Bureaucratie
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CHAPITRE 1. Zones blanches de l’imagination. Essai sur la stupidité structurelle
il semble que les bureaucraties publiques et privées soient organisées de façon à garantir qu’un important pourcentage des acteurs ne seront pas en mesure d’accomplir leur tâche comme prévu. C’est en ce sens qu’il me paraît juste de dire que les bureaucraties sont des formes utopistes d’organisation. Après tout, n’est-ce pas ce qu’on nous dit toujours des utopistes, qu’ils ont une foi naïve dans la perfectibilité de la nature humaine et refusent de traiter avec les humains tels qu’ils sont ? Et que cela les conduit à fixer des normes impossibles, puis à reprocher aux gens d’être incapables de s’y conformer dans leur vie53 ? Or, c’est ce que font toutes les bureaucraties
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Elles posent des impératifs en jurant qu’ils sont raisonnables ; puis elles découvrent qu’ils ne le sont pas (puisqu’un grand nombre de gens seront toujours incapables de se conduire comme elles l’attendent) ; elles concluent alors que ce ne sont pas les impératifs qui posent un problème, mais l’insuffisance individuelle de chaque être humain, qui n’arrive pas à se hausser à leur niveau.
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Les humains étant les êtres sociaux qu’ils sont, la naissance et la mort ne sont jamais de purs événements biologiques. Normalement, il faut un travail considérable pour faire d’un nouveau-né une personne – quelqu’un qui a un nom, des relations sociales (une mère, un père…), un domicile, à l’égard de qui d’autres ont des responsabilités, dont on attendra un jour qu’il ait, lui aussi, des responsabilités envers eux. En général, une large part de ce travail s’effectue à travers des rituels.
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Ceux-ci, comme l’ont observé les anthropologues, peuvent varier énormément dans la forme et le contenu : baptême, confirmation, fumigation, coupe des premiers cheveux, isolement, déclaration, rite où l’on fabrique, agite, brûle et enterre divers objets, formule magique. La mort est encore plus compliquée
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comment se fait-il que nous finissions tous par consacrer toujours plus de temps au travail administratif ? Quelle est la signification de la paperasse, en fait ? Quelles sont les dynamiques sociales qui la sous-tendent ?
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Ce que je voudrais démontrer, c’est que les situations générées par la violence – en particulier la violence structurelle, et j’entends par là les formes omniprésentes d’inégalité sociale qui s’appuient en dernière analyse sur la menace de l’agression physique – ont invariablement tendance à susciter les formes d’aveuglement volontaire que nous associons normalement aux procédures bureaucratiques.
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Disons-le crûment : le problème n’est pas tant que les procédures bureaucratiques sont intrinsèquement stupides, ni même qu’elles provoquent souvent un comportement qu’elles définissent elles-mêmes comme stupide – bien que tout cela soit vrai. C’est plutôt qu’elles sont invariablement des moyens de gérer des situations sociales déjà stupides, parce qu’elles sont fondées sur la violence structurelle. Cette approche, je crois, peut nous en dire long, en expliquant à la fois comment la bureaucratie a envahi tous les aspects de notre vie et pourquoi nous ne le remarquons pas.
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Nous n’avons pas coutume d’envisager les maisons de repos, les banques ou même les compagnies d’assurance-maladie comme des institutions violentes
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Toutes les institutions que j’ai citées allouent des ressources dans le cadre d’un régime de droits de propriété réglementé et garanti par des États, au sein d’un système qui repose en dernier ressort sur la menace de la force. « Force » n’est ici qu’un euphémisme pour dire « violence » : il s’agit de la capacité d’appeler des personnes en uniforme prêtes à menacer d’autres personnes de les frapper sur la tête avec une matraque. Ici, un curieux constat s’impose : il est très rare que les citoyens des démocraties industrielles méditent sur cette réalité
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instinctivement, nous essayons d’en minorer le poids. C’est ce qui permet, par exemple, à des doctorants de passer des journées dans une bibliothèque universitaire à bûcher des essais théoriques inspirés de Foucault sur la perte d’importance du facteur coercition dans la vie moderne sans jamais se dire que, s’ils avaient affirmé leur droit d’entrer à la B. U. sans montrer une carte d’étudiant valide et correctement tamponnée, on aurait appelé des hommes armés pour les expulser physiquement, en usant de toute la force éventuellement requise. On pourrait presque dire que, plus nous laissons des aspects de notre existence quotidienne tomber sous la coupe de réglementations bureaucratiques, plus tous les intéressés font bloc pour minorer le fait (parfaitement évident pour ceux qui font concrètement fonctionner le système) que tout cela repose en dernière analyse sur la menace de l’agression physique.
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L’usage de l’expression « violence structurelle » est lui-même un excellent exemple. Lorsque j’ai commencé à travailler sur cet essai, il me paraissait aller de soi qu’elle désignait une violence réelle opérant indirectement. Imaginons, par exemple, qu’une tribu guerrière (appelons-les les Alphas) surgisse du désert et s’empare d’un territoire habité par de paisibles agriculteurs (appelons-les les Omégas). Mais, au lieu d’extorquer un tribut, les Alphas s’approprient toutes les terres fertiles et font en sorte que leurs enfants aient un accès privilégié à la plupart des formes d’enseignement pratique, tout en lançant une idéologie religieuse qui assure qu’ils sont des êtres supérieurs par essence, meilleurs, plus beaux et plus intelligents, et que les Omégas, désormais réduits à travailler la terre sur leurs domaines, ont été maudits par les puissances divines pour quelque terrible péché et sont devenus stupides, laids et vils. Et les Omégas peuvent intérioriser leur déchéance et se comporter, finalement, comme s’ils se croyaient réellement coupables de quelque chose. En un sens, peut-être le croient-ils vraiment. Mais, fondamentalement, il est absurde de se demander s’ils le croient ou non. L’ensemble du dispositif est le fruit de la violence et ne peut être maintenu que par la menace permanente de la violence : les Omégas sont tout à fait conscients que, si quelqu’un défiait directement les structures de la propriété foncière, ou celles de l’accès à l’éducation, les épées sortiraient des fourreaux et, presque à coup sûr, des têtes tomberaient. Dans un cas de ce genre, lorsque nous disons « croire », nous parlons simplement des techniques psychologiques qu’élaborent les gens pour s’accommoder d’une réalité. Nous n’avons aucune idée de ce que feraient ou penseraient les Omégas si les Alphas perdaient soudain leur mainmise sur les moyens de la violence.
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Voilà ce que j’avais à l’esprit quand j’ai commencé à utiliser l’expression « violence structurelle » : des structures qui n’ont pu être instituées et maintenues que par la menace de la violence, même si, dans leur fonctionnement ordinaire, quotidien, aucune violence physique réelle n’est nécessaire. Si l’on y réfléchit, cette définition s’applique à la plupart des phénomènes généralement classés sous la rubrique « violence structurelle » dans la littérature – racisme, sexisme, privilège de classe –, même si leur mode opératoire réel est infiniment plus complexe.
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Il est probable qu’ici j’ai été surtout inspiré par mes lectures de la littérature féministe, qui parle souvent de violence structurelle dans ce sens-là60. Il a été largement constaté, par exemple, que les pourcentages d’agressions sexuelles augmentent considérablement dans les périodes précises où les femmes commencent à défier les « normes de genre » dans le travail, le comportement ou la tenue vestimentaire. En fait, c’est absolument la même chose que les conquérants qui ressortent soudain leurs épées
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Poser directement la question de la violence reviendrait manifestement à ouvrir une série de portes qu’il vaudrait mieux, semblent penser la plupart des universitaires, laisser fermées.
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Dans la région rurale de Madagascar où j’ai effectué mon étude de terrain, par exemple, il était évident pour tout le monde que l’État opère essentiellement en inspirant la peur. De l’avis général, c’était tout aussi vrai des anciens royaumes malgaches que, plus tard, du régime colonial français, ou de son successeur malgache actuel, fondamentalement perçu comme une version légèrement remaniée du même système. D’un autre côté, la peur qu’inspirait ce dernier était clairement sporadique, puisque la plupart du temps l’État et ses représentants n’étaient pas vraiment là. L’État n’intervenait pratiquement pas pour réglementer les détails de la vie quotidienne : il n’y avait pas de code de la construction, pas de lois contre l’ivresse publique, pas de permis de conduire, pas d’assurance obligatoire des véhicules, pas de règles déterminant qui pouvait acheter, vendre, fumer, construire, manger ou boire quoi que ce soit, où l’on était autorisé à jouer de la musique ou à garder son troupeau. Ou si des lois de ce genre existaient, nul ne savait ce qu’elles disaient, de toute manière, parce qu’il n’était jamais venu à l’esprit de personne, policiers compris, de les faire respecter – même en ville, et sûrement pas dans les campagnes environnantes, où ces questions étaient entièrement réglées par la coutume, les délibérations des assemblées communales ou le tabou magique. Dans ces conditions, il apparaissait encore plus clairement que la grande affaire de la bureaucratie d’État était d’enregistrer les propriétés imposables des habitants et de maintenir les infrastructures qui permettaient aux collecteurs d’impôts de se présenter et d’emporter leurs biens.
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Un trait primordial de l’esclavage, c’est qu’il n’est jamais perçu – par personne, vraiment – comme une relation morale, mais comme un pur et simple rapport de pouvoir arbitraire. Le maître peut ordonner à l’esclave de faire tout ce qui lui plaît et l’esclave ne peut rien changer à cette situation63.
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En malgache littéraire, on peut d’ailleurs appeler la langue française ny teny baiko, « la langue du commandement ». Elle est typique des contextes où les explications, la délibération et, en définitive, le consentement ne sont pas nécessaires, parce qu’il s’agit de contextes cadrés par la présomption d’un accès inégal à la force purement physique.
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À Madagascar, le pouvoir bureaucratique était un peu racheté, dans l’esprit de la plupart des gens, par son lien avec l’éducation, universellement tenue en haute estime
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Entrer dans le monde de l’État, des bureaux et des gendarmeries, c’était aussi pénétrer dans celui des romans, de l’histoire mondiale, de la technologie et de possibles voyages à l’étranger. Ce n’était donc pas irrémédiablement mauvais, ni intrinsèquement absurde.
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les politologues ont observé depuis longtemps une « corrélation négative », comme dit David Apter69, entre coercition et information : les régimes relativement démocratiques sont souvent submergés par un trop-plein d’informations, tout le monde bombardant les autorités politiques d’explications et de revendications ; en revanche, plus un pouvoir est autoritaire et répressif, moins les gens ont de raisons de lui dire quoi que ce soit – c’est pourquoi ces régimes sont obligés de s’appuyer si massivement sur les espions, les agences de renseignement et la police secrète
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Les efforts pour déchiffrer les motivations et perceptions des autres représentent une grande partie du fonctionnement quotidien de la vie sociale. Appelons cela le « travail interprétatif ». On pourrait dire : ceux qui comptent sur la peur de la force ne sont pas obligés de faire beaucoup de travail interprétatif, donc, en règle générale, ils s’en dispensent.
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C’est manifestement parce que la violence permet de prendre des décisions arbitraires, donc d’esquiver le mécanisme de discussion, clarification et renégociation typique des rapports sociaux plus égalitaires, que ses victimes peuvent percevoir les procédures créées sur la base de la force comme stupides ou déraisonnables.
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Nous sommes capables, pour la plupart, de nous faire une idée superficielle de ce que les autres pensent ou éprouvent, simplement au ton de leur voix ou à leur langage corporel – en général, il n’est guère difficile de sentir les intentions et motivations immédiates des gens
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Ce qui me paraît véritablement important dans la violence, c’est qu’elle est peut-être la seule forme d’action humaine qui offre ne serait-ce que la possibilité d’avoir des effets sociaux sans communiquer.
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la violence est peut-être le seul moyen possible, pour un être humain, de faire quelque chose qui aura des effets relativement prévisibles sur les actes d’une personne qu’il ne comprend pas du tout.
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Dans la quasi-totalité des autres façons de chercher à influencer les actes des autres, il faut savoir, au moins approximativement, qui nous pensons qu’ils sont, qui ils pensent que nous sommes, ce qu’ils pourraient vouloir tirer de la situation, ce qu’ils détestent et ce qu’ils aiment, etc. Frappons-les sur la tête assez fort et tout cela devient hors sujet.
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Il est vrai que les effets qu’on peut avoir en estropiant ou en tuant quelqu’un sont fort limités. Mais ils sont bien réels – et, point décisif, il est possible de savoir à l’avance avec exactitude ce qu’ils seront. Toute autre forme d’action ne peut pas avoir d’effets prévisibles sans faire appel, d’une façon ou d’une autre, à des significations ou conceptions partagées
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La plupart des relations humaines – notamment prolongées, entre vieux amis ou vieux ennemis – sont extrêmement compliquées, lourdes d’histoire et de sens. Il faut pour les entretenir un travail constant et souvent subtil d’imagination, qui consiste à s’efforcer en permanence de voir le monde du point de vue des autres. C’est ce que j’ai déjà nommé le « travail interprétatif ». Menacer les autres d’agression physique permet de faire l’économie de tout cela. Cela rend possible des relations d’un type beaucoup plus simple et schématique (« Franchis cette ligne et je t’abats ! »« Encore un mot d’un seul d’entre vous et c’est la prison pour tout le monde ! »). C’est pour cette raison, bien sûr, que la violence est si souvent la carte préférée des imbéciles. On pourrait même dire l’atout maître des imbéciles, puisque (et c’est sûrement l’une des tragédies de l’existence humaine) c’est la seule forme de stupidité à laquelle il est extrêmement difficile d’opposer une réponse intelligente.
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Il me faut introduire ici une réserve cruciale. Tout dépend du rapport de forces. Lorsque deux adversaires s’affrontent par la violence dans un combat relativement équilibré – par exemple deux généraux qui commandent des armées ennemies –, chacun a de bonnes raisons d’essayer d’entrer dans la tête de l’autre. C’est seulement quand un camp dispose d’un avantage écrasant dans sa capacité d’agression physique que cet effort n’est plus nécessaire.
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cette distinction a de très lourdes conséquences : elle signifie que la caractéristique majeure de la violence, sa capacité de supprimer le besoin du travail interprétatif, est la plus saillante là où la violence elle-même est la moins visible : dans les configurations où les actes spectaculaires de violence physique sont les moins probables.
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On attend des femmes, toujours et partout, qu’elles imaginent en permanence à quoi ressemble telle ou telle situation d’un point de vue masculin. On ne demande pratiquement jamais aux hommes de faire l’inverse. Cette structure des comportements est ancrée si profondément que beaucoup d’hommes assimilent la simple suggestion qu’ils pourraient agir autrement à un acte de violence : ils y réagissent comme si on les agressait
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Un exercice populaire chez les professeurs d’expression écrite dans les lycées américains, par exemple, demande aux élèves d’imaginer qu’ils ont été transformés pour un jour en personne du sexe opposé, et de décrire cette journée. Les résultats, apparemment, sont d’une étrange uniformité. Les filles écrivent toutes des textes longs et détaillés qui montrent clairement qu’elles ont passé beaucoup de temps à méditer sur le sujet. En général, un important pourcentage des garçons refusent totalement de faire le devoir. Ceux qui le font montrent clairement qu’ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’est une adolescente, et s’indignent qu’on puisse suggérer qu’ils auraient dû y réfléchir73.
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c’est Adam Smith, dans sa Théorie des sentiments moraux, qui a observé le premier le phénomène que nous appelons aujourd’hui « fatigue compassionnelle ». Les êtres humains, soutient-il, sont normalement enclins à s’identifier par l’imagination à leurs semblables, mais aussi, de ce fait, à ressentir spontanément les joies et les peines des autres
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Toutefois, les pauvres sont si constamment malheureux que des observateurs par ailleurs pleins de sympathie sont tout simplement submergés, et contraints, sans en prendre conscience, d’évacuer entièrement leur existence. Le résultat est clair : si les personnes situées en bas d’une échelle sociale passent une grande partie de leur temps à imaginer les perspectives de ceux d’en haut et à s’en soucier sincèrement, cela n’arrive pratiquement jamais dans l’autre sens.
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Maîtres et serviteurs, hommes et femmes, employeurs et employés, riches et pauvres : dans tous ces cas, l’inégalité structurelle – que j’ai nommée violence structurelle – crée invariablement des structures très déséquilibrées de l’imagination. Puisque, à mon sens, Adam Smith avait raison de dire que l’imagination s’accompagne souvent de sympathie, il en résulte que, dans la violence structurelle, les victimes se soucient des bénéficiaires bien plus souvent que les bénéficiaires ne se préoccupent des victimes. Ce pourrait être, après la violence elle-même, la force la plus puissante qui perpétue ces relations.
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Dans les démocraties industrialisées contemporaines, l’usage légitime de la violence est confié aux « forces de l’ordre », notamment aux officiers de police. Forces « anticriminalité », dit-on parfois par euphémisme. Je dis « par euphémisme » parce que des générations de sociologues de la police ont souligné qu’en réalité seule une toute petite partie de ce qu’elle fait a un quelconque rapport avec l’application du droit pénal – ou avec la criminalité en général. L’essentiel de son travail porte sur des réglementations
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les policiers passent l’essentiel de leur temps à faire respecter toutes ces règles et réglementations sans fin précisant qui peut acheter, fumer, vendre, construire, manger ou boire quoi et où – celles qui n’existent pas dans des endroits comme les bourgs et les villages de Madagascar. Les policiers sont donc des bureaucrates armés.
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Pourquoi avons-nous les idées si confuses sur ce que fait réellement la police ? La raison est évidente : dans la culture populaire des cinquante dernières années, les policiers sont devenus des objets presque obsessionnels d’identification imaginative. C’en est arrivé au point où il n’est pas du tout inhabituel, pour un citoyen d’une démocratie industrialisée contemporaine, de passer plusieurs heures par jours à lire des livres, regarder des films ou voir des émissions télévisées qui l’invitent à percevoir le monde d’un point de vue policier et à participer par procuration aux exploits de la police. Or, ces policiers imaginaires passent effectivement presque tout leur temps à combattre des crimes violents ou à s’occuper de leurs conséquences.
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Marc Cooper, ex-officier de police de Los Angeles devenu sociologue83, a observé que l’écrasante majorité de ceux qui se font tabasser ou brutaliser par la police sont innocents, il s’avère qu’ils n’ont commis aucun crime
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« Les flics, écrit-il, ne tabassent jamais les cambrioleurs. » Pour une raison simple. Une seule attitude va à coup sûr provoquer une réaction violente des policiers : contester leur droit (je cite ici les propres termes de Cooper) à « définir la situation ». Autrement dit, s’écrier : « Non, ce n’est pas une situation de crime, c’est impossible ! C’est une situation où un citoyen qui paie votre salaire promène son chien ! Donc dégagez ! » Sans parler de l’invariablement désastreux : « Attendez ! Pourquoi lui mettez-vous les menottes ? Il n’a rien fait ! » C’est surtout parce qu’on « réplique » qu’on se fait tabasser, et répliquer, c’est contester la rubrique administrative, quelle qu’elle soit (foule ordonnée ou désordonnée ? véhicule immatriculé régulièrement ou irrégulièrement ?), qu’a appliquée à la situation le jugement discrétionnaire de l’officier de police
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La matraque du policier est le point de jonction précis entre l’impératif bureaucratique qu’a l’État d’imposer des schémas administratifs simples et son monopole de la force coercitive.
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si l’on accepte la célèbre définition que donne Jean Piaget de l’intelligence parvenue à maturité, l’aptitude à coordonner de multiples perspectives (ou perspectives possibles), on peut voir ici avec précision comment le pouvoir bureaucratique, au moment où il recourt à la violence, devient littéralement une forme de stupidité infantile.
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. Il est donc tout à fait compréhensible que la violence bureaucratique soit faite, d’abord et avant tout, d’agressions contre ceux qui persistent à défendre d’autres schémas ou des interprétations différentes
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Ceux qui sont au bas de l’échelle doivent dépenser quantité d’énergie imaginative pour essayer de comprendre les dynamiques sociales qui les entourent, ils doivent notamment imaginer les points de vue de ceux d’en haut, tandis que ces derniers peuvent se mouvoir en ignorant superbement une bonne part de ce qui se passe autour d’eux. Autrement dit, les faibles finissent par faire non seulement le gros du travail physique, concret, nécessaire pour maintenir la société en fonctionnement, mais aussi l’essentiel du travail interprétatif.
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Ce principe semble se vérifier partout où l’on trouve une inégalité systémique. Il était tout aussi vrai dans l’Inde antique ou la Chine médiévale que n’importe où aujourd’hui. Et on peut présumer qu’il restera vrai tant que les inégalités structurelles se perpétueront
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Les bureaucraties, je l’ai dit, sont moins des formes de stupidité en elles-mêmes que des moyens d’organiser la stupidité – de régir des relations déjà caractérisées par des structures de l’imagination extrêmement inégalitaires, dont l’existence s’explique par celle de la violence structurelle. C’est pour cela que, même si l’on instaure une bureaucratie pour des raisons entièrement bienveillantes, elle produira malgré tout des absurdités.
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même la bureaucratie la plus bienveillante adopte simplement, en fait, les points de vue extrêmement schématiques, minimaux, obtus, typiques des puissants, et les transforme en moyens de limiter leur pouvoir, ou d’atténuer ses effets les plus pernicieux. Il est sûr que les interventions bureaucratiques de ce type ont fait beaucoup de bien dans le monde. L’État social européen, avec son école gratuite et son assurance-maladie universelle, peut justement être tenu – comme Pierre Bourdieu en a fait un jour la remarque – pour l’un des plus grands succès de la civilisation humaine
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Mais en même temps, en usant des formes de cécité délibérée typiques des puissants et en leur donnant le prestige de la science – par exemple, en adoptant toute une série de postulats sur la signification du travail, de la famille, du quartier, du savoir, de la santé, du bonheur ou du succès qui n’avaient presque rien à voir avec le mode de vie réel des pauvres ou des travailleurs de la classe ouvrière, sans parler de ce qui avait du sens à leurs yeux dans leur vie –, l’État-providence s’est lui-même condamné à la chute. Et il a chuté. C’est justement le malaise provoqué par cette cécité, même dans l’esprit de ses plus grands bénéficiaires, qui a permis à la droite de mobiliser un soutien populaire
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comment s’exprimait ce malaise ? Avant tout par ce sentiment : l’autorité bureaucratique, par sa nature même, représentait une sorte de guerre contre l’imagination humaine. C’est particulièrement clair si nous regardons les rébellions de la jeunesse, de la Chine au Mexique et à New York, dont le point culminant a été l’insurrection de mai 1968 à Paris. Toutes étaient, d’abord et surtout, des révoltes contre l’autorité bureaucratique ; toutes voyaient dans le pouvoir bureaucratique une force qui, fondamentalement, étouffait l’élan humain vers la créativité, la convivialité, l’imagination. « L’imagination au pouvoir ! » : le slogan peint sur les murs de la Sorbonne n’a cessé de nous hanter depuis –
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la gauche, par essence, est une critique de la bureaucratie
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En ce sens, on peut mettre un signe « égal » entre l’actuelle incapacité de la gauche à formuler une critique de la bureaucratie qui parle vraiment à ses anciens mandants et le déclin de la gauche. Sans cette critique, la pensée révolutionnaire perd son centre vital – elle s’effondre en un émiettement de protestations et revendications fragmentaires.
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Soyons réalistes : demandons l’impossible (autre slogan de Mai 68)
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Jusqu’à présent, j’ai montré comment la violence structurelle crée des structures biaisées de l’imagination, et comment la bureaucratie devient une façon de gérer ces situations – et les diverses cécités et stupidités structurelles qu’elles induisent inévitablement
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Pourquoi les mouvements qui contestent ces structures finissent-ils souvent par établir eux-mêmes des bureaucraties ? Normalement, ils le font à titre de compromis, en quelque sorte. Il faut être réaliste et ne pas trop demander. Revendiquer des réformes du type « État-providence » paraît plus réaliste qu’exiger une large redistribution de la propriété
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Je dis « groupe », mais, techniquement, le DAN n’était absolument pas un groupe : c’était un réseau décentralisé, fonctionnant selon les principes de la démocratie directe, avec une forme complexe mais très efficace de prise de décision par consensus.
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Le DAN existait dans un espace purement politique. Il n’avait pas de ressources concrètes à administrer – pas même une trésorerie appréciable.
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Un jour, quelqu’un a donné au DAN une voiture. La voiture du DAN a provoqué une crise mineure mais permanente. Nous avons vite découvert que, juridiquement, il est impossible à un réseau décentralisé de posséder un véhicule. Les voitures peuvent appartenir soit à des individus, soit à des entreprises (qui sont des individus fictifs), soit à des États. Mais elles ne peuvent pas appartenir à des réseaux. Si nous ne voulions pas nous constituer en société à but non lucratif (ce qui aurait exigé une réorganisation complète et l’abandon de la plupart de nos principes égalitaristes), il n’y avait qu’un seul expédient : trouver un volontaire disposé à prétendre qu’il était le propriétaire légal du véhicule. Mais, dans ce cas, il serait tenu pour responsable de toutes les amendes et primes d’assurance à régler, et devrait donner son autorisation écrite pour que quelqu’un d’autre puisse conduire la voiture hors des frontières de l’État de New York. Et, bien sûr, il serait le seul à pouvoir la récupérer si elle était mise en fourrière. Un militant courageux a accepté d’assumer cette responsabilité, mais à partir de là nos réunions hebdomadaires ont été submergées de rapports sur ses derniers problèmes avec la loi. Assez vite, la voiture du DAN était devenue une source si intarissable de tribulations que nous avons décidé d’organiser une réunion de collecte de fonds sous la forme d’une grande fête, où nous avons fourni une masse à quiconque voulait payer cinq dollars pour donner un coup dévastateur à cet engin. Je me suis dit qu’une vérité profonde s’exprimait dans cette histoire. Pourquoi des projets comme celui du DAN – des projets de démocratisation de la société – sont-ils si souvent perçus comme des rêves chimériques qui s’évaporent dès qu’ils se heurtent à la dure réalité matérielle ? Dans notre cas au moins, ce n’était sûrement pas une question d’inefficacité : dans tout le pays, les chefs de la police disaient que nous étions la force la mieux organisée à laquelle ils avaient jamais eu à faire. Il me semble que l’effet de réalité (si l’on peut l’appeler ainsi) vient plutôt du fait que les projets révolutionnaires tendent à s’effondrer – ou du moins à devenir incroyablement difficiles – dès l’instant où ils pénètrent dans le monde des objets grands et lourds : les immeubles, les voitures, les tracteurs, les bateaux, les machines industrielles. Non que ces objets soient, pour une raison quelconque, intrinsèquement difficiles à gérer démocratiquement : l’histoire regorge de collectivités qui pratiquent avec succès la gestion démocratique de ressources communes. Le vrai problème est clair : comme la voiture du DAN, ils sont enveloppés d’une nuée de réglementations de l’État et sont, de facto, impossibles à dissimuler à ses représentants armés.
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En Amérique, j’ai vu d’innombrables exemples de ce dilemme. Après une longue lutte, un squat est légalisé ; soudain, des inspecteurs des services d’urbanisme débarquent et annoncent qu’il faudra faire dix mille dollars de réparations pour le mettre en conformité avec le code de la construction. Les animateurs du squat sont donc obligés de passer les années suivantes à organiser des ventes de gâteaux et à solliciter des dons. Ce qui signifie ouvrir des comptes en banque, ce qui veut dire se conformer à des réglementations précisant comment toute association qui reçoit des fonds ou a des relations avec l’État doit être organisée (là encore, pas comme un collectif égalitaire). Toutes ces réglementations sont imposées par la violence. Certes, dans la vie courante, la police vient rarement jouer de la matraque pour faire respecter les règles du Code de la construction, mais – les anarchistes sont souvent en position idéale pour le découvrir –, si quelqu’un fait simplement comme si l’État et ses réglementations n’existaient pas, c’est bien ce qui finira par arriver.
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Donc, lorsque quelqu’un se voit demander d’être « réaliste », la réalité qu’on lui demande, normalement, de reconnaître n’est pas celle des faits matériels, naturels, ni quelque prétendue vérité déplaisante sur la nature humaine. « Être réaliste » signifie, en général, prendre au sérieux les effets de la menace systémique de la violence. Cette éventualité est même un fil conducteur de notre langage. Pourquoi, par exemple, appelle-ton en anglais un immeuble real property ou real estate ? L’adjectif real, dans ces expressions, ne vient pas du latin res, « chose » : il vient de l’espagnol real, « royal, qui appartient au roi ». Toute terre située au sein d’un territoire souverain appartient en dernière analyse au souverain – juridiquement, c’est toujours vrai aujourd’hui. C’est pourquoi l’État a le droit d’imposer ses réglementations. Mais la souveraineté se réduit, finalement, à un monopole de la « force », dit-on par euphémisme – c’est-à-dire de la violence
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Du point de vue du pouvoir souverain, quelque chose est vivant parce qu’on peut le tuer, soutient le philosophe italien Giorgio Agamben ; de même, la propriété est real parce que l’État peut la confisquer ou la détruire.
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Dans la même veine, quand quelqu’un adopte une position « réaliste » en matière de relations internationales, il postule que les États utiliseront toutes les capacités dont ils disposent, y compris la force armée, pour servir leurs intérêts nationaux. Quelle « réalité » reconnaît-il ? Sûrement pas la réalité matérielle. Considérer les pays comme des entités semblables à des personnes, avec des objectifs et des intérêts, est de la pure métaphysique. Le roi de France avait des objectifs et des intérêts. « La France » n’en a pas. S’il semble « réaliste » de suggérer qu’elle en a, c’est simplement parce que ceux qui gouvernent les États-nations ont le pouvoir de lever des armées, lancer des invasions, bombarder des villes, et peuvent menacer d’user de la violence organisée au nom de ce qu’ils présentent comme leurs « intérêts nationaux », et que ce serait folie d’ignorer cette possibilité. Les intérêts nationaux sont réels parce qu’ils peuvent vous tuer.
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Le terme primordial ici est « force », comme dans « le monopole de l’État sur l’usage de la force coercitive ». Chaque fois que nous entendons invoquer ce mot, nous nous trouvons en présence d’une ontologie politique selon laquelle le pouvoir de détruire, de faire souffrir les autres, de menacer de briser, de mutiler ou de broyer leur corps (ou simplement de les enfermer dans une pièce minuscule pour le restant de leurs jours) est traité comme l’équivalent social de l’énergie qui propulse le cosmos. Réfléchissez, je vous prie, aux métaphores et déplacements qui rendent possible de construire les deux phrases suivantes : Les scientifiques enquêtent sur la nature des lois physiques pour comprendre les forces qui gouvernent l’univers. Les policiers sont des experts de l’application scientifique de la force physique pour faire respecter les lois qui gouvernent la société. À mes yeux, c’est l’essence de la pensée de droite : une ontologie politique qui, par des moyens subtils de ce genre, permet à la violence de définir les paramètres même de la vie sociale et du sens commun85.
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Marx lui-même, malgré tout son mépris pour les socialistes utopiques de son temps, a toujours souligné que ce qui distingue les êtres humains des animaux c’est que les architectes, à la différence des abeilles, construisent d’abord leurs structures dans leur imagination. Pour Marx, c’est le propre des humains : on commence par visualiser les choses, on ne les réalise qu’ensuite. C’est ce processus qu’il appelait la « production ».
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il a voulu intituler un livre Cessons de fabriquer le capitalisme87. Le capitalisme, disait-il, n’est pas quelque chose qui nous est imposé par une force extérieure. Il n’existe que parce que chaque jour nous nous levons et nous continuons à le produire. Si un matin au réveil nous décidions tous collectivement de produire autre chose, nous n’aurions plus le capitalisme. C’est la question révolutionnaire suprême : quelles sont les conditions qui doivent exister pour nous donner les moyens de faire cela, de nous réveiller et imaginer et produire autre chose ?
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Face à cette mise en avant des forces de la créativité et de la production, la droite réplique, en général, que les révolutionnaires négligent systématiquement l’importance sociale et historique des « moyens de destruction » : les États, les armées, les bourreaux, les invasions barbares, les criminels, les foules déchaînées, etc. Faire comme si tout cela n’existait pas, ou croire qu’on peut le faire disparaître parce qu’on le désire, ajoute-t-elle, aboutit à un résultat assuré : les régimes de gauche feront, dans les faits, infiniment plus de morts et de destructions que ceux qui ont la sagesse de s’en tenir à une approche plus « réaliste ».
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D’un côté, l’imagination était perçue comme la source de l’art et de toute créativité. De l’autre, elle était la base de la sympathie humaine, donc de la morale89. Deux cent cinquante ans plus tard, nous ferions bien de commencer à faire le tri. C’est que l’enjeu est énorme. Franchement. Pour nous faire une idée de son ampleur, revenons un instant à ce slogan de Mai 68 : « L’imagination au pouvoir ! » De quelle imagination parlons-nous ? Si l’on rapporte la phrase à l’imagination transcendante – à une tentative d’imposer une vision utopique préfabriquée –, les effets peuvent être désastreux. Historiquement, cette démarche a souvent abouti à la création d’une immense machine bureaucratique, conçue pour imposer ce genre de visions utopiques par la violence. Il en résultera probablement des atrocités d’envergure mondiale. En revanche, dans une situation révolutionnaire, on pourrait soutenir pour les mêmes raisons que ne pas porter au pouvoir l’autre forme d’imagination, l’imagination immanente – l’imagination pratique, de bon sens, des cuisiniers, infirmières, mécaniciens et jardiniers ordinaires –, finira probablement par avoir exactement les mêmes effets.
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Quand une araignée tisse sa toile, elle opère d’instinct. L’architecte commence par dessiner un plan, et ce n’est qu’ensuite qu’il se met à construire les fondements de son édifice. C’est vrai, souligne Marx, dans toutes les formes de production matérielle, qu’il s’agisse de construire un pont ou de fabriquer des bottes. Mais quand Marx parle de créativité sociale, son exemple principal – le seul type de créativité sociale dont il ait jamais vraiment parlé – est toujours la révolution, et quand il le fait, il change soudain complètement d’approche. En fait, il inverse sa position. Le révolutionnaire ne doit jamais procéder comme l’architecte ; il ne doit jamais commencer par concevoir un plan de société idéale, puis se demander comment faire pour le mettre en œuvre. Ce serait de l’utopisme. Et pour l’utopisme Marx n’a que mépris cinglant. Non, la révolution est la pratique immanente réelle du prolétariat, qui finira par porter ses fruits sur des modes que nous ne pouvons absolument pas imaginer à partir de notre situation actuelle.
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Rappelons le raisonnement suivi jusqu’ici : les inégalités structurelles créent toujours ce que j’ai appelé des « structures déséquilibrées de l’imagination », c’est-à-dire des divisions entre une catégorie de personnes qui finissent par faire l’essentiel du travail imaginatif et les autres qui ne le font pas. Cependant, la sphère de la production industrielle, celle qui intéressait Marx, est assez inhabituelle à cet égard. C’est l’une des rares où la classe dominante a fini par faire davantage de travail imaginatif, et non moins.
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La créativité et le désir – que nous réduisons souvent, dans le langage de l’économie politique, à la « production » et à la « consommation » – sont essentiellement des véhicules de l’imagination. Les structures d’inégalité et de domination – la violence structurelle, si l’on veut – ont tendance à déformer l’imagination.
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La violence structurelle peut créer des situations où les travailleurs sont relégués à des emplois mécaniques, fastidieux, assommants, et où seule une petite élite est autorisée à s’adonner au travail imaginatif : les ouvriers se sentent alors dépossédés de leur propre travail, leurs propres gestes leur semblent appartenir à quelqu’un d’autre
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La tradition de l’économie politique, au sein de laquelle écrivait Marx, divise souvent le travail dans les sociétés modernes en deux sphères : le travail salarié, dont le paradigme est toujours l’usine, et le travail domestique – le ménage, les enfants –, laissé essentiellement aux femmes. Le premier est essentiellement perçu comme la création et l’entretien d’objets physiques. Quant au second, sa meilleure définition est probablement la création et l’entretien de personnes et de relations sociales. La distinction est évidemment un peu caricaturale
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Pendant une grande partie du siècle dernier, la grande question révolutionnaire a donc été : comment changer fondamentalement la société sans mettre en branle un processus qui finira par instituer une nouvelle bureaucratie violente ? Le problème est-il l’utopisme, l’idée même d’imaginer un monde meilleur puis d’essayer d’en faire une réalité ? Où se situe-t-il dans la nature même de la théorie de la société ? Devons-nous donc abandonner toute théorie sociale ? Ou est-ce l’idée de révolution qui est fondamentalement viciée ?
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Dans les années qui ont conduit à Mai 68, c’est bien connu, les situationnistes soutenaient que nous pouvions recourir à des actes de subversion imaginatifs fragilisant la logique de ce qu’ils appelaient le « Spectacle », qui nous muait en consommateurs passifs. Par ces actes, nous pouvions, au moins pour un moment, recouvrer nos facultés d’imagination. Parallèlement, ils estimaient aussi que tous les actes de ce genre étaient des répétitions générales en miniature du grand moment insurrectionnel auquel ils allaient nécessairement mener : « la » révolution à proprement parler.
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Voyons cette déclaration du collectif CrimethInc, probablement les plus stimulants des jeunes propagandistes anarchistes qui agissent aujourd’hui dans la tradition situationniste : Nous devons fabriquer notre liberté en faisant des trous dans l’étoffe de cette réalité, en forgeant des réalités nouvelles qui elles-mêmes nous façonneront. Se mettre constamment dans des situations nouvelles est la seule façon d’être sûr de prendre des décisions affranchies de l’inertie de l’habitude, de la coutume, de la loi ou du préjugé – et c’est à chacun de créer ces situations. La liberté n’existe que dans le moment de la révolution. Et ces moments ne sont pas aussi rares qu’on le pense. Le changement, le changement révolutionnaire, se produit sans cesse et partout – et tout le monde y joue un rôle, consciemment ou non.
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La question que pose cette approche est évidente : comment peut-elle s’inscrire dans une stratégie globale, une stratégie susceptible de conduire, peut-être pas à un moment unique de rédemption révolutionnaire, mais au moins à un cheminement progressif, par accumulation, vers un monde sans États ni capitalisme ? À ce stade, nul n’en est entièrement sûr. La plupart supposent que ce processus ne pourrait être qu’une improvisation sans fin. Des moments insurrectionnels, il y en aura sûrement. Assez nombreux, peut-être. Mais ils ne seront, très probablement, qu’un élément dans un processus révolutionnaire infiniment plus complexe et multiforme, dont les contours, au point où nous en sommes, ne peuvent être pleinement anticipés.
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En réalité, l’« opinion publique », comme nous disons, est créée, produite au sein d’institutions spécialisées qui autorisent certaines formes d’action déterminées – répondre à des sondages, regarder la télévision, voter, signer des pétitions ou écrire des lettres adressées à des responsables élus, assister à des auditions publiques – et pas d’autres. Ces « cadrages » de l’action supposent certaines façons de parler, de penser, d’argumenter, de délibérer. La même « population » qui peut s’abandonner massivement à l’usage de produits chimiques récréatifs peut aussi voter avec constance pour leur interdiction ; le même ensemble de citoyens parviendra probablement à des décisions entièrement différentes sur les questions touchant à la vie locale s’il est organisé dans le cadre d’un système parlementaire, d’un système de référendums informatisés ou d’une succession d’assemblées générales emboîtées l’une dans l’autre. De fait, tout le projet anarchiste de réinvention de la démocratie directe repose sur cette hypothèse.
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Le public ne travaille pas – on ne lira jamais dans un journal ou un magazine : « la grande majorité du public américain travaille dans le secteur des services », et si un journaliste tentait de l’écrire, son rédacteur en chef ne manquerait pas de tourner sa phrase autrement. C’est d’autant plus étrange que, de toute évidence, les membres de cet ensemble de personnes doivent bel et bien travailler. Et c’est pour cela que, comme on s’en plaint si souvent à gauche, les médias diront toujours qu’une grève des transports va gêner le public, incarné par les usagers des trains de banlieue, sans penser un seul instant que les grévistes font eux-mêmes partie du public ; ni que, s’ils réussissent à faire remonter les salaires, le public en profitera. Et il est certain que le public ne descend pas dans la rue. Son rôle est d’assister aux spectacles publics et de consommer des services publics. Quand il achète ou utilise des biens et services fournis à titre privé, le même ensemble d’individus devient tout autre chose (consumers [les consommateurs]), de même que, dans d’autres contextes, il est rebaptisé nation [la nation], electorate [le corps électoral] ou population [la population]. Toutes ces entités sont le produit de bureaucraties et de pratiques institutionnelles qui définissent certains horizons du possible. Voilà pourquoi, lorsqu’on vote à des élections législatives, on peut se sentir tenu de faire un choix « réaliste » ; dans une situation insurrectionnelle, en revanche, tout semble soudain possible.
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Ce que « le public », « la main-d’œuvre », « le corps électoral », « les consommateurs » et « la population » ont en commun, c’est de devoir leur existence à des cadres d’action institutionnalisés qui sont intrinsèquement bureaucratiques, donc profondément aliénants. Les isoloirs, les écrans de télévision, les box des bureaux, les hôpitaux, le rituel qui les entoure, tout cela constitue, pourrait-on dire, les ressorts de la machine « aliénation ». Ce sont les instruments qui servent à écraser et fracasser l’imagination humaine
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Les moments insurrectionnels sont ceux où cet appareil bureaucratique est neutralisé. Ce qui paraît toujours avoir pour effet d’ouvrir tout grand les horizons du possible ; c’était à prévoir, puisque l’une des tâches principales de cet appareil en temps normal est d’imposer des horizons extrêmement limités. (C’est probablement pour cela que les gens vivent souvent une expérience très semblable pendant les catastrophes naturelles, comme l’a si admirablement observé Rebecca Solnit93.) Tout cela explique pourquoi les moments révolutionnaires semblent toujours suivis d’une explosion de créativité sociale, artistique et intellectuelle. Les structures d’identification imaginative, normalement inégalitaires, sont bouleversées ; chacun se met à essayer de voir le monde de points de vue non familiers ; chacun sent qu’il a non seulement le droit, mais en général le besoin pratique immédiat, de tout recréer et de tout réimaginer autour de lui.
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La question, bien sûr, est de trouver comment faire en sorte que ceux qui vivent cette expérience ne soient pas immédiatement réorganisés sous une nouvelle rubrique – le peuple, le prolétariat, la multitude, la nation, l’oumma ou autre chose –, ce qui ouvrirait la voie à la construction autour d’elle d’un nouvel ensemble de règles, de réglementations et d’institutions bureaucratiques, qui, inévitablement, finirait par être imposé par de nouvelles formes de police
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ceux qui détiennent pouvoir et privilèges ont souvent le sentiment qu’une terrible responsabilité pèse sur leurs épaules, mais en fait, pour l’essentiel et la plupart du temps, la caractéristique principale du pouvoir, c’est ce dont on n’a pas à se soucier, ce que l’on n’a pas à connaître et ce que l’on n’a pas à faire. Les bureaucraties peuvent démocratiser ce type de pouvoir, du moins dans une certaine mesure, mais pas l’éliminer. Il se mue en formes de paresse institutionnalisées
CHAPITRE 1. Zones blanches de l’imagination. Essai sur la stupidité structurelle
Le pouvoir rend paresseux
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Telle est, je pense, la leçon pour la politique. Si l’on résiste à l’effet de réalité créé par l’omniprésence de la violence structurelle
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il est bel et bien possible de mettre l’imagination au pouvoir. Mais cela exige aussi un travail énorme.
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je voudrais souligner qu’en se concentrant sur ces aspects très spectaculaires de la violence, il est d’autant plus facile d’ignorer une réalité : l’un des traits saillants de la violence et des situations qu’elle engendre, c’est l’ennui profond. Dans les prisons américaines, qui sont des lieux extraordinairement violents, le châtiment le plus brutal consiste à enfermer quelqu’un pendant des années dans une pièce vide où il n’aura absolument rien à faire. Cette confiscation de toute possibilité de communication ou de signification est l’essence réelle de la violence et de ce qu’elle fait vraiment
CHAPITRE 1. Zones blanches de l’imagination. Essai sur la stupidité structurelle
C’est une chose de dire que, lorsqu’un maître fouette une esclave, il se livre à une forme de communication riche de sens pour lui faire comprendre la nécessité de l’obéissance inconditionnelle et qu’il essaie en même temps de créer une image mythique terrifiante du pouvoir arbitraire et absolu. Tout cela est vrai
INTRODUCTION. La loi d’airain du libéralisme et l’ère de la bureaucratisation totale
Nous avons tous un problème. Les pratiques, habitudes et sensibilités bureaucratiques nous dévorent. Notre vie finit par se structurer autour des formulaires à remplir. Mais le langage dont nous disposons pour parler de cette situation est lamentablement inadéquat, voire de nature à aggraver les choses. Il nous faut trouver le moyen de formuler ce que nous réprouvons vraiment dans ce processus ; de parler honnêtement de la violence qu’il implique ; mais en même temps de comprendre ce qu’il a d’attrayant, ce qui l’alimente ; et de déterminer, parmi les éléments qui le composent, lesquels sont porteurs d’un potentiel de rédemption dans une société vraiment libre, lesquels représentent l’inévitable prix à payer pour vivre dans une société complexe et lesquels peuvent et doivent être entièrement éliminés
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
De toute manière, qui veut vraiment vivre dans un monde où tout est âme ? La bureaucratie fait au moins miroiter la possibilité de traiter avec d’autres êtres humains sur des modes qui n’imposent à aucune des deux parties de se livrer à toutes les formes complexes et épuisantes de travail interprétatif évoquées dans le premier essai de ce livre
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
de même que vous pouvez simplement poser l’argent sur le comptoir sans vous soucier de ce que pense la caissière de votre tenue, vous pouvez montrer votre carte de lecteur valide avec photo sans avoir à expliquer au bibliothécaire pourquoi vous vous intéressez tellement aux thèmes homoérotiques dans la poésie britannique du XVIIIe siècle. C’est sûrement un élément de l’attrait de la bureaucratie. En fait, à bien y réfléchir, même si nous parvenons à créer une société communautaire utopique, on imagine mal comment certaines institutions impersonnelles (oserais-je dire : bureaucratiques ?) ne resteraient pas nécessaires, et justement pour cette raison
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
En Europe, la plupart des institutions cruciales de ce qui allait devenir plus tard l’État-providence – de la Sécurité sociale et des pensions de retraite aux bibliothèques publiques et aux hôpitaux publics – n’ont pas été initialement créées par des gouvernements, mais par des syndicats, des associations de quartier, des coopératives et diverses formes de partis et organisations de la classe ouvrière. Nombre de ces forces agissaient dans le cadre d’un projet révolutionnaire délibéré : elles voulaient « construire une société nouvelle dans la coquille de l’ancienne », créer graduellement, d’en bas, des institutions socialistes. Certaines associaient cette démarche à l’objectif de prendre finalement le contrôle de l’État par des moyens parlementaires ; d’autres y voyaient une fin en soi.
Note
La clé de notre révolution est de ressusciter ce genre d’associations
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
L’Allemagne a été l’un des pays où ces partis ont eu le plus de succès. Même si le chancelier Otto von Bismarck, le maître d’œuvre de la création de l’État allemand, n’avait conféré à son parlement que des pouvoirs limités, il a été abasourdi par l’ascension rapide des partis ouvriers et hanté par une inquiétude permanente à la perspective d’une majorité socialiste ou d’un possible soulèvement du style de la Commune de Paris dans sa nouvelle Allemagne unifiée. Aux succès électoraux socialistes, il a opposé à partir de 1878 une double réaction : d’une part, il a interdit le parti socialiste, les syndicats et la presse de gauche ; de l’autre, ces mesures se révélant inefficaces (les candidats socialistes continuaient à se présenter, et à gagner, sous l’étiquette « indépendant »), il a créé un substitut, venu d’en haut, aux écoles autonomes, aux associations ouvrières, aux sociétés des amis, aux bibliothèques, aux théâtres et au vaste processus de construction du socialisme par le bas. Il l’a fait sous la forme d’un programme d’assurances sociales (contre le chômage, la maladie et le handicap, etc.), d’éducation gratuite, de pensions de retraite, etc. Une grande partie de ces mesures étaient des versions édulcorées des politiques inscrites au programme socialiste, mais, dans chaque cas, elles étaient soigneusement purgées de tout élément démocratique ou participatif.
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
Quand des régimes de gauche, plus tard, ont effectivement accédé au pouvoir, la matrice avait déjà été établie et, presque invariablement, ils ont repris la même approche « hiérarchique » : ils ont intégré les hôpitaux et bibliothèques organisés localement, les initiatives de banque mutualiste, les centres d’éducation ouvrière et tout le reste dans la structure administrative de l’État. En Allemagne, le modèle réel de cette nouvelle structure administrative a été la Poste
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
Fondamentalement, la Poste a été l’une des premières tentatives d’appliquer des méthodes militaires, hiérarchiques, au bien public. Historiquement, les services postaux sont issus, à l’origine, de l’organisation des armées et des empires. Il s’agissait initialement d’une manière de transmettre les rapports venus du théâtre d’opérations et les ordres sur de longues distances ; et plus tard, par extension, d’un moyen vital de maintenir la cohésion des empires qui ont résulté de ces campagnes militaires.
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
L’une des grandes innovations de la gouvernance du XVIIIe et surtout du XIXe siècle a été d’élargir ces anciens systèmes de courrier militaire pour en faire la base d’un courrier civil émergent, dont l’objectif premier était de fournir des services au public.
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
Sous le Saint Empire romain germanique, le droit de gérer un service de courrier postal sur les territoires impériaux avait été octroyé, en bonne pratique féodale, à une noble famille, originaire de Milan, qu’on allait ensuite appeler les barons von Thurn und Taxis (l’un des rejetons de cette famille, dit la légende, serait plus tard l’inventeur du taximètre, c’est pourquoi les taxis ont fini par porter son nom).
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
Lénine écrivait : Un spirituel social-démocrate allemand des années 1870 a dit de la poste qu’elle était un modèle d’entreprise socialiste. Rien n’est plus juste. La poste est actuellement une entreprise organisée sur le modèle du monopole capitaliste d’État. L’impérialisme transforme progressivement tous les trusts en organisations de ce type. […] Toute l’économie nationale organisée comme la poste, de façon que les techniciens, les surveillants, les comptables reçoivent, comme tous les fonctionnaires, un traitement n’excédant pas des « salaires d’ouvriers », sous le contrôle et la direction du prolétariat armé : tel est notre but immédiat145. Et voilà. L’organisation de l’Union soviétique a été directement conçue sur le modèle de la Poste allemande
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
pendant une bonne partie du XIXe siècle, aux yeux de la majorité des Américains, le service postal était bel et bien l’État fédéral. En 1831, son personnel dépassait déjà de loin, numériquement, celui de toutes les autres composantes de l’État réunies ; ses effectifs étaient nettement plus nombreux que ceux de l’armée ; et, pour la plupart des habitants des petites villes, les postiers seraient probablement les seuls fonctionnaires fédéraux qu’ils verraient de toute leur vie.
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
les formes d’une société nouvelle, plus libre, plus rationnelle, semblaient émerger des structures même de l’oppression. Aux États-Unis, le terme utilisé a été postalization [postalisation] – expression exclusivement américaine pour dire « nationalisation » (et qui, fait significatif, a ensuite entièrement disparu de la langue). Mais, à l’époque où Weber et Lénine invoquaient le service postal allemand comme un modèle pour l’avenir, les progressistes américains soutenaient que même l’entreprise privée serait plus efficace si elle était gérée comme la Poste.
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
Depuis les années 1980, les parlementaires ont mené la charge, en définançant systématiquement la Poste et en encourageant des substituts privés, dans le cadre d’une campagne permanente pour convaincre les Américains que l’État, ça ne marche pas150. Dans ces conditions, le service postal est vite devenu l’incarnation même de tous les maux que nous étions censés constater dans les bureaucraties publiques : les journaux publiaient sans cesse des articles sur ses grèves, ses facteurs toxicomanes, les maisons où l’on découvrait plusieurs années de courrier non distribué et, bien sûr – chacun connaît cette célèbre formule –, les employés qui, périodiquement, « devenaient postaux151 », c’est-à-dire ouvraient le feu sur leur directeur, leurs collègues, des policiers ou de simples usagers
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
faire remarquer qu’avant les réformes de la culture d’entreprise qui, dans les années 1980, ont détruit les garanties antérieures d’emploi sûr et pérenne et les protections des travailleurs contre l’arbitraire et les humiliations de leurs supérieurs, il n’y avait pas eu un seul massacre sur un lieu de travail dans toute l’histoire des États-Unis (sauf ceux commis par des esclaves), ne serait-ce que suggérer ces possibles explications structurelles paraissait assez immoral, car cela laissait entendre que ces violences, en un sens, étaient justifiées.
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
un phénomène remarquablement semblable à l’engouement du début du XXe siècle pour le service postal s’est produit à nouveau. Résumons le récit que nous avons fait jusqu’ici : – Une nouvelle technologie de communication émerge de l’armée ; – elle se diffuse rapidement et remodèle radicalement la vie quotidienne ; – elle acquiert une réputation d’efficacité éblouissante ; – puisqu’elle opère sur des principes sans rapport avec le marché, elle sert vite d’argument aux révolutionnaires qui voient en elle les premières manifestations d’un futur système économique non capitaliste déjà en gestation dans la coquille de l’ancien ; – néanmoins, elle devient vite également l’instrument de la surveillance de l’État et de la dissémination d’une infinité de nouvelles formes de publicité et de paperasse indésirable. Avec cette formulation, je suppose qu’on voit bien où je veux en venir. C’est très exactement l’histoire d’Internet.
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
la bureaucratie nous séduit – qu’elle nous paraît la plus libératrice – précisément lorsqu’elle disparaît : quand elle devient si rationnelle et fiable que nous pouvons considérer qu’il va de soi d’aller nous coucher sur un lit de chiffres et de nous réveiller avec tous ces chiffres restés confortablement à leur place. En ce sens, la bureaucratie enchante quand on peut la voir comme une forme de ce que j’ai nommé la technologie poétique, c’est-à-dire une technologie où des formes mécaniques d’organisation, en général militaires dans leur inspiration ultime, peuvent être mobilisées pour réaliser des visions impossibles : créer des villes ex nihilo, escalader le ciel, faire fleurir le désert. Pendant la majeure partie de l’histoire de l’humanité, ce type de puissance n’a été accessible qu’aux dirigeants des empires ou aux chefs des armées conquérantes ; nous pourrions donc même parler ici de démocratisation du despotisme
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
La raison – tant chez l’individu que dans la communauté politique – existe pour tenir en respect notre nature inférieure, pour réprimer, canaliser et contenir les énergies potentiellement violentes de façon à les empêcher de conduire au chaos et à la destruction mutuelle. C’est une force morale. C’est pour cela, par exemple, que le mot polis, qui désigne la communauté politique et le foyer de l’ordre rationnel, est à la racine à la fois de « politesse » et de « police ». Et c’est aussi pourquoi on suppose toujours implicitement, dans cette tradition, qu’il y a forcément quelque chose d’au moins vaguement démoniaque dans nos facultés créatrices.
Note
La raison pour gérer les pulsions
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
Pratiquement tous ceux qui ont une vision utopique, qu’elle soit socialiste, libérale, ou d’ailleurs inspirée par un fondamentalisme religieux, rêvent de mettre en place un ordre social qui, à la différence des dispositifs actuels, sera cohérent et qui représentera donc le triomphe de la raison sur le chaos158. Il va sans dire que la création d’une bureaucratie efficace est toujours la pierre angulaire de ce genre de projet.
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
la recherche scientifique elle-même a révélé qu’elle ne peut absolument pas être vraie. Les psychologues cognitifs n’ont cessé de le démontrer : la pensée pure séparée des émotions n’existe pas ; un être humain sans émotions ne serait pas du tout capable de penser159.
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
lorsqu’on qualifie quelqu’un, ou un argument, de « rationnel », on ne dit presque rien. C’est un énoncé très faible. On dit simplement qu’ils ne sont pas manifestement délirants.
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Mais lorsqu’on retourne l’expression dans l’autre sens, on se rend compte qu’affirmer que ses propres positions politiques sont fondées sur la « rationalité » constitue, au contraire, un énoncé extrêmement fort. En fait, il est d’une arrogance extraordinaire, puisqu’il signifie que ceux qui ne sont pas d’accord avec ces positions n’ont pas seulement tort : ils sont fous.
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De même, dire qu’on souhaite créer un ordre social « rationnel », c’est sous-entendre que les rapports sociaux actuels auraient aussi bien pu être inventés par les pensionnaires d’un asile d’aliénés. Je sais bien que nous avons sûrement tous ressenti les choses ainsi à certains moments. Néanmoins, c’est une position extraordinairement intolérante, puisqu’elle suppose que nos adversaires non seulement ont tort, mais, en un sens, ne pourraient même pas savoir ce que c’est qu’avoir raison, sauf si, par miracle, ils reprenaient leurs esprits, s’ouvraient à la lumière de la raison et décidaient d’accepter notre propre cadre de pensée et notre propre point de vue.
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Comme la plupart des philosophes grecs, les pythagoriciens avaient pris part avec ferveur à la vie politique de la cité, qu’ils cherchaient souvent à reconstruire sur des bases rationnelles. Sous l’Empire romain, c’était impossible. Toutes les questions politiques étaient désormais réglées. Un ordre juridique et bureaucratique unique – et apparemment éternel – régissait les affaires publiques. Au lieu d’aspirer à changer cette structure, les intellectuels ont choisi de plus en plus d’embrasser le mysticisme pur : ils ont aspiré à trouver de nouveaux moyens de transcender entièrement les systèmes terrestres, en s’élevant à travers les diverses sphères planétaires, en se purgeant de la matérialité, jusqu’à atteindre la sphère suprême de la raison pure, espace divin fait de lois mathématiques transcendantes qui gouvernaient le temps et le mouvement et les rendaient finalement illusoires. Dieu n’imposait pas ces lois, Il était ces lois. La raison humaine n’était donc que l’action de ce divin principe en nous. En ce sens, la rationalité n’était pas seulement une notion spirituelle, elle était mystique : c’était une technique pour parvenir à l’union avec le divin.
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Prenons cette idée que nous apprenons tous dans notre enfance et acceptons, pour la plupart, comme une évidence : ce qui distingue les humains des autres animaux est la rationalité (en tant qu’espèce, « nous possédons la faculté de raison »). C’est une notion tout à fait médiévale164. Quand on y réfléchit, elle n’est pas très convaincante. Si la « rationalité » n’est que l’aptitude à évaluer la réalité plus ou moins telle qu’elle est et à en tirer des conclusions logiques, la plupart des animaux sont extrêmement rationnels. Ils résolvent des problèmes tout le temps. Ils n’y parviennent peut-être pas aussi bien que les humains, mais il n’y a aucune différence fondamentale de nature. Quantité d’autres facultés feraient de bien meilleures candidates pour le rôle, car elles semblent réellement être l’apanage des humains. Un choix évident serait l’imagination. Si les animaux agissent constamment selon des modes qui paraissent rationnels, calculateurs, orientés vers un objectif, on aurait plus de mal à prouver que la plupart d’entre eux s’adonnent en toute conscience à la création de mondes imaginaires165.
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lorsque de nouveaux États bureaucratiques sont apparus, et notamment quand la rationalité bureaucratique est devenue le principe de gouvernement dominant dans l’Europe et l’Amérique des XVIIIe et XIXe siècles, nous avons assisté à une sorte de contre-mouvement : l’essor d’une vision tout aussi imaginaire du Moyen Âge, peuplée de princes, de chevaliers, de fées, de dragons, de sorciers et de licornes ; et finalement de hobbits, de nains et d’orques. Sur presque tous les plans importants, ce monde est explicitement antibureaucratique ; autrement dit, il affiche un rejet explicite de la quasi-totalité des valeurs fondamentales de la bureaucratie.
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Nous avons coutume de parler de l’« État » comme d’une entité unique, mais je pense qu’en réalité la meilleure façon d’appréhender les États modernes est d’y voir la convergence de trois éléments différents, dont les origines historiques sont entièrement distinctes, qui n’ont aucune relation intrinsèque entre eux et qui sont peut-être déjà en train de se séparer définitivement. Je les appellerai la souveraineté, l’administration et la politique.
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La souveraineté est en général considérée comme la caractéristique qui définit l’État : un État souverain est un État dont le gouvernant revendique un monopole sur l’usage légitime de la violence au sein d’un territoire donné
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Le second principe est l’administration, qui peut exister, et souvent existe, sans qu’il y ait un centre de pouvoir unique pour faire appliquer ses décisions. On pourrait aussi, bien sûr, l’appeler simplement la bureaucratie
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Nous pouvons appeler le troisième principe la « politique », en prenant le mot dans son sens que l’on pourrait dire maximal
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un sport-spectacle en soi – où de puissants personnages s’affrontent constamment dans des compétitions publiques pour rallier des partisans et se constituer une base d’appui.
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La politique ainsi comprise a toujours été un phénomène essentiellement aristocratique. (Ce n’est pas sans raison que le Sénat des États-Unis, par exemple, est entièrement peuplé de millionnaires.) C’est pourquoi, pendant la majeure partie de l’histoire européenne, les élections passaient pour un mode de sélection des responsables publics non pas démocratique, mais aristocratique. Le sens littéral d’« aristocratie », après tout, est « gouvernement des meilleurs », et, telles qu’on les percevait, les élections signifiaient que le seul rôle des citoyens ordinaires était de décider lequel, parmi les citoyens « meilleurs », devait être tenu pour le meilleur de tous, tout à fait dans l’esprit d’un combattant homérique
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Le mode démocratique de sélection des responsables, au moins depuis l’Antiquité grecque, était le tirage au sort : des citoyens ordinaires étaient choisis pour certains postes par une loterie aléatoire
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Les origines réelles de ce que j’appelle les « sociétés héroïques » sont à chercher, semble-t-il, dans les montagnes, les collines, les déserts ou les steppes jouxtant les grandes sociétés bureaucratiques et commerçantes de Mésopotamie, d’Égypte et de la vallée de l’Indus, puis les empires comme Rome, la Perse ou la Chine. Économiquement, ces sociétés étaient à bien des égards liées aux centres urbains. Elles fournissaient aux cités des matières premières et importaient de leurs ateliers toutes sortes de richesses et trésors fabuleux. Néanmoins, très tôt dans l’histoire, chacune des deux parties en est aussi arrivée à se définir comme tout ce que l’autre n’était pas. Pour les urbains, être civilisé signifiait ne pas se comporter comme un barbare ; et les barbares, de leur côté, ont fini par former une société qui a pris exactement le contre-pied des valeurs cruciales de la civilisation bureaucratique et commerçante. Quand l’une créait et chérissait des chefs-d’œuvre littéraires, l’autre rejetait l’écriture mais célébrait les bardes capables d’improviser des œuvres de poésie épique toujours nouvelles. Quand l’une entreposait et enregistrait soigneusement des objets de valeur matérielle, l’autre donnait d’immenses fêtes de type potlatch où des trésors inestimables étaient distribués aux subordonnés ou aux rivaux dans un geste de mépris pour les prétentions de la richesse matérielle, ou même abandonnés, incendiés, jetés à la mer.
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Quand l’une développait une bureaucratie discrète offrant une stabilité prévisible, l’autre organisait la vie publique autour de personnages égocentriques, charismatiques, en lutte permanente pour la suprématie.
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Pourquoi les récits de leurs exploits ont-ils été dits et redits, dans bien des cas, pendant des millénaires ? Je répondrai : en partie parce que les sociétés héroïques sont, de fait, des ordres sociaux conçus pour engendrer des histoires
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Cela nous ramène à des questionnements sur la nature même de la politique. On pourrait soutenir que l’action politique – et c’est vrai même au microniveau – est conçue en vue de l’influence, au moins partielle, qu’elle aura sur d’autres personnes quand ils en entendront parler ou découvriront son existence174. La politique quotidienne – que ce soit dans un village ou dans les bureaux d’une grande entreprise – a tout à voir avec la fabrication de récits officiels, de rumeurs et de versions des événements. Il est clair que les sociétés héroïques, qui faisaient de l’autoglorification politique une forme d’art, avaient aussi été organisées pour devenir d’immenses moteurs de production narrative. Tout servait de tremplin à une forme de compétition, à des récits illustrant la persévérance, la trahison, la revanche, d’impossibles défis, des quêtes épiques ou des actes d’autosacrifice admirables. C’est pourquoi les poètes étaient si importants. Tout l’intérêt de la vie était d’accomplir des exploits que d’autres souhaiteraient chanter
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En un sens, il s’agit simplement d’une version moderne du « Il était une fois » des contes de fées, qui constituait à la fois une sorte de passé flottant, non précisé, et une autre dimension existant simultanément avec la nôtre (comme le confirment beaucoup d’histoires, il y a, malgré tout, des passerelles entre notre monde et le pays des fées, pays où le temps et l’espace fonctionnent de façon entièrement différente). Mais l’atmosphère de la fantasie n’est pas du tout la même. Les contes de fées reflètent le point de vue des femmes et des enfants sur la société du Moyen Âge et du début des Temps modernes ; leurs héros sont plus souvent des laitières et d’ingénieux fils de cordonnier que des courtisans et des princes. Dans le genre littéraire qu’on appelle aujourd’hui « fantasie », en revanche, ce « Il était une fois » a été entièrement transformé par une infusion massive d’épopée héroïque. Par « fantasie », j’entends surtout ici ce qu’on appelle parfois le genre sword and sorcery, « épée et sorcellerie »,
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Ces livres ne fascinent pas seulement parce qu’ils offrent des possibilités sans fin de rêve éveillé aux habitants des sociétés bureaucratiques. Ils séduisent surtout parce qu’ils procurent en permanence une négation systématique de tout ce que représente la bureaucratie. Comme les clercs et les magiciens médiévaux se plaisaient à rêver à un radieux système administratif céleste, nous rêvons aujourd’hui aux aventures de clercs et de magiciens médiévaux agissant dans un monde où la moindre trace de l’existence bureaucratique a été soigneusement effacée.
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non seulement l’Empire justifiait largement son existence en imposant un système juridique uniforme à ses sujets, mais il se faisait aussi un devoir d’inciter ces derniers à se rassembler en foule organisée pour le lynchage (les jeux étaient souvent parrainés par les mêmes magistrats qui présidaient les tribunaux), comme pour dire : « La démocratie ? Maintenant, vous savez où cela mènera. » La méthode a été très efficace. Pendant les deux mille années suivantes, les mises en garde contre les périls de la démocratie ont pu souligner que, dans un système de ce genre, le « peuple » finirait inévitablement par se comporter comme la populace dans le cirque romain : il serait déchiré par de violentes luttes de faction
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Jusqu’à l’avènement de l’Empire, la plupart des cités méditerranéennes avaient eu une forme d’autogouvernement, avec des assemblées publiques qui débattaient des questions d’intérêt public. Dans les démocraties, même les procès judiciaires étaient jugés par des jurys publics composés de centaines de citoyens. Sous l’Empire, ces institutions avaient évidemment été privées de toute autorité, et elles allaient finir par disparaître. Désormais, le lieu principal de rassemblement public d’un grand nombre de citoyens serait le Colisée ou le Circus Maximus : ils assisteraient à des courses de chars, à des combats de gladiateurs, ou viendraient voir un criminel se faire déchiqueter par des fauves. Dans la mesure où ces citoyens auraient une expérience du vote, ce serait celle de lever ou baisser le pouce pour décider si un gladiateur vaincu serait mis à mort.
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J.R.R. Tolkien, par exemple, a écrit un jour que, politiquement, il était soit anarchiste, soit monarchiste « non constitutionnel » – il semble qu’il n’ait jamais pu se décider vraiment à trancher dans un sens ou dans l’autre179. Les deux positions n’ont, bien sûr, qu’un seul point commun : toutes deux sont profondément antibureaucratiques.
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Rappelons que, pendant l’essentiel de cette période, la quasi-totalité des Européens cultivés ont été fermement opposés à la démocratie. Et, aujourd’hui encore, la quasi-totalité des gens instruits, même s’ils veulent bien accepter à contrecœur quelques rares éléments démocratiques dans certains secteurs de la société, estiment toujours qu’il faut les maintenir entièrement séparés de l’administration de la justice et du droit.
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L’existence, dans les univers de la fantasie, d’espèces semi-humaines – gnomes, elfes noirs, trolls, etc. –, qui sont fondamentalement humaines mais absolument impossibles à intégrer dans le même ordre social, juridique ou politique général, crée un monde conforme, dans sa réalité, à la vision raciste
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Les mondes de la fantasie sont souvent marqués par une division absolue entre le bien et le mal (ou, dans le meilleur des cas, entre un bien ambigu et le mal absolu), ce qui implique l’existence de forces entre lesquelles la seule relation possible est la guerre
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Le principe du mal absolu semble exister pour nier le principe bureaucratique de neutralité liée par la règle et affranchie des valeurs
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Si certaines personnes sont des orques et d’autres des lutins, l’égalité de traitement est ipso facto inconcevable
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dans la fantasie, comme dans les sociétés héroïques, la vie politique tourne essentiellement autour de la création d’histoires. Des récits sont emboîtés dans des récits ; le fil conducteur de l’intrigue d’une œuvre de fantasie typique est souvent lui-même un processus où l’on raconte des histoires, où l’on interprète des histoires et où l’on crée des matériaux pour de nouvelles histoires. Tout cela est en contraste tranché avec la nature mécanique des opérations bureaucratiques. Un objectif primordial des procédures administratives est qu’il n’y ait pas d’histoires ; dans un cadre bureaucratique, il y a des histoires quand quelque chose a mal tourné. Lorsque tout se passe en souplesse, il n’existe aucun arc narratif, quel qu’il soit.
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De plus, les protagonistes sont constamment confrontés à des énigmes en langue archaïque, à des mythes opaques, à d’obscures prophéties, à des cartes avec rébus en caractères runiques, etc. Les procédures bureaucratiques, en revanche, sont fondées sur un principe de transparence. Les règles doivent être claires, formulées uniformément et accessibles à tous. Nous savons tous qu’en pratique c’est rarement le cas. Mais en théorie, c’est censé être vrai. Pour la plupart d’entre nous, les formulaires administratifs sont au moins aussi obscurs que les énigmes des elfes qui ne deviennent visibles qu’à certaines phases de la Lune. Mais ils ne devraient pas l’être
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l’une des tactiques bureaucratiques les plus exaspérantes consiste à dissimuler l’information sous un faux-semblant de transparence, par exemple à enfouir un élément d’information crucial dans une marée de notes de service – tant d’e-mails qu’il serait impossible que quelqu’un les lise tous
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En pratique, les bureaucraties sont rarement neutres ; elles sont presque toujours dominées par certains groupes privilégiés (souvent ethniques), ou elles les favorisent par rapport à d’autres. Et elles finissent invariablement par donner aux administrateurs, individuellement, un pouvoir personnel énorme, en produisant des règles si complexes et contradictoires qu’il est impossible de les respecter telles qu’elles sont. Dans le monde réel, tous ces écarts par rapport au principe bureaucratique sont vécus comme des abus
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Dans les mondes de la fantasie, ils sont vécus comme des vertus. Néanmoins, ces vertus sont clairement présentées comme instables. Le pays de la fantasie est excitant à visiter. Peu d’entre nous souhaiteraient réellement y vivre.
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Donjons et Dragons, qui a permis à des centaines de milliers d’adolescents, dans le monde entier, d’improviser de fait leurs propres mondes et aventures de fantasie, comme s’ils écrivaient collectivement l’histoire ou le scénario de leurs propres exploits en temps réel. D & D, comme l’appellent ses aficionados, est à dans une certaine mesure la forme de jeu la plus libre imaginable, puisque les personnages ont le droit de faire absolument n’importe quoi, dans les limites du monde créé par le maître de donjon, avec ses livres, ses plans, ses tables et ses espaces prédéterminés : villes, châteaux, donjons et zones naturelles. À bien des égards, c’est vraiment un jeu tout à fait anarchiste, puisque, à la différence des classiques « jeux de guerre » où l’on commande des armées, nous avons ce que les anarchistes appelleraient un « groupe d’affinité », un ensemble d’individus qui coopèrent en vue d’un objectif commun (une quête, ou simplement le désir d’accumuler des trésors et de l’expérience), avec des aptitudes complémentaires (combattant, clerc, utilisateur de magie, voleur…), mais sans aucune chaîne de commandement explicite. Les relations sociales sont donc aux antipodes des hiérarchies bureaucratiques impersonnelles
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Néanmoins, l’introduction des chiffres, la standardisation des types de personnalité, des caractéristiques, des monstres, des trésors, des sorts, le concept de « points de compétence » et de « points de vie » ont eu de profonds effets lorsqu’on est passé du monde des dés à six, huit, douze et vingt faces à celui des interfaces numériques. Les jeux informatiques ont pu faire de la fantasie une procédure presque entièrement bureaucratique : accumulation de points, hausse de degrés, etc. Il y a eu un retour au commandement d’armées. Ce qui a déclenché un mouvement inverse, en réintroduisant le jeu de rôles dans les jeux vidéo (Elfquest, World of Warcraft…), dans un va-et-vient constant qui entrecroise les impératifs des technologies poétique et bureaucratique. Mais, ce faisant, ces jeux renforcent, finalement, notre sentiment de vivre dans un univers où les procédures comptables définissent l’étoffe même de la réalité, où même la négation la plus absolue du monde administré dans lequel nous sommes actuellement piégés ne peut être, en dernière analyse, qu’une autre version de la même chose exactement.
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Les bureaucraties créent des jeux – simplement, ce sont des jeux qui ne sont vraiment pas drôles
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L’une des raisons pour lesquelles il m’a paru judicieux de m’étendre aussi longuement sur les mondes de la fantasie est que le sujet permet de poser certaines questions fondamentales sur la nature du jeu, des jeux et de la liberté – éléments qui, selon moi, sont tous au cœur de l’attrait caché de la bureaucratie. D’un côté, une bureaucratie est tout sauf joueuse. Mécanique et impersonnelle, elle semble incarner la négation de toute possibilité de s’amuser. De l’autre, lorsqu’on est enfermé dans un cercle vicieux bureaucratique, on a tout à fait l’impression d’être piégé à l’intérieur d’une sorte d’horrible jeu.
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Le grand sociologue néerlandais Johan Huizinga a écrit un livre intitulé Homo ludens, qui se présente comme une théorie du jeu. En fait, cet ouvrage développe une très mauvaise théorie du jeu mais il n’est pas mauvais du tout en tant que théorie des jeux185.
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Selon Huizinga, les jeux ont certains traits communs. D’abord, ils sont clairement limités dans le temps et dans l’espace, donc situés dans un cadre extérieur à la vie ordinaire. Il y a un terrain de sport, un échiquier, un pistolet de départ, une ligne d’arrivée. Au sein de cet espace/temps, certaines personnes sont désignées comme les joueurs. Il y a aussi des règles, qui définissent avec précision ce que ces joueurs peuvent et ne peuvent pas faire. Enfin, il y a toujours une idée claire des enjeux, de ce que les joueurs doivent faire pour gagner la partie. Et c’est tout. Le point crucial, c’est qu’il n’y a rien d’autre. Tout lieu, tout individu, tout acte qui se trouve à l’extérieur de ce cadre est hors jeu ; il ne compte pas ; il ne fait pas partie du jeu. Pour le formuler autrement, les jeux constituent une forme pure de l’« action régie par des règles ».
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Cela me paraît important, car c’est justement pour cette raison-là qu’ils sont drôles. Dans tous les autres aspects de l’existence humaine, ou presque, ces questions sont toutes ambiguës. Prenons une querelle de famille, ou une rivalité sur le lieu de travail. On a le plus grand mal à dire qui est ou n’est pas impliqué, ce qui est juste ou non, quand l’affaire a commencé et quand elle se termine, et même ce que cela veut dire d’avoir gagné. Et le plus difficile, c’est de comprendre les règles. Dans presque toutes les situations où nous nous trouvons, il y a des règles – même dans la conversation à bâtons rompus, des règles tacites fixent qui peut parler, dans quel ordre, à quel rythme, sur quel ton, avec quelle déférence, quels sont les sujets appropriés et inappropriés, quand on peut sourire, quelle forme d’humour est admissible, ce que l’on doit faire avec ses yeux, et un million d’autres choses. Ces règles sont rarement explicites et, en général, on pourrait envisager à chaque instant d’en appliquer plusieurs qui se contredisent. Il nous faut donc constamment négocier entre elles et nous efforcer de prédire comment les autres vont le faire. Ce sont des tâches délicates.
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Les jeux nous offrent notre seule expérience réelle de situation où toutes ces ambiguïtés sont balayées. Chacun sait exactement quelles sont les règles. Et en plus, les gens les suivent réellement. Et en les suivant, il est même possible de gagner ! Là est la source du plaisir – d’autant plus qu’à la différence de la vraie vie, on s’est soumis à ces règles tout à fait volontairement.
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Oui, on peut jouer à un jeu ; mais lorsqu’on parle de « jeu », cela ne suppose pas nécessairement l’existence de règles186. Le jeu peut être pure improvisation. On peut simplement batifoler. Dans ce sens, le jeu sous sa forme pure, bien distinct des jeux, implique une pure expression d’énergie créatrice.
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En fait, s’il était possible de trouver une définition acceptable du jeu (entreprise notoirement difficile), elle devrait être plus ou moins de ce type : on peut dire qu’il y a jeu lorsque la libre expression des énergies créatrices devient une fin en soi. C’est la liberté pour elle-même. Mais cela fait aussi du jeu, en un sens, un concept d’un ordre plus élevé que les jeux : le jeu peut créer des jeux, il peut engendrer des règles – de fait, il produit bel et bien des règles au moins tacites, inévitablement, car batifoler de façon purement aléatoire devient vite fastidieux –, mais, par définition, le jeu ne peut pas être lui-même, intrinsèquement, lié par des règles.
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Les études du jeu chez les enfants, par exemple, constatent régulièrement que ceux qui jouent à des jeux imaginaires passent au moins autant de temps à discuter des règles qu’à s’en servir réellement en jouant. Ces discussions deviennent en elles-mêmes une forme de jeu187.
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À un certain niveau, tout cela est évident : nous parlons simplement ici de l’émergence du formulaire. La liberté doit être en tension avec quelque chose, ou elle n’est que de l’aléatoire.
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Cela suggère que le jeu sous sa forme absolument pure, celui qui est réellement et intégralement affranchi de toutes les règles (autres que celles qu’il établit lui-même et qu’il peut mettre de côté à tout moment), ne peut exister que dans notre imagination
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J’aimerais citer ici le philosophe indien des sciences Shiv Visvanathan : Un jeu est un moyen limité, spécifique, de résoudre des problèmes. Le jeu est plus cosmique et ouvert. Les Dieux jouent, mais l’homme, malheureusement, joue à des jeux. Un jeu a une solution prévisible, le jeu pas toujours. Le jeu autorise l’émergence, la nouveauté, la surprise188.
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Tout cela est vrai. Mais il y a aussi quelque chose de potentiellement terrifiant dans le jeu, précisément pour cette raison. Cette créativité ouverte est aussi ce qui lui permet de détruire gratuitement. Les chats jouent avec les souris. Arracher les ailes des mouches est aussi une forme de jeu. Les dieux joueurs sont rarement ceux qu’un être humain sain d’esprit désire rencontrer. Je ferai donc une suggestion. Ce qui explique en dernière analyse l’attrait de la bureaucratie, c’est la peur du jeu.
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Pour le théoricien des sciences sociales, le jeu, en tant que principe qui crée des règles sans être lui-même lié par elles, a un analogue évident. C’est la souveraineté.
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il est né, à l’origine, de débats européens très précis sur le pouvoir des rois. Fondamentalement, la question était : peut-on dire que le dirigeant suprême d’un royaume est, en quelque sens que ce soit, lié par ses lois ?
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mais il n’y en a pas moins continuité directe entre cette conception absolue d’une souveraineté transcendante et, par exemple, la « théologie politique » de Carl Schmitt, qui soutient que, dans les États modernes, le pouvoir souverain est en définitive le pouvoir de mettre les lois de côté189.
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Les États modernes sont fondés sur le principe de souveraineté populaire. Le pouvoir divin des rois a fini entre les mains d’une entité nommée « le peuple ». En pratique, cependant, même la signification qu’est censée avoir ici l’expression « souveraineté populaire » est de moins en moins claire. Max Weber a observé, dans une formule célèbre, que les représentants institutionnels d’un État souverain maintiennent un monopole du droit d’employer la violence sur le territoire de cet État192.
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la forme républicaine de gouvernement (aujourd’hui si souvent nommée à tort « démocratie ») est devenue la norme
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L’ordre juridique, et avec lui les domaines où la violence de l’État est l’ultime garante du respect des règles, s’est étendu jusqu’à définir et réglementer pratiquement tous les aspects possibles de l’activité humaine
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J’ai déjà traité de cette invasion des réglementations, et de la violence, dans tous les aspects de notre vie. Ce que je voudrais soutenir ici, c’est que, finalement, cet impératif dérive d’une cosmologie tacite où le principe du jeu (et par extension de la créativité) est lui-même perçu comme effrayant, tandis qu’on célèbre pour sa transparence et sa prévisibilité le comportement induit par les jeux, et où, par conséquent, l’avancée de toutes ces règles et réglementations est elle-même ressentie comme une forme de liberté.
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Cela se produit même dans des milieux qui sont au plus loin de la menace de la violence d’État. L’administration des départements dans les universités offre un bon exemple
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y a des exceptions, et l’une d’elles, excellente, est l’analyse de Marilyn Strathern sur ce qu’on appelle aujourd’hui en Grande-Bretagne la « culture de l’audit ». L’idée fondamentale qui sous-tend la culture de l’audit est qu’en l’absence de critères clairs, « transparents », pour comprendre comment les gens vaquent à leurs occupations, l’université devient un simple système féodal fondé sur l’autorité personnelle arbitraire. À première vue, cette position est difficile à contester. Qui pourrait être contre la transparence ?
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dans Audit Cultures [Les cultures de l’audit], elle a documenté les conséquences réelles de ce type de bureaucratisation197. Cambridge était, à sa façon, l’institution féodale par essence, avec son accumulation sans fin de coutumes et de traditions, et le département d’anthropologie, même s’il était relativement jeune, avait sur tous les plans ses propres façons traditionnelles de faire les choses que nul ne pouvait expliquer entièrement – que nul, en réalité, ne comprenait tout à fait. Mais, pour devenir « transparent » aux yeux de l’administration, il devait entreprendre de les formuler. En pratique, cela signifiait que ces anthropologues devaient prendre des procédures qui avaient toujours été subtiles et nuancées et en faire un ensemble de règles explicites. Bref, ils devaient transformer la coutume en une sorte de jeu de société.
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Face à de telles exigences, tous ont eu la même réaction initiale : « Bien entendu, nous écrirons cela seulement pour les autorités, et nous continuerons à procéder comme nous l’avons toujours fait. » Mais en pratique, cette option devient vite impossible, car, dès l’instant où des conflits apparaissent, les deux parties font automatiquement appel au règlement écrit.
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Si ces réformes visent peut-être à éliminer l’autorité personnelle arbitraire, en réalité elles ne le font jamais. L’autorité personnelle monte simplement à l’étage supérieur : elle devient la capacité de laisser les règles de côté dans certains cas particuliers (sorte de version miniature du pouvoir souverain, là encore).
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s’il est clair que les réformes n’atteignent d’aucune façon leur objectif proclamé, ce constat ne fragilise en rien leur légitimité. Son effet réel est diamétralement opposé, car tous ceux qui protestent contre cette personnalisation du pouvoir ne peuvent le faire qu’en réclamant encore plus de règles et de « transparence ».
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
Soudain, la clé de la liberté et de la justice devient vraiment de tout réduire à un jeu.
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À bien y réfléchir, ce genre de chose arrive tout le temps, et même dans des environnements qui n’ont rien à voir avec l’autorité personnelle arbitraire. L’exemple le plus évident est la langue. Appelons cela l’effet du livre de grammaire. On n’invente pas de langue en écrivant des grammaires, on écrit des grammaires – du moins les premières qu’on rédige pour une langue – en observant les règles tacites, pour l’essentiel inconscientes, que les gens semblent appliquer quand ils parlent. Mais une fois qu’un livre de grammaire existe, et surtout une fois qu’on l’utilise en classe, les gens estiment que les règles ne sont pas de simples descriptions de leur façon de parler, mais des prescriptions sur la façon dont ils doivent parler.
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C’est un phénomène facile à observer là où les grammaires n’ont été écrites que récemment. Dans de nombreuses régions du monde, ce sont des missionnaires chrétiens qui, au XIXe ou même au XXe siècle, ont élaboré les premiers dictionnaires et les premières grammaires, parce qu’ils voulaient traduire la Bible et d’autres textes sacrés dans des langues jusque-là sans écriture. Par exemple, la première grammaire malgache a été rédigée dans les années 1810 et 1820. Or la langue change constamment, bien sûr, donc le malgache parlé – grammaire comprise – est à bien des égards tout à fait différent de ce qu’il était il y a deux cents ans. Néanmoins, puisque tout le monde apprend la grammaire à l’école, les gens répondent automatiquement à qui souligne cette différence que les locuteurs actuels font des fautes, tout simplement : ils n’appliquent pas les règles correctement. Il ne semble jamais leur venir à l’esprit – jusqu’au moment où on le leur fait remarquer – que, si les missionnaires étaient arrivés et avaient écrit leurs livres deux cents ans plus tard, l’usage actuel serait tenu pour seul correct, et que tous ceux qui parleraient comme on le faisait il y a deux cents ans seraient réputés dans l’erreur.
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D’un côté, les règles sont par nature contraignantes. Les codes du discours, les normes de bienséance, les règles de grammaire : tout cela a pour effet de limiter ce que nous pouvons et ne pouvons pas dire. Ce n’est pas pour rien que nous avons tous à l’esprit, comme l’une de nos images primordiales de l’oppression, celle de la maîtresse d’école qui frappe un enfant aux articulations des doigts pour une erreur grammaticale. Mais en même temps, s’il n’y avait aucune convention commune quelle qu’elle soit – ni sémantique, ni syntaxique, ni phonétique –, nous serions tous là à balbutier des sons incohérents et nous ne pourrions absolument pas communiquer entre nous. Il est clair que dans ces conditions aucun de nous ne serait libre de faire grand-chose. Donc, quelque part, en chemin, les règles contraignantes se muent en règles habilitantes, même s’il est impossible de dire exactement où
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la liberté est la tension qui oppose le libre jeu de la créativité humaine aux règles que celle-ci engendre constamment. Et c’est bien ce que les linguistes observent toujours. Il n’existe aucune langue sans grammaire. Mais il n’existe non plus aucune langue où tout, y compris la grammaire, n’est pas en train de changer en permanence, à chaque instant.
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les gens, partout, sont enclins à deux comportements totalement contradictoires : d’un côté, ils sont allègrement créatifs par pur plaisir, par goût du jeu ; de l’autre, ils approuvent quiconque leur dit qu’en réalité ils ne devraient pas agir ainsi. C’est cette seconde tendance qui rend possible le remodelage de la vie institutionnelle à l’image des jeux. En effet, si on la pousse jusqu’à sa conclusion logique, toute liberté devient de l’arbitraire, et tout arbitraire, une forme de pouvoir dangereux, subversif. Il suffit de faire un pas de plus pour soutenir que la vraie liberté consiste à vivre dans un monde parfaitement prévisible, libéré de toute liberté de ce genre.
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Le texte le plus important de toute cette tradition militante est intitulé « The Tyranny of Structurelessness200 » [La tyrannie de l’absence de structure]. Il a été écrit dans les années 1970 par Jo Freeman, au sujet des crises organisationnelles qui s’étaient produites dans les premiers cercles féministes d’« élévation du niveau de conscience » quand ils avaient commencé à atteindre une certaine dimension.
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Ces cercles, a-t-elle observé, pratiquaient toujours au départ une sorte d’anarchisme spontané : on postulait qu’il n’y avait aucun besoin d’un mécanisme formel dans le style du règlement des assemblées parlementaires.
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C’est effectivement ce qui se passait au début. Mais, dès que les cercles s’élargissaient au-delà d’une vingtaine de participantes, des cliques informelles commençaient invariablement à faire surface : de petits groupes d’amies ou d’alliées se mettaient à contrôler l’information, à fixer les ordres du jour et à exercer le pouvoir par toutes sortes de biais subtils.
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ce qu’on appelle aujourd’hui un « processus de consensus formel » est largement issu de la crise qu’elle a décrite et du débat qu’a ouvert son intervention.
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Dans ce type de débat, nous assistons au choc frontal entre deux formes différentes d’utopisme concrétisé : d’un côté, un anti-autoritarisme qui, en insistant sur la synthèse créatrice et l’improvisation, assimile fondamentalement la liberté au « libre jeu » ; de l’autre, un républicanisme tacite qui voit la liberté, en dernière analyse, comme la capacité de réduire toute forme de pouvoir à un ensemble de règles claires et transparentes.
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
Qu’elle soit motivée par la foi dans la « rationalité » ou par la peur du pouvoir arbitraire, cette idée bureaucratisée de la liberté finit par nous entraîner vers le rêve d’un monde où le « libre jeu » a été cerné de toutes parts – ou, au mieux, mis en boîte dans un lieu éloigné, au plus loin de toute entreprise humaine sérieuse et importante –, tandis que toutes les facettes de la vie sont réduites à des jeux compliqués et régis par des règles. Je ne dis pas que cette conception manque d’attrait. Qui n’a pas rêvé d’un monde où chacun connaît les règles, où chacun respecte les règles et – plus encore – où ceux qui respectent les règles peuvent malgré tout vraiment gagner ? Le problème est qu’il s’agit d’un fantasme aussi utopique qu’un monde de « libre jeu » absolu. Cela restera toujours une illusion étincelante qui se dissout dès qu’on la touche.
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
dans la conjoncture politico-économique qui est la nôtre, où la bureaucratie est le moyen principal qu’utilise une infime partie de la population pour extraire la richesse de nous tous, elles ont instauré une situation dans laquelle l’effort pour se libérer du pouvoir arbitraire finit simplement par produire encore plus de pouvoir arbitraire. Résultat net : les réglementations étouffent la vie, des gardes armés et des caméras de surveillance apparaissent partout, la science et la créativité sont étranglées et nous passons tous une part croissante de nos journées à remplir des formulaires.
CHAPITRE 2. Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit
laisser nos imaginations redevenir une force matérielle dans l’histoire de l’humanité.
CHAPITRE 2. Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit
Les défenseurs du capitalisme avancent en général trois grandes thèses historiques : premièrement, il a stimulé un développement scientifique et technique rapide ; deuxièmement, même s’il enrichit énormément une petite minorité, il le fait de telle façon qu’il accroît la prospérité de tous ; troisièmement, ce faisant, il crée un monde plus sûr et plus démocratique. Il est parfaitement clair qu’au XXIe siècle, le capitalisme ne fait absolument rien de tout cela. De fait, même ses partisans cessent de plus en plus de prétendre que c’est un système particulièrement bénéfique, et se replient sur une autre thèse : c’est le seul système possible, ou du moins le seul possible pour une société complexe, technologiquement raffinée, comme la nôtre.
CHAPITRE 2. Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit
Avant tout, il me semble que nous devons repenser radicalement certains de nos postulats les plus fondamentaux sur la nature du capitalisme. Le premier pose que le capitalisme est, en un sens, identique au marché, et que l’un et l’autre sont donc hostiles à la bureaucratie, qui est une créature de l’État. Le second pose que le capitalisme est, par nature, progressiste technologiquement. Il apparaît que Marx et Engels, dans leur enthousiasme inconsidéré pour les révolutions industrielles de leur temps, se sont simplement trompés sur ce point
CHAPITRE 2. Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit
la concurrence sur le marché n’est pas aussi inhérente à la nature du capitalisme que Marx et Engels l’avaient supposé. La forme actuelle du capitalisme, où une large part de la concurrence prend apparemment la forme d’un commerce interne aux structures bureaucratiques des grandes entreprises semi-monopolistes, aurait probablement été pour eux une surprise totale136.
CHAPITRE 2. Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit
si nous inventons vraiment des robots qui lavent le linge ou nettoient la cuisine, il faudra nous assurer que le système qui remplacera le capitalisme, quel qu’il soit, repose sur une répartition beaucoup plus égalitaire de la fortune et du pouvoir, une répartition ne comprenant plus ni les super-riches, ni les désespérément pauvres prêts à faire leur ménage. Alors seulement, la technologie commencera à être canalisée vers les besoins humains. Et c’est notre meilleure raison de briser là, de nous affranchir de l’emprise paralysante des gestionnaires de fonds spéculatifs et des PDG, de libérer nos rêves des écrans où ils les ont emprisonnés
CHAPITRE 2. Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit
Pendant la guerre, quand la situation était désespérée, d’immenses projets publics comme le Manhattan Project étaient encore capables d’accueillir une nuée de personnalités bizarres (Oppenheimer, Feynman, Fuchs…). Mais plus la puissance des États-Unis est devenue assurée, moins la bureaucratie américaine s’est montrée tolérante pour ses marginaux. Et la créativité technologique a décliné.
CHAPITRE 2. Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit
aux premiers temps du programme spatial américain – autre période de panique –, on faisait encore place à d’authentiques excentriques comme Jack Parsons, le fondateur du Jet Propulsion Laboratory de la NASA [Laboratoire de propulsion par réaction]. Celui-ci n’était pas seulement un brillant ingénieur. Il était aussi magicien thélémite dans la tradition d’Aleister Crowley, et chacun savait qu’il organisait régulièrement des cérémonies orgiaques dans sa maison californienne. Parsons était persuadé que la science des fusées n’était, en dernière analyse, que l’une des manifestations de principes plus profonds, magiques. Mais on a fini par le licencier133
CHAPITRE 2. Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit
Avec la victoire des États-Unis dans la guerre froide, les bureaucraties universitaires et scientifiques en place ont été suffisamment imprégnées de l’esprit des grandes entreprises pour garantir que plus jamais aucune personnalité de ce type ne s’approcherait, même à distance, d’un poste d’autorité.
CHAPITRE 2. Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit
Les Américains n’aiment pas se penser comme une nation de bureaucrates – ils ont une vision d’eux-mêmes absolument contraire, vraiment. Mais, dès l’instant où nous cessons d’imaginer la bureaucratie comme un phénomène limité aux administrations publiques, il devient flagrant que c’est exactement ce que nous sommes devenus. La victoire finale sur l’Union soviétique n’a pas réellement conduit à l’hégémonie du « marché ». Son effet principal a été de cimenter la domination d’élites managériales fondamentalement conservatrices : de bureaucrates des grandes compagnies ou à leur image qui utilisent le mode de pensée du résultat financier, de la concurrence, du court terme, comme prétexte pour écraser tout ce qui pourrait avoir des implications révolutionnaires, quelles qu’elles soient.
CHAPITRE 2. Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit
Synthèse Sur le mouvement des technologies poétiques aux technologies bureaucratiques.
CHAPITRE 2. Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit
Il est douteux que toutes les inventions mécaniques faites jusqu’à ce jour aient diminué la fatigue quotidienne d’un seul être humain. JOHN STUART MILL134.
CHAPITRE 2. Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit
nous vivons dans une société profondément bureaucratique. Si nous ne le remarquons pas, c’est parce que les pratiques et exigences bureaucratiques sont devenues omniprésentes au point que nous pouvons à peine les voir – ou pire : que nous ne pouvons plus imaginer de faire les choses autrement. Les ordinateurs ont joué un rôle crucial dans tout cela
CHAPITRE 2. Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit
De même que l’invention de nouvelles formes d’automatisation industrielle aux XVIIIe et XIXe siècles a eu l’effet paradoxal de transformer une proportion toujours plus grande des habitants de la planète en ouvriers d’industrie à plein-temps, de même tous les logiciels conçus, ces dernières décennies, pour nous épargner du travail administratif ont fini par nous transformer tous en administratifs à temps partiel ou à temps plein. Les professeurs d’université semblent juger inévitable de passer de plus en plus de temps à s’occuper des subventions, les parents admettent sans mot dire qu’ils consacreront des semaines chaque année à remplir des formulaires en ligne de quarante pages pour inscrire leurs enfants dans des écoles acceptables, les employés de magasin savent qu’ils vont passer une part croissante de leur vie éveillée à entrer des mots de passe sur leur téléphone pour accéder à leurs divers comptes bancaires et de crédit et les gérer, et pratiquement tout le monde comprend qu’il faut apprendre à effectuer soi-même les tâches autrefois déléguées aux agents de voyages, aux courtiers et aux comptables.
CHAPITRE 2. Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit
Je pense qu’on peut dire sans risque d’erreur qu’aucune population dans l’histoire du monde n’a consacré autant de temps à la paperasse. Pourtant, tout cela s’est produit, nous dit-on, après le renversement du socialisme bureaucratique, ringard, horrible, et le triomphe de la liberté et du marché
CHAPITRE 2. Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit
il ne se réduit pas au fait qu’une sensibilité bureaucratique, ou plus précisément managériale, a étouffé toute forme de vision et de créativité techniques. Après tout, comme on ne cesse de nous le rappeler, Internet a déchaîné toutes sortes de visions créatrices et d’ingéniosités collaboratives. En fait, son apport réel est une sorte d’inversion bizarre des fins et des moyens, où la créativité est mise au service de l’administration, pas le contraire. Je le dirai ainsi : en cet âge final et abêtissant du capitalisme, nous passons des technologies poétiques aux technologies bureaucratiques.
CHAPITRE 2. Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit
Par technologies poétiques, je désigne l’utilisation de moyens rationnels, techniques, bureaucratiques, pour donner vie à des rêves impossibles et fous
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la conception des mécanismes complexes a toujours été, jusqu’à un certain point, une adaptation de principes initialement conçus pour organiser des personnes135.
Notes
135 Lewis Mumford, Le Mythe de la machine, t. I, La Technologie et le Développement humain, trad. fr. de Léo Dilé, Paris, Fayard, 1973.
CHAPITRE 2. Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit
Il est sûr que les technologies poétiques ont en elles, presque invariablement, quelque chose de terrible ; la poésie peut tout aussi facilement évoquer les fabriques sombres et sataniques que la grâce ou la libération. Mais, avec elles, les techniques rationnelles, bureaucratiques, sont toujours au service d’une fin imaginative.
CHAPITRE 2. Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit
De ce point de vue, tous ces plans fous des Soviétiques – même s’ils ne se sont jamais concrétisés – ont marqué l’apogée des technologies poétiques
CHAPITRE 2. Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit
Ce que nous avons aujourd’hui, c’est l’inverse. Non que la vision, la créativité et les rêves fous ne soient plus encouragés. Mais nos rêves restent éthérés : nous ne faisons même plus semblant qu’ils pourraient un jour prendre forme concrète ou charnelle. En même temps, dans les rares domaines où la créativité libre et imaginative est vraiment stimulée, comme le développement de logiciels en source ouverte sur Internet, elle est canalisée, au bout du compte, vers la création de plateformes encore plus nombreuses et efficaces pour remplir des formulaires. C’est ce que j’entends par « technologies bureaucratiques » : les impératifs administratifs sont devenus non les moyens mais la fin du développement technologique.
CHAPITRE 2. Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit
Internet est sûrement un dispositif remarquable. Néanmoins, si un passionné de science-fiction des années 1950 apparaissait subitement et demandait quels ont été les exploits techniques les plus spectaculaires des soixante années écoulées depuis cette époque, on imagine mal que sa réaction puisse être autre chose qu’une amère déception. Il ferait sûrement remarquer que ce dont nous lui parlons, en fait, est une combinaison extrêmement rapide et accessible partout dans le monde de la bibliothèque, de la poste et du catalogue de vente par correspondance. « Cinquante ans, et c’est ce que nos scientifiques ont trouvé de mieux ? Nous nous attendions à des ordinateurs qui pourraient vraiment penser ! »
CHAPITRE 1. Zones blanches de l’imagination. Essai sur la stupidité structurelle
la possibilité pour le maître de tout ignorer de l’interprétation de toute situation par l’esclave, l’impossibilité pour l’esclave de dire quoi que ce soit même quand elle s’aperçoit d’une erreur aux conséquences pratiques immédiates dans le raisonnement du maître, les formes de cécité ou de stupidité qui en résultent, l’obligation qu’elles entraîne pour l’esclave de consacrer encore plus d’énergie à essayer de comprendre et d’anticiper les perceptions confuses du maître –, ne faisons-nous pas, si modérément que ce soit, le même travail que le fouet ? Le problème n’est pas vraiment que nous ne donnons pas la parole à ses victimes. En dernière analyse, c’est que nous participons au processus qui les fait taire.
CHAPITRE 1. Zones blanches de l’imagination. Essai sur la stupidité structurelle
lorsque j’ai construit ce raisonnement pour la première fois, je ne me rendais pas compte que la plupart de ses idées avaient déjà été développées dans la théorie féministe du point de vue. Cette théorie avait été tellement marginalisée que je n’étais que vaguement conscient de son existence.
CHAPITRE 1. Zones blanches de l’imagination. Essai sur la stupidité structurelle
Ces territoires s’offrent à nous comme une sorte de labyrinthe bureaucratique d’aveuglement, d’ignorance et d’absurdité, et il est tout à fait compréhensible que les gens décents cherchent à les éviter. En fait, la stratégie de libération politique la plus efficace à ce jour consiste justement à les éviter. Mais en même temps nous courons de gros risques à faire comme s’ils n’existaient pas.
CHAPITRE 1. Zones blanches de l’imagination. Essai sur la stupidité structurelle
Le changement révolutionnaire permet de briser avec exaltation les chaînes de l’imagination ou de prendre soudain conscience que l’impossible ne l’est pas du tout, mais il signifie aussi que la plupart des gens devront surmonter, en partie, cette paresse invétérée et s’engager pour très longtemps dans un travail interprétatif (imaginatif) afin de mettre les réalités en cohérence.
CHAPITRE 1. Zones blanches de l’imagination. Essai sur la stupidité structurelle
Notre vie est criblée de zones blanches, de zones si dénuées de possibilité d’interprétation profonde qu’elles repoussent toute tentative de leur donner une valeur ou un sens. J’ai découvert que ce sont des espaces dans lesquels le travail interprétatif ne fonctionne plus. Il n’est guère surprenant que nous n’aimions pas en parler. Ils repoussent l’imagination. Mais je crois aussi que nous avons le devoir d’affronter ces zones blanches, car si nous ne le faisons pas, nous risquons de nous rendre complices de la violence même qu’elles créent.
CHAPITRE 1. Zones blanches de l’imagination. Essai sur la stupidité structurelle
La théorie en vigueur des sciences sociales se fait une idée romantique de la violence : à ses yeux, les actes violents sont surtout des moyens d’envoyer des messages spectaculaires, de jouer avec des symboles de pouvoir absolu, de purification et de terreur. Je ne dis pas que c’est entièrement faux. La plupart des actes de violence sont aussi, dans ce sens très littéral, des actes de terrorisme.
CHAPITRE 1. Zones blanches de l’imagination. Essai sur la stupidité structurelle
Oui, mettre quelqu’un à l’isolement est une façon de lui envoyer un message, à lui et aux autres détenus. Mais l’acte lui-même consiste à supprimer la possibilité d’envoyer ensuite tout message, quel qu’il soit.
CHAPITRE 1. Zones blanches de l’imagination. Essai sur la stupidité structurelle
Rétrospectivement, ce qui paraît vraiment naïf, c’est la vieille thèse postulant qu’un soulèvement ponctuel, ou une guerre civile réussie, pourrait neutraliser tout l’appareil de la violence structurelle
CHAPITRE 1. Zones blanches de l’imagination. Essai sur la stupidité structurelle
Qu’avons-nous d’autre ici qu’un élégant énoncé de la logique de l’action directe : la ferme volonté, par défi, d’agir comme si l’on était déjà libre92 ?
CHAPITRE 1. Zones blanches de l’imagination. Essai sur la stupidité structurelle
Si les événements de Mai 68 ont montré quelque chose, c’est que, lorsqu’on ne cherche pas à prendre le pouvoir d’État, il ne peut y avoir de rupture fondamentale soudaine. Par conséquent, chez la plupart des révolutionnaires contemporains, cet élément millénariste a presque totalement disparu. Nul ne pense que les cieux vont s’ouvrir sous peu. Mais il y a une consolation : s’il en est ainsi, dans la mesure où il est réellement possible de vivre une authentique liberté révolutionnaire, on peut commencer à le faire immédiatement
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C’est un peu notre spécialité, à nous anthropologues, de traiter des rituels qui entourent la naissance, le mariage, la mort, et d’autres rites de passage du même genre
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Nous sommes particulièrement attentifs aux gestes rituels qui sont socialement efficaces, aux rites où le simple fait de dire ou de faire quelque chose le rend vrai socialement. (Pensons à des expressions comme « je m’excuse », « je me rends », ou « je vous déclare mari et femme »
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ces mêmes relations sociales qu’on a acquises au cours de sa vie doivent être progressivement rompues, réorganisées. Cela demande souvent des années, des inhumations répétées (voire des réenterrements), des rites où l’on brûle, blanchit et redispose les os, des festins, des cérémonies, avant que quelqu’un soit entièrement mort
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Dans la plupart des sociétés actuelles, ces rites peuvent ou non être exécutés, mais c’est la paperasse administrative, plus que toute autre forme de rituel, qui est socialement efficace de cette façon-là, qui effectue réellement le changement
CHAPITRE 1. Zones blanches de l’imagination. Essai sur la stupidité structurelle
Dans ces conditions, me suis-je demandé, pourquoi n’avons-nous pas d’épais volumes ethnographiques sur les rites de passage américains ou britanniques, avec de longs chapitres sur les formulaires et la paperasserie ? Il y a une réponse évidente. La paperasse est morne.
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J’ai un exemplaire du certificat de naissance de mon grand-père délivré à Springfield (Illinois) en 1858 et il est tout en couleur, avec des caractères gothiques, des rouleaux et de petits chérubins (il est aussi entièrement en allemand). Mais celui de mon père, délivré à Lawrence (Kansas) en 1914, est monochrome et absolument sans ornement : il n’y a que des lignes et des encadrés ; il a tout de même été rempli d’une belle écriture ornée. Le mien, délivré à New York en 1961, n’a même pas cette graphie. Il est dactylographié, timbré et totalement impersonnel. Les interfaces informatiques utilisées aujourd’hui pour tant de formulaires sont évidemment encore plus insipides. Comme si les créateurs de ces documents avaient progressivement œuvré à les dépouiller de tout ce qui pourrait avoir une once de profondeur, le plus vague symbolisme.
CHAPITRE 1. Zones blanches de l’imagination. Essai sur la stupidité structurelle
de grands romanciers n’ont-ils pas souvent écrit des œuvres impressionnantes sur la bureaucratie ? Certes. Mais ils n’y sont parvenus qu’en embrassant la circularité, le vide – sans parler de l’absurdité – de la bureaucratie elle-même, et en créant des œuvres littéraires qui participent du même non-sens labyrinthique. C’est pourquoi presque toute grande littérature sur le sujet prend la forme de la « comédie horrifique ». Le Procès de Franz Kafka est bien sûr l’exemple paradigmatique
CHAPITRE 1. Zones blanches de l’imagination. Essai sur la stupidité structurelle
pratiquement toutes ces œuvres de fiction ne se contentent pas de souligner l’absurdité comique de la vie bureaucratique, elles sont aussi imprégnées d’une touche discrète de violence.
CHAPITRE 1. Zones blanches de l’imagination. Essai sur la stupidité structurelle
Ajoutons que les récits actuels explicitement centrés sur la violence en viennent souvent aussi à porter sur la bureaucratie, puisque la plupart des actes d’extrême violence soit se produisent dans des environnements bureaucratiques (armée, prison), soit sont presque aussitôt enveloppés de procédures bureaucratiques (criminalité).
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
peut-être le sentiment d’opérer dans le cadre d’un système de règles et de réglementations formalisées, sous des hiérarchies de responsables impersonnels, exerce-t-il en fait – sur beaucoup d’entre nous la plupart du temps, sur nous tous au moins à certains moments – une sorte d’attrait caché.
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
Toute une école de pensée soutient que la bureaucratie se développe conformément à une logique interne perverse mais inévitable. L’argument est le suivant : si l’on crée une structure bureaucratique pour traiter un problème, cette structure va invariablement entraîner d’autres problèmes qui paraîtront, eux aussi, ne pouvoir être résolus que par des moyens bureaucratiques. Dans les universités, pour désigner ce phénomène, on dit parfois en langage informel : le problème de la création de commissions pour étudier le problème du trop grand nombre de commissions.
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
une bureaucratie, une fois mise en place, fera immédiatement le nécessaire pour se rendre indispensable à quiconque essaiera d’exercer le pouvoir, quoi qu’il veuille faire avec. Le grand moyen d’y parvenir est toujours le même : s’efforcer de monopoliser l’accès à certains types déterminants d’information.
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
une fois que l’on crée une bureaucratie, il est presque impossible de s’en débarrasser.
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
les déferlantes d’envahisseurs victorieux ne suffisaient pas à déloger l’administration chinoise, avec ses bureaux, ses rapports et son système d’examen : elle restait solidement en place quel que soit celui qui revendiquait le mandat du Ciel. En fait, comme Weber l’a aussi noté, les envahisseurs étrangers, pour des raisons évidentes, avaient encore plus besoin que les gouvernants indigènes des compétences et connaissances si jalousement gardées des bureaucrates chinois. Le seul moyen réel de se débarrasser d’une bureaucratie établie, selon Weber, est de tuer tous ses membres, comme l’a fait Alaric le Goth dans la Rome impériale, ou Genghis Khan dans certaines régions du Moyen-Orient.
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Les relations froides, impersonnelles, bureaucratiques ressemblent beaucoup aux transactions en liquide : les deux offrent des avantages et inconvénients du même ordre. D’un côté, elles sont sans âme. De l’autre, elles sont simples, prévisibles et – du moins selon certains paramètres – elles traitent tout le monde à peu près de la même façon
Note
Les bureaucraties sont-elles équitables ou impersonnelles ? Il semble que ce soit la même chose
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
Pour prendre un exemple évident : languir dans un système impersonnel, comme un tirage au sort ou une liste d’attente, pour une transplantation d’organe dont on a désespérément besoin est peut-être aliénant et stressant, mais il est difficile d’envisager une façon moins impersonnelle de répartir une réserve limitée de cœurs ou de reins qui ne serait pas infiniment pire.
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L’une des raisons qui permettaient à Weber de présenter la bureaucratie comme l’incarnation même de l’efficacité rationnelle est tout à fait claire : dans l’Allemagne de son temps, les institutions bureaucratiques fonctionnaient vraiment bien. Peut-être leur figure de proue était-elle la Poste, qui faisait l’orgueil et la joie de la fonction publique allemande
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N’oublions pas qu’à la fin du XIXe siècle, même les héritiers directs du parti communiste de Marx avaient largement abandonné l’idée de s’emparer du pouvoir d’État par la force, puisque cela ne paraissait plus nécessaire ; dans une Europe en paix, où ils constataient un progrès technique rapide, ils estimaient qu’il devait être possible de faire une révolution sociale par des moyens pacifiques, électoraux.
Notes
140 Comme il l’a confié à un visiteur américain à l’époque : « Mon idée était de soudoyer les classes laborieuses, ou dirais-je, de les gagner, afin qu’elles regardent l’État comme une institution sociale existant pour leur bien et intéressée à leur bien-être » (cité in William Thomas Stead, On the Eve : A Handbook for the General Election, Londres, Review of Reviews Publishing, 1892, p. 62). Il est utile de garder cette citation à l’esprit, puisque je constate qu’aujourd’hui l’idée centrale – l’État-providence a été avant tout créé pour acheter les membres de la classe ouvrière de peur qu’ils ne deviennent révolutionnaires – suscite souvent le scepticisme : on nous demande de prouver qu’il s’agissait d’une intention délibérée de la classe dominante. Ici, nous avons la toute première politique de ce type présentée tout à fait explicitement sous ce jour-là par celui qui l’a conçue
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En privé au moins, Bismarck était tout à fait franc : il présentait ces efforts comme un pot-de-vin pour « soudoyer » la classe ouvrière, pour acheter l’allégeance des prolétaires à son projet nationaliste conservateur140.
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
Piotr Kropotkine a souvent cité l’Union postale universelle, organisation internationale ainsi baptisée en 1878, comme modèle pour l’anarchisme (de même que les accords entre compagnies ferroviaires) – en soulignant, là encore, que c’était une réalité qui prenait déjà forme au sommet des systèmes impérialistes : L’Union postale n’a pas élu un parlement postal international pour édicter des lois s’imposant à tous les services postaux adhérant à l’Union. […] Ces services ont procédé au moyen d’accords. Pour s’entendre, ils ont organisé des congrès ; mais, quand ils ont envoyé des délégués à ces congrès, ils ne leur ont pas dit : « Votez comme il vous plaira. Nous obéirons. » Ils ont établi les questions et en ont d’abord discuté eux-mêmes ; puis ils ont envoyé des délégués connaissant bien le problème particulier qui allait être débattu au Congrès, et ils ont envoyé des délégués, pas des dirigeants146.
Note
Ici se résume la différence entre démocratie et anarchie : les anarchistes discutent, les démocrates obéissent à la majorité… On pourrait voter démocratiquement certaines décisions au sein d’une anarchie cependant
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Et ils ont remporté de grandes victoires pour la postalisation, comme la nationalisation des métros, réseaux ferrés de banlieue et chemins de fer interÉtats, qui étaient jusque-là privés et qui, dans les grandes villes américaines, sont toujours restés, depuis ce temps-là, des services publics.
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le bureau de poste a représenté, aux yeux des populations ouvrières afro-américaines, le type même de l’emploi non seulement stable et sûr, mais aussi respectable et au service de la collectivité153. Après Reagan, on l’a décrit comme l’illustration de toute la dépravation, la violence, la toxicomanie et l’inefficacité que l’on prêtait à un État-providence perçu sous une optique profondément raciste. (Cette identification des Afro-Américains à la fois avec le bureaucrate rigide et avec l’effroyable violence aléatoire revient constamment dans la culture populaire américaine – même si l’on voit rarement, il est vrai, les deux thèmes utilisés simultanément. Dans les films d’action, avec une étrange régularité, le supérieur attaché au respect des règles qui s’emporte contre le héros franc-tireur est presque invariablement un Noir154.)
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En tant que forme de communication, je l’ai dit, la violence organisée appauvrit, simplifie radicalement et finalement empêche la communication ; et en tant que forme d’action, c’est en réalité une forme d’anti-action, car son objectif ultime est d’ôter aux autres la capacité d’agir (soit de certaines façons précises, soit, si on les tue, de toutes les façons possibles et à jamais).
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Les traditions intellectuelles occidentales ont toujours posé que les facultés rationnelles des êtres humains existent d’abord et avant tout pour restreindre nos vils instincts. Ce postulat se trouve déjà chez Platon et Aristote, et il a été puissamment renforcé quand le christianisme et l’islam ont adopté les théories antiques de l’âme.
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L’émergence du populisme bureaucratique, tel que je l’ai décrit, correspond à une inversion complète de cette conception de la rationalité, à un idéal nouveau, dont la plus célèbre formulation a été donnée par David Hume : « La raison est et ne doit être que l’esclave des passions156. » La rationalité, dans cette optique, n’a rien à voir avec la morale
CHAPITRE 3. L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond
La raison ne peut pas nous dire ce que nous devons vouloir. Elle peut seulement nous indiquer la meilleure façon de l’obtenir.
Note
La raison au service des passions
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une représentation moderne de la conception antérieure de la rationalité comme ordre moral, donc comme fin en soi, est toujours présente
Note
Pour graeber ce qui justifie la morale est une fin en soi