clés à y faire figurer pour éviter d’être « rejetés par l’ordinateur »
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Leslie : Aujourd’hui, il y a tout un lexique particulier pour les dossiers de demande – j’appelle ça un « catéchisme » ‒, un ensemble de mots précis à utiliser sous peine de se faire blackbouler. Les seules personnes à les connaître sont celles qui, comme moi, ont reçu une formation et ont les manuels sous la main. D’ailleurs, ce n’est même pas suffisant pour franchir les barrières. Dans le cas des pensions d’invalidité, par exemple, beaucoup de demandeurs doivent se battre jusqu’au tribunal pour voir reconnaître leurs droits. C’est vrai que j’ai un petit frisson chaque fois qu’on obtient gain de cause dans un dossier. Mais ce n’est rien à côté de la colère que j’éprouve quand je me rends compte du colossal gaspillage de temps que cela représente pour tout le monde : le requérant, moi-même, les gens du DWP [Department for Work and Pensions] qui traitent la demande, les juges des tribunaux, les experts appointés par les deux parties… Franchement, est-ce qu’on n’aurait pas tous mieux à faire, quelque chose de plus constructif – je sais pas, moi, installer des panneaux solaires ou cultiver son jardin ? Souvent aussi, je pense à ceux qui ont pondu toutes ces règles. Combien ont-ils été payés pour le faire ? Combien de temps ça leur a pris ? Combien de personnes mobilisées ? Eux étaient sans doute convaincus d’œuvrer pour une bonne cause en garantissant que les allocations n’iraient pas à des personnes qui n’y ont pas droit. […] Des fois, je m’imagine que des extraterrestres débarquent sur la Terre et se tapent une grosse barre de rire en voyant les humains fabriquer des lois qui visent à priver leurs semblables de simples jetons – des jetons symboliques d’un concept de leur propre invention, l’argent, et qui donc, par définition, existent en abondance.
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Leslie : Cerise sur le gâteau, nos financements proviennent de fondations caritatives, ce qui implique un autre cortège de jobs à la con commençant par ma pomme, chargée de constituer les dossiers de demande, et allant jusqu’aux directeurs de ces organisations, qui clament haut et fort qu’ils luttent contre la pauvreté et « créent un monde meilleur ». En ce qui me concerne, cela signifie d’abord des heures passées à identifier les sources de financement appropriées, à examiner les conditions d’éligibilité, à tenter de trouver la meilleure façon d’approcher ces institutions, à brasser de la paperasse, à donner des coups de fil… Ensuite, si ça marche, je devrai tous les mois compiler des chiffres et remplir des formulaires de suivi. Chaque fondation a ses propres principes, ses propres statistiques, réclame sa propre liste de preuves que nous « responsabilisons » les bénéficiaires, que nous sommes des « acteurs de changement et d’innovation », bla bla bla, alors que notre boulot se résume à jongler avec des réglementations et des éléments de langage pour aider les gens à remplir leur dossier et leur permettre simplement de vivre leur vie.
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Comme me l’a appris Leslie, des études ont montré que, dans tout système d’allocations reposant sur des conditions de ressources, quelle que soit sa forme, au moins 20 % des personnes qui seraient éligibles renoncent à déposer une demande. Il ne fait guère de doute que ce pourcentage est supérieur, et de loin, à celui des « fraudes » que ces innombrables réglementations sont censées détecter : en effet, même en comptant les personnes qui se trompent en toute bonne foi, les déclarations frauduleuses ne représentent que 1,6 % du total
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En réalité, les normes sont destinées à maximiser le nombre de refus, ou en tout cas à l’accroître
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C’est ainsi que, aujourd’hui au Royaume-Uni, entre les sanctions et l’application tatillonne des règles, 60 % des personnes qui auraient droit à des indemnités de chômage n’en bénéficient pas.
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Pour le dire autrement, tous les maillons de la longue chaîne décrite par Leslie – les bureaucrates qui rédigent les lois, les tribunaux qui les font respecter, le DWP, les militants qui assistent les demandeurs, les salariés des organismes subventionnant les associations qui emploient ces militants… – font partie d’un seul et même gigantesque appareil dont la mission est d’entretenir cette fable familière : les gens sont des feignants qui, s’ils avaient le choix, n’en ficheraient pas une rame. Et son corollaire : même si elle a le devoir de leur procurer un minimum de ressources pour leur éviter de mourir de faim, la société doit s’appliquer à rendre le processus aussi incompréhensible, chronophage et humiliant que possible.
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Au fond, le job de Leslie est une sorte d’hybride monstrueux. Mi-cocheuse de cases, mi-rafistoleuse, elle est là pour corriger les dysfonctionnements d’un système d’assistance qui a été délibérément conçu pour ne pas fonctionner. Des milliers de personnes travaillent ainsi dans de beaux bureaux climatisés et reçoivent de confortables salaires pour s’assurer que les pauvres continuent de vivre dans la honte. Leslie est mieux placée que quiconque pour s’en rendre compte, car elle-même, en tant que mère célibataire, a touché des allocations pendant plusieurs années. Elle sait parfaitement à quoi ça ressemble d’être de l’autre côté. La solution qu’elle préconise est simple : mettre à bas tout le système. C’est pour cela qu’elle milite en faveur du revenu universel de base, une mesure qui consisterait à remplacer l’ensemble des prestations sociales soumises à conditions de ressources par une somme fixe versée à tous les résidents du pays, sans distinction.
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Candi : J’ai commencé à défendre le salaire au travail ménager parce que je me suis aperçue que c’était ce dont ma mère aurait eu besoin. Elle était coincée dans un mariage raté, et elle aurait quitté mon père bien plus tôt si elle avait eu de l’argent à elle. Pour toutes les personnes prisonnières d’une relation violente ou simplement ennuyeuse, c’est fondamental de pouvoir s’en libérer sans connaître de difficultés financières.
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Candi : Quand on distribuait des tracts dans la rue pour le salaire au travail ménager, on observait deux types de réaction chez les femmes qu’on abordait. Soit : « Génial ! Comment je peux m’inscrire ? » Soit : « Vous osez réclamer de l’argent pour des choses que je fais par amour ? » C’était assez compréhensible, en fait : ces femmes s’opposaient à l’idée de marchandiser toute activité humaine, et c’est précisément ce qu’impliquait le salaire au travail ménager.
Sur le revenu universel de base, exemple de mesure qui contribuerait à déconnecter le travail de la rémunération et à résoudre les dilemmes décrits dans cet ouvrage
Candi : Gorz trouvait que le salaire au travail ménager valorisait la dimension de soin présente dans l’économie mondiale en termes exclusivement financiers. À ses yeux, le risque était qu’on en vienne à attribuer à diverses formes de soin une valeur en dollars en décrétant que c’était leur « valeur » réelle. Or, quand on monétise et quantifie ainsi une part croissante du soin, cela revient un peu à le bousiller. La monétisation tend souvent à diminuer la qualité du soin, en particulier si elle prend la forme – comme c’est généralement le cas – de listes de tâches précises auxquelles sont alloués des temps limités. Gorz a écrit ça dans les années 1970, et c’est exactement ce qui s’est passé. Y compris dans l’enseignement ou les soins médicaux21.
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Ils essaient toujours de nous monter les uns contre les autres. Et c’est vers ça qu’on va aussi avec toutes les méthodes visant à déterminer la valeur relative des divers types de travail.
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Voilà pourquoi l’étude pilote menée en Inde sur le revenu de base est si enthousiasmante22. Déjà, on observe une diminution considérable des violences conjugales. C’est logique, car je crois qu’il a été démontré que 80 % peut-être des disputes domestiques dégénérant en violences concernent des questions d’argent. Mais le plus important, c’est que cela commence à éroder les inégalités sociales. Verser à chacun une somme identique, c’est un point de départ fondamental compte tenu du pouvoir symbolique de l’argent. Quand vous donnez exactement le même montant à tous, hommes et femmes, jeunes et vieux, castes inférieures et castes supérieures, ces différences s’estompent petit à petit. Par exemple, dans l’expérience indienne, on a pu voir que les filles commençaient à recevoir la même quantité de nourriture que les garçons – ce n’était pas le cas auparavant ‒, que les handicapés étaient mieux intégrés dans les activités du village, que les jeunes femmes abandonnaient l’attitude modeste et réservée qui leur avait été imposée par les conventions sociales et osaient désormais se promener dans la rue, comme les hommes. Elles se mettaient à participer à la vie publique. Ce que cela nous apprend, c’est qu’un système de revenu universel de base doit allouer à chacun un montant suffisant pour permettre de vivre décemment. Et, surtout, il doit être totalement inconditionnel. Tout le monde doit y avoir droit, même ceux qui n’en ont pas besoin. Ça vaut vraiment le coup d’essayer ! C’est une manière d’affirmer que, lorsqu’il en va des fondamentaux de l’existence, tout le monde mérite la même chose, sans conditions. De cette façon, on instaure un droit humain, et non pas une aumône ou un simple rafistolage quand d’autres sources de revenu font défaut. Si certaines personnes ont des besoins supplémentaires, par exemple les handicapés, alors on s’en occupe aussi, à part – mais seulement après avoir établi le droit de chacun à la subsistance matérielle.
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Voilà sans doute l’élément qui étonne et déroute le plus à propos du revenu de base. « Attendez, vous n’allez quand même pas filer 25 000 dollars par an (ou quelle que soit la somme) aux Rockefeller aussi ? » Eh bien, si. Tout le monde, c’est tout le monde. En même temps, ce n’est pas comme si ce montant risquait d’être énorme : le nombre de milliardaires sur la planète n’est pas si élevé. En outre, les riches pourraient être imposés plus lourdement. Et puis n’oublions pas qu’un système sous conditions de ressources – même s’il fonctionnait à l’inverse de celui d’aujourd’hui, puisqu’il viserait à exclure les milliardaires – supposerait une bureaucratie dédiée. Or l’histoire nous a appris que ce type d’administration a toujours une fâcheuse tendance à l’embonpoint.
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Au bout du compte, la proposition centrale du revenu de base, c’est de déconnecter les moyens de subsistance du travail. Une conséquence immédiate pour les pays qui l’instaureraient serait un recul massif des procédures bureaucratiques. En effet, le cas de Leslie montre bien qu’une part démesurée de la machinerie gouvernementale – de même que tout le halo d’associations qui l’entoure dans la plupart des sociétés riches, évoluant à la frontière entre le privé et le public – ne sert qu’à maintenir les pauvres dans leur situation humiliante. Et ce petit jeu au coût moral exorbitant soutient une « machine à travailler » mondiale largement inutile.
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Candi : Un exemple : il y a peu, je me suis dit que j’aimerais bien devenir famille d’accueil pour un enfant. Je suis allée regarder les conditions et les avantages associés. C’est pas mal du tout : on vous donne un appartement en HLM plus 250 livres par semaine pour tous les frais. Brusquement, j’ai réalisé un truc : ça fait 13 000 livres par an, plus un appartement, pour un seul gamin. À tous les coups, ce sont des ressources dont ses parents ne disposent pas. Mais si on les leur avait données à eux directement, cela leur aurait peut-être évité quantité d’autres problèmes, et le gosse n’aurait jamais eu à être placé en famille d’accueil. Naturellement, tout cela ne tient même pas compte des autres coûts – les salaires des fonctionnaires qui organisent et supervisent le placement, l’immeuble où ils travaillent et l’entretien des bureaux, les divers organismes qui les chapeautent et contrôlent leurs faits et gestes, l’immeuble et l’entretien des bureaux où ceux-là travaillent, et ainsi de suite.
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Je ne vais pas m’étendre ici sur les modalités concrètes de mise en œuvre du revenu de base23. Si beaucoup de gens doutent de sa faisabilité (« Mais où allez-vous trouver l’argent ? »), c’est parce que tout ce qu’on nous a appris sur la nature de la monnaie, la façon dont elle est produite, l’objectif réel de l’impôt et quantité d’autres questions qui dépassent largement l’objet de cet ouvrage est fondamentalement faux. Pour compliquer encore les choses, des visions radicalement opposées du revenu universel coexistent. La version conservatrice considère que le versement à tous d’un salaire modeste justifierait l’abolition pure et simple de certaines garanties de l’État-providence, telles que l’école gratuite ou la couverture santé, ce qui reviendrait à soumettre l’ensemble des activités humaines à la loi du marché. La version d’extrême gauche – celle que défendent Leslie et Candi – suppose au contraire le maintien de protections inconditionnelles existantes, comme un organisme public chargé de la santé, à l’image du British National Health Service24. L’une voit dans le revenu de base un moyen de restreindre la zone de conditionnalité, l’autre un moyen de l’élargir.
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À première vue, le revenu de base semble impliquer un accroissement du pouvoir de l’État, puisque, selon toute probabilité, c’est le gouvernement qui créerait et distribuerait l’argent (ou en tout cas une instance semi-étatique, comme une banque centrale). En réalité, c’est exactement l’inverse. Des portions entières du gouvernement – précisément les services les plus intrusifs et les plus ignobles, ceux qui se spécialisent dans la surveillance morale des citoyens ordinaires – perdraient instantanément leur raison d’être et fermeraient leurs portes25. C’est vrai, des millions de petits agents publics tels que les « conseillers en prestations sociales » verraient leur job disparaître. Mais ils recevraient un revenu de base, comme tout le monde, et peut-être que certains se trouveraient une occupation réellement importante, qu’il s’agisse d’installer des panneaux solaires, pour reprendre la suggestion de Leslie, ou de découvrir un remède contre le cancer. Et même s’ils décidaient plutôt de monter un groupe de percussions sur bidons, d’essayer de battre le record d’activité sexuelle à un âge avancé, de se lancer dans la restauration de meubles anciens, la spéléologie, la traduction de hiéroglyphes mayas ou que sais-je encore, ce ne serait pas plus grave que cela. Laissons-les faire ce qui leur chante ! Quel que soit leur choix, il les rendra à coup sûr plus heureux qu’ils ne le sont aujourd’hui à sanctionner les chômeurs arrivés en retard au séminaire « Rédaction d’un CV » ou à s’assurer que les sans-abri présentent bien trois preuves d’identité différentes. Et leur bonheur retrouvé rejaillira sur tout le monde autour d’eux.
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L’instauration du revenu de base, même à un niveau modeste, pourrait être une première étape vers la rupture la plus profonde de toutes, celle qui consistera à désolidariser totalement le travail de la subsistance.
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Au fond, l’argent ne se distingue guère des tickets de rationnement, et dans un monde idéal on souhaiterait sans doute se rationner le moins possible
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Un programme intégral de revenu de base éliminerait la contrainte du travail en offrant à tous un niveau de vie décent. Ensuite, chacun serait libre de décider s’il préfère accroître sa richesse – par le biais d’un emploi rémunéré ou d’une activité de vente – ou faire autre chose de son temps. Un tel programme pourrait également ouvrir la voie à d’autres modalités de distribution des biens, plus performantes.
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Évidemment, tout cela repose sur une supposition : les gens se mettraient au travail, ou en tout cas chercheraient à se rendre utiles, sans qu’il soit besoin de les y forcer. Comme on l’a longuement démontré ici, c’est une supposition on ne peut plus raisonnable. Dans leur immense majorité, les êtres humains, s’ils ont le choix, aiment autant faire autre chose que passer leurs journées devant la télé. Et la petite poignée de vrais parasites qui subsistera ne représentera pas un fardeau si terrible, puisque la quantité de travail à abattre pour assurer le confort et la sécurité de la population n’est finalement pas si considérable. Les workaholics compulsifs, qui ne peuvent s’empêcher de faire plus que le nécessaire, compenseront largement l’inactivité de ces quelques feignasses26.
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26. Certes, en éthique, le problème du « passager clandestin » est regardé comme une question de justice sociale fondamentale, qui l’emporte sur les considérations de justice humaine. La conclusion, en général, est qu’il est légitime d’instaurer des systèmes de surveillance et de coercition pour garantir que pas un seul citoyen ne vive du travail des autres (sauf s’il est riche : là, on ne sait pas pourquoi, ça passe). Ma position personnelle est celle des socialistes libertaires : quand bien même ce serait le cas, où est le problème ?
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le concept d’assistance universelle inconditionnelle peut aider à résoudre deux problèmes qui n’ont cessé de surgir tout au long de ces pages. Le premier est celui de la dynamique sadomasochiste qui s’installe dans n’importe quelle relation de travail hiérarchisée, et qui s’accentue encore quand tout le monde est conscient de faire un boulot inutile. C’est une source de souffrance permanente pour des millions de travailleurs.
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Rappelez-vous le concept de « sadomasochisme au quotidien » de Lynn Chancer : alors que le jeu BDSM de la vraie vie comporte un mot magique par lequel il est possible d’y mettre fin, les gens « normaux » prisonniers de cette dynamique, eux, n’ont jamais d’issue aussi simple à leur portée. « On ne peut pas dire “orange” à son boss. » À mes yeux, cette analyse fondamentale pourrait être la base d’une théorie de la libération sociale.
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[I]l me semble qu’il faut distinguer les relations de pouvoir comme jeux stratégiques entre des libertés – jeux stratégiques qui font que les uns essaient de déterminer la conduite des autres […] – et les états de domination, qui sont ce qu’on appelle d’ordinaire le pouvoir28. Foucault n’est pas extrêmement clair sur ce qui permet de distinguer ces deux catégories, si ce n’est que, dans le cas de la domination, les choses ne sont pas ouvertes et ne peuvent être renversées – c’est-à-dire que des relations de pouvoir normalement fluides deviennent rigides et « figées ». Il prend l’exemple de la manipulation réciproque du professeur et de l’élève (relations de pouvoir = bien), opposée à la situation d’un étudiant soumis à l’arbitraire d’un professeur autoritaire (relations de domination = mal).
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Il me semble qu’ici Foucault tourne autour de quelque chose sans jamais vraiment mettre le doigt dessus. Et je crois qu’il s’agit d’une théorie de la libération sociale fondée sur le mot magique. Car c’est bien cela, la solution évidente. Le problème n’est pas que certains jeux soient truqués – il y a des gens qui, pour toutes sortes de raisons, aiment les jeux truqués. Le problème, c’est quand vous ne pouvez pas en sortir. La question devient donc : comment trouver un équivalent de la possibilité de dire « orange » à son boss – ou à un bureaucrate imbuvable, un directeur pédagogique odieux, un petit ami violent ? Comment faire en sorte de ne créer que des jeux auxquels nous avons vraiment envie de participer parce que nous savons que nous pouvons en sortir à tout moment ?
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Dans la sphère économique, la réponse à cette question tombe sous le sens. Le sadisme gratuit des relations de travail est tout entier fondé sur le fait qu’une des parties ne peut sortir du jeu – par la démission – sans en subir les conséquences financières. La patronne d’Annie se garderait bien de la convoquer dans son bureau pour la énième fois au sujet d’un problème réglé depuis des mois si elle savait que celle-ci pouvait se barrer en claquant la porte, écœurée, tout en ayant l’assurance de conserver son revenu inchangé. En ce sens, le revenu de base donnerait bien aux travailleurs le pouvoir de dire « orange » à leur boss.
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Nous touchons là à notre second thème : dans un monde de revenu garanti, non seulement la supérieure d’Annie devrait commencer à la traiter avec un minimum de respect, mais on voit mal, en fait, comment des jobs aussi débiles que celui d’Annie pourraient subsister
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En général, quand on propose d’instaurer la garantie universelle des moyens de subsistance indépendamment du travail fourni, on entend deux types d’objections. La première, c’est : « Faites ça, et vous verrez que personne ne voudra bosser. » Je crois que, à ce stade, nous avons amplement prouvé que c’était faux ; nous pouvons donc écarter cet argument sans autre formalité. La seconde objection est plus sérieuse : elle fait valoir que, même si la majorité des gens décident de travailler, ils choisiront en priorité des tâches qui ne satisfont que leur intérêt propre. Autrement dit, nos villes se rempliront de poètes minables, de mimes de rue soporifiques, d’hurluberlus versés dans les théories scientifiques fumeuses, et rien de ce qui doit être fait ne le sera. En réalité, le phénomène des jobs à la con met bien en évidence le ridicule d’une telle hypothèse. Certes, il est probable que, dans une société libre, une fraction de la population se consacrera à des projets que tous les autres risquent de juger idiots ou futiles. Mais il est difficile d’imaginer qu’elle puisse dépasser de beaucoup les 10 % ou 20 %. Contentons-nous de rappeler la situation actuelle en quelques faits et chiffres : dans les pays riches, pas moins de 37 % à 40 % des travailleurs estiment déjà que leur boulot ne rime à rien ; une bonne moitié de l’économie est faite d’activités à la con, ou bien d’activités qui n’ont d’autre raison d’être que de permettre aux premières d’exister ; et le comble, c’est que toutes ces occupations ne sont même pas particulièrement intéressantes !
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En laissant chacun décider par lui-même des bienfaits qu’il peut apporter à l’humanité, sans aucune restriction, comment serait-il possible d’aboutir à une répartition du travail plus désastreuse que celle d’aujourd’hui ? Voilà un puissant argument en faveur de la liberté humaine. Nous aimons tous parler de la liberté dans l’absolu, clamer que c’est la chose la plus importante pour laquelle on puisse se battre ou donner sa vie. Pourtant, nous nous demandons rarement ce que signifie réellement le fait d’être libre ou d’exercer sa liberté. Dans cet ouvrage, j’ai moins cherché à proposer des solutions politiques concrètes qu’à inviter à la réflexion et au débat sur cette question essentielle : à quoi pourrait ressembler une société authentiquement libre ?