Livre de Srdja Popovic qui explique comment mener une révolution ou une action non-violente, et pourquoi c’est efficace.

Highlights

1 - Ça ne peut pas se passer chez nous

C’était plus que mes amis et moi n’étions disposés à supporter. Nous nous sommes alors réunis dans nos petits appartements enfumés de Belgrade et avons décidé de lancer un mouvement.       Nous l’avons appelé Otpor!, « Résistance », et nous lui avons trouvé un logo : un poing noir très cool, une variation de ce puissant symbole de changement social qui avait servi à tout le monde, des partisans ayant combattu les nazis dans la Yougoslavie occupée lors de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux Black Panthers des années 1960. Pour dessiner ce poing, nous avons repris une esquisse que mon meilleur ami, Duda Petrovic, avait griffonnée sur un bout de papier pour impressionner une des filles du mouvement. Il était tendance, et il était parfait.       Toutes ces histoires de logos peuvent vous paraître accessoires, dis-je aux Égyptiens, mais l’image de marque comptait beaucoup pour nous. De même qu’en voyant un design rouge et blanc, les gens, partout dans le monde, identifient aussitôt la marque Coca-Cola, nous voulions donner aux Serbes une image visuelle qu’ils puissent associer à notre mouvement. En outre, à ce moment, nous comprenions fort bien que même si nous avions supplié à genoux nos amis et notre famille de nous soutenir dans cette entreprise, nous n’aurions guère réussi à convaincre qu’une petite trentaine de personnes de venir manifester à nos côtés. En revanche, nous pouvions réaliser trois cents pochoirs de ce poing fermé en une seule soirée. Un matin de novembre, donc, les habitants de Belgrade découvrirent à leur réveil la place de la République couverte d’impressions de notre poing. À l’époque, alors que tout le monde était terrorisé par Milosevic, cela donna aux gens le sentiment que quelque chose de grand et de bien organisé s’agitait sous la surface.       Et peu de temps après, c’était devenu une réalité.

1 - Ça ne peut pas se passer chez nous

En voyant le poing et le mot « résistance » placardé un peu partout, les jeunes voulurent naturellement en savoir plus sur ce truc nouveau et tellement hype. Ils voulurent en faire partie. Pour éliminer les poseurs, les barjots et, surtout, les informateurs potentiels, nous leur avons fait passer une sorte de test : afin de prouver leur sérieux, ils devaient aller réaliser eux-mêmes des pochoirs du poing dans des endroits déterminés. Bientôt, non seulement la ville fut couverte de notre symbole, mais nous avions aussi recruté un petit groupe de gens résolus et disposés à croire qu’il était possible de changer le régime.       Il fallut ensuite prendre des décisions cruciales sur le type de mouvement que nous voulions être. La première résolution qui s’imposa à nous fut que nous serions un mouvement strictement non violent. 

1 - Ça ne peut pas se passer chez nous

Outre que nous croyions fermement aux révolutions pacifiques, vouloir user de la force contre un type qui avait à sa botte des dizaines de milliers de policiers, des centaines de milliers de soldats et Dieu sait combien d’hommes de main nous semblait en effet une très mauvaise idée. Nous ne pourrions jamais éjecter Milosevic par la force ; mais nous pourrions essayer de construire un mouvement si puissant et si populaire qu’il n’aurait d’autre choix que de s’y soumettre, d’accepter des élections libres, et donc d’être rapidement battu.

1 - Ça ne peut pas se passer chez nous

L’autre grande décision fut qu’Otpor! ne serait pas un mouvement centré sur des leaders charismatiques. C’était en partie une considération pratique : dès que nous aurions pris un peu d’ampleur, la police ne manquerait pas de nous tomber dessus, et un mouvement dépourvu de leaders aisément identifiables est toujours plus difficile à arrêter en une seule fois. Selon cette logique, s’ils arrêtaient l’un quelconque d’entre nous, il s’en trouverait quinze autres pour prendre sa place. Mais pour nous dissimuler en pleine lumière, nous devions nous montrer futés en déclenchant contre le régime une série de petites confrontations créatives. Nous voulions saisir ce « moment Rimtutituki » qui avait instillé à la foule ce sentiment plein d’espoir que la résistance n’était pas vaine et que la victoire était à portée de main.

1 - Ça ne peut pas se passer chez nous

je poursuivis l’histoire de la montée d’Otpor! en lui parlant d’un phénomène inattendu qui ne fit que s’amplifier à mesure que notre popularité croissait : plus la police s’efforçait par tous les moyens de nous chasser de la place de la République, plus nous y revenions.

1 - Ça ne peut pas se passer chez nous

Avec la montée en puissance d’Otpor!, nos petites manifestations devinrent les fêtes les plus courues de la ville : si vous n’en étiez pas, vous pouviez dire adieu à votre vie sociale. Et il n’y avait pas plus cool, bien sûr, que d’arriver à se faire soi-même arrêter : être traîné en prison par la police voulait dire que vous étiez audacieux et déterminé, et donc que vous étiez sexy

1 - Ça ne peut pas se passer chez nous

C’était à considérer : même le plus brutal des sbires de Milosevic se comportait comme une gentille nounou comparé aux gardiens des geôles de Moubarak. Mais il y avait un principe universel à l’œuvre place de la République que je voulais partager avec mes visiteurs et qui n’avait rien à voir avec le degré de nuisance de la police secrète. Ce que je tenais à leur faire comprendre était beaucoup plus simple et radical : je voulais qu’ils se pénètrent du sens de la comédie.

1 - Ça ne peut pas se passer chez nous

En général, quand on veut lancer un mouvement non violent, on cite Gandhi ou Martin Luther King comme ses inspirateurs. Mais ces deux hommes, quelles qu’aient été leurs vertus par ailleurs, n’avaient rien de drôle. Or, si vous espérez lancer très rapidement un mouvement de masse à l’époque d’Internet et de la société des loisirs, l’humour est une stratégie clé.

1 - Ça ne peut pas se passer chez nous

j’expliquai donc aux Égyptiens qu’Otpor! s’était beaucoup servi du théâtre de rue. Nous ne faisions rien de trop politique, parce que la politique est ennuyeuse ; nous voulions que nos interventions soient distrayantes et, surtout, qu’elles suscitent le rire. Dans les débuts d’Otpor!, le rire fut notre meilleure arme contre le régime. Après tout, la dictature de Milosevic se nourrissait de la peur : la peur de nos voisins, la peur de la surveillance, la peur de la police, la peur de tout. Mais durant ce temps de terreur, nous avions appris que c’est par le rire que l’on combat le mieux la peur. Si vous ne me croyez pas, pensez à la meilleure façon de rassurer un ami qui s’apprête à subir une lourde opération chirurgicale

1 - Ça ne peut pas se passer chez nous

entrepris de mettre nos idées en commun pour trouver de bons sketchs qui auraient l’effet désiré. Ainsi, lors d’une manifestation contre Milosevic dans la petite ville de Kragujevac, les activistes d’Otpor! prirent des fleurs blanches – symbole de l’épouse détestée du dictateur qui en portait quotidiennement une dans les cheveux – et en ornèrent la tête de dindes, un oiseau dont le nom en serbe, comme en français, est des moins flatteurs pour une femme. Les dindes ainsi attifées furent ensuite lâchées dans les rues de Kragujevac, et le public eut droit à un grand moment de comique : les féroces policiers de Milosevic en train de courir partout en se bousculant, tandis que les bestioles se dispersaient en gloussant dans tous les coins. Le plus beau de l’affaire est que les flics n’avaient pas vraiment le choix, car laisser courir les dindes en liberté aurait indiqué à Otpor! que son insubordination était tolérée. Seulement, une fois que vous avez vu un gros flic costaud courir après une dinde comme dans un vieux dessin animé, peut-il encore vous faire peur ?

1 - Ça ne peut pas se passer chez nous

C’était un exemple de pensée créative ridiculisant les forces de l’ordre devant des gens en route pour leur travail, et devant une bande de journalistes hilares arrivés à temps sur la scène pour l’immortaliser. Et tout ça avec une simple visite au poulailler du coin et un brin d’imagination.

1 - Ça ne peut pas se passer chez nous

les Chiliens qui vivaient sous Pinochet dans les années 1970 étaient enlevés en pleine rue et jetés dans des prisons secrètes tout comme en Égypte. Du coup, au lieu de descendre dans la rue, ils ont commencé par encourager les chauffeurs de taxi à conduire très lentement2. Imaginez, dis-je à la jeune femme, que vous vous réveillez à Santiago. Vous sortez pour aller à l’épicerie acheter des empañadas, et soudain vous voyez tous les taxis en train de se traîner comme des escargots. Ensuite, imaginez que ce phénomène se répand – chaque voiture, chaque autobus, chaque camion se met à son tour à avancer à vingt à l’heure, affichant clairement le mécontentement des conducteurs à l’égard du régime

1 - Ça ne peut pas se passer chez nous

quelques jours plus tard, vous voyez les piétons avancer à leur tour à une allure de tortue sur les trottoirs. La ville est quasiment paralysée. Avant, les gens avaient peur d’exprimer ouvertement leur mépris pour Pinochet ; du coup, si vous haïssiez le dictateur, vous pouviez penser que vous étiez le seul. Mais en voyant tous ces conducteurs et ces piétons au ralenti, et en comprenant qu’il s’agissait d’une subtile protestation contre le régime, vous aviez soudain la certitude que tout le monde détestait le tyran. Des tactiques de ce type, disaient les Chiliens, font comprendre aux gens que « nous sommes la foule et ils sont une poignée ». Et le plus beau de l’affaire, c’est qu’il n’y a aucun risque : même en Corée du Nord, il n’est pas illégal de conduire lentement.

1 - Ça ne peut pas se passer chez nous

Les gens, repris-je, ont toujours en magasin une liste de bonnes raisons expliquant pourquoi leur cas est unique et tout mouvement voué à l’échec chez eux. C’est humain. En Serbie, par exemple, on me disait qu’il était impossible de se confronter à Milosevic, parce qu’il avait à sa botte l’armée, la police et les médias. En Birmanie, on m’avait dit que la culture de l’obéissance garantissait une tranquillité absolue à la junte. Et quand je vais aux États-Unis, les gens ne cessent de se plaindre que tout ce qui intéresse les Américains, c’est remplir leurs chariots au supermarché et tondre leur pelouse. Mais en réalité, Martin Luther King était un Américain, des moines étaient en tête des manifestations dans les rues de Rangoon, et aujourd’hui la Serbie est une démocratie.

1 - Ça ne peut pas se passer chez nous

Le premier pas pour construire un mouvement qui gagne, dis-je aux Égyptiens, consiste à se débarrasser de l’idée que tout ce qui arrive ailleurs ne pourra jamais être repris chez soi. Cette idée repose sur deux présupposés – l’un juste et l’autre faux. Le premier, qui est juste, est que chaque endroit du monde est différent et que le mouvement non violent du pays A ne peut pas faire l’objet d’un simple copier-coller pour le pays B

1 - Ça ne peut pas se passer chez nous

le second – l’idée qu’il n’y a absolument aucun moyen pour qu’un mouvement non violent réussisse dans votre pays – est rigoureusement faux. Les principes qui président à toutes les campagnes non violentes, qu’il s’agisse de celle de Gandhi ou de la révolution serbe, sont universels. Ils peuvent fonctionner dans tous les pays, dans toutes les villes, dans toutes les communautés et dans toutes les universités.       La clé, dis-je aux Égyptiens, est de commencer par un objectif restreint, pertinent mais accessible, quelque chose qui ne va pas vous faire tuer ni même vous faire tabasser trop durement. Je leur rappelai que notre première initiative avec Otpor! avait été d’adopter le poing fermé comme symbole. Quand les membres d’Otpor! rendaient visite à leurs amis, ils collaient des stickers dans les ascenseurs. C’était là une tactique que les Égyptiens pouvaient copier facilement.

1 - Ça ne peut pas se passer chez nous

il fumait des Marlboro parce que cette marque représentait quelque chose pour lui. C’était peut-être le cow-boy, ou le paquet rouge, ou le contrôle de la qualité, ou autre chose encore. Mais quand il allait acheter ses cigarettes, il faisait son choix entre plusieurs marques. Et, finalement, sa préférence allait aux Marlboro. C’est la même chose pour un dictateur. Chaque dictateur est une marque. En général, cette marque est enveloppée dans le drapeau national et elle s’appuie sur une narration de stabilité. Comme le disait Pinochet : « C’est moi ou le chaos3. » Souvent, la marque d’un dictateur représente la défiance vis-à-vis des États-Unis, ou d’Israël, ou d’un autre pays. Et à l’instar des marques, les dictateurs ont un besoin vital de parts de marché et de visibilité. Au Venezuela, Hugo Chávez avait son propre show télévisé, Aló Presidente. Il était diffusé pendant des heures d’affilée et montrait Chávez faisant des discours et exécutant de petits sketches

1 - Ça ne peut pas se passer chez nous

Les dictateurs hauts en couleur comme Chávez ne sont pas différents des autres : ils dépendent eux aussi de leur temps d’antenne et s’efforcent sans cesse d’accroître leur part de marché. Mais si vous regardez derrière toute cette pub et cette propagande, vous verrez que les dictatures sont en fait de véritables passoires. Et cela parce qu’elles sont toujours concoctées avec les mêmes ingrédients : corruption, népotisme, mauvaise gestion, injustices sociales, violence et peur. Alors pourquoi les gens choisissent-ils de les suivre ?       Personne n’avait de réponse à cela.       C’est parce que dans une dictature, leur dis-je, il n’y a pas d’autres marques disponibles

1 - Ça ne peut pas se passer chez nous

Si Moubarak était une mauvaise marque de cigarettes locales, à eux de devenir une cartouche de Marlboro. Il leur fallait une marque plus attractive que celle de Moubarak. Or, les marques ont besoin de publicité, et la publicité s’appuie sur des symboles. C’est pourquoi le poing fermé avait eu une telle importance dans la révolution serbe

1 - Ça ne peut pas se passer chez nous

J’aimais un passage en particulier, celui où la sorcière Galadriel dit au hobbit Frodon que « même la plus petite créature peut changer le cours de l’avenir ».

1 - Ça ne peut pas se passer chez nous

Dès notre plus jeune âge, on nous serine que ce sont les forts et les puissants qui font l’histoire. Les journaux et les magazines rivalisent d’histoires et d’anecdotes sur les puissants et les riches, et les présentateurs de télé semblent toujours sous le charme des membres des élites qu’ils interviewent dans leurs magnifiques studios. En Occident, la culture commence par l’Iliade – avec ses innombrables poitrines percées par des lances et ses casques remplis de sang – et se poursuit à ce jour comme une célébration de trois mille ans de violence, de héros et de conquêtes. Réfléchissez un instant : combien de films avez-vous vus sur la Seconde Guerre mondiale ou sur la guerre du Vietnam ? Des tas, j’en suis sûr. Mais essayez de compter le nombre de films réalisés sur les luttes non violentes. Il y a Gandhi, bien sûr, avec Ben Kingsley dans le rôle principal ; Milk, avec Sean Penn ; et quelques tributs émouvants à Nelson Mandela. Et c’est à peu près tout.

1 - Ça ne peut pas se passer chez nous

Nous révérons les guerriers, mais les guerriers ont-ils réellement modelé l’histoire ? Considérez ce point : l’issue de la Première Guerre mondiale a été la Seconde Guerre mondiale, et l’issue de celle-ci a été la guerre froide, qui a donné à son tour la guerre de Corée, le Vietnam, l’Afghanistan, la guerre contre le terrorisme, etc. En revanche, qu’est-ce qu’un homme comme Martin Luther King a offert au monde ? Les droits civiques et un président noir en 2008. Et quel a été le legs historique de Gandhi ? L’indépendance de l’Inde et la fin du colonialisme. Et Lech Walesa, le leader de Solidarnosc en Pologne dans les années 1980, qu’a-t-il obtenu ? La fin du communisme en Europe de l’Est. Et qui était Walesa ? Un simple électricien des chantiers navals de Gdansk, un hobbit par excellence.

1 - Ça ne peut pas se passer chez nous

Je parlai aux Égyptiens de Harvey Milk, le leader assassiné du mouvement pour les droits des homosexuels. Il fut la première personne ouvertement gay à être élue à un poste officiel en Californie, et il n’était qu’un humble commerçant de San Francisco avant de décider que l’attitude vis-à-vis de l’homosexualité devait changer. Harvey était lui aussi un hobbit. Quand Jane Jacobs décida de défier Robert Moses – l’homme le plus puissant de New York, dont le projet insensé de faire passer une autoroute au beau milieu des quartiers historiques du Lower East Side aurait détruit la ville – elle fut tournée en dérision, traitée de harpie et de folle furieuse. Mais Jacobs finit par révolutionner l’urbanisme en Amérique du Nord, et ce, sans posséder l’ombre d’un diplôme. Encore un hobbit.       Personne parmi tous ces gens n’était issu des élites, et si vous cherchiez des modèles pour les statues de bronze qu’on installe dans les parcs de la ville, vous n’auriez choisi aucun d’entre eux. Mais ce sont eux qui font avancer le monde. 

2 - Voyez grand, mais commencez petit

Mais comme vous le dira quiconque a jamais eu affaire à un propriétaire, la défense de votre droit à un loyer abordable est une dure bataille. Le plus souvent, on se bornera à vous renvoyer aux petites annonces en vous priant d’aller chercher votre bonheur ailleurs. Et dans chaque ville, il y aura toujours un paquet de gens pour soutenir l’embourgeoisement des quartiers populaires et le développement immobilier. Donc, tandis que les Israéliens les moins bien lotis tentaient de dénicher les rares loyers abordables, beaucoup d’autres se bornaient à hausser les épaules et à admirer les tours flambant neuves qui sortaient de terre un peu partout. Même si les gens en quête d’un appartement en voulaient à la nouvelle classe des hyperriches, ces hommes et ces femmes bien introduits dans les réseaux politiques qui naviguent entre jets privés et clubs privés, la plupart des Israéliens continuaient à se dire que, par rapport au reste du monde, la vie dans leur pays n’était pas si mauvaise. Ils pouvaient aller faire leur shopping chez Ikea chaque week-end, acheter les toutes dernières télés à écran plat et voyager à l’étranger.

2 - Voyez grand, mais commencez petit

Quelques râleurs professionnels, le genre de gars sans humour dont vous faites tout pour vous débarrasser poliment s’ils vous coincent au milieu d’une soirée, regardaient monter tous ces nouveaux buildings et s’accroître l’étalage de richesse dans la société israélienne en criant qu’il fallait une révolution, que les Israéliens devaient s’unir pour renverser le système, ou du moins le gouvernement. Mais personne ne leur prêtait attention. 

2 - Voyez grand, mais commencez petit

C’est là qu’Itzik Alrov entre en scène. Quand les Israéliens se représentent leurs héros, ils imaginent des guerriers bronzés et musclés, ou ils pensent à de magnifiques mannequins comme Bar Refaeli. Ils ne pensaient certainement pas à un vendeur d’assurances orthodoxe tout maigrichon qui joignait les deux bouts en chantant le soir dans les synagogues. Toutefois, cet Alrov était un homme réfléchi et passionné. Il n’aimait pas plus que les autres le « capitalisme glouton », mais il comprenait que pour faire changer les choses, il devait rendre le combat pertinent pour tout le monde, même pour les gens relativement aisés. Il savait que la plupart des Israéliens refuseraient de se joindre à une action réellement intimidante, comme contraindre le Premier ministre à démissionner ou proposer un nouveau programme économique. Il savait d’instinct que si vous avez une vision pour demain, vous ne pouvez pas choisir le grand combat cataclysmique comme première confrontation. Au début, chacun de nous est un moins que rien. Et les moins que rien doivent trouver des batailles qu’ils peuvent gagner. C’est pourquoi Batman, dans chacun de ses films, court après des voyous ordinaires durant les premières scènes. Il commence par des combats faciles qui lui permettent de se bâtir une réputation et un nom. Alors seulement il s’en prend au Joker. Donc, quels que puissent être vos combats fondamentaux, il est impératif de commencer par quelque chose de gérable. Et en Israël, Alrov savait pertinemment qu’il ne pouvait pas s’attaquer à la totalité de l’économie du premier coup. Mais il pouvait faire quelque chose à propos du cottage.       Comme tous les Israéliens, il était dingue de ce truc. Et comme tous les Israéliens, il connaissait fort bien son histoire. Comprenant que ce fromage était un aspect fondamental de l’alimentation, le gouvernement l’avait subventionné comme un produit de première nécessité, ce qui garantissait que le prix du pot ne pouvait pas dépasser un certain seuil. Le cottage restait donc toujours abordable. Mais en 2006, le gouvernement changea d’avis2. Comme il l’avait déjà fait avec tant d’industries et de ressources, il décida de laisser faire la main invisible du marché et coupa donc ses subventions

2 - Voyez grand, mais commencez petit

De quatre shekels, soit environ soixante-dix centimes d’euros en 2006, le prix du cottage avait doublé au moment où Alrov essayait de trouver des moyens de protester contre le coût de la vie. Et il ne lui fallut pas très longtemps pour comprendre que le tollé sur ce fromage était le parfait véhicule du changement.       Alrov créa une modeste page Facebook où trônait une photo d’une cuillerée de cottage. Il donna à son nouveau groupe sur le réseau social un nom bizarre : « Le cottage est un produit de première nécessité qui coûte à présent près de huit shekels. Nous n’en achèterons pas pendant un mois !!! » Il était partisan de laisser le cottage moisir sur les étagères jusqu’à ce que son prix baisse. Et dans le langage apocalyptique qui convient à un homme religieux, il poursuivait en ces termes : « Si nous ne surmontons pas notre envie de cottage, nous ne réussirons jamais à le rendre à nouveau abordable3. »       Au début, seules trente-deux personnes, pour la plupart des amis d’Alrov, signèrent sa pétition en ligne. Mais Israël est un petit pays, et un blogueur local, amusé par l’idée d’un boycott du cottage, alla interviewer Alrov. Le lendemain de la parution de l’entretien, sa pétition avait recueilli neuf mille signatures. Les grands médias ne tardèrent pas à s’en mêler, ravis de cet improbable héros populaire qui venait de leur tomber du ciel. Sous peu, la page d’Alrov affichait cent mille « J’aime », ce qui, dans un pays de sept millions d’habitants, est loin d’être négligeable4. Alrov avait trouvé un combat facile à adopter, et comme tout le monde aime se joindre à une équipe qui gagne, son fan-club continua à croître.

2 - Voyez grand, mais commencez petit

Ils comprirent l’importance de commencer petit et de suivre le conseil de l’auteur et activiste américain Jonathan Kozol : « Choisissez des batailles assez importantes pour compter, mais assez petites pour les gagner8. » En adoptant une cible aussi facile, Alrov leur avait fourni la pièce manquante du puzzle. À présent qu’ils avaient remporté une victoire, les gens se sentaient prêts à aborder de plus grosses batailles.       Quelques semaines après l’heureuse conclusion de la bataille du cottage, ces étudiants lancèrent leur propre page Facebook, consacrée à la flambée des prix des loyers9. Ils invitèrent les gens à les rejoindre sur l’un des plus beaux boulevards de Tel-Aviv avec une tente sous le bras. Tant qu’on ne leur aurait pas donné des options à la portée de leur bourse, disaient-ils, ils vivraient dans la rue. Alors qu’ils étaient restés jusque-là ignorés, il y eut des milliers d’Israéliens ordinaires pour répondre à leur appel10. Si ça marchait pour le cottage, se disaient-ils, pourquoi pas pour les loyers ? Des centaines de milliers d’autres personnes participèrent à diverses manifestations de masse. Comme Tnuva, le gouvernement commença par les ignorer. Il s’efforça ensuite de détourner l’attention, puis il chercha l’apaisement, et enfin il capitula.

2 - Voyez grand, mais commencez petit

Parce qu’un vendeur d’assurances inconnu avait mené bataille pour du cottage, les jeunes Israéliens s’étaient nettement rapprochés de la vision pour demain qui leur semblait jusque-là impossible à atteindre.

2 - Voyez grand, mais commencez petit

Une grande part de la réussite d’un mouvement va dépendre des batailles qu’il choisit de mener, et ce choix dépend lui-même de son degré de compréhension de son ennemi. 

2 - Voyez grand, mais commencez petit

Sun Tzu réfléchissait à cette idée quand il recommandait aux lecteurs de L’Art de la guerre de toujours opposer leurs points forts aux points faibles de l’ennemi.

2 - Voyez grand, mais commencez petit

Dès le départ, Gandhi avait compris que la puissance militaire était le point fort de l’empire britannique. L’armée, c’était là où les Anglais étaient bons. C’était une évidence. Même s’il n’avait pas été un pacifiste résolu, il aurait saisi que les soldats britanniques, équipés des armes les plus modernes au monde, ne seraient jamais vaincus dans un conflit armé. Mais là-bas, en Inde, les Britanniques souffraient néanmoins d’une faiblesse cruciale : ils n’étaient pas nombreux. Sur l’ensemble du sous-continent, ils ne disposaient que de cent mille soldats pour encadrer plus de trois cent cinquante millions d’habitants. Pourtant, si les Indiens organisaient une campagne militaire, ils seraient écrasés. Mais s’ils choisissaient d’agir uniquement par des moyens pacifiques, les Britanniques ne pourraient pas jouer leur carte la plus redoutable : la force militaire. Si Gandhi réussissait d’une façon ou d’une autre à unir ces millions d’Indiens sous une bannière non violente, les Britanniques seraient dépassés.

2 - Voyez grand, mais commencez petit

Pour cela, il lui fallait une cause. Il avait déjà appelé à l’indépendance de l’Inde et parlé d’autodétermination pour le peuple indien, mais cela restait trop abstrait. Des idéaux abstraits peuvent mobiliser quelques âmes sœurs révolutionnaires, mais Gandhi avait besoin de mobiliser un pays tout entier. Pour cela, il lui fallait trouver quelque chose de concret. Il devait soutenir une cause si simple et si peu controversée que chaque Indien, quelle que fût son orientation politique ou sa caste, ne pourrait manquer de s’y associer. Et en 1930, il trouva sa réponse : le sel.       À l’époque, les Britanniques taxaient la production de sel. Quiconque en Inde voulait consommer cet aliment si nécessaire à la vie devait payer un impôt à la Couronne britannique. On ne pouvait pas trouver question plus fondamentale et plus cruciale. Tout le monde a besoin de sel. Il est présent dans chaque cuisine de chaque foyer, puissant ou misérable. Et c’est une chose qui devrait vraiment être gratuite. Après tout, l’Inde possède plus de quatre mille kilomètres de côtes. Traditionnellement, tout ce que les Indiens ont à faire, c’est aller sur la plage, prendre un peu d’eau de mer et la faire bouillir. Voilà, c’est prêt : vous avez du sel. Mais sous la domination britannique, les administrateurs coloniaux insistaient pour lever une taxe sur cet ingrédient de base. Au lieu de prendre de front la puissance militaire qui faisait la force des Britanniques et d’organiser une insurrection armée qui se serait soldée par un désastre, Gandhi se borna donc à rassembler soixante-dix-sept de ses partisans et à annoncer leur intention de traverser les villes et les villages de l’Inde dans une marche d’un mois le long du rivage, au cours de laquelle ils projetaient d’extraire du sel de l’eau de mer en défiant les Britanniques de les arrêter.

2 - Voyez grand, mais commencez petit

Tout d’abord, le vice-roi d’Angleterre ne sembla pas troublé par ce qui lui paraissait être une question subsidiaire. Quelques Indiens en dhoti en train de se promener sur la plage ? Et alors ? « Pour le moment, écrivait-il, l’idée d’une campagne du sel ne m’empêche pas de dormir la nuit11. » Mais quand les marcheurs parvinrent à l’océan, douze mille Indiens avaient rejoint leurs rangs. Certains étaient poussés par la haine des impôts injustes et des humiliations quotidiennes que les Britanniques infligeaient à l’Inde ; mais les autres étaient là tout simplement parce qu’ils voulaient du sel. La marche de Gandhi avait touché une corde sensible et, comme il l’avait prévu, les Britanniques répugnaient à recourir à la force militaire pour réprimer une manifestation pacifique concernant une nécessité biologique. Après tout, de quoi auraient-ils l’air face au reste du monde ? Et – plus inquiétant pour eux – comment réagiraient les dizaines de milliers de nouveaux partisans de Gandhi ? À mesure que des manifestations similaires se multipliaient partout en Inde, il se révéla que les autorités avaient gravement sous-estimé la stratégie de Gandhi. « Comme la Grande-Bretagne a perdu l’Amérique par le thé, écrivait un journal américain, elle s’apprête à perdre l’Inde par le sel12. »

2 - Voyez grand, mais commencez petit

Le sel était un ingrédient si nécessaire et la question était si simple que la Marche du sel gagna des partisans parmi toutes les confessions et toutes les castes. Les Britanniques, totalement pris au dépourvu, furent contraints de reculer et de supprimer l’impôt sur le sel. Quand les colons cédèrent, Gandhi avait remporté une victoire. Et ayant démontré qu’il pouvait fournir le nécessaire aux Indiens moyens, il se servit de ce premier succès comme d’un levier pour des batailles bien plus importantes : l’expulsion des Britanniques et l’indépendance de l’Inde. Gandhi voulait vivre dans une Inde libre, mais il savait qu’il lui fallait d’abord gagner de petites batailles, et rien ne peut être plus petit qu’un grain de sel.

2 - Voyez grand, mais commencez petit

C’est d’ailleurs pour cela que l’on voit tant d’activistes faire campagne pour une nourriture plus saine. Quelles que soient sa religion, sa couleur de peau ou ses convictions politiques, il n’y a pas un seul être humain qui n’ait pas besoin de manger. Tout le monde est lié à la nourriture, et nous sommes tous affectés par elle. Que l’on prenne pour exemple Sarah Kavanagh, la jeune habitante du Mississippi qui convainquit deux cent mille personnes de signer sa pétition en ligne exigeant que Gatorade retire un produit chimique utilisé comme retardateur de flamme de sa boisson à l’orange13, ou Vani Hari et Lisa Leake, deux blogueuses qui menèrent une campagne du même ordre pour que la compagnie Kraft retire les teintures jaune vif de leurs macaronis et de leurs fromages14, la nourriture a une façon bien à elle de rassembler les gens. Ils sont biologiquement constitués pour s’intéresser aux questions de santé et de nutrition

2 - Voyez grand, mais commencez petit

Qu’il s’agisse de nourriture ou d’un autre produit de première nécessité, les activistes capables d’identifier une préoccupation quotidienne commune à un maximum de gens auront toujours l’avantage sur ceux qui s’accrochent à une plate-forme plus étroite.

2 - Voyez grand, mais commencez petit

Après avoir passé sa vie à dissimuler sa sexualité, il était accepté ouvertement et voulut aider les autres gays à ne pas avoir honte d’eux-mêmes. Milk, qui tenait une boutique de photo, commença par s’impliquer dans la politique locale. Il s’adressa d’abord au Alice B. Toklas Memorial Democratic Club, la plus puissante – et la seule – organisation politique gay de la ville. Il y débarqua avec son grand sourire et un discours passablement radical. Il était comme tant d’autres jeunes gens talentueux et passionnés qui avaient résolu de faire la différence : pour remporter la victoire, pensaient-ils, il fallait dire la vérité, soulever les questions pertinentes, offrir des solutions raisonnables et compter sur les gens bien pour voter pour le changement.       Mais ce n’était pas si simple. À l’époque, même à San Francisco, l’homosexualité restait un sujet tabou

2 - Voyez grand, mais commencez petit

quand Harvey Milk posa pour la première fois sa candidature à la mairie. Au début des années 1970, lors des premières mobilisations de Milk, l’homosexualité restait un délit dans bien des endroits et une raison légitime d’éviction des appartements en location. Jusqu’en 1973, l’homosexualité était classée par l’American Psychiatric Association comme un trouble mental. Ce n’était pas une question que l’on abordait facilement. En conséquence, les principes énoncés dans la plate-forme de Milk gênaient, rebutaient, voire révoltaient quantité d’électeurs ordinaires.       Sa campagne, bien sûr, fut un désastre. Milk n’avait pas d’argent, pas de staff, et aucune idée sur la façon dont on mène une campagne efficace. Il s’acquit le soutien de quelques commerçants gays fatigués d’être harcelés par la police, et son charme personnel l’aida à gagner une poignée de convertis, mais quand il se présenta enfin comme conseiller municipal de San Francisco en 1973, il arriva dixième sur trente-deux candidats. Cela ne l’empêcha nullement de persévérer. Il se découvrit un talent d’orateur dont il usa largement pour dénoncer les persécutions et les injustices découlant de la législation antigay. Il voulait représenter sa communauté, et jugeait que le meilleur moyen d’y parvenir était de rassembler et d’organiser les gays en un bloc politique soutenu par quelques alliés clés.

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Là encore, il échoua. S’il avait réussi à toucher une plus grande part de la population en s’adressant notamment aux syndicats et aux pompiers, et en discutant avec des gens ordinaires aux arrêts d’autobus et devant les cinémas, ce n’était pas encore suffisant. Cette fois, bien qu’il se fût rapproché de la victoire avec une septième place, une marge de quatre mille votants assurait que Milk resterait encore un bon moment un simple activiste de niche plein de talent et de bonnes intentions.       Et il le serait resté en effet s’il n’avait pas fini par comprendre le principe fondamental consistant à trouver les petites batailles qu’il est possible de gagner.

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Harvey Milk avait commencé par faire ce que font tous ceux d’entre nous qui sont assez passionnés pour s’impliquer dans une cause ou une autre : dire la vérité toute nue et s’attendre à ce que les autres nous écoutent.

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tout le monde, sans exception, s’en fiche complètement.       Et pas parce que les gens sont méchants. La plupart sont gentils, modestes et plutôt aimables. Ils sont persuadés, selon la formule immortelle de Liz Lemon dans la série télé 30 Rock, que ce que tout le monde veut vraiment dans la vie, c’est s’asseoir en paix et manger un sandwich. Mais ils ont aussi beaucoup de choses en tête, comme le boulot, les enfants, de grands rêves et de petites doléances, des séries télé préférées dont ils ne veulent pas manquer un épisode et des cartons remplis de trucs qu’ils doivent renvoyer à Amazon. Vous pouvez juger toutes ces choses dérisoires. Vous pouvez accuser les gens qui se bornent à prendre la vie comme elle vient et à s’occuper de leurs petits jardins d’être égoïstes, aveugles, voire immoraux. C’est précisément ce que faisaient les plus mauvais activistes que j’aie eu l’occasion de rencontrer. 

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il est irréaliste d’attendre des autres qu’ils se soucient plus des choses qu’ils n’en ont réellement envie. Dans ce cas, toute tentative pour les faire bouger est vouée à l’échec. Benjamin Franklin aurait dit : « Il y a trois types de gens : ceux que l’on ne peut pas faire bouger, ceux que l’on peut faire bouger, et ceux qui bougent. » J’imagine que toi, lecteur, tu fais partie de ceux qui bougent. Ton devoir, donc, est de trouver ceux que l’on peut faire bouger et de les convaincre de bouger avec toi.

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En tant qu’activiste, vous avez deux options. La première est de faire ce que Harvey Milk commença par faire : chercher à rassembler les gens qui croient déjà plus ou moins en ce que vous avez à dire. C’est un excellent moyen de se retrouver à une dizaine sur n’importe quel sujet. Vous avez déjà un petit fan-club enthousiaste qui vous est tout acquis – vos amis, vos voisins et votre grand-mère – et qui vous soutiendra quoi qu’il advienne. La beauté de cette méthode est qu’elle vous donne toujours la sensation d’être dans le vrai et bien droit dans vos bottes. Le revers de la médaille, c’est que vous ne gagnez jamais

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L’autre option est nettement meilleure, et en fait, guère plus difficile. Elle exige d’écouter et de découvrir ce qui intéresse les autres, et de mener vos batailles dans ce sens. 

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, dont la ténacité finit par le faire élire conseiller municipal de San Francisco, comprit que les hétéros de base ne se souciaient pas réellement de la lutte des homosexuels pour l’égalité des droits. Cette lutte n’allait pas être gagnée sur les seuls mérites de la justice et de l’égalité : Milk devait absolument l’attaquer sous un angle différent. 

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Milk voulut aider sa communauté en s’intéressant à une chose que redoutaient tous les habitants de sa ville : la merde de chien.       Parce qu’il écouta les gens de San Francisco, il apprit que la question qui inquiétait le plus ses concitoyens concernait moins leur âme que leurs souliers. Presque tous nommaient l’épidémie de caca de chien souillant les parcs de la ville comme la pire nuisance imaginable. C’était cela, l’ennemi public numéro un. 

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Si Milk avait vu ce même sondage deux ou trois ans plus tôt, il aurait sans doute parcouru les rues de Castro en déclarant à qui voulait l’entendre que marcher dans des merdes de chien n’était pas une grande affaire quand des milliers de gays américains étaient harcelés quotidiennement pour la seule et unique raison qu’ils aimaient la personne qu’ils aimaient. Mais Milk avait appris. Il avait saisi la force du théâtre de rue et des événements publics symboliques.       Ce jour-là, il convoqua les médias dans un joli petit square pour discuter de nouvelles idées de lois. Quand la presse arriva, il s’avança vers les caméras et, comme par accident, écrasa un énorme étron. Il leva son pied en l’air et le considéra avec une horreur moqueuse. Cela semblait parfaitement spontané, comme si un accessoire s’était trouvé là au bon moment pour illustrer combien la ville manquait à satisfaire les besoins de ses habitants. En réalité, toute l’affaire avait été soigneusement préparée. Milk était arrivé au parc une heure plus tôt et avait récupéré des excréments de chiens qu’il avait stratégiquement disposés sur sa route. Avec sa chaussure souillée bien en vue, il donna un petit discours humoristique disant que, comme tous les habitants de San Francisco, il en avait assez de cette nuisance malodorante, mais que lui, Harvey Milk, allait faire quelque chose à ce propos. Il avait enfin trouvé une cause à laquelle chacun pouvait s’identifier, et le courrier ne tarda pas à affluer.

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Après cette longue série d’échecs, il avait appris à choisir les batailles qu’il pouvait gagner. Il était difficile de lutter pour les droits des gays dans une ville hétérosexuelle apathique. En revanche, nettoyer la merde de chien était une tâche accessible. Il suffisait d’avoir des sacs en plastique. Mais à partir de là, il serait toujours perçu comme la personne capable de faire suivre ses discours de résultats, et tout le monde écoute ceux qui obtiennent des résultats.

Note

Tout le monde écoute veux qui obtiennent des résultats selon leurs annonces

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À présent que Milk s’était acquis un public reconnaissant, il pouvait avancer sur la question des droits des homosexuels. Quand enfin il entra à la mairie en 1977, il y vint bras dessus bras dessous avec son ami et donna un assez bon résumé d’un important principe. « Vous pouvez manifester et jeter des briques sur “Silly Hall”, dit-il, ou alors vous pouvez vous y faire élire. Quoi qu’il en soit, nous voici15. »

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Une fois que Milk eut trouvé sa plate-forme et son public reconnaissant de citoyens ordinaires de San Francisco, il put s’attaquer aux questions importantes. Le mouvement national pour les droits des homosexuels mit quelques décennies à suivre la stratégie de Milk, mais il finit par s’y résoudre. Dans les années 1980 et 1990, la plupart de ses efforts visaient à organiser ses propres rangs comme une faction politique insulaire, et peu de gens hors de la communauté gay s’en souciaient suffisamment pour se joindre à ses marches ou soutenir ses efforts en matière de législation. Puis, le mouvement connut son « moment Milk »

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Il se mit à penser non plus en termes d’absolus moraux, mais en termes de motivations individuelles. Il reconnut que la plupart des gens ne s’engagent dans un combat que lorsqu’ils s’y sentent directement impliqués. Comme l’a montré l’expérience, les problèmes des gays n’avaient pas affecté jusque-là les hétérosexuels américains de façon significative. Pour l’essentiel des Américains, les crises affectant la communauté gay – depuis l’épidémie de sida des années 1980 jusqu’aux tentatives ultérieures de mettre fin à une série de discriminations – n’étaient tout simplement pas leur affaire. La plupart des gens ne sont pas gays et ils ont bien d’autres choses à penser.       Mais tout cela changea quand le mouvement gay se mit à envisager le problème sous l’angle de ce qui pouvait faire sens pour les hétéros. 

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Pour les amener à rejoindre sa cause, il s’ouvrit sur l’extérieur. Il se tourna vers les mères, les pères, les frères et sœurs et les amis des gays, les invitant à venir manifester avec eux. En intégrant le grand public à sa cause, le mouvement pour les droits des homosexuels cessait d’être défini par des slogans comme « Les pédés sont là » et des parades où défilaient tous les personnages du groupe Village People avec des piercings au bout des seins. De nos jours, dans une parade gay, vous risquez surtout de trouver des pères américains d’âge moyen légèrement bedonnants, qui défilent en portant une pancarte disant qu’ils soutiennent leurs enfants et qu’ils les aiment quoi qu’il advienne. Et quand même un fervent Républicain comme Dick Cheney se déclare publiquement en faveur du mariage gay parce qu’il aime sa fille lesbienne, vous pouvez vous dire que la société est en train de changer.

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Lawson comprit que la communauté blanche de Nashville était opposée aux droits civiques parce que les Noirs, qu’elle considérait un peu comme des animaux, lui faisaient peur. Il dit à ses étudiants d’inverser cette perception en adoptant un certain code vestimentaire et en se comportant comme des gens parfaitement respectables chaque fois qu’ils sortaient manifester16. Lawson savait que les manifestants se gagneraient une partie des Blancs s’ils pouvaient leur démontrer que leurs craintes étaient sans fondement

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Quand les activistes de Lawson allèrent occuper les coffee shops ségrégés de la ville, il les enjoignit de réagir de façon non violente à toute menace qui se présenterait. Après tout, raisonnait-il, si les activistes résistaient quand la police arriverait pour les arrêter, cela confirmerait les craintes des Blancs à leur endroit, et les droits civiques resteraient un rêve lointain. Mais s’ils conservaient toute leur dignité et tout leur sang-froid tandis que les Blancs les tabassaient et leur jetaient des milkshakes à la tête, le monde entier verrait bien de quel côté se trouvaient les animaux, ce qui pourrait pousser certains Blancs neutres à revoir leurs positions.

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Lawson savait que dans un combat non violent, le nombre est le seul moyen de l’emporter. Vous devez aller là où il y a beaucoup de monde. Pour réussir, Lawson et ses manifestants pour les droits civiques avaient besoin du soutien des Blancs

2 - Voyez grand, mais commencez petit

il choisit les batailles qu’il pouvait gagner. Alors qu’il donnait des instructions à un groupe d’activistes dans son église à propos des défilés dans les rues, il prit la peine d’avertir son public : « Nous ne voulons pas un Blanc avec un Noir de l’autre sexe, parce que nous ne voulons pas nous lancer dans cette bataille17. » C’était un combat qui devrait être mené, en d’autres temps. 

2 - Voyez grand, mais commencez petit

Commencez par supposer que la plupart des gens s’en fichent, sont dépourvus de motivation, apathiques, ou carrément hostiles. Puis, prenez une feuille de papier – une serviette de bistrot fera l’affaire – et tracez une ligne. Placez-vous d’un côté de cette ligne. Essayez de penser aux gens qui pourraient faire front commun avec vous. Quel que soit votre engagement à une cause, si le résultat se limite à une poignée de personnes, faites une boulette de votre feuille de papier et recommencez. Quand vous avez réussi à vous placer avec vos amis et à peu près le reste du monde d’un côté de la ligne, en ne laissant en gros qu’une poignée de salauds de l’autre, c’est gagné. Assurez-vous que la « ligne de partage » – selon l’expression d’un ami d’Otpor! nommé Ivan Marovic – qui vous sépare des méchants vous offre le plus d’alliés possible.

2 - Voyez grand, mais commencez petit

Rappelez-vous que dans une lutte non violente, la seule arme dont vous disposerez est le nombre. Itzik Alrov avait compris cela quand il réalisa que tout le monde en Israël aimait le cottage et détestait débourser une fortune pour le mettre à son menu. Sur son bout de papier, il avait réussi à mettre sept millions d’Israéliens d’un côté de sa « ligne de partage » imaginaire, et une simple poignée d’industriels avides de l’autre. Harvey Milk fit la même chose quand il cessa de parler et se mit à écouter ses voisins. Il avait toute la ville de son côté, et tout juste quelques cabots de l’autre.

2 - Voyez grand, mais commencez petit

savoir quelles batailles mineures vous pouvez gagner et comment avoir le grand nombre de votre côté n’est que la moitié du défi. L’autre moitié consiste à s’assurer que vous pouvez offrir à vos nouveaux épigones quelque chose en quoi ils puissent croire. Et pour cela, il va vous falloir développer une « vision pour demain ».

3 - Une vision pour demain

On voit souvent les dictatures et la drogue aller main dans la main : privés d’espoir, les gens se tournent vers toutes les formes de réconfort qu’ils peuvent trouver

3 - Une vision pour demain

Quels intérêts partageaient les dissidents avec les gens du commun ? Ils n’en voyaient aucun. Ils comprenaient toutefois qu’il y avait une chose susceptible de rassembler tous les Maldiviens : c’était le riz au lait. Certes, le riz au lait peut ne pas sembler une question cruciale pour un jeune mouvement pro-démocratie, mais vous êtes parfois contraints de jouer les seules cartes que vous avez dans votre jeu.       Si cela vous paraît futile, essayez d’imaginer la popularité du riz au lait aux Maldives. C’est une obsession nationale. Comme la vodka pour les Russes ou les pâtes pour les Italiens, le riz au lait est, pour les Maldiviens, un produit de base autour duquel on se rassemble en toutes circonstances. Aussi, quand le bruit se répandit un matin dans Malé qu’il allait y avoir une distribution en plein air de riz au lait près de la plage artificielle, des centaines de curieux firent en sorte d’être au rendez-vous pour la fête. Dans la vieille Malé si ennuyeuse, cela s’annonçait comme l’événement de l’année.

3 - Une vision pour demain

quand la foule parvint à se frayer un chemin jusqu’à la plage, elle y trouva un certain nombre de personnes qui déambulaient déjà avec des assiettes en plastique remplies à ras bord de riz au lait. Il y avait aussi les leaders de la dissidence, louche en main, occupés à servir avec entrain des mécaniciens du port, des musiciens et des employés des hôtels venus goûter la marchandise. La ville entière semblait être là. Quelques femmes voilées curieuses firent même une courte apparition pour voir ce qui se passait. La police, dans ses ridicules uniformes de camouflage, finit par brutalement interrompre la fête et confisquer le riz au lait – puisque les rassemblements étaient interdits par la loi. Mais tandis qu’ils regardaient les hommes de main de Gayoom enfourner des bacs de riz au lait à l’arrière de leurs véhicules de police, les dissidents avaient conscience d’avoir trouvé au moins un point de ralliement pour leur mouvement

3 - Une vision pour demain

Bientôt, des fêtes du riz au lait se tinrent un peu partout aux Maldives, donnant aux gens l’occasion de se retrouver, de se parler, et donc de construire un sentiment de communauté. Et avec le temps, ce dessert devint synonyme d’opposition, un symbole aussi immédiatement reconnaissable aux Maldives que le poing l’avait été en Serbie.

3 - Une vision pour demain

On ne pouvait guère espérer que les électeurs aillent voter pour une bande de privilégiés éduqués à l’étranger uniquement parce qu’on leur avait offert une part de dessert. En outre, les positions politiques inspirées par l’Occident – droits humains, liberté d’expression – ne séduisaient qu’une petite fraction de Maldiviens. Comment, se demandaient les dissidents, pouvaient-ils capitaliser sur l’attention suscitée par leurs fêtes de riz au lait pour en faire une puissance politique ?       Comme tant de grandes révélations, la réponse leur vint d’un film.

3 - Une vision pour demain

. Quelle était la pièce manquante, demanda-t-il à Slobodan, de leur mouvement pour la démocratie ?       Slobodan n’eut pas longtemps à réfléchir.       « C’est une pièce majeure, expliqua-t-il. Il vous manque une vision. Tu vois, vos fêtes du riz au lait sont formidables. Elles sont populaires. Mais ce n’est jamais suffisant de donner une fête. Après tout, les gens vont à des fêtes tous les jours et ils n’en tirent pas grand-chose, à part une bonne gueule de bois. Si vous voulez vraiment changer le monde, il va vous falloir ce que l’on appelle dans le business “une vision pour demain”. »       Les États-Unis, continua Slobodan, avaient eu leur Déclaration d’indépendance, dans laquelle les révolutionnaires annonçaient au monde en quoi consistaient les fondements d’une société démocratique. En Afrique du Sud, l’African National Congress (ANC) avait fait la même chose avec sa Charte de la liberté. Mais aux Maldives, conclut-il, les dissidents n’avaient à offrir que du riz au lait.

3 - Une vision pour demain

Si l’expression « vision pour demain » évoque un peu une présentation PowerPoint dans la salle de conférences d’une grande entreprise, elle n’a pas besoin d’être aussi ennuyeuse ni aussi technique. Mais pour nous, c’était une chose bien plus élémentaire et pleine de sens : nous voulions un pays normal avec de la bonne musique. Rien de plus. Nous voulions une Serbie ouverte sur le monde, comme elle l’avait été sous Tito. Nous voulions la fin des conflits ethniques, un retour à la normale, de bons rapports de voisinage et une démocratie en état de marche. Telle était la vision pour demain que proposait Otpor! pour la Serbie.

Note

Les limites de cette vision sont les problèmes de demain

3 - Une vision pour demain

même si les Serbes vivant sous Tito n’avaient jamais eu l’occasion de participer à une véritable élection, ils savaient au moins ce que c’était qu’être intégré au reste du monde. Otpor! ne leur vendait donc pas une vision qui leur semblait hors d’atteinte, puisqu’ils l’avaient tous vécue. Mais les Maldiviens n’avaient pas cette chance : Gayoom était au pouvoir depuis des décennies, et le Maldivien moyen n’avait aucun moyen d’imaginer une autre vie. L’opposition devait donc partir de zéro. Et pour trouver une vision d’avenir susceptible de séduire leurs concitoyens, ils devaient comprendre dans quel genre de pays le Maldivien moyen voulait vivre.

3 - Une vision pour demain

Nous avons prié les Maldiviens de se répartir par groupes pour se livrer à un petit jeu de rôle. Pendant une heure, ils ne seraient plus des activistes éduqués à Londres et à Paris, mais tout simplement des gens ordinaires. Deux ou trois se portèrent volontaires pour être les leaders de la corporation des commerçants et des hôteliers ; quelques autres représentaient les vieux de l’île ; et d’autres encore devaient tenir le rôle des expatriés en Inde et ailleurs ; quelqu’un fut même choisi pour jouer le rôle de la police et des services de sécurité. Chaque groupe représentait donc un secteur important de la société maldivienne.       Puis, ma collègue Sinisa fit le tour de la pièce en demandant à chacun ce qui comptait le plus pour le secteur de la population qu’il était censé représenter. Le type jouant le policier, par exemple, déclara qu’il avait besoin d’être respecté et payé à temps, et qu’il voulait vivre dans un pays où régnaient l’ordre et la stabilité. Nous avons interrogé le groupe : était-ce là un élément de la vision pour demain des dissidents aux Maldives ? Pouvaient-ils promettre aux gens qu’ils recevraient la reconnaissance qu’ils méritaient, que leur salaires seraient versés le premier du mois, et qu’ils pourraient marcher en sécurité dans les rues ? Bien sûr, répondirent les dissidents : qui en ce monde ne voudrait pas cela ?       Dans ce cas, dis-je, il y avait une chance que la police finisse par se joindre à leur cause, mais seulement si leur vision pour demain abordait spécifiquement les préoccupations des policiers. 

3 - Une vision pour demain

Durant la lutte contre Milosevic, quand les policiers nous tabassaient et nous jetaient en prison, Djindjic ne cessait de nous rappeler à nous, les gamins, qu’un flic n’est jamais qu’un homme en uniforme de policier et que nous ne devrions pas chercher la bagarre avec lui. Si nous nous adressions au policier comme s’il était l’un de nous, disait Djindjic, il pourrait aussi bien décider de devenir l’un de nous. Et il avait raison

3 - Une vision pour demain

Pour réussir, ils devraient écouter ce qui préoccupait réellement les gens et veiller à intégrer leurs besoins à leur vision pour demain. La plupart ne prendront des risques et ne participeront à un mouvement que si la cause les touche personnellement, et c’est pourquoi il est impératif de savoir ce qui compte pour eux.

Note

Marketing bienveillant révolutionnaire non-violent

3 - Une vision pour demain

c’est là le point délicat : chaque fois que nous nous livrons à cet exercice qui consiste à prier les gens d’imaginer ce qui compte pour leurs concitoyens, personne ne parle jamais de droits civiques, de liberté religieuse ou de droit de réunion. Tout cela, ce sont de grands principes. Dans la réalité, aux Maldives comme en Syrie ou en Serbie, les gens parlent de choses bien plus modestes : ils veulent du respect et de la dignité, ils veulent que leurs familles soient en sécurité, et ils veulent un salaire honnête pour un travail honnête. C’est tout. Ce ne sont jamais des choses renversantes. 

3 - Une vision pour demain

trop souvent, les dissidents ont du mal à comprendre que ce sont précisément ces choses concrètes qui font bouger les gens. Bien éduqués et pleins d’enthousiasme, ces aspirants révolutionnaires se gargarisent souvent de citations de leaders historiques et d’idées abstraites de liberté, en oubliant que leur électeur est un boutiquier fatigué dont les besoins, les préoccupations et les croyances sont bien plus terre à terre.

3 - Une vision pour demain

Soucieux de découvrir ce que voulaient réellement les Maldiviens, l’un de nos formateurs, Imran Zahir, partit donc faire un tour en bateau pour visiter certains des atolls les plus éloignés de la nation avant qu’aient lieu les premières élections depuis le tsunami. Imran a toujours été extrêmement sociable, et il compte sans doute plus d’amis parmi les gens de Malé que quiconque dans cette ville. C’est parce qu’il écoute quand les autres parlent et qu’il est attentif aux gens comme aux choses.

Note

Tu veux avoir des amis? Sois attentif aux gens comme aux courses et écoute quand on parle

3 - Une vision pour demain

Un jour, après avoir amarré son bateau et abordé en pataugeant sur une île peuplée d’une cinquantaine de personnes, il eut une illumination. Il réalisa qu’il avait vu la même chose sur toutes ces petites îles où il avait fait escale : de vieux Maldiviens assis toute la journée comme des statues au bord de l’océan, les yeux fixés sur un point lointain. Ils étaient, disaient Imran, presque catatoniques. Voilà, comprit-il en un éclair, à quoi ressemblait la vie dans les îles éloignées des largesses de Gayoom, où nul ne se souciait de déverser les dollars du tourisme sur les habitants ou de leur offrir des pots-de-vin. Dans le système économique dysfonctionnel des Maldives, où il était si difficile de trouver un emploi réel doté d’un salaire décent si l’on n’était pas dans le cercle étroit du pouvoir, ces vieilles gens étaient le symbole même de l’échec. Ils devaient compter sur leurs enfants et leurs petits-enfants quasiment au chômage pour les nourrir. Que pouvaient faire ces Maldiviens, sans argent, sans travail ni espoir, à part s’asseoir sur la plage et regarder au loin ? Si la vision de ces vieillards en état de semi-coma bouleversa Imran, elle fut aussi pour lui une source d’inspiration. Et si, songea-t-il, l’opposition maldivienne faisait du versement de retraites et d’une couverture sociale universelle un élément fondamental de sa plate-forme ? N’était-ce pas cela dont ces statues vivantes avaient réellement besoin ? Certes, offrir des retraites n’allait pas attirer la presse ni l’attention d’Amnesty International comme une opposition frontale à la torture et à la censure. Mais contrairement à celle-ci, une promesse concrète s’adressant à tous les gens âgés pourrait faire une différence quand les élections arriveraient.       Imran ne le savait peut-être pas sur le moment, mais il était tombé sur un truc fondamental parce qu’il s’était montré attentif. Les anciens ont toujours eu un rôle très important dans les campagnes non violentes. Ils ont beaucoup de temps libre et ils aiment leurs petits-enfants plus que tout au monde. Ma propre grand-mère, Branka, avait plus de soixante-dix ans quand nous, les étudiants, avons manifesté jour et nuit pendant trois mois durant l’hiver glacial de 1996. Bien sûr, elle ne pouvait pas se joindre à nous, et si elle l’avait pu, je ne l’aurais pas laissée faire, parce qu’elle était bien trop fragile. Mais elle pouvait, Dieu la bénisse, passer des heures à taper sur des casseroles depuis sa fenêtre en soutien aux manifestants. Et comme elle fait les meilleurs gâteaux bosniaques de l’univers, les étudiants avaient toujours quelque chose à manger. Et elle n’était pas la seule. Nous avions des centaines de milliers de grands-mères, des volontaires à la retraite qui étaient vitales pour Otpor!. Elles nous faisaient des gâteaux, nous préparaient du thé, nous offraient du vin, et de façon générale ce furent elles qui maintinrent en vie et en forme ma génération de fauteurs de troubles au cours de ces semaines épuisantes d’occupation des rues et de marches incessantes. Elles le firent parce que le mouvement représentait quelque chose d’important pour elles. Milosevic ne se souciait guère de ma vieille grand-mère et de ses semblables, mais nous, si.       L’idée d’Imran d’offrir des retraites et une couverture sociale aux anciens des Maldives était une parfaite façon de convaincre l’un des principaux secteurs de la société maldivienne de rejoindre les dissidents. Avec le temps, ceux-ci parvinrent à trouver d’autres alliés inattendus grâce à des plans comparables : la promesse par exemple de mettre fin à la corruption rampante de Gayoom et d’utiliser l’argent ainsi économisé – soit environ trois cent cinquante millions de dollars – pour construire des logements abordables, pour financer des programmes sociaux et installer de nouveaux débarcadères. Telle était leur vision pour demain : des Maldives en état de fonctionnement et veillant aux besoins de leurs citoyens

4 - Les piliers tout-puissants du pouvoir

les Syriens, comme les leaders d’Occupy Wall Street aux États-Unis, furent trompés par l’apparente simplicité des révolutions d’Égypte et d’ailleurs. Ce qu’ils n’avaient pas compris, c’est que le groupe de révolutionnaires égyptiens avait passé deux ans à remporter une série de petites victoires, à construire des coalitions et à rendre son mouvement visible avant d’entreprendre son action sur la place Tahrir. Les révolutions réussies ne sont pas des explosions cataclysmiques ; ce sont des feux qui couvent longtemps, soigneusement entretenus sous la cendre. Hélas ! les Syriens avaient foncé tête baissée. À présent, les opposants au régime s’efforçaient de trouver dans l’urgence un message d’unité, sur un fond de massacres quotidiens et de villes dévastées

4 - Les piliers tout-puissants du pouvoir

D’abord, expliqua-t-il, que vous combattiez des Milosevic ou des Assad, leur force tiendra toujours dans leur disposition pour la violence et leur capacité à y recourir. C’est une chose à laquelle ces régimes excellent. Et ces types ont des armées bien entraînées à leur disposition. Donc, une campagne violente contre un dictateur commence dès le départ à votre désavantage. Vous attaquez l’ennemi là où il est le plus fort. Si vous devez vous confronter à David Beckham, insista-t-il, vous n’aurez pas envie de le rencontrer sur un terrain de football. Vous préférerez jouer aux échecs avec lui. C’est là que vous avez une chance de gagner. Prendre les armes contre un dictateur, ce n’est pas une façon intelligente de l’affronter.       Ensuite, une campagne violente ne peut utiliser efficacement que vos activistes les plus forts sur le plan physique : les types capables de mener la bataille de rues, de trimballer l’équipement lourd et de faire usage de fusils-mitrailleurs. Tous les autres membres de la société qui seraient disposés à vous soutenir – les grands-mères, les professeurs ou les poètes – ne pourront pas y participer. Et pour renverser une dictature, vous devez rassembler une masse critique de gens qui soient de votre côté – une chose quasiment impossible à obtenir par la violence.

4 - Les piliers tout-puissants du pouvoir

Sabeen, intervint Slobo, je vois bien que tu as d’excellentes intentions. Et le simple fait que tu sois là me dit que tu es très, très courageuse. Mais tu dois comprendre que nous sommes ici pour préparer une guerre. »       Elle parut un peu perdue.       « Je ne comprends pas, dit-elle. Je pensais que vous étiez tous pour la non-violence, comme Gandhi.       – Je le suis, s’empressa de répondre Slobo, mais être non violent ne veut pas dire que tu ne mènes pas un dur combat. Tu luttes simplement avec d’autres moyens, avec d’autres armes. »

4 - Les piliers tout-puissants du pouvoir

C’est comme ça que marche la corruption : Assad dit à son cousin : “Tu peux avoir un tas de monopoles et d’entreprises si tu m’offres assez de pots-de-vin.” Donc le cousin s’enrichit, il reverse à Assad une partie de son argent, et tout le monde est content – sauf vous

4 - Les piliers tout-puissants du pouvoir

j’annonçai que nous allions jouer à un jeu. Je leur demandai de se répartir en trois groupes et d’établir une liste de toutes les choses – des hôtels de luxe aux sodas – qu’ils appréciaient au quotidien et dont ils pensaient pouvoir convaincre les compagnies qui les produisaient de retirer leurs investissements de Syrie

4 - Les piliers tout-puissants du pouvoir

. Ils étaient venus ici en s’attendant à parler de révolution, et ils se retrouvaient en train de discuter de baskets. Cela paraissait plus normal, et telle était précisément la question : leur montrer que le premier pas pour renverser un dictateur consiste à s’assurer que tout le monde comprend que la vie sous une dictature n’a rien de normal.

4 - Les piliers tout-puissants du pouvoir

Ils avaient compris désormais qu’Assad n’était pas une bête impossible à arrêter, mais un homme qui dépensait de vastes sommes d’argent pour rester à flot et tenir ses armées. Chaque tyran s’appuie sur des piliers économiques, et les piliers économiques sont des cibles bien plus faciles que les bases militaires ou les palais présidentiels. Secouez-les, et le tyran finira par tomber.

4 - Les piliers tout-puissants du pouvoir

Cette théorie des piliers du pouvoir a été développée par le chercheur américain Gene Sharp, le « père de la théorie de la lutte non violente ». Chaque régime, soutient Sharp, repose sur une poignée de piliers ; appliquez une pression suffisante à un pilier ou plus, et le système tout entier ne va pas tarder à s’effondrer

4 - Les piliers tout-puissants du pouvoir

Selon lui, tous les leaders et tous les gouvernements, où qu’ils soient, s’appuient sur les mêmes mécanismes pour rester au pouvoir, ce qui rend leur puissance plus éphémère qu’elle n’en a l’air. Aucun pouvoir n’est jamais absolu, pas même celui d’Assad. Les dictateurs se démènent pour paraître infaillibles, pour nous faire oublier qu’ils ne sont que des hommes placés au-dessus d’autres hommes, qui dépendent du travail et de la docilité d’une masse de gens pour pouvoir se maintenir au pouvoir. L’autorité d’un dictateur vient du consentement du peuple qui lui obéit. C’est à cela que Slobo voulait en venir en disant aux Syriens que tous les dictateurs ont un point commun : ils dépendent de leur peuple. Un dictateur a réellement besoin de citoyens ordinaires qui vont travailler le matin, qui assurent le bon fonctionnement des aéroports et des studios de télévision, et veillent à ce que les pensions des anciens combattants soient versées en temps et en heure. Et il est important de comprendre que ces citoyens ordinaires qui obéissent aux ordres veulent tout simplement faire leur boulot et rentrer chez eux. Même quand ils portent des uniformes et font preuve de violence, ils ne sont pas nécessairement méchants et inaccessibles à la rédemption. Je dis aux Syriens que le policier qui leur tapait sur la tête avec un bouclier anti-émeute était sans doute content de le faire, non parce qu’il redoutait et méprisait la liberté, mais parce qu’il était payé en heures supplémentaires. Et tant qu’il est payé, tant que tout marche sans anicroches, le dictateur est tranquille sur son trône. La première tâche des activistes consiste donc à faire en sorte que le cours normal des affaires connaisse un arrêt brutal – c’est-à-dire à secouer les piliers du pouvoir.

Note

Dense. Tout le monde veut juste faire son boulot et rentrer chez lui

4 - Les piliers tout-puissants du pouvoir

ces piliers diffèrent d’un endroit à l’autre. Dans les petits villages africains, vous allez découvrir que les premiers piliers sont parfois les anciens, alors que dans les petites villes de Serbie, il s’est révélé que les gens les plus indispensables à rallier à notre cause étaient les médecins, les prêtres et les enseignants de province. C’étaient eux les leaders d’opinion. Quand il s’agit d’une multinationale, les piliers sont les actionnaires qui investissent leur argent, et peut-être les médias d’affaires comme CNBC et le Wall Street Journal, dont les appréciations positives contribuent à maintenir à la hausse le prix des actions. Que vous vouliez rassembler des villageois contre un dictateur sanguinaire ou contraindre McDonald’s à ajouter une option saine à son menu enfant, vous devez savoir quels piliers secouer.

5 - Rire jusqu’à la victoire

Je voudrais que vous preniez un moment pour jouer à l’un de mes jeux favoris. Il est vraiment très amusant. Il s’appelle : « Dans la peau d’un flic ».

5 - Rire jusqu’à la victoire

Imaginez que vous apparteniez aux forces de police d’Ankara, en Turquie. Voici quelques jours, les services de sécurité de l’une des stations de métro les plus fréquentées de la ville ont repéré un couple qui se roulait des pelles sur le quai. En musulmans stricts, ils ont été perturbés par un comportement aussi indécent en public. Ils ont donc fait la seule chose qui s’imposait : passer une annonce dans les haut-parleurs du métro priant les passagers de se tenir correctement et d’arrêter de s’embrasser. Comme tout le monde à Ankara a des smartphones, ce petit incident a aussitôt fuité dans la presse. L’après-midi même, les politiciens opposés au parti islamiste au pouvoir, comprenant qu’ils tenaient là une occasion en or, ont invité leurs partisans à lancer d’énormes manifestations pour protester contre cette stupide attitude antibécotage.

5 - Rire jusqu’à la victoire

C’est ici que vous entrez en scène. Le samedi, jour de la manifestation, vous arrivez en uniforme, matraque à la main, prêt à faire respecter l’ordre public. En entrant dans la station de métro, vous trouvez une bonne centaine de jeunes gens en train de marteler des slogans contre le gouvernement et de provoquer vos collègues. Une bousculade s’ensuit. Des gens perdent leur sang-froid. Bientôt, c’est une émeute en bonne et due forme.

5 - Rire jusqu’à la victoire

Si vous jouez avec sérieux, vous n’aurez guère de mal à vous représenter la suite. Vous êtes policier, vous avez sans doute passé une semaine entière lors de votre formation à l’école de police à étudier des situations de ce genre. C’est ce que font les flics partout dans le monde. Vous avancez, vous vous mettez en formation, vous enfilez votre gilet pare-balles, vous commencez à taper sur votre bouclier avec votre matraque pour intimider la foule. Là non plus, vous n’avez guère d’états d’âme : vous faites tout simplement votre boulot. En outre, vous êtes en train de vous protéger et de protéger vos collègues des pierres qui volent, ou de tout ce que les gens ont décidé de vous jeter à la tête. Vous avancez. En l’espace d’une heure, deux peut-être, trente ou quarante manifestants sont en taule, dix ou vingt sont à l’hôpital, et les autres ont pris la fuite. Vous revenez au commissariat, vous buvez un café avec vos collègues, puis vous rentrez vous coucher satisfait d’une bonne journée de travail.

5 - Rire jusqu’à la victoire

Ça, c’était facile. On rejoue.       On est samedi matin. Vous arrivez à la station de métro. Vous y trouvez une bonne centaine de gens en train de protester contre la censure de la veille. Personne ne crie ni ne scande de slogans. En revanche, tout le monde s’embrasse bruyamment, avec des bruits mouillés et un peu répugnants. Il n’y a quasiment pas de pancartes, mais celles que vous remarquez affichent des petits cœurs roses ayant pour légende : « Embrasse-moi », ou « Viens dans mes bras ». Les femmes ont des corsages échancrés à manches courtes. Les hommes sont boutonnés jusqu’au cou. Nul ne semble vous prêter attention – bien trop occupés à s’étreindre et à se lécher la poire.       Et maintenant, vous faites quoi ? Allez-y et jouez si vous voulez, mais laissez-moi vous épargner cette peine. La réponse, c’est que vous ne pouvez rien faire. Ce n’est pas seulement que les manifestants amoureux ne transgressent aucune loi ; c’est aussi leur attitude qui fait toute la différence. Si vous êtes flic, vous passez beaucoup de temps à étudier la gestion des gens violents. Mais rien dans votre formation ne vous a préparé à gérer des gens rigolos.       C’est tout le génie du dérisionnisme.

5 - Rire jusqu’à la victoire

Au lieu de réfléchir aux moyens dont nous disposions, nous nous sommes focalisés sur tous ceux que nous n’avions pas. Nous n’avions pas d’armée. Nous n’avions pas beaucoup d’argent. Nous n’avions pas accès aux médias, qui étaient tous sous la coupe de l’État. Le dictateur, nous l’avons compris, possédait à la fois une vision et les moyens de la réaliser – et notamment la capacité à instiller la peur chez tout le monde. Nous avions une bien meilleure vision pour l’avenir, mais, pensions-nous en cette triste soirée, aucun moyen de la transformer en une réalité.

Note

Inversion

5 - Rire jusqu’à la victoire

C’est alors que nous vint l’idée du baril souriant.       L’idée était vraiment très simple. Lors de de notre tour de table, quelqu’un n’avait cessé de répéter que Milosevic n’avait gagné que parce qu’il faisait peur aux gens, à quoi un autre avait rétorqué que la seule chose capable de venir à bout de la peur, c’est le rire. C’était l’une des réflexions les plus sages que j’aie jamais entendues. Les Monty Python ayant toujours été à côté de Tolkien dans mon panthéon personnel, je savais fort bien que l’humour ne vous fait pas seulement glousser : il vous fait aussi réfléchir. Nous avons donc commencé à nous raconter des blagues. Au bout d’une heure, nous étions parvenus à la conclusion que le meilleur remède contre le régime pouvait fort bien être quelques bons éclats de rire. Sur quoi, nous sommes passés à l’action.

5 - Rire jusqu’à la victoire

nous avons récupéré un vieux baril. Nous l’avons livré au designer « officiel » de notre mouvement – mon meilleur ami, Duda, le concepteur du poing fermé d’Otpor! Sa mission : y dessiner un portrait réaliste du leader tant redouté. Duda fut ravi de s’exécuter. Le surlendemain, quand nous sommes revenus, nous avons trouvé un Milosevic-sur-baril souriant d’un large et mauvais sourire, le front marqué des nombreux points de rouille du vieux fût de métal. C’était une figure si comique que même un bébé de deux ans l’aurait trouvée drôle.       Mais ce n’était pas tout. Nous avons alors prié Duda de peindre un énorme écriteau disant : « Cassez-lui la figure pour un dinar. » Un dinar à l’époque équivalait à peine à un centime d’euro, ce qui en faisait une proposition très abordable. Puis nous avons embarqué l’écriteau, le baril et une batte de base-ball, direction Knez Mihailova, la grande artère piétonne de Belgrade. 

5 - Rire jusqu’à la victoire

c’est là que tout le monde vient faire du lèche-vitrine ou boire un coup avec des amis. Nous avons déposé les objets au beau milieu de l’avenue – en plein cœur de l’action – et nous nous sommes repliés en hâte dans un café proche, L’Empereur de Russie.       Les tout premiers passants qui remarquèrent le baril et la pancarte semblèrent désarçonnés. Ils ne savaient pas très bien quoi faire de cet affichage éhonté de dissidence posé en plein boulevard. Les dix passants suivants parurent plus détendus. Certains esquissèrent même un sourire. L’un d’eux alla jusqu’à prendre la batte et à la balancer quelques instants avant de la reposer et de filer en vitesse. Puis vint le moment que nous attendions tous : un jeune homme à peine moins âgé que nous se mit à rire tout haut, fouilla ses poches, y pêcha un dinar et le jeta dans la fente ménagée à cet effet en haut du baril. Puis il prit la batte et, d’un swing gigantesque, frappa la figure de Milosevic. On dut entendre le choc résonner à cinq rues de là !       Notre jeune homme avait dû se dire qu’avec toutes les radios et tous les journaux indépendants de Belgrade qui n’arrêtaient pas de critiquer le gouvernement, cabosser un baril avait peu de chances de lui valoir une peine de prison. Cette action, à ses yeux, présentait un degré de risque acceptablement bas. Et une fois qu’il eut lancé le premier coup sur la figure de Milosevic, d’autres se dirent qu’ils pourraient fort bien en faire autant – également à faible coût. Ils obéissaient à la fois à la pression de leurs pairs et à une mentalité de meute. Bientôt, une bande de badauds curieux faisait la queue pour prendre leur tour de batte et frapper le baril. Les passants s’arrêtèrent d’abord pour regarder, puis ils commencèrent à se désigner l’objet du doigt, avant de se mettre à rire. Sous peu, des parents encourageaient leurs enfants trop jeunes pour se servir de la batte à taper dans le baril avec leurs petites jambes. Tout le monde s’amusait follement, et le bruit des coups sur le baril résonnait jusqu’au parc Kalemegdan. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, les dinars s’étaient mis à pleuvoir dans le tonneau et le chef-d’œuvre du pauvre Duda – le mufle grave de M. Milosevic – était tabassé au-delà de toute reconnaissance par une foule enthousiaste et joyeuse.

5 - Rire jusqu’à la victoire

Le meilleur, ce fut le moment où la police arriva. Cela prit dix à quinze minutes. Une voiture de patrouille s’arrêta, et deux flics grassouillets en sortirent pour venir considérer la scène de plus près. C’est ce jour-là que j’ai pu vérifier pour la première fois tout l’intérêt de mon jeu bien-aimé : « Dans la peau d’un flic ». Le premier réflexe des policiers, je le savais, serait d’arrêter les gens. En général, bien sûr, ils arrêtaient les organisateurs de la manifestation, mais nous n’étions nulle part en vue. Cela ne leur laissait qu’une alternative : soit ils arrêtaient les gens qui faisaient la queue pour frapper le baril – y compris les garçons des cafés proches, des filles hyper-mignonnes tenant des sacs de courses, et une flopée de parents avec leurs enfants –, soit ils se contentaient d’embarquer le baril. S’ils choisissaient les gens, ils provoqueraient une émeute. Rien dans la loi, en effet, n’interdit de s’acharner contre un cylindre de métal rouillé. L’arrestation massive d’innocents badauds est le moyen le plus sûr pour un régime de radicaliser même ses citoyens les plus apathiques. Ce qui, finalement, ne laissait à nos pandores qu’un seul choix : embarquer le baril.

5 - Rire jusqu’à la victoire

En quelques minutes, donc, les deux policiers ont chassé les badauds à coups de pied, pris position de part et d’autre du répugnant machin et l’ont hissé dans leur fourgon. Un de nos amis, photographe pour un petit journal d’étudiants, était présent pour immortaliser la scène. Le lendemain, nous nous sommes arrangés pour diffuser largement ses photos. Notre coup d’éclat fit la couverture de deux journaux d’opposition – une publicité que nous n’aurions jamais eu les moyens de nous payer. Ses photos valaient tous les discours : elles disaient en un coup d’œil que la police redoutée de Milosevic n’était en fait qu’une bande de blaireaux comiques et ineptes.

5 - Rire jusqu’à la victoire

Mark Twain (on ne peut pas lutter contre Mark Twain !) : « L’espèce humaine dispose indéniablement d’une arme très efficace : le rire. […] Rien ne tient contre le rire1. 

5 - Rire jusqu’à la victoire

si l’humour varie d’un pays à l’autre, le besoin de rire est universel

5 - Rire jusqu’à la victoire

tout le monde est d’accord pour dire que le rire l’emporte sur la peur toujours et partout. Les bons activistes ont juste besoin d’acquérir quelques compétences en la matière – et de les utiliser.       Votre première compétence consiste à bien connaître votre public. 

5 - Rire jusqu’à la victoire

Dans la Pologne communiste, les manœuvres des activistes devaient non seulement être drôles, mais aussi subtiles.       Et c’est ainsi que par une froide soirée de février 1982, les habitants de Swidnica, une petite ville de l’est de la Pologne, emmenèrent leurs postes de télévision faire une petite balade2.       Cette manifestation légendaire commença quand des activistes se fatiguèrent d’allumer leur poste de télé chaque soir à dix-neuf heures trente pour voir des journalistes bien peignés et tout sourires lire sur des prompteurs des informations dûment estampillées par le régime, présentant la vie en rose et pleines de mensonges ridicules. Ils décidèrent de protester en cessant de regarder les infos. Mais ils ne tardèrent pas à comprendre que cela ne suffisait pas : si vous vous bornez à éteindre votre poste et à rester assis dans le noir, personne n’en saura jamais rien. Pour que le boycott fonctionne, il doit être public, mais aussi subtil – pour ne pas être réprimé.       Comme des comiques testant leurs nouveaux sketches, les Polonais improvisèrent. Ils entreprirent de débrancher leurs postes de télévision et de les poser sur le rebord de fenêtre chaque soir à dix-neuf heures trente. C’était un bon début, public, visible et délivrant un message clair. Mais cela n’avait rien de drôle. Ce n’était donc guère inspirant.       C’est ici que les brouettes entrent en scène. Quelqu’un s’en procura plusieurs sur un chantier de construction voisin et encouragea un groupe d’amis à descendre leurs postes dans la rue, à les charger sur les brouettes, et à se promener tranquillement. Bientôt, quiconque marchait dans les rues de Swidnica au crépuscule pouvait voir ses amis et ses voisins se balader en rigolant, promenant leurs télés comme des bébés dans une poussette, profitant de la demi-heure qu’ils passaient jusque-là à écouter les infos officielles pour se saluer, bavarder et partager l’excitation d’une action commune contre le régime.       C’était un gag formidable. La pratique s’en répandit bientôt à d’autres villes polonaises. Interloqué, le pouvoir pesa ses options. Il ne pouvait arrêter personne ; il n’y avait pas de loi spécifiant que le citoyen polonais n’avait pas le droit de déposer son poste de télé dans une brouette pour aller lui faire prendre l’air. Tout ce que pouvait faire le régime, c’était avancer le couvre-feu de dix heures à sept heures du soir, forçant tout le monde à rester à la maison. Cela, il en était sûr, mettrait fin à toutes ces manigances.

5 - Rire jusqu’à la victoire

Ce fut un ratage complet. Comme tout comédien débutant qui goûte pour la première fois aux applaudissements et en devient accro pour la vie, les opposants polonais voulaient se lancer dans l’élaboration de sketches encore plus spectaculaires. Mais c’était de plus en plus difficile, le régime étant désormais à l’affût du moindre signe de désobéissance civile. En 1987, alors que la confrontation avec la dictature devenait de plus en plus inévitable, ils décidèrent de mettre en scène un canular plus grandiose encore. Ils allaient descendre dans la rue en masse pour exprimer leur amour maniaque et absolu du communisme.       En octobre, alors que le gouvernement célébrait le 70e anniversaire de la Révolution russe, Solidarność annonça qu’il organiserait son propre meeting de commémoration. Adoptant le langage ampoulé, grandiloquent des communistes, le syndicat imprima des brochures appelant le peuple à « briser la passivité des masses populaires ». Descendez dans la rue, ordonnait-il aux croyants, et portez du rouge.       Bientôt les rues furent remplies de chaussures rouges et d’écharpes rouges, de cravates rouges et de rouge à lèvres, de chemises et de manteaux rouges. Voir autant de gens de leur connaissance vêtus comme les figurants d’un mauvais film de propagande soviétique fit beaucoup rire les Polonais. Les autorités, de leur côté, apprécièrent nettement moins. Il était clair que les marcheurs vêtus de rouge se moquaient de l’idéologie du régime, mais comment les communistes pouvaient-ils briser un rassemblement en soutien au communisme ? La police prit position de part et d’autre du défilé, prête à agir au moindre prétexte. Lorsque des personnes qui n’avaient rien de rouge à porter demandèrent à un vendeur ambulant un pain enduit de ketchup pour le brandir, la police bondit, fit fermer le stand et arrêta l’un des clients. Elle ne pouvait rien faire de plus. En 1989, l’opposition parvint à instituer des élections semi-libres. Et en 1990, elle était au pouvoir.

5 - Rire jusqu’à la victoire

Ce n’est pas seulement le fait de connaître leur public qui permit aux Polonais de se servir efficacement de l’humour, mais aussi cet autre élément fondamental de la comédie : l’art du bon timing

5 - Rire jusqu’à la victoire

Une année, par exemple, à l’occasion de la Journée internationale de la femme, des groupes d’activistes se postèrent aux carrefours des grandes avenues partout en Pologne, où ils entreprirent de distribuer des serviettes hygiéniques aux passants. C’était une façon rusée d’utiliser le calendrier pour rappeler aux gens qu’il était quasiment impossible de se procurer les produits de première nécessité, dont les serviettes hygiéniques, sur un marché polonais frappé de restrictions et mené en dépit du bon sens.

5 - Rire jusqu’à la victoire

s’ils veulent réussir, les activistes doivent convoyer du sens et délivrer des messages, et pas se contenter de faire des blagues et des gags visuels. Mais si l’humour est un outil aussi populaire dans l’arsenal des activistes modernes, c’est pour une excellente raison : il est efficace. D’abord, il brise la peur et fait renaître la confiance. Ensuite, il ajoute le facteur « cool et sympa » si précieux pour attirer de nouveaux membres. Enfin, l’humour peut pousser votre opposant à des réactions maladroites. Les meilleures actions humoristiques – la pratique du dérisionnisme – poussent les autocrates et les piliers qui les soutiennent dans des scénarios perdant-perdant qui vont miner la crédibilité de leurs régimes ou de leurs institutions, quelle que soit la réaction qu’ils adoptent.

5 - Rire jusqu’à la victoire

Les forts et les puissants supportent mal la plaisanterie.       En outre, le dérisionnisme porte votre mouvement au-delà du simple canular, parce qu’il contribue à corroder le mortier même qui maintient les dictateurs en place : la peur. 

5 - Rire jusqu’à la victoire

Les activistes comprirent peu à peu que si les Syriens voyaient les sbires d’Assad comme des bouffons, le régime perdrait l’un de ses meilleurs moyens de dissuasion : sa capacité à terrifier les gens.       L’une des premières choses que firent donc les activistes fut d’acheter plusieurs seaux de colorant alimentaire. Ils attendirent la tombée de la nuit, se glissèrent auprès des fontaines situées dans les plus grands parcs de Damas, et versèrent le colorant dans l’eau. Le lendemain matin, alors que la capitale s’éveillait une fois de plus à sa situation sans espoir, toutes les fontaines semblaient cracher du sang, une bonne métaphore visuelle de la brutale répression d’Assad. C’est ici que nos policiers d’opérette entrent en scène : rendue furieuse par ce spectacle, la police envoya des escadrons entiers gérer le problème, avant d’apprendre que la seule façon de débarrasser les fontaines de leur couleur sang était d’attendre que le colorant s’évacue du système. Pendant ce temps, les habitants de Damas pouvaient se régaler du spectacle d’escouades de flics encerclant les fontaines, perplexes, attendant les instructions de leurs supérieurs avec une expression indiquant qu’ils n’avaient pas la moindre idée de ce qu’ils pouvaient faire. Il fallut une semaine pour que l’eau reprenne sa couleur normale

5 - Rire jusqu’à la victoire

Mais il n’y avait pas que les fontaines pour remplir les journées de la police de Damas. Ils devaient aussi s’occuper des balles de ping-pong. Des milliers de balles de ping-pong. Tout commença quand un groupe d’activistes syriens entreprit d’inscrire des slogans anti-Assad comme « Liberté » et « Assez » sur des tonnes de balles de ping-pong, qu’ils déversaient ensuite dans les rues étroites – et très pentues – de Damas. On peut pardonner aux gens d’avoir douté de l’efficacité d’une tactique aussi fantaisiste contre un dictateur sanguinaire. Qu’allaient faire ces braves activistes ensuite ? auraient pu se moquer les observateurs. Sonner à la porte d’Assad et partir en courant ? Appeler une boutique et faire livrer des pizzas au palais présidentiel ? Mais les activistes restèrent imperturbables. Ils répétèrent à maintes reprises leurs opérations « balles de ping-pong ». Bientôt, le « tap-tap-tap » bien reconnaissable des petites balles en plastique rebondissant le long des rues et des avenues en pente de la capitale ne pouvait plus signifier qu’une chose : l’opposition non violente était en train de planter un doigt en plein dans l’œil du régime de Bachar.

5 - Rire jusqu’à la victoire

Les chefs des services de sécurité commencèrent à s’inquiéter. En bafouant ouvertement la loi, ces balles de ping-pong fugitives commençaient à constituer une sérieuse menace pour la sécurité de l’État. Les gens pourraient se sentir encouragés. D’autres accessoires de sport pourraient commencer à former avec eux une dangereuse coalition. Il fallait arrêter les balles de ping-pong avant qu’il ne soit trop tard. L’ordre se répandit dans la police : allez arrêter toutes les balles de ping-pong que vous pourrez trouver. Dès qu’un sac de balles anti-Assad était déversé quelque part dans Damas, les redoutables et féroces services de sécurité se ruaient sur la scène du crime. En quelques minutes, armés jusqu’aux dents, pour tout arranger, ils entreprenaient de faire la chasse à toutes les balles qu’ils pouvaient trouver. Suants et soufflants, ils écumaient la capitale, ramassant les balles une par une. Ce que la police ne semblait pas comprendre, c’était que, dans cette comédie brutale, les balles de ping-pong – tout comme les fontaines teintées de rouge – n’étaient que des accessoires. C’étaient eux-mêmes, les gardiens du régime, qui avaient été embauchés pour faire les clowns.

5 - Rire jusqu’à la victoire

 était temps de passer à la vitesse supérieure. Comme Harvey Milk, les Syriens savaient que rien ne donne d’aussi bons résultats que la merde. Ils utilisèrent les merveilles de la technologie, récupérant plusieurs centaines de clés USB dotées d’une mémoire restreinte mais suffisante pour jouer quelques airs et les diffuser sur un haut-parleur. Ils les chargèrent des hymnes populaires de la résistance – « Assad est un porc », etc. Puis ils dissimulèrent ces mini-enceintes dans les pires endroits qu’ils purent trouver : des poubelles rances, des tas de fumier, partout où ça empestait. Bientôt les villes résonnèrent du bruit d’une musique illégale et contraire au régime. Ayant reçu l’ordre de faire taire cette musique interdite, les flics durent trouver les enceintes et les détruire. Mais pour ce faire, il leur fallut se retrousser les manches et plonger les mains dans divers tas d’ordures plus répugnants les uns que les autres, le tout sous les yeux de la population. Les balles de ping-pong étaient déjà une bonne idée, mais celle-là était carrément merveilleuse. En fait, ce fut sans doute la meilleure comédie que Damas ait vu jouer depuis longtemps.

5 - Rire jusqu’à la victoire

le Soudan n’est pas le genre d’endroit où vous pouvez simplement appeler à un meeting à Khartoum et espérer ne pas être torturé. De même, les activistes auraient bien du mal à se déclarer ouvertement en faveur d’un mouvement pro-démocratie sous les yeux attentifs des espions omniprésents de Béchir. Alors, comment le GIRIFNA s’y prit-il pour disséminer son message ? D’abord, il adopta la couleur orange comme symbole. Puis, il invita ses partisans à porter des oranges partout où ils allaient. Ce fut un succès : on vit bientôt un nombre croissant de gens se mettre curieusement à trimballer des oranges tandis qu’ils vaquaient à leurs affaires. Les oranges étaient partout. Et c’était parfait, parce que l’opération comportait très peu de risques. Après tout, qui va se faire arrêter parce qu’il détient un fruit des plus communs ? Personne. Et si jamais ils avaient un problème en route, les membres du GIRIFNA pouvaient toujours manger leur orange, la jeter, ou jouer les idiots. C’était une solution impertinente à un problème très réel.

5 - Rire jusqu’à la victoire

il y a beaucoup d’histoires extrêmement amusantes sur les Yes Men, mais laissez-moi vous raconter ici ma favorite, un grand classique : le jour où Andy Bichlbaum et Mike Bonanno ont annoncé la dissolution de l’Organisation mondiale du commerce.       Commençons par planter le décor. L’OMC est une organisation chargée de réguler le commerce entre les nations qui apparaît aux yeux de beaucoup comme un endroit où les nations privilégiées promeuvent leurs intérêts aux dépens des plus pauvres. Andy et Mike, de leur côté, sont des types d’âge moyen, issus de la classe moyenne, qui ne craignent pas d’acheter tous leurs vêtements dans des boutiques de fripes. En 1999, outrés par la politique de l’OMC, ils ouvrirent un site Internet qui n’avait que quelques lettres de différence avec celui de la véritable organisation internationale. Si vous cherchiez le site de l’OMC et que vous tombiez sur Mike et Andy par erreur, vous ne pouviez pas voir la différence. Ils posèrent un gros bouton disant « contactez-nous » en plein milieu de leur page d’accueil, et ils attendirent tranquillement qu’on morde à l’hameçon.

5 - Rire jusqu’à la victoire

Longtemps, il ne se passa rien. Puis des questions et demandes leur parvinrent au compte-goutte. Enfin, une invitation finit par atterrir sur leur site, priant un représentant de l’OMC de prendre la parole à une prestigieuse conférence à Salzbourg. Andy et Mike grattèrent jusqu’à leur dernier cent, empruntèrent de l’argent à des amis, et achetèrent deux costumes et deux billets d’avion pour l’Autriche. Quand vint leur tour de s’exprimer à la tribune, ils se fendirent d’une présentation extrêmement professionnelle, soutenant que la seule façon de sauver la démocratie des myriades de défis qui la menaçaient consistait à la privatiser, en autorisant les citoyens à vendre leur vote aux enchères.       La blague bénéficia d’un peu de presse, mais pas beaucoup. Andy et Mike la répétèrent à plusieurs reprises, dont une fois lors d’un panel de discussion en Finlande où ils présentèrent un gigantesque objet de forme phallique destiné à réveiller à coups de chocs électriques les travailleurs des sweatshops qui tiraient au flanc. Mais comme les Polonais et les Syriens, et la plupart des humoristes, ils voulaient pousser la plaisanterie de plus en plus loin. Un beau jour, lors d’une réunion à Sydney, ils montèrent à la tribune et annoncèrent, toujours en se présentant comme des officiels de l’OMC, qu’il était temps de dissoudre cette institution.       Ils passèrent une heure à énumérer de sèches statistiques sur le pouvoir de nuisance des multinationales avant de lâcher leur bombe. L’OMC, conclut Andy, avait enfin compris que la mondialisation financière bénéficiait uniquement aux riches multinationales, et jamais aux petites entreprises ni aux gens ordinaires. Du coup, elle faisait plus de mal que de bien et allait cesser immédiatement d’exister. Elle serait relancée, poursuivit-il, sous la forme d’une Organisation pour la régulation du commerce, une institution planétaire consacrée à la protection des droits des consommateurs et à la surveillance des grandes entreprises. Andy et Mike firent deux fois la une des journaux ce jour-là : une fois quand des journalistes crédules reprirent leurs déclarations avec le plus grand sérieux, et une seconde fois quand les médias expliquèrent qu’il s’agissait d’un canular. Cela eut pour effet d’attirer sur l’OMC l’attention de gens qui, sinon, n’auraient jamais connu son existence, faisant paraître Andy et Mike bien plus doués et infiniment plus attirants que le conglomérat international sans visage qu’ils voulaient mettre au ban. Et tout ce que possédaient ces deux improvisateurs, c’était un site web et deux billets d’avion.

5 - Rire jusqu’à la victoire

Divers opposants de Sibérie, encouragés par les preuves vidéo de la fraude électorale, demandèrent à la ville de Barnaoul le droit de contester la victoire illégale de Poutine. Les autorités refusèrent. Ne voulant pas se mettre hors la loi et risquer d’être arrêtés, les activistes renouvelèrent leur demande d’autorisation, qui leur fut à nouveau refusée. Cela se reproduisit un certain nombre de fois, jusqu’à ce que même les plus idéalistes de la bande comprennent qu’ils ne seraient jamais en mesure d’organiser une manifestation dans la ville.

5 - Rire jusqu’à la victoire

Mais leurs jouets, eux, le pouvaient.       Par une journée glaciale – imaginez la Sibérie en février – les activistes se rassemblèrent au centre de la ville avec tous les jouets favoris de leurs enfants. Ils avaient une centaine de figurines collectées dans des œufs surprises façon Kinder3. Ils avaient une centaine de personnages Lego. Vingt soldats de plomb, quinze peluches, dix petites voitures. Chaque jouet était équipé d’un petit panneau : les pingouins protestaient contre la corruption, l’élan en peluche dénonçait les mauvaises pratiques électorales.       Des photos furent prises, bien sûr, et bientôt tout le monde en Russie fut au courant de la fameuse manifestation des jouets. Sur une photo, même la police est surprise en train de rire devant cette petite ville de peluches révolutionnaires. Et qui pourrait la blâmer ? C’était drôle en effet. En l’espace de quelques semaines, les nounours, les personnages Lego et les peluches furent mobilisés partout dans ce grand pays, affublés de petites pancartes, et expédiés dans les rues.       Encouragés par la dissémination de ce mouvement de protestation miniature, les organisateurs du meeting des jouets de Barnaoul s’appliquèrent à préparer une nouvelle manifestation de Lego et de Kinder Surprise dans leur ville. Mais les autorités russes, dont l’humour n’est pas la qualité première, en avaient assez de tous ces jouets déloyaux. La bureaucratie du Kremlin décida de mettre fin une bonne fois pour toutes aux manifestations enfantines. Par le biais du journal local, le gouvernement informa le public que les agglomérats d’objets inanimés seraient considérés hors-la-loi.       « Comme vous pouvez le comprendre, les jouets, surtout les jouets importés, non seulement ne sont pas des citoyens russes, mais ne sont même pas des gens, déclara aux médias Andrei Lyapounov, un officiel local. Il est possible que ceux qui ont demandé cette autorisation aiment leurs jouets […] et les considèrent comme leurs amis, mais la loi, hélas, a un autre point de vue. Ni des jouets ni, par exemple, des drapeaux, des assiettes ou des appareils ménagers ne peuvent prendre part à un meeting. »       Lyapounov était le meilleur faire-valoir dont un comédien puisse rêver. L’État russe a investi beaucoup de temps et d’efforts pour promouvoir une certaine image de Poutine auprès de ses concitoyens. Nous avons tous vu ces clichés ridicules du roi Vladimir torse nu en train de lutter avec des animaux, de plonger dans des sous-marins et de pratiquer le judo. Comment cet homme pouvait-il être menacé par des personnages en Lego et un élan en peluche ? Au final, la blague était aux dépens de Poutine.       Non seulement le dérisionnisme peut briser la peur et l’image publique de férocité qui cimente la légitimité d’un autocrate, mais il permet aussi de polir l’image « cool » de votre mouvement. 

5 - Rire jusqu’à la victoire

 une image circula dans toute l’Égypte, montrant un écran de téléchargement classique de Windows, où le fichier « Liberté » était recopié à partir d’un serveur appelé « Tunisie ». Mais un message d’erreur apparaissait, indiquant la présence d’un bug. « Veuillez supprimer “Moubarak” et recommencez », disait le message. C’était un grand gag, et il me sert encore de fond d’écran à ce jour.

5 - Rire jusqu’à la victoire

Mohammed et ses amis parvinrent à rendre cool le fait de venir place Tahrir et d’être vu comme un politique actif. Chaque jour, des foules plus vastes venaient se joindre à l’action – non seulement parce que les jeunes voulaient se débarrasser de Moubarak, mais aussi parce qu’ils voulaient prendre part à l’agitation si amusante qui se propageait dans toute la nation.       Ce qu’avaient bien compris Mohammed Adel et ses courageux amis, c’est que l’humour offre un point d’entrée à faible coût pour les citoyens ordinaires. 

5 - Rire jusqu’à la victoire

Les révolutions sont affaires sérieuses. Elles secouent les sociétés et les nations, apportent des bouleversements tectoniques aux systèmes politiques et économiques, affectent la vie de millions de gens. C’est sans doute pourquoi elles n’ont été confiées pendant si longtemps qu’à des gens très sérieux. Rappelez-vous simplement les visages austères des vieux révolutionnaires – Lénine, Mao, Fidel et le Che. Si vous trouvez plus de trois images d’eux en train de rire et prendre du bon temps, je vous paie des cerises. Mais repassez-vous les manifestations de ces dernières décennies et vous verrez à l’œuvre une nouvelle forme d’activisme. L’humour politique est aussi ancien que la politique elle-même. Depuis des siècles, la satire et les blagues servent à dire leurs vérités aux puissants. Mais les dérisionnistes de l’ère moderne ont porté l’humour à un autre niveau. Le rire et l’enjouement ne sont plus marginaux dans la stratégie d’un mouvement. Dans bien des cas, ils sont la stratégie. Les activistes non violents d’aujourd’hui sont à l’origine d’une transformation profonde des tactiques de protestation : en laissant derrière eux la colère, le ressentiment et la rage au profit d’une forme plus puissante d’activisme ancrée dans le rire. Et le plus surprenant, c’est que plus les dictateurs la répriment avec violence, plus cette tactique est efficace.

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

une série de mesures économiques drastiques finisse par faire descendre les gens dans la rue en 2007. L’un d’entre eux était Ashin Kovida.       Si vous aviez rencontré Kovida dans une fête sans savoir que son prénom est un titre honorifique par lequel les Birmans désignent leurs moines, vous auriez senti quand même que c’est un saint homme. Il est petit et il parle si doucement que vous devez vous pencher pour comprendre ce qu’il dit. Mais en 2007, avec le retrait des subsides du gouvernement et le prix du pétrole qui s’envolait, cet homme doux décida qu’il en avait assez. La junte militaire devait partir. Et comme beaucoup d’autres hobbits, il jugea qu’il lui revenait la responsabilité de mener la charge.       Heureusement, l’inspiration croisa la route de Kovida1. Une copie de Comment renverser un dictateur, ce film racontant comment Otpor! provoqua la chute de Milosevic, fut introduite en fraude dans le pays, traduite en birman et expédiée au lointain monastère bouddhiste où vivait Kovida à l’époque

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

Lui aussi voulait renverser des dictateurs. Donc, pour entamer cette révolution, il alla jusqu’à vendre ses tuniques bouddhistes et utilisa l’argent qu’il en avait tiré pour imprimer des tracts invitant les Birmans de toutes les tailles et de toutes les factures à se joindre à lui dans une marche.       La marche eut lieu le 19 septembre 2007. Quatre cents moines environ se joignirent à Kovida. Bien que la Birmanie jouisse d’une liberté de protester proche de celle de la Corée du Nord, les gens se disaient que l’armée n’oserait pas faire preuve de violence à leur égard. Après tout, ce n’étaient pas des fauteurs de troubles politiques ordinaires. C’étaient des moines, la plus haute autorité morale de la nation. Même les généraux au pouvoir, pensaient-ils, avaient leurs limites.       Ils avaient tort.       Dès que Kovida et ses partisans apparurent, l’armée ouvrit le feu. Il y eut des dizaines de morts. Des arrestations massives s’ensuivirent. Des milliers de moines furent condamnés à des peines allant parfois jusqu’à soixante ans de prison, et souvent aux travaux forcés. C’étaient les mesures les plus dures que le régime ait prises depuis des décennies. Mais cette fois, ils étaient allés trop loin, en se déchaînant contre des moines. Les généraux apprirent l’amère leçon que les tyrans apprennent toujours trop tard : un jour ou l’autre, l’oppression vous revient comme un boomerang. Enragés par ces violences exercées contre les moines, les Birmans lancèrent ce que l’on a appelé depuis la Révolution de safran. À présent, à la suite de cette agitation, la Birmanie avance vers la démocratie

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

D’une certaine façon, ce fut une chance pour les révolutionnaires que le régime ait réprimé les moines avec une telle brutalité. Face à la violence aveugle et stupide de leur gouvernement, les Birmans moyens, qui n’auraient jamais envisagé de se dresser contre la junte, éprouvèrent une telle émotion qu’il leur fut impossible de rester simplement assis sans rien faire. Les généraux inconscients avaient précipité leur propre chute. C’est une faute courante chez les dictateurs, et c’est pourquoi leur renvoyer l’oppression en boomerang est un art que chaque activiste peut et doit maîtriser. Parfois, cela fait toute la différence entre l’échec et la réussite.       Retourner l’oppression contre elle-même est un art, une sorte de jujitsu. Il s’agit de jouer contre votre adversaire la carte la plus forte de son jeu.

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

Mais avant de pouvoir le faire, vous devez comprendre exactement comment fonctionne l’oppression. Et la première chose à savoir, c’est que l’oppression n’est pas une force démoniaque bouillonnant dans un puits obscur au fond du cœur de vos adversaires. En général, c’est plutôt une décision calculée. Partout, entre les mains des autorités – des dictateurs aux directeurs d’écoles élémentaires – l’oppression obtient deux résultats immédiats : elle punit la désobéissance et prévient les problèmes futurs en envoyant un message aux fauteurs de troubles potentiels. 

Note

Raison d’être de la violence: punir la désobéissance. Logique punitive encore. Quid de l’éducation sans punition? CNV? Les dictateurs s’en moquent? Ne savent pas faire mieux? Sont entourés de gens violents?

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

toute oppression s’appuie sur la peur pour être efficace : peur de la punition, peur de la détention, peur d’être envoyé au goulag, peur de se sentir embarrassé, peur de tout.

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

Mais le but ultime de toute cette peur n’est pas simplement de vous effrayer. Un dictateur n’a pas envie de gouverner une maison hantée remplie de zombies. Ce qu’il veut, c’est vous faire obéir

Note

La peur rend obéissant

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

quand on en arrive là, obéir ou non est toujours votre choix. Disons que vous vous réveillez dans un scénario de cauchemar sorti d’un film sur la Mafia, où des détraqués veulent vous forcer à creuser une fosse. Ils vous mettent un pistolet sur la tempe et menacent de vous tuer si vous ne prenez pas la pelle. Ils ont indéniablement le pouvoir de vous faire peur et il n’est certainement pas facile de discuter avec quelqu’un qui vous braque une arme sur la tempe. Mais ce quelqu’un peut-il vraiment vous forcer à faire quelque chose ? Non. Vous seul pouvez décider si vous allez oui ou non creuser cette fosse. Vous êtes totalement libre de dire non. La punition sera sans doute sévère, mais cela reste votre choix de décliner l’invitation. Et si vous refusez absolument de prendre cette pelle et qu’ils vous tuent, vous n’aurez toujours pas creusé cette fosse. Donc, le but de l’oppression et de la terreur n’est pas de vous contraindre à faire quelque chose contre votre volonté – ce qui est impossible – mais plutôt de vous faire obéir. C’est là qu’ils vous tiennent.

Note

Obéir est un choix. Obéir est une volonté

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

Cette démonstration est due au père de l’action non violente, Gene Sharp. Sharp a compris que les dictateurs réussissent parce qu’on choisit de leur obéir. Il y a de nombreuses raisons d’obéir à quelqu’un, mais la première de toutes reste la peur. Donc, si nous voulons que les gens cessent d’obéir au régime, il faut qu’ils cessent d’avoir peur

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

Et l’une des choses les plus effrayantes dans n’importe quelle société, sous une dictature ou en démocratie, c’est le grand inconnu. À cause de lui, les enfants ont peur du noir, et c’est encore lui qui fait trembler d’appréhension le citoyen ordinaire quand il consulte pour la première fois un cancérologue.

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

La meilleure façon de surmonter la peur de l’inconnu, c’est la connaissance

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

Dans les premiers jours d’Otpor!, l’un des instruments les plus efficaces que la police avait contre nous était la menace de l’arrestation. Notez que je n’ai pas dit l’arrestation, mais simplement sa menace. La menace était bien plus efficace que la chose elle-même, parce que avant que nous ayons réellement commencé à nous faire arrêter par la police de Milosevic, nous ne savions pas à quoi ressemblaient les prisons ; et comme nous redoutons par-dessus tout l’inconnu, nous imaginions les geôles du pouvoir comme le dernier cercle de l’enfer

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

Mais quand la lutte est devenue plus chaude et que beaucoup d’entre nous ont réellement été arrêtés, nous avons été en mesure de raconter notre expérience aux autres une fois libérés. Nous avons rédigé à destination de nos camarades révolutionnaires le récit détaillé de ce qui s’était passé en prison. Nous voulions que ceux qui s’apprêtaient à être eux-mêmes arrêtés – et nous savions qu’ils seraient nombreux – comprennent chaque étape de ce qui allait leur arriver.       D’abord, on vous passe les menottes. Et une menotte est beaucoup plus serrée que l’autre, de sorte que vous avez l’impression que l’un de vos poignets va exploser. Ensuite, vous risquez de vous retrouver dans une cellule minuscule avec des voyous et des conducteurs ivres qui vomissent partout. Si vous êtes une fille, vous risquez de passer quelques heures dans une étroite promiscuité avec des prostituées. Tout sent le vomi et la pisse. On vous retire votre ceinture et votre pantalon tombe, ce qui est une source supplémentaire d’embarras. Et comme ils vous enlèvent aussi vos lacets et que désormais vous perdez vos baskets, vous marchez d’un pas étrange et maladroit. Puis, on prend vos empreintes et vous êtes envoyé en salle d’interrogatoire, où, comme dans les mauvaises séries télévisées, il y a un bon et un mauvais flic. Le premier vous offre du café et une cigarette ; le second hurle et tape sur la table. L’un et l’autre vous posent exactement les mêmes questions : qui est le leader d’Otpor! ? Comment Otpor! est-il organisé ? D’où Otpor! tire-t-il son argent ? La réponse que nous recommandions était : « Otpor! est un mouvement sans leader », « Otpor! est organisé dans chaque quartier », et « Otpor! est financé par la diaspora serbe et par des gens ordinaires qui veulent vivre libres ». Quand les coups sur la table commencent, il vous suffit de vous rappeler ces trois phrases. Tout cela ressemble fort à un jeu de cour de récré, et suit toujours plus ou moins le même scénario.

Note

Guide d’interrogatoire en prison

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

Nous avons appelé « plan B » nos préparations et ce fut un succès. Bientôt, au lieu d’évoquer la prison à voix basse, nos amis et connaissances se mirent à en parler avec décontraction, voire sur le ton de la plaisanterie. Ils savaient à quoi s’attendre. La prison faisait encore peur, bien sûr, mais elle était bien moins effrayante que les horreurs que nous imaginions avant d’en avoir fait l’expérience et d’avoir commencé à nous éduquer mutuellement. Ce faisant, nous couvrions aussi nos arrières. Si la police attrapait l’un de nous, nous avions tous les documents juridiques déjà prêts et dûment signés, donnant aux divers avocats partisans de notre cause le pouvoir de nous représenter.

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

Enfin, nous avions préparé des listes téléphoniques, de sorte que si l’un de nous était arrêté, il se trouvait toujours quelqu’un pour appeler ses parents, ses amis et son ou sa chéri-e. 

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

Et, bien sûr, il y avait des piles de déclarations à la presse sur toutes les tables, prêtes à être expédiées aux médias dans la seconde suivant une arrestation, où il ne restait plus à remplir que le nom des activistes et l’adresse de la prison.

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Le plan B fit merveille parce qu’il émoussait les moyens de répression du dictateur et nous aidait à faire changer la peur de camp. Bien sûr, nous savions que même avec notre plan B, il nous était impossible de contrôler ce que Milosevic allait nous faire, et tout le monde comprenait qu’à un moment donné il y aurait des victimes

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

Il ne faisait pas de doute que certains d’entre nous allaient se voir infliger de longues peines de prison et que d’autres risquaient d’être torturés ou même tués. Mais notre façon de gérer ce problème fut de prêter à chaque cas l’attention humaine qu’il méritait. À Otpor!, nous rappelions toujours que chaque membre de notre groupe était un individu, chargé d’une famille et de responsabilités. Nous avions juré, comme les soldats américains, de « n’abandonner aucun de nos hommes », et nous nous entraînions à endurer le pire. Bientôt, les gens furent disposés à prendre des risques incroyables, parce qu’ils savaient que dès que les types de Milosevic auraient refermé les menottes sur leurs poignets, tout un mouvement se mettrait en branle en coulisses pour les faire libérer.       Avec le plan B, la peur de l’inconnu s’évanouit. Être arrêté signifiait que vous apparteniez à un club exclusif qui ne vous laisserait pas affronter les forces de sécurité tout seul. En outre, une fois que nous avons cessé d’avoir peur et commencé à nous organiser, la police comprit que plus elle sévirait contre nous, plus sa situation deviendrait épineuse. Sa répression lui reviendrait en boomerang.

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

Imaginez la situation de son point de vue. Vous êtes en Serbie. Vous êtes flic. Vous vous êtes engagé dans la police pour protéger, servir et arrêter les méchants. Mais à présent, on vous ordonne d’interroger dix jeunes étudiants appartenant à cette organisation du nom d’Otpor!. Ils passent leur temps à organiser de joyeux rassemblements et des blagues homériques, et vous avez beau savoir que vous seriez sanctionné si vous le disiez à voix haute, vous trouvez certaines de leurs blagues assez marrantes. Ces jeunes vous rappellent peut-être même le gamin que vous étiez autrefois. Mais vous devez faire votre travail et donc laisser vos sentiments au vestiaire avec le reste de vos effets personnels. Vous commencez par poser aux gamins une liste de questions qu’on vous a fait passer, et les gosses arrêtés vous donnent tous exactement les mêmes réponses qu’on vous a déjà servies des centaines de fois. Devant le commissariat, vous entendez une cinquantaine de personnes en train de brailler des chansons pop et de scander les noms des types que vous êtes en train d’interroger ; de votre fenêtre, vous voyez la foule agglutinée devant le poste de police offrir des fleurs et des petits gâteaux à chaque policier qui entre et sort du commissariat

Note

Ils offraient même des gâteaux aux policiers

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

Les parents et les avocats des jeunes gens arrêtés remplissent les couloirs du bâtiment, encombrant les lignes téléphoniques de leurs appels, empêchant vos collègues de se concentrer sur les véritables investigations criminelles. Toutes les trois secondes, un grand-parent – un retraité poli, qui pourrait être votre voisin de palier – vient vous demander d’une voix douce : « Pourquoi battez-vous nos charmants petits-enfants ? » Quand on en arrive là, on ne sait plus très bien qui, d’Otpor! ou de la police, se sent assiégé par ces vagues d’arrestations.

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

Maintenant, imaginez la scène quand les gamins arrêtés sont finalement libérés. En franchissant la porte du commissariat, ils sont accueillis par une foule de fans en délire qui rigolent, sifflent et applaudissent. Nous avons baptisé cette tactique « la réception de star ». Elle fonctionne à merveille. Bientôt, en effet, être arrêté vous rendait sexy, même si vous n’étiez qu’un binoclard boutonneux

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

es plus malins dans le cercle intime de Milosevic comprirent ce qui était en train de se passer. En mai 2000, la rumeur courait que le chef de la police secrète serbe aurait soumis au gouvernement un rapport affirmant que la répression ne faisait qu’aggraver la situation pour le régime et que chaque arrestation d’un membre d’Otpor! poussait vingt nouvelles personnes à rejoindre le mouvement. 

Note

Wooow

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

Milosevic et sa femme – celle avec la fleur dans les cheveux – réagirent en exigeant davantage d’arrestations. Et c’était exactement ce que voulait Otpor!.       Être arrêté étant désormais la chose la plus cool que vous pouviez faire pour votre vie sociale, Otpor! décida de capitaliser sur cette manne. On fit imprimer des tee-shirts de trois couleurs différentes portant le poing d’Otpor!, chaque couleur représentant le nombre de fois où vous aviez atterri en prison. En quelques semaines, les tee-shirts noirs portant un poing imprimé dans un cercle blanc devinrent le nec plus ultra à Belgrade, dix fois plus cool que tout ce que pouvaient sortir Abercrombie ou Prada. Cela parce que les tee-shirts noirs étaient réservés aux gens qui avaient été arrêtés plus de dix fois.

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

Nous n’étions pourtant qu’à mi-chemin de notre but. Nous comprenions la peur et la nature de l’oppression, nous avions appris tout ce que nous pouvions sur la mécanique de celle-ci, et nous avions réussi à la faire apparaître comme un risque mineur et acceptable, un simple aspect du boulot. À présent, il nous fallait développer de nouvelles stratégies pour surmonter l’oppression. C’était un exercice bien plus difficile, et nulle part peut-être il ne fut mieux réalisé qu’à Subotica.

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

Certes, Ivan était bien plus qu’une simple brute, et il y avait des tas d’autres noms qu’on aurait pu lui attribuer. Mais les activistes qui avaient collé les affiches ne voulaient pas défier l’autorité d’Ivan, mettre en question sa conduite illégale et violente, ni faire aucun commentaire sur son attitude envers Otpor!. Les gens pouvaient ou non être d’accord avec nous ; la question n’était pas là. Nos activistes s’intéressaient à une question bien plus basique. Ils savaient que le salon de coiffure où était apparue la première affichette était celui où Mme Ivan – que l’on tend à imaginer à peine plus petite et moins menaçante que son mari – se faisait couper les cheveux. Quand elle y entrerait et verrait l’affichette, son agréable routine serait soudain perturbée par un sentiment de colère et de honte. Et de retour à la maison ce jour-là, elle risquait fort d’exiger des explications de son mari.       À présent, Ivan pouvait nous tabasser autant qu’il voulait. Mais il ne pouvait rien faire contre les langues acérées et actives de ses voisines, les amies de sa femme. Ce n’étaient pas des rebelles ou des voyous comme nous – c’étaient ses amis et connaissances. Ivan ne voulait pas perdre leur considération. Avant que les affichettes apparaissent, quiconque ayant eu affaire à lui tendait à garder sa rancune pour soi, en pensant que ce n’était que son opinion personnelle et que le reste de Subotica considérait le policier comme un pilier de la communauté. La campagne d’affichettes permit de dire tout haut ce que chacun pensait tout bas : Ivan était une brute. Et dans une petite ville, une brute qui tabasse les enfants des autres est un paria.

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

les choses se gâtèrent pour Ivan. Le lendemain matin, en arrivant à l’école, ses enfants furent accueillis par la figure de leur père clouée sur tous les arbres. Ce jour-là, leurs condisciples leur lancèrent des noms d’oiseaux et se moquèrent d’eux. Bientôt, les autres parents ne voulurent plus que leurs enfants jouent avec les petits chéris d’Ivan. L’atmosphère dans son foyer devint tendue. À en croire la rumeur, ses camarades de boisson commençaient à l’éviter au bar du coin. Ivan payait finalement pour sa brutalité, et il était en train d’apprendre qu’elle allait lui coûter beaucoup plus cher qu’il ne l’aurait imaginé. Il se retrouvait soudain totalement ostracisé. Je voudrais pouvoir vous dire que toute cette honte publique suscita une campagne qui fit virer Ivan de ses fonctions, ou qu’elle eut pour effet de le ramener dans le droit chemin, de lui faire reconnaître ses erreurs et même de nous rejoindre. Mais je n’en sais rien. Il est plus probable qu’Ivan resta policier jusqu’à sa retraite, qu’il perçut intégralement. Mais cela importe peu, parce que dans les mois qui suivirent leur brillante campagne contre lui, nos amis de Subotica rapportèrent que cette brute n’était plus le même homme. S’il procédait toujours aux arrestations des manifestants, il avait perdu beaucoup de sa conviction, se bornant à faire simplement son boulot. Il n’y eut plus de poignets brisés ni de tibias écrabouillés. Je suis sûr que dans son esprit, c’était lui l’opprimé

Note

On peut transformer un agresseur en victime. Peut-on transformer en conscience ?

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

comme nous vivons tous à l’ère des médias sociaux, renvoyer l’oppression en boomerang peut être non pas une simple réaction à une confrontation malheureuse, comme dans le cas d’Ivan à Subotica ou de Tony à New York, mais carrément une stratégie de base, un moyen de résumer votre message et de contraindre votre adversaire à un débat qu’il aurait toujours refusé autremen

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

Les activistes qui cherchent à retourner l’oppression contre elle-même doivent identifier les situations où les gens usent de leur autorité au-delà des limites raisonnables.

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

Que vous soyez en butte à l’administration scolaire ou que vous combattiez un dictateur brutal, renvoyer l’oppression en boomerang s’appuie sur un calcul tout simple, 

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

Quand vous pensez au pouvoir, souvenez-vous que son exercice a un coût. Votre boulot, en tant qu’activiste, est de faire en sorte que ce coût augmente sans cesse, jusqu’à ce que votre adversaire n’arrive plus à en supporter le poids. Nul n’est omnipotent, et les gouvernants les plus puissants de la planète s’appuient sur les mêmes ressources, rares et limitées, dont nous dépendons tous. Pour agir, ils ont encore besoin de main-d’œuvre, de temps et d’argent. Exactement comme vous et moi.

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Prenons un exemple particulièrement horrible : l’oppression sur laquelle s’appuie le régime de Bachar al-Assad en Syrie – la destruction de villes entières – exige non seulement un fou sanguinaire, mais aussi beaucoup d’argent. Il faut bien en effet que quelqu’un finance les tanks, les avions, les balles et le salaire des soldats pour que l’armée d’Assad puisse assassiner son propre peuple. Et pour Assad, le coût de l’oppression se combine au fait que chaque fois qu’il bombarde une ville avec des armes chimiques, il détruit des entreprises et des quartiers qui ne seront plus en mesure de contribuer à l’économie syrienne. Oublions même le coût moral de massacrer ses propres citoyens : Assad est aussi en train de démolir sa base imposable. C’est une sinistre arithmétique, et cela n’a rien de drôle de calculer combien de contribuables le despote peut encore tuer avant qu’il ne reste plus personne pour fournir un revenu au gouvernement. Comme tous les dictateurs finissent par l’apprendre, l’oppression a un prix qu’il faut payer un jour ou l’autre.

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L’oppression de type dictatorial finit sans aucun doute par créer des martyrs, et certains mouvements seraient bien avisés de prendre leurs camarades tombés ou emprisonnés comme points de ralliement. En 2005, par exemple, après que les policiers des Maldives eurent provoqué un scandale en torturant et tuant une adolescente, une activiste du nom de Jennifer Latheef se joignit à une vaste manifestation contre la police. Plusieurs manifestants furent arrêtés, parmi lesquels Latheef. Pour sa participation à ce rassemblement, elle fut absurdement accusée de terrorisme5. Mais si les autorités des Maldives pensaient qu’une attitude ferme envers les manifestants allait intimider les membres du mouvement pro-démocratie dans l’île, elles se trompaient.       Les activistes maldiviens décidèrent en réalité de faire payer l’oppression au prix fort. Ils voulaient toucher le dictateur là où il était le plus vulnérable : au portefeuille. Comprenant parfaitement que le régime dépendait des devises du tourisme, les camarades de Jennifer Latheef prirent contact avec l’industrie du tourisme et racontèrent cette histoire au monde. En conséquence, les éditeurs de Lonely Planet inclurent quelques phrases sur l’emprisonnement de cette courageuse jeune femme dans leurs guides des Maldives. Ils repérèrent en outre toutes les stations balnéaires du pays possédées ou gérées par des gens ayant des liens étroits avec la dictature, et les citèrent nommément dans ces mêmes guides. Les touristes occidentaux – source première des revenus du régime – purent ainsi envoyer aux autorités le message que les tentatives brutales de la police pour museler les dissidents allaient coûter au trésor public des sommes réellement substantielles. Et cela marcha. En 2006, Latheef se vit offrir le pardon présidentiel que, par principe, elle refusa. Toute l’affaire embarrassa prodigieusement le régime et l’intensité de la répression fut perçue comme une erreur colossale.

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il y a toujours un moyen de les faire payer. Quand la République islamique d’Iran bannit toute mention de Neda Aga Soltani, une jeune femme assassinée par les services de sécurité lors d’un meeting pour la démocratie en 2009 à Téhéran, les activistes cherchèrent le moyen d’immortaliser le nom de leur camarade martyrisée. Mais les choses se présentaient assez mal pour les pro-démocratie. Le gouvernement interdit l’enterrement de Neda au public et des milices du pouvoir patrouillèrent les rues de Téhéran, prêtes à arrêter quiconque cherchait à briser la consigne et à se joindre aux funérailles. Confrontés à cette situation, des activistes iraniens me demandèrent mon avis. Après avoir discuté du problème pendant un moment, nous sommes parvenus à la conclusion que si les autorités pouvaient empêcher les gens de prononcer le nom de Neda, elles ne pouvaient pas leur interdire de le chanter.       Neda étant un prénom extrêmement répandu en Iran, il existe de nombreuses chansons populaires en farsi célébrant « les beaux yeux de ma Neda chérie », ou déclarant « combien j’aime voir la délicieuse Neda me sourire ». Tout ce que les Iraniens avaient à faire, c’était créer des sonneries de téléphone avec ces chansons populaires et les faire circuler. Dès lors, chaque fois que quelqu’un recevait un coup de fil dans un bus, ou un texto dans un café, tous ses voisins entendaient le nom de Neda et savaient que beaucoup d’autres gens pensaient à elle. Que pouvaient faire les ayatollahs ? Bien sûr, ils pouvaient bannir une douzaine de chansons populaires iconiques, mais plus le régime s’embourberait dans cette ornière, plus il se ridiculiserait aux yeux du public.       Pour retourner l’oppression contre elle-même, il est payant de savoir sur quels piliers du pouvoir vous appuyer pour trouver de l’aide.

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

En Birmanie, la réaction violente à la marche d’Ashin Kovida coûta au régime le soutien décisif du pilier religieux. Kovida avait parié avec sagesse que les moines finiraient par l’emporter sur toute autre faction d’opposants. Malgré un grand nombre de morts et d’arrestations, la junte se révéla en effet impuissante face aux moines, parce que les hommes en orange avaient gagné la sympathie d’une population très pieuse en endurant leur sort avec grâce et courage. En Serbie, nous avons parié de la même manière sur les médecins de province : avec un système médical aussi corrompu que le nôtre, les gens, notamment dans les petites villes, dépendaient de leurs médecins de famille pour tous leurs problèmes de santé. En conséquence, les Serbes dans ces régions révéraient leurs médecins qui, dans la pratique, étaient carrément intouchables pour le régime. Pour retourner l’oppression contre elle-même dans ce genre d’endroits, il vous suffisait de convertir une poignée de médecins à votre cause et de regarder les policiers écartelés entre le désir de suivre les ordres et celui de respecter leurs médecins bien-aimés.

6 - Retourner l’oppression contre elle-même

Croire que le changement peut survenir chez vous, voir grand et commencer petit, avoir une vision pour demain, pratiquer le dérisionnisme, retourner l’oppression contre elle-même : telles sont les bases de la réussite d’un mouvement non violent. Mais si les fondations sont nécessaires, elles ne suffisent pas. Votre mouvement, pour ne pas s’effondrer, doit aussi être bâti lentement et délibérément. Et la condition indispensable à cette solide construction, c’est que tout le monde y œuvre dans l’unité.

7 - C’est l’unité, idiot !

Les spécialistes appellent cela « l’atomisation ». Milosevic engrangeait un nombre respectable de votes, en volait quelques milliers supplémentaires, puis attendait que l’opposition désunie dilapide toutes ses chances d’accomplir quoi que ce soit en se perdant en luttes intestines. En nous querellant, nous faisions le travail du dictateur à sa place. C’est ce qui explique que dès le début d’Otpor! nous ayons mené deux batailles parallèles – l’une pour renverser la dictature, et l’autre pour unir sous un seul parapluie les partis politiques en bisbille. Nous avons veillé à ce que le premier ingrédient de notre pot-au-feu anti-Milosevic soit l’unité. Et ce fut payant.

7 - C’est l’unité, idiot !

l’unité est une chose complexe. C’est l’un des éléments décisifs de l’action non violente les plus difficiles à obtenir, et ce pour plusieurs bonnes raisons. La première concerne la nature des régimes répressifs. Dans l’Égypte de Moubarak – comme dans de nombreuses autres dictatures – tout rassemblement de plus de cinq personnes était illégal, rendant ainsi la formation d’une société civile virtuellement impossible. 

7 - C’est l’unité, idiot !

En atomisant la société égyptienne en minuscules fragments, Moubarak suivait le principe immémorial consistant à diviser pour régner. Comme tant d’autres autocrates, il savait que l’unité dépend de la construction de coalitions et que les coalitions dépendent de la capacité des gens à se rassembler, à partager leurs points de vue et à surmonter leurs différences. Quand même cette possibilité est rendue illégale, on a peu de chances de voir surgir une opposition bien organisée et efficace.

7 - C’est l’unité, idiot !

l’unité est aussi un concept difficile pour une autre raison, bien plus fondamentale : la tendance innée, que nous partageons tous à des degrés divers, à croire que nous savons tout mieux que les autres.

Note

Malediction de la connaissance ou impossibilité de partager sa perspective= frein. Comment peut-on faire une société basée sur l’écoute et l’enrichissement des perspectives multiples?

7 - C’est l’unité, idiot !

les mouvements sont des creusets brûlants, bourrés de gens et conçus pour faire fondre même les métaux les plus durs. Aujourd’hui encore, mes amis d’Otpor! aiment se prendre le chou sur des choses qu’ils ont dites voici plus d’une décennie dans des moments de colère, et nombre de ces querelles – qui nous semblent aujourd’hui si vaines et si dérisoires – auraient facilement pu se solder par la démission de certains d’entre nous pour aller fonder un mouvement concurrent « plus pur ».

7 - C’est l’unité, idiot !

Mais ce n’est pas tout. Ce qui rend le problème de l’unité plus épineux encore, c’est l’existence de tant de différents types d’unité dans la nature. En Serbie, par exemple, nous devions pousser à travailler ensemble dix-neuf partis d’opposition différents qui se haïssaient tous cordialement. En un sens, nous avions de la chance, parce que nous ne recherchions que l’unité politique : dans ce cas, vous pouvez toujours recourir aux vieilles traditions de maquignonnage et de pots-de-vin glissés en douce dans l’arrière-boutique. Mais imaginez les activistes pendant la bataille pour les droits civiques aux États-Unis et en Afrique du Sud, contraints de forger une unité raciale entre les Blancs et les Noirs. Ça, c’est vraiment difficile. De même, le mouvement pour les droits des gays avait besoin de créer une unité culturelle entre homosexuels et hétérosexuels, et Dieu vienne en aide aux malheureux qui, dans les endroits comme l’Égypte et la Syrie, essaient aujourd’hui de créer un esprit d’unité religieuse dans la lutte contre le sectarisme, ce fléau du Moyen-Orient. Ailleurs, dans des villes comme Rio et New York, Tel-Aviv et Moscou, des gens tentent désespérément de créer une unité sociale en démontrant que les désirs des habitants des centres urbains cosmopolites ne sont pas si éloignés des espoirs et des souhaits des citoyens ruraux qui vivent loin des centres du pouvoir. Ce n’est pas commode non plus.

7 - C’est l’unité, idiot !

Mais vous n’avez aucune raison de déprimer, parce qu’il est possible de rassembler même les groupes les plus disparates si vous attrapez le problème par le bon bout. Pour cela, il faut comprendre qu’au sein de ces larges unités stratégiques, il existe des unités tactiques plus petites – et c’est par elles que nous allons commencer.

7 - C’est l’unité, idiot !

Il y a longtemps, l’écrivain E.B. White, prié de définir la démocratie, déclara que c’était le soupçon récurrent que plus de la moitié des gens ont raison plus de la moitié du temps. Ce n’était pas une simple boutade, mais cela laissait de côté un élément clé : pour qu’un système fonctionne, il faut une grande quantité de don et d’échange

7 - C’est l’unité, idiot !

Le premier pas consiste à comprendre la nature du compromis

7 - C’est l’unité, idiot !

Et le compromis, c’est triste à dire, n’est pas sexy. Nul n’a jamais marché, ni manifesté, ni organisé de sit-in dans un parc pour le seul plaisir de crier : « Je ne partage pas entièrement vos idées, mais pour faire avancer les choses je suis prêt à reconsidérer et à modifier les miennes. » D’autre part, vous cramponner en toutes circonstances à vos idées et à vos messages favoris est une erreur. 

7 - C’est l’unité, idiot !

la diversification des cibles, des causes et des messages des Femen affaiblit quelque peu le propos jusqu’alors bien ciblé du groupe. Cela leur coûta l’unité du message que portaient auparavant leurs interventions : aujourd’hui, quand les médias rendent compte de l’une des actions seins nus des Femen, ils ne savent plus très bien si leur manifestation concerne les droits des femmes, la laïcité ou autre chose.

7 - C’est l’unité, idiot !

Tel est le risque qu’il y a à brouiller la première, et sans doute la plus importante, des unités tactiques : l’unité du message.

7 - C’est l’unité, idiot !

Il nous a fallu un moment, à Otpor!, pour comprendre cet important principe. Si nous ne l’avions pas fait, il est fort probable que Milosevic serait encore au pouvoir et que je serais mort, ou en prison, ou en train d’éviscérer des poissons en Californie

7 - C’est l’unité, idiot !

Quand nous discutions de notre vision pour demain, il était clair qu’elle contenait une multitude de choses : nous voulions un bon système d’éducation qui ne salirait pas les cerveaux des gamins avec des conneries nationalistes, une économie libre qui ne soit pas menée par des incompétents et des voyous, des rapports paisibles avec nos voisins, une culture vigoureuse qui permettrait à toutes les formes d’expression artistique de prospérer, et tout ce qui fait une vie heureuse et normale. Mais manifester pour chacun de ces éléments aurait envoyé le message que nous n’étions pas sérieux, pas concentrés, que nous étions, pour reprendre une de mes expressions favorites, à la fois partout et nulle part. Pour éviter cela, nous avons empilé toutes nos idées et tous nos espoirs dans ce slogan unitaire : « Il est fini » (le « il » en question étant le dictateur). Cela nous aida à oublier nos différences et à nous rassembler autour d’un objectif unique.

7 - C’est l’unité, idiot !

Le slogan « Il est fini », dans sa simplicité, suffisait pour que toute personne voulant un avenir sans Milosevic nous rejoigne. Nous restions concentrés sur « lui », malgré les revendications diverses et variées que pouvaient avoir par ailleurs les différents groupes d’intérêts concernés. Ce dont nous avions besoin, c’était d’un message, et non pas des dix-neuf plates-formes distinctes des partis d’opposition

7 - C’est l’unité, idiot !

Ce n’est pas un hasard si l’entreprise FedEx utilise le même logo orange et bleu sur tous ses avions, ses camions, ses enveloppes, ses formulaires, ses chemises et ses casquettes : elle a besoin de préserver son message. Et vous aussi.

7 - C’est l’unité, idiot !

Maintenir l’unité du message est déjà passablement difficile, mais les choses se corsent vraiment lorsqu’il s’agit de préserver l’unité de votre mouvement.

7 - C’est l’unité, idiot !

Sans aucun signal explicite – ni pancartes, ni slogans –, vous connaissez les goûts musicaux des hippies de Woodstock, le genre de drogues qu’ils ont probablement absorbées et plein d’autres choses rien qu’en les observant. Il n’y a pas à s’interroger non plus sur leur politique : il est clair qu’ils en tiennent pour la paix et l’amour. Cela parce que les hippies, qu’ils habitent en Californie ou à Belgrade, sont unis par une identité commune. Et c’est exactement ce sentiment d’une identité de groupe qui distingue les mouvements d’ampleur des protestations individuelles.       Une identité de groupe est indispensable à un mouvement, qu’il s’agisse de renverser un dictateur ou de promouvoir l’agriculture biologique. Les militants écolos, par exemple, éteindront toujours la lumière quand ils quittent la maison, recycleront les plastiques et ne jetteront jamais rien dans la rue : et cela, que l’on parle de mon amie végétarienne Ariane Sommer de Californie, ou d’Ana, la femme de mon meilleur ami Duda, une Serbe éco-consciente qui fait pousser ses propres légumes à l’autre bout du monde, là-bas, à Belgrade. Peu importe où ils se trouvent et quels sont les problèmes qui les intéressent. Ils font partie de quelque chose de plus vaste. Voilà à quoi ressemble un mouvement unifié, et, comme en témoignent les auditoires de Slobo, cela se voit aussitôt.

7 - C’est l’unité, idiot !

L’unité d’un mouvement, toutefois, n’est pas une simple question de culture. C’est aussi une question d’administration.

7 - C’est l’unité, idiot !

L’organisation américaine appelée Students for a Democratic Society en offre un bon exemple. Dans les années 1960, le SDS était une grosse organisation. Elle avait connu une croissance explosive, passant de deux mille cinq cents adhérents à l’automne de 1964 à plus de vingt-cinq mille un an plus tard ; et en 1969, elle comptait à peu près cent mille membres et était présente dans près de quatre cents universités3. Le mouvement politique qu’elle contribua à créer rassembla des centaines de milliers de gens pour marcher sur Washington et attira une coterie de stars du rock et d’autres partisans beaux et célèbres. Vous pourriez donc penser que le SDS fut récompensé de ses efforts en atteignant ses objectifs – notamment celui de mettre fin à la guerre du Vietnam. Ils étaient nombreux à le croire au sein du mouvement.       Mais plus ce dernier prenait de l’ampleur, et moins les membres du SDS acceptaient la notion même de structure. Ils détestaient l’idée que leur organisation ait une présidence et une vice-présidence. C’était bon pour les banques, disaient-ils, mais non pour un mouvement qui aspirait à offrir une réelle alternative à ce qu’ils considéraient comme un système violent et corrompu. Donc, en 1967, soucieux de rendre son organisation plus démocratique, le SDS organisa un congrès pour voter des changements majeurs, balançant sa présidence et sa vice-présidence au profit d’une structure beaucoup plus poreuse. Si ses membres s’en trouvèrent fort bien, l’organisation elle-même s’en trouva fort mal. Deux ans plus tard, alors que la guerre se poursuivait et que l’Amérique était balayée par des émeutes raciales et une série d’assassinats, le SDS réunit un nouveau congrès pour discuter de son avenir.       Dès le début, il fut manifeste que la convention du SDS de 1969 ne ressemblerait à aucune autre. Des représentants de diverses factions arpentaient le hall en distribuant des tracts. En les lisant, on comprenait aussitôt que tous ces gens n’avaient rien en commun. Si leurs diverses factions offraient tout un nuancier de divergences idéologiques, le combat lors de cette chaotique convention opposa essentiellement les membres du SDS qui croyaient aux manifestations et aux procédures, fidèles en cela aux principes de l’action non violente, à ceux qui jugeaient que la seule façon de mettre fin à la guerre était de « la ramener à la maison ». En clair, il s’agissait de lancer une campagne de bombardements et d’assassinats dans les villes américaines – une idée détestable à tous points de vue, moral, politique et pratique. Après beaucoup de cris et de manifestes plus ou moins bien rédigés, le SDS éclata en deux factions. Ce devait être sa dernière convention : au début des années 1970, il avait perdu toute influence et n’était plus qu’un nom.       Dans une certaine mesure, on pourrait attribuer cette scission à l’appel enivrant de la politique révolutionnaire chez des militants âgés d’une vingtaine d’années. Mais pour l’essentiel, ce qui arriva au SDS était tout simplement inévitable. En l’absence d’unité, une organisation ne peut que se disloquer. C’est l’une des rares garanties que je peux vous donner dans ce livre.

7 - C’est l’unité, idiot !

La politique, par définition, est une affaire de factions luttant pour le pouvoir.

7 - C’est l’unité, idiot !

Le Yémen, par exemple, après avoir réussi en 2011 à renverser son dictateur, Ali Abdallah Saleh, s’est perdu dans d’interminables négociations sur les négociations, tous les partis politiques se prenant le bec pour savoir quel degré de représentation ils pouvaient exiger à la Conférence du dialogue national, censée proposer un modèle démocratique pour l’avenir de la nation. Et ne parlons même pas de ce qui s’est passé en Égypte après la chute de Moubarak – nous y reviendrons dans un autre chapitre. Ce qui nous intéresse ici, c’est que les mouvements sont comme les avions. Sans pilote, ils s’écrasent. Et on ne sait jamais qui va ramasser les morceaux.

7 - C’est l’unité, idiot !

Comment, donc, assurer l’unité ? La version courte de la réponse est que c’est impossible. Vous ne pouvez pas faire grand-chose pour éviter que les êtres humains se comportent en êtres humains et trouvent par conséquent d’excellentes raisons de se battre et de se déchirer. Vous pouvez imiter le SDS et accorder à chacun une grande liberté, ou imiter les Yéménites et créer un comité aux structures très rigides, mais tôt ou tard il est certain qu’il y aura des tensions. Ce que vous pouvez faire, en revanche, c’est apprendre à partir de l’expérience des autres. J’ai déjà parlé du principe que nous avons mis au point à Otpor! : tracer une ligne sur un bout de papier et voir combien de gens vous arrivez à rassembler sur votre côté de la page. Nous l’appelons la ligne de partage. Souvenez-vous que Harvey Milk réussit enfin à se faire élire quand il comprit qu’une campagne axée sur la qualité de vie rassemblerait bien plus de gens de son côté qu’un simple débat sur des questions spécifiques intéressant avant tout la communauté gay.

7 - C’est l’unité, idiot !

Comme on peut s’en douter, l’obtention de l’unité exige une tactique très fine, et, quelles qu’aient pu être leurs erreurs ultérieures, les révolutionnaires égyptiens commencèrent par faire du bon travail, s’attaquant à la ligne de fracture religieuse. Dans les premiers jours du soulèvement de 2011 sur la place Tahrir, certains commentateurs avaient prédit que la violence sectaire l’emporterait sur le sentiment d’euphorie qui avait envahi le pays tout entier – ce n’était qu’une question de temps. Alors, comment les activistes traitèrent-ils ce problème ? Un vendredi, alors que les musulmans s’agenouillaient pour la prière, leurs compatriotes chrétiens firent une chose inouïe dans l’histoire chaotique de ce pays : main dans la main, ils formèrent un cordon pour protéger leurs amis musulmans du harcèlement et leur laisser de l’espace pour prier en paix. Deux jours plus tard, le dimanche, ce fut au tour des chrétiens de prier, et au tour des musulmans de les protéger. À un moment, un couple chrétien organisa un mariage public au milieu du chaos de la place Tahrir, et quand les nouveaux mariés se tournèrent vers la foule, ils furent acclamés et reçurent les vœux des musulmans comme des chrétiens. Touché par l’unité religieuse sur la place, le révérend Ihab-el-kharat bénit les manifestants en des termes pour le moins inattendus : « Au nom de Jésus et de Mahomet, nous unifions nos rangs. Nous continuerons à manifester jusqu’à la chute de la tyrannie4. » Et c’est ce qu’ils firent.       Cet exemple spectaculaire doit inspirer quiconque envisage d’entreprendre une action non violente. C’est triste à dire, mais cet esprit se perd trop souvent

7 - C’est l’unité, idiot !

Aidé par des activistes créatives comme les Pussy Riot, le mouvement anti-Poutine s’est bientôt acquis un renom international, donnant de l’espoir à quiconque s’opposait au régime despotique du président. Mais il s’est révélé que ce qui avait le moins retenu l’attention des journalistes était en fait la chose qui comptait le plus : tous les hommes et femmes courageux qui étaient descendus dans la rue pour manifester étaient plus ou moins faits de la même étoffe, issus de la même petite portion de la société. Ils étaient plutôt jeunes – des trentenaires et des quadragénaires bien éduqués de la classe moyenne. C’étaient des gens qui voyageaient à l’étranger, qui surfaient sur Internet et avaient accès à des sources d’information indépendantes. C’étaient des résidents sophistiqués de Moscou et de Saint-Pétersbourg

7 - C’est l’unité, idiot !

Mais le reste de la Russie n’était pas sur la même longueur d’ondes. Pour les gens ordinaires vivant dans de petites villes ou des villages perdus au tréfonds du pays, les Pussy Riot allaient trop loin. Ces gens pouvaient penser que les choses étaient inégales et injustes en Russie, mais ces camarades citadines, cosmopolites et bien habillées ne leur donnaient guère de raisons de s’identifier au mouvement. En conséquence, ils ne se sentirent pas concernés par tous les efforts déployés à Moscou et dans les autres grandes villes. Les Russes ordinaires – soit la grande majorité du pays – ne voyaient aucune place pour eux dans ce mouvement de protestation hype et urbain. À l’été 2013, seuls 11 % des Russes exprimaient un désir de protester, soit un chiffre en forte baisse par rapport aux beaux jours du mouvement d’opposition.

7 - C’est l’unité, idiot !

Si vous aviez demandé à n’importe quel manifestant de Moscou s’il aimerait voir ses cousins de la campagne se joindre aux autres dans la mêlée, vous auriez sans doute entendu des discours passionnés sur la nécessité pour tous les Russes de se tenir les coudes. Mais cela n’arriva pas. Non que les Moscovites aient jamais refusé de faire une place aux autres. Mais ils ne surent pas imiter ce qu’avait fait Imran Zahir aux Maldives. Ils n’allèrent pas écouter des gens de toutes sortes partout dans le pays pour comprendre comment ils pourraient les amener à rejoindre leur cause

7 - C’est l’unité, idiot !

Les mouvements sont des organismes vivants. Si l’unité n’est pas planifiée et travaillée, elle ne risque pas de se matérialiser d’elle-même. C’est pourquoi il est nécessaire de rendre votre mouvement identifiable à tout moment pour le plus grand nombre de gens.

7 - C’est l’unité, idiot !

Voici quelque temps, je prenais des bières avec deux activistes californiens de l’environnement, Rachel Hope et Chris Nahum. Rachel et Chris sont plus connus sous le nom d’Ours Polaires en Colère. Ils ont mis les rieurs de leur côté en faisant irruption en 2012 dans les Conventions nationales démocrate et républicaine, vêtus de costumes d’ours polaires et brandissant des pancartes où l’on pouvait lire, par exemple : « Est-ce qu’on va un jour me laisser poser une question ? »

7 - C’est l’unité, idiot !

Rachel et Chris sont très drôles et très malins, et il n’y a pas de meilleurs animateurs dans tout Los Angeles. Leur but était d’attirer l’attention sur le réchauffement climatique et la fonte des calottes glaciaires, et ils y réussissaient fort bien. Mais si les ours polaires et leur habitat menacé suscitent beaucoup d’amour et de sympathie chez les végétariens et les écolos de Californie et de la Côte Est, au cœur des États-Unis les gens semblent beaucoup moins se soucier du sort de ces animaux exotiques

7 - C’est l’unité, idiot !

la plupart des habitants du Midwest n’ont sans doute jamais consacré plus de cinq minutes d’attention aux ours polaires dans toute leur vie. Donc, suggérai-je à Rachel et à Chris, si au lieu de se déguiser en ours polaires au beau milieu de l’Iowa, ils apparaissaient dans les prochains débats électoraux habillés en épis de maïs desséchés, victimes de l’augmentation de la température et des sécheresses de plus en plus fréquentes ?

7 - C’est l’unité, idiot !

les fermiers de l’Iowa réagiraient avec davantage d’empathie à des sketchs évoquant leurs propres problèmes. Ainsi, dans cette vaste région d’élevage qu’est le Nebraska, Rachel et Chris pourraient par exemple se déguiser en vaches affamées et efflanquées.

7 - C’est l’unité, idiot !

Les manifestants du Brésil sont en train d’apprendre ce type de leçon. Leurs soulèvements sociaux sont parmi les premiers exemples de mouvements de masse lancés uniquement par des membres de la classe moyenne, cette classe qui, tout au long de l’histoire du pays, s’occupait à collectionner des bibelots pendant que les pauvres et les riches s’empoignaient dans des cycles répétitifs de violence. Le fait que ces Brésiliens se soient intéressés à la politique au lieu de se borner à regarder la télé ou à faire leurs courses en ligne est déjà un premier encouragement.

7 - C’est l’unité, idiot !

Mais peu expérimentés en matière d’activisme, les membres de ce qu’on a appelé la Révolte du vinaigre au Brésil échouèrent dans l’exercice du traçage de la ligne : ils organisèrent en effet leurs protestations dans un style qui ne pouvait toucher que des citadins comme eux, négligeant ainsi d’énormes masses de concitoyens moins éduqués et moins riches, mais tout aussi désenchantés, qui auraient pu les rejoindre dans leur lutte.

7 - C’est l’unité, idiot !

Il ne fallut pas longtemps aux manifestants pour tirer les leçons de leurs premières erreurs et pour s’appliquer à construire un fort sentiment d’unité sociale. Parmi les activistes brésiliens les plus intéressants se trouvait David Hertz, un cuisinier aussi célèbre dans son pays que Jamie Oliver aux États-Unis5. Désireux d’utiliser la nourriture comme un moyen de réunir tout le monde autour d’une table, il lança un mouvement appelé Gastromotiva, consistant à donner des cours de cuisine où se mêlaient les classes moyennes et les pauvres, et à organiser des événements culinaires fréquentés par certains politiciens en vue. En encourageant ainsi les gens à travailler ensemble, Hertz et d’autres Brésiliens montrèrent qu’il était possible de s’unir pour obtenir des concessions du gouvernement. En réaction à ces manifestations populaires, le président du Brésil promit en 2013 d’allouer 100 % des revenus du pétrole au financement de l’éducation

7 - C’est l’unité, idiot !

 Il ne fait pas de doute que des figures charismatiques peuvent contribuer à unifier un mouvement, mais elles peuvent aussi être un fardeau, en ce sens que trop de choses dépendent d’une seule personne. Cette unique personne peut être tuée, comme Benigno Aquino aux Philippines ; emprisonnée ou assignée à résidence, comme Aung San Suu Kyi en Birmanie ; ou comme Morgan Tsvangirai au Zimbabwe, agir stupidement et se retrouver coopté par ses propres adversaires

7 - C’est l’unité, idiot !

Considérez par exemple le mouvement Occupy Wall Street. Voici une petite liste très incomplète des stars qui l’ont soutenu : Kanye West, Russell Simmons, Alec Baldwin, Susan Sarandon, Deepak Chopra, Yoko Ono, Tim Robbins, Michael Moore, Lupe Fiasco, Mark Ruffalo, Talib Kweli, et Penn Badgley de Gossip Girl. Il n’est pas besoin d’être critique culturel pour comprendre que ces stars touchent un segment très particulier de la population, celui qui écoute du rap, souscrit aux politiques libérales et adore des séries télé cultes comme 30 Rock, portées aux nues mais fort peu regardées, ou des films comme The Kids Are All Right.       Imaginez à présent quelqu’un qui habite, disons, dans l’Indiana, qui écoute Brad Paisley, aime le football américain et a une vision du monde plus conservatrice. Il est fort possible que cette personne – au diable les stéréotypes – estime elle aussi que le système actuel ne marche pas si bien que ça et que l’Amérique ne se trouverait pas plus mal d’un supplément de justice sociale. Mais la culture et l’identité de groupe d’Occupy Wall Street n’ont jamais été très attirantes pour ce type de gens. Pourtant, en y réfléchissant, il n’aurait pas été si difficile de les interpeller : il aurait suffi – je simplifie à l’extrême ici, mais pas tant que ça – d’inviter quelques musiciens qui n’étaient pas perçus comme les suspects habituels. Si, par exemple, à côté d’un Talib Kweli en train d’enthousiasmer la foule par un rap, quelqu’un comme Lee Greenwood, bien connu pour son « God Bless the USA », était venu pousser ses chants patriotiques ? Les téléspectateurs moyens des plaines du Midwest auraient pu en conclure que ce mouvement était une force unifiante, et pas seulement un soulèvement des gens les plus libéraux du pays.

7 - C’est l’unité, idiot !

Et imaginez ce qui se serait passé si les activistes d’Occupy, au lieu de prendre d’assaut des places symboliques dans les plus grandes villes, s’étaient rendus là où vivent et travaillent les Américains moyens, disséminant leur message dans les banlieues et les petites villes assoupies de régions industrielles en déshérence. Cela devrait être aussi facile que redessiner la ligne de partage pour que les gens se sentent à leur aise et concernés par le mouvement. Au fond, la distance entre « Nous sommes un mouvement pour les gens libéraux qui veulent pratiquer leur idéologie » et « Nous sommes un mouvement pour les gens qui estiment que les Américains ordinaires qui travaillent dur méritent mieux » n’est pas aussi grande qu’il n’y paraît

7 - C’est l’unité, idiot !

Je me suis toujours demandé ce qui se serait passé si Occupy avait abandonné ce nom – qui supposait que la seule façon d’y appartenir était de laisser tomber tout ce que vous étiez en train de faire pour vous mettre illico à occuper quelque chose – au profit de cette brillante dénomination : « Les 99 % ». Si quelqu’un m’avait demandé : « Srdja, as-tu l’impression de faire partie des 99 % ? », j’aurais sans doute répondu : « Eh bien, ma femme et moi vivons dans un appartement de quarante-cinq mètres carrés, et notre voiture a bientôt dix ans. Donc oui, j’imagine que je fais partie des 99 %. »

7 - C’est l’unité, idiot !

J’aurais même été disposé à porter un badge pour l’affirmer bien haut. Pourquoi pas ? Mais si on m’avait demandé : « Est-ce que tu te sens d’occuper le parc Zuccotti ? », j’aurais sûrement accueilli cette proposition avec moins de chaleur.

7 - C’est l’unité, idiot !

Avec un simple changement de nom, le mouvement Occupy aurait pu accueillir beaucoup d’autres gens : des urbains, des ruraux, des libéraux, des petites gens, des gens importants, des automobilistes et des piétons. Et j’aurais adoré voir ce qui se serait passé.

7 - C’est l’unité, idiot !

C’est pourquoi l’unité, au bout du compte, est bien plus qu’un groupe de personnes alignées derrière un candidat ou une question spécifique. Il s’agit de créer un sentiment de communauté, de construire les éléments d’une identité de groupe, d’avoir une organisation cohésive qui ne laisse personne en arrière, et de tenir ferme à vos valeurs.

7 - C’est l’unité, idiot !

Tout ce que vous faites doit donner aux autres le sentiment que votre combat est aussi le leur. Souvent, il suffit de se tenir la main sur une place bondée, ou de savoir chanter la bonne chanson pour tout changer.

8 - Planifier votre chemin vers la victoire

quelle que soit votre opinion sur les membres d’Occupy, étudier la planification de ce mouvement, ou plutôt son absence de planification, est une bonne leçon pour tous les activistes du monde.

8 - Planifier votre chemin vers la victoire

Pourquoi, donc, étais-je aussi pessimiste sur les perspectives de ce mouvement, alors même que les sondages d’opinion montraient que près de la moitié de la population américaine se déclarait d’accord avec ses idées ? C’est simple : regardez son nom. Au lieu de s’appeler « Les 99 % », ce qui aurait impliqué que le mouvement était fondé sur une identité de groupe, les activistes d’Occupy choisirent de se baptiser du nom d’une tactique

8 - Planifier votre chemin vers la victoire

l’occupation n’est jamais qu’une arme parmi d’autres dans l’énorme arsenal de la protestation pacifique. En outre, c’est une arme qui n’invite à participer qu’un nombre limité de gens très engagés. Comme nous l’avons vu dans ce livre, les mouvements, qui sont toujours un dur combat, ont besoin d’attirer le maximum de participants occasionnels s’ils veulent réussir.

8 - Planifier votre chemin vers la victoire

Il est vrai qu’Occupy a fait de son mieux pour attirer toutes sortes de gens. Mais le message que convoyait le nom de leur mouvement, c’était que toute l’affaire tenait à l’occupation du parc Zuccotti.

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Une manifestation de masse, comme vous le dira quiconque a jamais organisé une campagne réussie, est la dernière étape de votre lutte, et sûrement pas la première. Vous invitez les masses à défiler dans les rues quand vous savez qu’une partie au moins vous est acquise, et uniquement après avoir effectué toutes les préparations nécessaires pour amener votre campagne à une fin concluante

8 - Planifier votre chemin vers la victoire

Un grand rassemblement n’est pas l’étincelle qui lance un mouvement : c’est en réalité sa dernière ligne droite. Les Égyptiens ont très bien compris cela : ils s’étaient organisés depuis près de deux ans, avaient distribué des milliers de tracts, fait beaucoup de théâtre de rue et remporté toute une série de petites victoires ; alors seulement, quand ils furent certains que le moment était propice, ils rallièrent leurs troupes sur la place Tahrir pour y réclamer la démission de Moubarak.

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Le succès spectaculaire, mais bref, de ce que mon collègue Slobo a appelé le « Blitzkrieg non violent » de l’occupation de la place Tahrir, a laissé croire à certains que la victoire tenait, non pas au travail accompli pendant deux ans pour mettre au point une vision et une stratégie, mais à la simple occupation apparemment spontanée d’un lieu bien en vue, face au musée national et au siège du gouvernement.

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je m’inquiétais pour Occupy Wall Street. Le mouvement semblait avoir tiré les mauvaises leçons des divers printemps arabes. Non seulement il avait commencé par un rassemblement de masse, mais il avait rapidement dilapidé son capital d’unité dans toutes sortes de discussions internes, sans compter les crises inévitables liées aux querelles entre fortes personnalités. Tous les principes du mouvement s’en trouvèrent brouillés, et celui-ci ne pouvait que décliner.

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« Qu’est-ce que nous aurions pu faire différemment ? » 

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Le premier principe de la planification est le timing. Comme la comédie, le sport et le sexe, le timing est tout dans l’activisme, et pour des raisons identiques. Les gens sont inconstants, aisément distraits, et largement irrationnels. Allez les solliciter quand ils ont l’esprit ailleurs, et la meilleure planification restera lettre morte ; mais sachez frapper au bon moment, et vous êtes certain de gagner.

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Les dictateurs, bien sûr, font tout ce qu’ils peuvent pour s’assurer qu’il n’y aura jamais de bon moment pour la résistance. Ils bloquent l’opposition à chaque tournant. Mais même eux ne sont pas au-dessus du rythme naturel de la vie humaine. Souvent, ce rythme est le meilleur ami de l’activiste. Nous avons appris cette leçon en Serbie lors du jour de l’an orthodoxe, le 13 janvier 2000.       Ce soir-là, le chaos était à son comble. Souvenez-vous, c’était l’année où tout le monde parlait du millénaire et du bug annoncé, et les gens achetaient de l’alcool en quantités suffisantes pour assurer l’approvisionnement d’une petite nation pour les quinze années à venir. Notre jour de l’an allait être la fiesta du siècle quoi qu’il advienne, même dans un pays comme la Serbie, écrasé par Milosevic, engagé dans plusieurs guerres et ébranlé par des manifestations et une agitation civique croissantes. Les membres d’Otpor! étant à l’époque les types les plus cools de la ville, tout le monde s’attendait à ce que nous laissions tomber l’activisme au moins pour une nuit et venions faire la fête avec les autres. Et c’est là que les Red Hot Chili Peppers entrent en scène.

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au début de l’année 2000, ils étaient en plein boom, juste après la sortie de l’album Californication. Et dans les semaines précédant le jour de l’an, nous avons répandu le bruit que les Peppers allaient se joindre à Otpor! sur la place de la République pour une fête surprise à minuit.

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la rumeur de ce concert de minuit donné par les gens les plus cools de la ville, où allaient jouer des groupes de renommée internationale, monopolisa toutes les conversations des jeunes de Belgrade. Des amis se disputèrent pour savoir quelles chansons les Red Hot allaient chanter, combien de temps ils pourraient jouer, s’ils allaient venir avec d’autres stars du rock, et quels groupes locaux auraient la chance de partager la scène avec eux. Si cela vous paraît suprêmement candide, souvenez-vous que, début 2000, Otpor! était perçu comme un mouvement sur le point de renverser Milosevic, soit une tâche infiniment plus compliquée que de faire venir quelques musiciens à un concert.

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Quand enfin le 31 décembre arriva, des dizaines de milliers de gens envahirent la place de la République. Beaucoup arboraient des tee-shirts à l’effigie des Red Hot Chili Peppers. Plusieurs groupes de rock locaux montèrent sur scène, tous plus populaires les uns que les autres. Tout le monde dansait, s’embrassait, s’étreignait. À minuit moins le quart, on sentit la tension monter. La foule commençait à s’énerver : elle voulait voir les stars.       À minuit moins une, les lumières s’éteignirent. Un grand écran fut déroulé, les gens murmurèrent avec enthousiasme que les Chili Peppers allaient sans doute débouler sur scène en crevant l’écran en question, à la façon des stars. Le compte à rebours commença : cinq, quatre, trois, deux, un…       Et puis jaillit une musique triste, accompagnant la projection sur l’écran géant d’images de soldats et de policiers serbes morts, assassinés durant une décennie de guerres. Anthony Kiedis, Flea et leurs amis n’étaient pas sur scène, mais un ami à moi, Boris Tadic, y était. Moins de cinq ans plus tard, Boris allait devenir président de la République serbe, mais cette nuit-là, il se tenait sur le côté, dissimulé par l’écran géant, un micro à la main.       « Nous n’avons rien à célébrer, déclara-t-il au public stupéfait. Je vous invite donc à quitter la place pour montrer à tout le monde que cette année a été marquée par la guerre et l’oppression. Mais il n’en sera pas toujours ainsi. Faisons de l’année qui vient une année décisive. Parce que l’année 2000 est notre année. L’année où la vie doit enfin l’emporter en Serbie. »

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Le message fut parfaitement compris : l’année 2000 était une année électorale. Pendant deux ou trois minutes, les gens restèrent plantés là, silencieux, stupéfaits, frustrés, désorientés. Enfin, quelques-uns se mirent à sourire, puis d’autres, et cinq minutes plus tard une partie du public avait commencé à scander : « Faisons de l’année qui vient une année décisive ! » Les slogans devinrent un chœur. Dans cette foule debout face à cette scène vide place de la République, il y avait une énergie qu’aucun groupe de rock n’aurait jamais pu susciter. Chacun avait conscience d’avoir devant lui une tâche importante. Le message était passé, et la scène posée pour la confrontation finale avec Milosevic. « Cette année est la nôtre » devint le nouveau slogan du mouvement

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Les Red Hot Chili Peppers n’étaient pas venus, mais cela restait le meilleur concert auquel ait jamais assisté ce public, parce que si vous étiez présent cette nuit-là, vous compreniez que la vraie star, c’était vous.       Ainsi fonctionne une bonne planification. Elle prend un événement ordinaire et inévitable, trouve une tactique et l’exécute à la perfection. 

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Sharp était très loin du crétin marmonnant que Bob s’attendait à trouver. En revanche, il ne mâchait pas ses mots, justifiant sa réputation d’être le « Machiavel de la non-violence ».       « Le combat stratégique non violent, commença-t-il, est une pure question de pouvoir politique : comment s’emparer du pouvoir et comment en priver les autres. » 

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 rien de plus précieux, peut-être, que la théorie de l’œuf d’oie.       L’œuf d’oie, selon Bob, est la cible que vous visez. L’expression vient de l’armée. Les officiers qui se penchent sur des cartes militaires n’entourent jamais leur cible d’un cercle bien net. À la place, ils tracent vite fait une forme approximative qui ressemble à un œuf. L’œuf, c’est la cible ultime. Avant de commencer à planifier quoi que ce soit, vous devez savoir exactement quelle est sa nature.       Et c’est beaucoup plus difficile qu’il n’y paraît.       Les Égyptiens, par exemple, ont complètement loupé leur œuf. Pour eux comme pour leurs collègues en Tunisie, au Yémen et partout ailleurs dans le monde arabe, l’œuf d’oie qu’ils avaient en tête était de renverser le dictateur. Quand cette cible fut atteinte, ces courageux activistes pensèrent avoir accompli leur tâche. Mais ils avaient choisi le mauvais objectif : Moubarak était tombé, Ben Ali était tombé, Saleh était tombé, mais l’islam radical ne cessait de monter, l’armée s’agitait, l’économie était au bord du gouffre, le soutien de la communauté internationale s’affaiblissait, le chaos régnait dans les rues. Nul ne savait exactement que faire ni comment le faire. L’œuf d’oie, m’a dit Bob quand nous avons discuté de cette situation après que le printemps arabe eut montré des signes de faiblesse, n’est jamais la chute du dictateur. L’œuf d’oie est la démocratie. Et ils l’avaient manquée.

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C’est le moment de faire une pause et de se laisser aller à un peu de développement personnel à la sauce serbe. Quand Slobo donne un cours, certains étudiants viennent le trouver à la fin du semestre pour lui demander des conseils sur la façon d’atteindre tel ou tel objectif. En général, il les interrompt et leur pose une simple question : « Que voulez-vous réellement ? Si vous pouviez d’un coup de baguette magique vous transporter exactement là où vous voudriez être dans cinq ans, où iriez-vous ? » Eh bien, la majorité n’en a aucune idée. Pour être juste, ce n’est pas vraiment leur faute : ils ont été formés à ne pas voir plus loin que l’étape suivante. Au lycée, on leur a dit de penser à l’université. À l’université, on leur a dit de penser à une formation. Une fois qu’ils ont obtenu leur stage, ils ne pensent qu’au moyen d’être embauchés. Et quand enfin ils ont un boulot, ils s’inquiètent de leur promotion. C’est un cercle vicieux, mais pas parce que c’est une course du rat. Je suis persuadé que certains rats aiment faire la course. Ce qui fait la vraie brutalité de ce genre de vie, ce n’est pas tant son rythme soutenu et exigeant que le fait qu’elle nous laisse si peu de temps et d’espace pour réfléchir à ce que nous souhaitons vraiment.

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comme me l’a dit un jour un ami amateur de voile, un capitaine qui ne sait pas où il veut aller ne trouvera jamais de bateau pour l’y emmener.

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Mais une fois que vous savez où vous voulez aller, il n’y a en réalité qu’une seule façon d’entreprendre votre périple, et c’est la méthode par laquelle jure Bob. On l’appelle la planification à séquence inversée.

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Pour vous aider à saisir le génie de cet outil de planification, je me prendrai moi-même pour exemple. Supposons que je joue plutôt bien de la guitare et imaginons que je sois capable de chanter une chanson ou deux. Supposons enfin que j’en aie terminé avec toutes ces histoires d’activisme non violent et que je sois en quête de reconversion. Je voudrais devenir une star de rock. Dans ce cas, quel sera mon plan pour y parvenir ?       La plupart des aspirants stars de rock – et dans une autre vie j’ai traîné avec beaucoup, beaucoup de gens qui correspondaient à cette description – commenceront par filer en direction d’une grande ville, où ils donneront au début de petits concerts, monteront un groupe, feront un peu de promo, et attendront que la chance fasse le reste. Quelques esprits particulièrement disciplinés pourront travailler dur, économiser un peu et enregistrer une démo, ou, s’ils ont vraiment une idée du fonctionnement du système, embaucher un publicitaire. Mais, comme le sait tout Beatles-en-devenir qui a jamais passé une heure avec le colonel Bob Helvey, ce n’est pas suffisant. Il y a une bonne raison pour laquelle ceux qui veulent devenir des stars de rock n’y arrivent jamais, et cela n’a rien à voir avec le fait que le marché est largement saturé.

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Donc, je commence non seulement par m’imaginer en star de rock, mais aussi par me montrer nettement plus précis. Telle est la séquence de planification inversée : je dois partir de mon objectif et revenir pas à pas en arrière. Par exemple, Bob m’a raconté qu’en Birmanie, dans les années 1990, aux jours les plus sombres de leur combat, les partisans d’Aung San Suu Kyi, qui était assignée à résidence, ne cessaient d’imaginer sa libération triomphale quinze ans plus tard. Mais ils ne se contentaient pas de l’imaginer en train d’ouvrir la porte et de sortir enfin libre. Ils réfléchissaient aussi à l’endroit où se déroulerait la fête de bienvenue, aux dignitaires qui y seraient invités, et même à la place qui leur serait assignée. Une planification aussi précise ne vous fait pas mettre la charrue avant les bœufs, mais elle vous offre une bien meilleure compréhension de ce que vous voulez réellement. En réfléchissant à la disposition des invités à la fête de libération de Suu Kyi, par exemple, ses partisans ont assez vite compris qu’ils voulaient la presse et une poignée de politiciens d’opposition au premier rang. Cela leur a permis de saisir quelque chose d’autrement plus important : ce qu’ils voulaient réellement, ce n’était pas simplement célébrer la libération de leur leader, mais annoncer qu’elle allait bientôt défier ses geôliers en se présentant à la présidence

Note

Voilà l’outil de planification inversé : une visualisation précise qui débouche sur un rétro planning

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De même, quand j’imagine ma future carrière, je ne vois pas seulement le nom de Popovic sous les projecteurs. Je vois la scène où je joue, je vois les membres de mon groupe et le genre de public que j’aimerais entendre crier nos noms. Il ne me faut pas plus de deux minutes à ce jeu d’imagination pour comprendre que j’essaie d’être, non pas une simple star de rock, mais une star d’un style très particulier. Je ne vois pas des meutes de gamins hurlants dans un stade bondé. J’imagine plutôt quelques centaines de personnes d’aspect normal, des adultes, qui se rendent dans un club par un mardi soir pluvieux pour entendre de la bonne musique. Je sais donc que je n’essaie pas de devenir un des Justin – ni Beiber, ni Timberlake. Non, je voudrais plutôt être comme les Pixies, ou The Fall. Une fois que j’ai compris cela, le chemin est en partie aplani, parce que je sais désormais qu’il y a des publics entiers que je peux carrément ignorer. Je sais par exemple que je ne vais sans doute pas perdre mon temps à mettre de jolies petites vidéos sur YouTube, parce que mon public n’a pas de goût pour ce genre de choses. Je sais aussi qu’il est de première importance pour moi de m’introduire dans le circuit des clubs locaux : après tout, c’est précisément là que je m’imagine en train de jouer.

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Donc, après avoir persuadé mes amis musiciens de se joindre à moi et supplié ma femme d’être la soliste, j’établis une liste de tous les clubs qui me conviennent, du plus grand au plus petit, et j’étudie ce qu’il faut faire pour être tête d’affiche dans chacun d’eux. Certains clubs ne vous laisseront peut-être passer pour la première fois qu’un soir de scène ouverte. D’autres ne vous prennent peut-être que si vous garantissez d’amener avec vous un certain nombre de spectateurs payants. Dans ce cas, la prochaine étape sera sans doute de rassembler plusieurs autres aspirants musiciens et d’établir avec eux une sorte de pacte, promettant que nous viendrons systématiquement à nos spectacles respectifs. Me voici à présent avec un public et un concert. Je ne suis pas encore entré dans le territoire des stars de rock, mais je m’en rapproche sérieusement

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Une fois votre rêve stratégiquement divisé en étapes distinctes, et une fois chaque étape considérée en termes d’exigences logistiques, vos chances de l’atteindre se trouvent considérablement augmentées. Mais vous devez commencer par imaginer le produit fini, sans jamais oublier ces mots de Churchill : « Si parfaite que soit la stratégie, il est bon d’aller vérifier de temps en temps ses résultats1. »

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Quand le Colonel fit la connaissance de ses nouveaux étudiants, ils menaient la guérilla dans la jungle. À l’époque, leur idée de la victoire était de faire tomber un petit poste gouvernemental ici, ou de faire exploser une tour de radio là. C’était du petit, sans grande réflexion sur les processus, les séquences ou la progression par étapes. Le fait d’avoir une arme et des explosifs donnait simplement à ces jeunes et courageux Birmans la sensation de jouer leur rôle dans la résistance. En bon militaire pratique, Bob fit aussitôt asseoir ses guerriers pour les soumettre à un test de mathématiques élémentaires.       Combien de troupes avait leur armée ? Ils avancèrent un nombre légèrement inférieur à deux cent mille. Et combien d’hommes en armes avait la résistance ? Exactement un dixième de ce nombre. Puis, il posa une dernière question, décisive : combien d’habitants comptait la Birmanie ? Plus de quarante-huit millions, répondirent-ils. Il ne s’agissait pas d’un simple exercice de comptabilité. Ils venaient de recevoir la première leçon que doivent apprendre toutes les forces combattantes : sachez compter vos forces.

Note

Première chose: compter ses forces

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Il y avait quarante-huit millions d’hommes et de femmes, tonna le Colonel, en attente d’être mobilisés. On pouvait tous les former pour qu’ils affrontent la junte depuis leurs potagers, leurs étals de marché, ou leurs sièges de conducteurs d’autobus. Si l’opposition se montrait incapable d’utiliser cette remarquable ressource, si elle restait confinée à vingt mille pauvres types en train de suer et de souffler dans la jungle avec leurs AK-47, elle ne pouvait que perdre.       Ses étudiants reconnurent aussitôt qu’il avait marqué un point. Mais ils restaient perplexes sur la façon de procéder au recrutement

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Bob évoqua alors en quelques mots la séquence de la planification inversée. Si la population s’engageait un tant soit peu, dit-il, comment imaginaient-ils cet engagement ? Les guérilleros évoquèrent aussitôt avec enthousiasme des manifestations de masse, mais reconnurent assez vite que l’armée risquait d’écrabouiller en un temps record ce genre d’expressions de liberté. Ils prirent l’air déconfit et découragé pendant un moment. Et puis un visage s’éclaira : si les moines ouvraient la marche, dit-il, l’armée n’oserait pas tirer, et si elle le faisait, les conséquences en seraient terribles, même pour leur redoutable dictateur. La première étape, semblait-il, était de recruter les moines. À partir de là, les grands-mères et les grands-pères pouvaient organiser de petites et inoffensives manifestations devant leurs maisons, et les enfants à l’école pouvaient commencer à s’organiser contre le régime. Ce qui rend la non-violence tellement plus efficace que la violence, rappela Bob à ses étudiants, c’est qu’elle permet à tous, où qu’ils se trouvent et si frêles soient-ils, de se confronter à l’ennemi. Les guérilleros s’étaient appuyés sur vingt mille jeunes hommes dans la jungle pour combattre l’armée du régime, mais ils ignoraient les quarante-huit millions de Birmans qui pouvaient être encouragés à lutter contre la dictature partout dans le pays. Changer de stratégie au profit d’une campagne non violente s’imposait comme une évidence.

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j’aimerais conclure sur quelques conseils pratiques clairs. Et comme je me suis admirablement comporté jusqu’ici, m’interdisant de vous infliger mon amour fanatique de tout ce qui concerne le Seigneur des anneaux, je vais prendre des exemples du plus grand combat non violent de l’histoire : la noble quête de hobbits désarmés pour détruire un dictateur fou et restaurer la paix.

8 - Planifier votre chemin vers la victoire

Mais avant de passer aux grandes manœuvres, avant de vous soucier des séquences de planification inversée, du timing et du reste, prenez une feuille de papier et identifiez les trois grandes catégories suivantes.

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Stratégie globale. Gene Sharp définit ce principe fondamental comme « les idées générales qui permettent de coordonner et diriger toutes les ressources disponibles et nécessaires (économiques, humaines, morales, politiques, organisationnelles, etc.) d’une nation ou d’un autre groupe en vue d’atteindre les objectifs2 » dans un conflit. Cela paraît assez coton à première vue, mais Sharp l’amène à un niveau plus humain en le décomposant : il nous dit que la stratégie globale « s’appuie sur des considérations concernant la justesse de la cause défendue, les influences susceptibles de s’exercer sur la situation, et le choix de la technique d’action qui devra être employée », ainsi qu’une évaluation de « la manière d’atteindre les objectifs recherchés et les conséquences à long terme de la lutte menée3 ».

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Donc, disons que vous êtes un hobbit aimant la paix, vivant paisiblement dans la Comté, et qu’un jour un sorcier débarque chez vous pour vous parler d’un anneau bizarre que vous avez apparemment en votre possession, un anneau qui fait du pays tout entier un endroit dangereux pour vous et pour tous ceux que vous aimez. Il est clair que cet anneau doit être détruit – le lecteur voudra bien pardonner ce raccourci saisissant – et il ne vous reste plus qu’à attaquer l’étude de votre stratégie d’ensemble. Votre cause est-elle juste ? C’est sûr : si l’Anneau n’est pas détruit, Sauron, le Seigneur Ténébreux, va le trouver et s’en servir pour détruire le monde. Quels autres éléments influencent la situation ? Le Seigneur Ténébreux et ses innombrables sbires. Quelle technique utiliser ? Comme vous êtes un hobbit, vous mesurez entre 60 centimètres et 1,20 mètre de haut : vous allez donc choisir de préférence une méthode qui ne réclame pas trop d’épées à agiter dans tous les sens. Comment atteindre votre objectif ? En trouvant le chemin du territoire de Mordor, le pays de Sauron, et en jetant le fichu machin dans la Crevasse du Destin. Cette série de décisions a pour conséquences la paix dans le monde et la prospérité pour vous et vos amis. Une fois ces objectifs en place, passez à l’étape suivante.

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Stratégie. Il s’agit, nous dit Sharp, de « déterminer la meilleure manière d’atteindre les objectifs visés lors d’un conflit. […] La stratégie consiste à se demander s’il faut combattre, quand, et de quelle manière le faire avec le maximum d’efficacité pour atteindre certains buts. La stratégie permet de déterminer la distribution, l’adaptation et l’utilisation des moyens dont on dispose en vue d’atteindre les objectifs poursuivis4. »       Là encore, notre héroïque hobbit Frodon Sacquet montre qu’il n’a pas les deux pieds dans le même sabot. Une fois sa stratégie générale mise en place, il comprend que sa meilleure chance d’être efficace consiste à faire équipe avec des gens particulièrement doués dans l’art de mettre des coups de pied aux fesses : les elfes. Et quand il arrive enfin au royaume des elfes, il évalue à nouveau la situation à l’aide d’une session de distribution des moyens, en choisissant les meilleurs alliés qu’il peut rassembler dans ces circonstances, chaque participant ayant son rôle à jouer dans le combat à venir. Ce qui se révèle très pratique quand le temps est venu de choisir sa…

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Tactique. Pas besoin d’aller chercher Gene Sharp pour une définition ici, puisque la tactique recouvre tout simplement les plans d’action très limités que vous mettez au point à un moment précis. Le col du Caradhras est-il sous l’œil vigilant du maléfique sorcier Saroumane ? Essayez les mines de la Moria. Boromir est-il massacré par les orques ? Faites équipe avec son frère cadet Faramir. La Porte Noire est-elle fermée ? Essayez d’atteindre le Mordor par le chemin secret de Minas Morgul. Contrairement aux stratégies, la planification tactique est souvent immédiate et peut être modifiée constamment. Elle exige une compréhension aiguë des réalités du terrain et une approche imaginative pour utiliser de façon optimale toutes les ressources disponibles.

8 - Planifier votre chemin vers la victoire

Il ressort clairement de ce qui précède que les stratégies et les tactiques exigent deux attitudes très différentes. Les penseurs stratégiques sont des gens sages et patients qui vivent pour le jeu à long terme. Ils calculent de nombreux coups à l’avance. À l’instar des artistes, ils assemblent leurs plans comme des mosaïques, chaque petit fragment s’insérant exactement à sa place, et comme les artistes ils sont les seuls à avoir une vision claire du résultat final. Les tacticiens, en revanche, ont l’humeur changeante. Maîtres de l’ici-et-maintenant, ils ont souvent les qualités de leurs instincts et possèdent l’étrange capacité d’abandonner leur plan au beau milieu de l’action au profit d’une meilleure option si la situation sur le terrain l’exige. Parfois, les mouvements ont la chance d’avoir à bord ces deux types d’individus, ceux qui sont doués pour mettre au point des stratégies et ceux qui excellent dans la tactique. Plus rarement encore, ces deux compétences apparaissent chez la même personne : c’est ainsi qu’on obtient des Napoléon ou des Alexandre le Grand. Mais le plus souvent, nous tendons à confondre les deux, et, comme Occupy Wall Street, à déclarer que notre tactique est notre stratégie ou vice versa.

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Une bonne planification et l’application du principe fondamental de la séquence de planification inversée peuvent résoudre certains de ces problèmes. Mais si cela ne marche pas, il reste une chose que vous devez garder à l’esprit : la dynamique du mouvement.

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si vous êtes parfaitement heureux d’y aller simplement à l’instinct, vous devez quand même vous assurer que toutes vos actions visent à préserver la dynamique de votre mouvement, à garder celui-ci sur sa lancée

8 - Planifier votre chemin vers la victoire

Telle a été, je pense, la véritable raison du succès d’Otpor!. Il nous est arrivé d’être un peu plus désorganisés que je ne veux bien l’admettre. Mais nous avons toujours su comment poursuivre le jeu, en comprenant que dès l’instant où nous commencerions à jouer en défense, notre défaite ne serait plus qu’une question de temps. Nous avons donc fait suivre un canular par un concert, un concert par une marche, une marche par une élection, et une fraude électorale par la désobéissance civile et des grèves. Nous avons traité l’activisme comme un film d’action : il doit continuer d’avancer vers quelque chose de plus grand, de plus spectaculaire et de plus cool, sous peine de lasser le public. Pensez sur ce mode, et la planification s’effectue quasiment d’elle-même, tout en se mettant bien en place.

8 - Planifier votre chemin vers la victoire

la dynamique est une chose vivante, et si un événement peut lancer votre mouvement dans la stratosphère, il peut aussi le faire s’écraser comme une pierre. Vous pouvez intégrer certaines données à vos plans, comme la probabilité qu’il y ait de la fraude électorale en Serbie, en Géorgie ou en Ukraine, mais d’autres événements, comme l’assassinat des leaders d’opposition aux Philippines ou au Liban, sont moins faciles à prévoir

8 - Planifier votre chemin vers la victoire

Et pour les gens engagés comme nous dans le délicat et dangereux travail de gagner la liberté et de donner le pouvoir au peuple par des moyens pacifiques, la plus grande menace est la décision que peuvent prendre des gens de votre bord – et ce n’est pas si rare, hélas – qu’il y a plus à gagner à agiter un pistolet chargé qu’à organiser un nouveau canular. La violence est une menace directe, non seulement parce qu’elle coûte très souvent la vie à des innocents, mais aussi parce qu’elle signifie en général la mort de votre mouvement et l’échec des causes qu’il soutient. Parlons donc à présent des démons de la violence.

9 - Les démons de la violence

En 1961, un jeune Noir d’Afrique du Sud se sentait désespéré. Grand admirateur de Gandhi, il avait passé des années à tenter d’appliquer toutes sortes de méthodes non violentes contre le régime d’apartheid. Avec un ami, il créa un florissant cabinet d’avocats spécialisé dans la recherche de preuves des brutalités policières. Le gouvernement, menacé par le succès de ce cabinet, le contraignit à déménager dans un faubourg éloigné de la ville, ce qui tua dans les faits sa pratique. Le parti dont il était l’un des fondateurs, l’ANC, connut une trajectoire similaire : il se développa très rapidement, mais au moment où il attirait des dizaines de milliers de participants à chacune de ses manifestations, le gouvernement déclara la loi martiale et tous les rassemblements publics devinrent illégaux du jour au lendemain. Bientôt, le jeune homme fut arrêté à son tour et expédié en prison.       Quand il en sortit, c’était un autre homme. Adieu les ouvrages de Gandhi, remplacés par les textes de Mao et de Che Guevara. Il ne parlait plus de non-violence, mais portait aux nues Fidel Castro et la réussite de son soulèvement. Le temps des armes était venu, disait-il. Il fallait se battre. Avec des amis, il fonda une nouvelle organisation, Umkhonto we Sizwe, Spear of the Nation (le Fer de lance de la Nation), dont il devint le leader. Ce serait une armée, et elle allait combattre l’apartheid.       Toujours aussi charismatique, le jeune homme lança son nouveau groupe avec un discours passionné : « Au début du mois de juin 1961, tonna-t-il, après une longue et attentive évaluation de la situation en Afrique du Sud, certains collègues et moi-même sommes parvenus à la conclusion que puisque la violence dans ce pays était inévitable, il serait irréaliste pour les leaders africains de continuer à prêcher la paix et la non-violence à une époque où le gouvernement a accueilli nos demandes de paix par la force. […] L’heure arrive dans la vie de toute nation où il ne reste plus que deux choix – se soumettre ou se battre. Ce moment est venu à présent pour l’Afrique du Sud. Nous ne nous soumettrons pas et nous n’avons pas d’autre choix que de rendre les coups par tous les moyens en notre pouvoir pour défendre notre peuple, notre avenir et notre liberté1. » Tous les moyens légaux de résistance ayant été supprimés par le régime, le jeune homme déclara la guerre à son pays, affirmant haut et clair qu’il n’avait pas peur de mourir.       La première cible fut une centrale électrique. Quand la charge explosive éclata en décembre 1961, les énormes structures tubulaires qui soutenaient les câbles électriques s’effondrèrent comme des éléphants abattus, plongeant dans le noir des villes entières. Ce fut la salve d’ouverture de la guerre ; bientôt, des postes gouvernementaux sautèrent, des infrastructures furent sabotées, des récoltes délibérément incendiées. Le jeune homme, qui arborait désormais une barbe de révolutionnaire, se cachait dans le grenier d’une ferme de Rivonia, un faubourg de Johannesburg. Sous sa direction, Spear of the Nation lança presque deux cents attaques, devenant l’ennemi le plus redouté du gouvernement2.       Le 5 août 1962, le jeune guérillero fut capturé par la police. Lors du procès qui s’ensuivit, il s’attribua la responsabilité des actes de sabotage et fut condamné à la prison au célèbre pénitencier de Robben Island. Sa cellule mesurait deux mètres cinquante sur deux, avec un matelas de paille pour seul ameublement. Il passait ses journées à casser des cailloux, endurant les maltraitances physiques et verbales de ses gardiens blancs avec un calme stoïque. Les contacts avec le monde extérieur lui étaient strictement comptés : on ne lui autorisait qu’une lettre et une visite tous les six mois.       Pour ceux qui étaient restés en liberté, le révolutionnaire emprisonné devint un symbole de résistance et ses admirateurs organisèrent des veillées partout dans le monde appelant à sa libération. À un moment, le président de l’Afrique du Sud, Pieter Willem Botha, offrit à l’homme sa liberté s’il acceptait sans conditions d’abandonner la violence comme arme politique. L’homme refusa. Mais après un long temps de réflexion, le guérillero adoucit sa position. Il finit par comprendre que ce dont l’Afrique du Sud avait besoin pour avancer n’était pas l’effusion de sang, mais plutôt le pardon et la réconciliation. Et donc, quand Nelson Mandela fut enfin libéré, vingt-sept ans après son arrestation, il fut célébré comme un champion de la non-violence, et à juste titre : s’étant essayé à la lutte armée, il savait mieux que quiconque que la violence ne le mènerait tout simplement pas à l’avenir que ses amis et lui espéraient. Je raconte cette histoire non pas pour ternir la réputation d’un homme que j’admire profondément, mais pour montrer que, confronté à une horrible oppression, même un homme juste comme Mandela peut être poussé au désespoir et convaincu de prendre la voie des armes.

Note

Nelson Mandela a pris les armes

9 - Les démons de la violence

Parce que les armes – et il est très difficile pour un non-violent comme moi de l’admettre – c’est cool. Vous pouvez être le pacifiste le plus convaincu ; vous pouvez être un végétarien qui médite huit fois par jour et ne porte que des vêtements en chanvre recyclé ; vous pouvez être opposé à la violence sous toutes ses formes. Et pourtant, dès que vous avez une arme entre les mains, il est impossible de ne pas ressentir, dans un recoin sombre de votre âme, qu’il n’y a pas de défi que vous ne puissiez affronter et pas de problème que vous ne puissiez résoudre. Il y a dans le fait d’être armé quelque chose qui change les gens. Ils se sentent tout-puissants.

9 - Les démons de la violence

Comme les motos et l’alcool, les armes semblent être des agents instantanés de puissance, ce qui explique que tant de films hollywoodiens, de jeux vidéo et d’autres formes de distractions populaires en soient remplis. 

9 - Les démons de la violence

Si les statues des grands hommes les montrent l’arme à la main ou à la ceinture, c’est pour une bonne raison : la plupart des gens pensent qu’un type armé est capable de faire le boulot.

9 - Les démons de la violence

Et pourtant, quand il s’agit d’instaurer un changement social, c’est souvent le porteur d’une arme qui échoue le plus misérablement.       Avant de vous confier dans un instant les résultats d’une recherche empirique de la plus haute importance, je voudrais que les choses soient claires : je n’ai pas choisi de consacrer ma vie à l’action non violente par conviction que la violence n’est jamais acceptable. Si vous vivez dans le monde réel, vous apprenez tôt ou tard (et même assez vite) qu’il existe des situations où la violence est inévitable. Les hordes nazies, pour ne prendre qu’un exemple évident, ne pouvaient être stoppées que par l’action des armées américaines, britanniques et russes

9 - Les démons de la violence

Même Gandhi, que nous révérons comme l’incarnation même de la résistance non violente, a entamé sa carrière politique en appelant les jeunes Indiens à s’emparer d’une arme et à rejoindre l’armée britannique durant la Première Guerre mondiale. Il était convaincu que cet affichage de loyauté hâterait l’indépendance de l’Inde. « Nous devons être capables de nous défendre nous-mêmes, c’est-à-dire de porter des armes et de nous en servir, écrivait-il à l’été 1918. Si nous voulons apprendre rapidement et efficacement l’usage des armes, il est de notre devoir de nous enrôler dans l’armée3. »

9 - Les démons de la violence

Mon objection à la violence, donc, n’est pas une pure question de morale, même s’il me semble évident que tous les hommes et les femmes de bonne volonté s’accorderont à dire qu’il est en général préférable de résoudre les conflits de façon pacifique. Ma plus grande objection à la violence, en réalité, tient à ce simple fait qu’elle ne marche pas, ou plutôt qu’elle ne marche pas aussi bien, loin s’en faut, que la résistance non violente.

9 - Les démons de la violence

Je laisse ici la parole aux experts. Dans un livre remarquable intitulé Why Civil Resistance Works 4, deux brillantes chercheuses américaines, Erica Chenoweth et Maria J. Stephan, ont fait ce qu’aucun universitaire n’avait jamais fait avant elles : elles ont examiné tous les conflits qu’elles ont pu trouver entre 1900 et 2006, soit trois cent vingt-trois au total, et elles les ont analysés attentivement pour voir lesquels avaient réussi, lesquels avaient échoué, et pourquoi. Leurs résultats sont stupéfiants. « Les campagnes de résistance non violente, écrivent-elles, sont presque deux fois plus susceptibles de réussir totalement ou en partie que la résistance violente. » Et si vous êtes un accro des chiffres précis, voici le score exact : prenez les armes, et vous aurez 26 % de chances de réussir. Mettez en œuvre les principes que vous venez de lire dans ce livre, et ce chiffre bondit à 53 %.

9 - Les démons de la violence

Comme on peut s’y attendre, si l’on prend les mêmes statistiques sur ces vingt dernières années – alors qu’il n’y a plus de guerre froide pour encourager le financement des conflits armés partout sur la planète – la proportion grimpe de façon spectaculaire en faveur de la non-violence.

9 - Les démons de la violence

Ce n’est pas tout. Les mouvements armés, ont découvert nos deux chercheuses, se limitent en général à un nombre de participants tournant autour de cinquante mille. Ce n’est pas très surprenant : Dieu merci, il n’y a guère plus de gens désireux de porter les armes, de dormir dans des camps dans la jungle, ou de tuer et de mourir pour une cause. Et c’est vrai même si la cause est très noble

9 - Les démons de la violence

Mais quand un mouvement propose de s’amuser, d’être créatif et de mobiliser l’espoir pour écraser la peur, on peut s’attendre à ce que le nombre de ses membres gonfle plus vite que vous ne l’auriez rêvé.

9 - Les démons de la violence

Considérons le long terme. Selon Chenoweth et Stephan, les pays qui ont connu une résistance non violente ont plus de 40 % de chances de rester des démocraties cinq ans après la fin du conflit. Les pays qui ont choisi la voie de la violence, en revanche, ont moins de 5 % de chances de devenir des démocraties stables et en état de fonctionnement. Choisissez la non-violence, et vous avez 28 % de chances de voir un retour de la guerre civile dans la décennie qui suit ; choisissez la violence, et ce chiffre monte à 43 %. Les chiffres sont uniformes, et ce qu’ils nous disent est irréfutable : si vous voulez un changement démocratique stable, durable et qui intègre tout le monde, c’est la non-violence qui fonctionne.

9 - Les démons de la violence

Quand l’OTAN s’est mis à bombarder la Serbie au printemps 1999, certains parmi ceux qui étaient le plus violemment opposés au joug de Milosevic – y compris des membres d’Otpor! – se surprirent à soutenir notre président génocidaire alors qu’il se dressait contre l’Occident. C’était comme une source primaire de tribalisme qui resurgissait en bouillonnant. Lors d’un discours de Milosevic, juste après que les bombes ont commencé à tomber, l’un de mes collègues de la direction d’Otpor! a même acclamé le dictateur, criant avec enthousiasme : « Vas-y, Slobo, casse-leur la gueule ! » C’était une réaction normale, parce que quand votre grotte est en danger, vous soutenez votre chef, même si c’est un connard.

9 - Les démons de la violence

Cela explique en partie pourquoi toutes les formes de violence – que nous parlions des innombrables massacres perpétrés en Syrie ou des incendies de villas neuves par des militants proenvironnement aux États-Unis – sont tellement moins efficaces pour obtenir un changement social durable que des mesures pacifiques. La violence fait peur. Et quand les gens ont peur, ils cherchent un leader fort pour les protéger

9 - Les démons de la violence

Comme dans tout le reste de ce livre, la question ici est celle des piliers du pouvoir. Comme le dit mon ami Slobo, dans les luttes violentes, les gens cherchent toujours à faire tomber ces piliers en les poussant, alors que dans les campagnes non violentes, ils s’efforcent de tirer ces piliers de leur côté. Dans l’action non violente, vous cherchez à gagner en convertissant les autres à votre cause – qu’il s’agisse de personnes ordinaires comme les agents de la circulation ou de grosses pointures comme les éditorialistes des journaux – et en les poussant à mener vos combats pour vous. Vous construisez des identités de groupe et vous créez de nouvelles communautés dans l’espoir qu’elles atteignent une masse suffisante pour faire graviter les gens en direction de votre cause. Et comme vous n’effrayez personne avec de la violence, vos amis et vos voisins n’éprouvent pas le besoin instinctif d’être protégés par un homme fort

9 - Les démons de la violence

pour pouvoir lancer une campagne non violente, vous devez être aimable. Chaque mouvement, quels que soient ses objectifs, doit avant tout susciter la sympathie des masses.

9 - Les démons de la violence

Des hommes barbus en armes ne sont pas des figures très sympathiques. Il n’est même pas besoin d’avoir vu des images sanglantes de victimes de massacres pour changer de trottoir quand on voit s’avancer un type qui porte un AK47 et qui marche comme Terminator. Mais une jeune femme souriante brandissant une pancarte cool et malicieuse, c’est une autre histoire. Vous avez envie de vous joindre à elle parce qu’il est difficile de ne pas être porté par son énergie, son implication et son enthousiasme. Allez donc jeter un coup d’œil sur YouTube aux vidéos de Manal al-Sharif. Cette courageuse Saoudienne a défié l’interdiction faite aux femmes de conduire dans son pays en réalisant des vidéos d’elle-même derrière son volant à titre de formation à la conduite, vidéos qu’elle a ensuite postées sur Internet. Vous les regardez, et soudain vous avez une envie brûlante d’être assis avec elle dans la voiture. C’est aussi pourquoi beaucoup d’entre nous, même ceux qui auraient été incapables de situer Le Caire sur une carte, ont été si heureux quand ils ont vu à la télé les images de ces jeunes Égyptiens convergeant vers la place Tahrir en 2011 : ils étaient souriants, sans armes et une véritable source d’inspiration. Si Moubarak avait été renversé par une petite milice armée ou par le corps des officiers de son armée, nous n’aurions sans doute pas autant adhéré au mouvement, ou nous aurions surtout appelé à la prudence.

9 - Les démons de la violence

Ce qui m’amène à la seconde raison, étroitement liée à la première, du grand succès de la non-violence. Si vous avez des fusils-mitrailleurs et des tanks d’un côté, et des dizaines de milliers de gens marchant avec des drapeaux, des pancartes et des fleurs de l’autre, il n’y a guère à s’interroger pour savoir qui est la Belle et qui est la Bête. Martin Luther King avait fort bien compris ce principe. « Il y a plus de pouvoir dans des masses socialement organisées dans une marche qu’il n’y en a dans les armes aux mains de quelques hommes désespérés, écrivait-il. Nos ennemis préféreraient avoir à faire à un petit groupe armé plutôt qu’à une énorme masse de gens désarmés mais résolus5. »

9 - Les démons de la violence

Quand les dictateurs ouvrent le feu sur une énorme masse de gens désarmés mais résolus – comme ils l’ont fait par exemple en Birmanie –, ils sentent aussitôt l’oppression leur revenir en boomerang.

9 - Les démons de la violence

En outre, il convient de se montrer prudent avec la résistance armée, parce que c’est une épée à double tranchant. Un côté tire, lance des bombes et tue, l’autre côté tire, lance des bombes et tue en retour, et bonne chance pour démêler qui est à blâmer et qui se borne à exercer l’autodéfense.

9 - Les démons de la violence

Le réel danger pour un mouvement qui se radicalise, c’est que la violence rend difficile de distinguer les bons des méchants. Et si vous n’y prenez pas garde, même l’action non violente la mieux planifiée peut tourner vinaigre, et vite fait.

9 - Les démons de la violence

Prenons un exemple hypothétique. Imaginez que vous ayez la charge d’une manifestation pacifique. Elle est bien organisée et elle ressemble à une fête. Avec vos collègues activistes, vous avez passé des heures, des jours et des mois à convaincre les gens de venir défiler dans les rues, et vous avez toujours été récompensés par des rangées bien ordonnées de gens affichant de façon bien visible les logos et les messages de votre mouvement. Aujourd’hui, la foule enthousiaste scande des slogans et tend des fleurs à la police, et tout le monde, des plus jeunes aux plus vieux, prend part à l’action. Et puis, sortis de nulle part, vous avisez quelques idiots bourrés qui profitent de la journée à leur manière. D’abord, ils jettent des pierres sur la police, puis ils brisent la vitrine d’un coiffeur. À présent, vous et moi savons qu’il peut y avoir cinq mille personnes en train de chanter et de scander des slogans, et seulement cinq ou six crétins qui cherchent les ennuis. Mais devinez qui fera la une des journaux demain matin. La réponse, hélas : les crétins.

9 - Les démons de la violence

Bientôt votre réputation est ternie, et vous risquez fort de perdre votre crédibilité auprès des parents de jeunes enfants et des vieilles personnes. C’est bien dommage, parce que vous avez travaillé dur précisément pour les attirer de votre côté. Mais ils ne sont sans doute pas très amateurs d’endroits où les pierres volent et où l’on fait brûler des voitures.

9 - Les démons de la violence

Ensuite, les médias qui ont toujours soutenu et rapporté vos exploits s’empressent de vous reprocher cette violence, et leurs comités de rédaction regardent maintenant votre cause avec suspicion. En l’espace d’une semaine, votre dynamique est en panne, les piliers que vous avez si difficilement attirés de votre côté sont réticents à bouger, et les gens de votre communauté vous voient comme un fauteur de troubles. Et tout cela parce que vous n’avez pas su maintenir une discipline non violente dans votre mouvement.

9 - Les démons de la violence

Alors, qu’aurait-il fallu faire pour éviter d’en arriver là ? Depuis une dizaine d’années, mes amis et collègues du Canvas travaillent avec des gens d’une cinquantaine de pays, dont beaucoup pourraient prétendre à la première place sur la liste des endroits les plus violents de la planète. Pourtant, nous avons appris que les groupes impliqués, si sanglante que soit leur culture ou leur environnement, peuvent néanmoins bâtir et maintenir une discipline non violente s’ils veulent bien s’y appliquer. Il y faut certes des compétences et de la pratique, mais en réalité ce n’est pas plus compliqué que de conduire une voiture. Et comme le serinent les campagnes de la sécurité routière, le tout, c’est d’y aller doucement.

9 - Les démons de la violence

La première étape peut sembler gandhienne, mais elle est efficace. Vous devez prêcher la non-violence au sein de votre mouvement – ou, pour les moins religieux d’entre nous, en faire l’idéologie de votre mouvement

9 - Les démons de la violence

point chaud comme l’Égypte. Pourtant, même dans ce pays, les activistes ont réussi à convaincre leurs collègues des mérites de la non-violence. Pour cela, ils leur ont exposé l’histoire de mouvements non violents qui ont réussi, ils les ont familiarisés avec sa pratique par le biais de la formation, et ils se sont servis de ces techniques pour l’emporter sur le plan moral – en étreignant les policiers sur la place Tahrir. Vous et moi pourrions croire que tout le monde connaît Martin Luther King et Nelson Mandela, mais en réalité il y a des tas de gens qui ne connaissent qu’une seule façon de résoudre les problèmes insolubles : la violence.

Note

La dernière phrase: si les gens sont violents c’est qu’ils ne connaissent pas de meilleur moyen ils font de leur mieux depuis leur perspective actuelle

9 - Les démons de la violence

L’éducation est donc une première étape importante pour répandre la bonne parole de la discipline non violente.

9 - Les démons de la violence

La seconde chose que vous devez faire, c’est former vos camarades activistes à repérer les sources potentielles de friction. Comme Sinisa et Misko, mes collègues du Canvas, aiment à le rappeler aux groupes avec qui nous travaillons, les explosions de violence surviennent le plus souvent lors de confrontations entre « vous » et « eux » – que ce « eux » désigne les forces de sécurité ou les membres d’un parti politique opposé.

9 - Les démons de la violence

Imaginez que vous soyez dans une manifestation à laquelle participent des milliers de personnes, tandis que les forces antiémeute surveillent nerveusement la scène. C’est tendu, et vous savez que certains de part et d’autre n’attendent qu’un incident minime pour entamer une confrontation. Bien sûr, il s’agit d’obtenir ici que les gens gardent leur calme. C’est à cette fin que le leader des droits civiques Jim Lawson organisait dans les années 1960 des ateliers pour activistes dans les églises de Nashville, juste avant qu’ils aillent occuper des coffee shops ségrégés de la ville. Les étudiants de Lawson provoquaient les activistes avec le genre de sarcasmes et d’actes dégradants qu’ils pouvaient s’attendre à subir dans les rues de Nashville. Ils se faisaient traiter de tous les noms, cracher dessus et coller du chewing-gum dans les cheveux par les formateurs de Lawson, pour apprendre comment réagir aux mêmes provocations dans le monde réel. On leur apprenait à s’asseoir aux comptoirs, à chanter dans les cars de la police après leur arrestation et à garder une attitude non violente même dans les circonstances les plus humiliantes.

Note

Je pense qu’il ne faut pas attendre le martyr mais trouver la force de capturer les éléments perturbateurs violents et les neutraliser pacifiquement en leur offrant un gâteau

9 - Les démons de la violence

Au cours des campagnes d’Otpor!, nous avons été assez malins pour comprendre qu’en mettant les plus jolies filles au premier rang de nos manifestations, nous limitions les risques de nous faire assommer tout de suite par la police : même les forces de sécurité les plus sadiques hésitent à entamer leur journée en malmenant des femmes. En outre, avoir des filles aux premiers rangs permettait de créer un tampon physique entre les flics et les jeunes bagarreurs de notre bord qui étaient les plus susceptibles d’en découdre avec la police. Enfin, les membres d’Otpor! jouaient de divers instruments et dansaient sur une musique forte et rythmée, en appelant les policiers à se joindre à notre mouvement : tout cela pour leur montrer que nous n’étions pas là pour les menacer. Nous allions jusqu’à chanter en l’honneur de la police dans nos manifestations, notamment ces hymnes patriotiques et nunuches que nous avions l’habitude d’entonner en l’honneur de notre bien-aimée mais désastreuse équipe de foot. Et nous avions des volontaires étudiants, identifiés par des rubans rouges noués sur leur manche, constituant une véritable « police des manifestants » et chargés d’isoler les potentiels fauteurs de troubles dans nos rangs avant qu’ils ne deviennent violents vis-à-vis de la police ou entre eux.

9 - Les démons de la violence

Ce qui nous amène, bien sûr, à la troisième étape indispensable pour garder votre mouvement des démons insidieux de la violence : le défendre contre les provocateurs qui essaieront fatalement de ruiner la fête. C’est triste à dire, mais il existe des groupes extrémistes dans chaque société, et beaucoup d’entre eux n’aiment rien tant qu’une bonne épreuve de force – qu’ils rêvent d’une guerre de races, d’un affrontement apocalyptique avec le pouvoir, ou de quelque chose d’encore plus effrayant. Des supporters de foot aux anarchistes radicaux, chaque pays a ses propres « suspects habituels », des types disposés à se mettre des cagoules sur la tête et à brûler des voitures ou jeter des cocktails Molotov à la première occasion. Et comme ils aiment les rassemblements massifs – puisque c’est là qu’ils peuvent provoquer le plus de troubles – ils seront enchantés de participer à toute protestation ou manifestation à laquelle vous pourrez appeler. Il vous faut donc établir une distinction claire entre votre mouvement non violent et ces groupes toxiques. Même si vous êtes d’accord avec la plateforme qu’ils prétendent soutenir, évitez-les à tout prix. À chaque fois, vous devez tout faire pour bien montrer qu’ils ne font pas partie de votre monde.

9 - Les démons de la violence

Heureusement, les nouvelles technologies peuvent vous faciliter considérablement la tâche, comme l’ont montré les activistes italiens qui ont manifesté pour soutenir Occupy Wall Street en 2011 et ont pris des photos des anarchistes du Black Bloc qui essayaient de récupérer leur mouvement6. En identifiant les provocateurs et en diffusant leurs images sur les réseaux sociaux, les marcheurs italiens d’Occupy ont réussi à tracer une nette démarcation entre eux et les types venus à Rome en quête d’un festival de violence. Grâce à leur intervention, personne ne risquait de confondre les centaines de milliers de manifestants pacifiques avec les quelques types du Black Bloc qui espéraient tirer la couverture à eux

9 - Les démons de la violence

Remarquez bien que toute cette discipline non violente a une double efficacité : à l’intérieur, elle garde votre mouvement pacifique, et à l’extérieur elle démontre aux autres que vous êtes un bon leader. Pour toutes les raisons mentionnées plus haut, les campagnes non violentes ont bien plus de chances d’attirer même des responsables de haut niveau du régime oppresseur. Comme nous le verrons au chapitre suivant, le mouvement étudiant qui a abouti à la fameuse scène devant les chars de la place Tiananmen bénéficiait d’un certain soutien de la part d’officiers de haut rang qui étaient prêts à désobéir aux ordres et à changer de camp. La même chose est vraie de la communauté internationale, dont les myriades d’organisations, des gouvernements étrangers aux ONG, préfèrent largement soutenir une résistance pacifique que des insurrections armées.

9 - Les démons de la violence

C’est exactement ce qui s’est passé aux Philippines, et c’est une histoire qu’aime raconter Cecilia – la plus jeune formatrice du Canvas et notre seul membre philippin. En 1969, Ferdinand Marcos, qui s’était distingué contre les Japonais durant la Seconde Guerre mondiale, fut réélu président. En réaction à une vague de manifestations étudiantes menées par des communistes, Marcos déclara la loi martiale. « Il est peut-être plus facile et plus confortable de se tourner vers la consolation d’un passé familier et médiocre, disait-il dans un discours menaçant typique de son style habituel, mais l’heure est trop grave et les enjeux trop élevés pour autoriser les concessions classiques aux processus démocratiques traditionnels7. »       L’opposition, sans surprise, s’arma et prit le maquis dans la jungle. Se baptisant la New People’s Army, les communistes obtinrent d’abord des succès dans leur guérilla contre le gouvernement ; mais ils n’attirèrent guère la sympathie des Philippins ordinaires, et ils furent qualifiés de terroristes par les États-Unis.       Celui qui reprit le flambeau de l’opposition fut un sénateur nommé Benigno Aquino. En 1983, il accepta de rentrer d’un long exil pour se présenter contre Marcos. Les militaires venus l’accueillir sur le tarmac n’attendirent pas longtemps pour s’occuper de son cas : il fut assassiné avant même d’être sorti de l’aéroport. Les manifestations se multiplièrent. Marcos, qui n’avait plus le choix, consentit à organiser des élections, qui furent toutefois entachées de fraudes.

9 - Les démons de la violence

C’est là qu’entre en scène Corazon Aquino, la veuve du sénateur assassiné. Voyant la dynamique enclenchée par le meurtre de son mari, elle organisa une marche sur Manille. Deux millions de personnes répondirent à son appel. Le lendemain de l’investiture de Marcos, elle lança une campagne appelée « Pouvoir du peuple », qui commença par une grève générale. En outre, les Philippins organisèrent des ruées sur les banques d’État, déstabilisant ces institutions corrompues et cooptées. Ils boycottèrent les médias officiels, s’appuyant sur les journaux et les stations de radio tenus par l’Église catholique, un pilier du pouvoir qui n’avait jamais témoigné de grande affection à Marcos. Des millions de gens partout dans le pays se sentaient pleins d’espoir. Et des millions d’autres, qui regardaient ces événements partout dans le monde, savaient sans l’ombre d’un doute qui était dans son bon droit. Le 25 février 1986, Cory Aquino prêta le serment présidentiel et constitua un gouvernement parallèle. Ce soir-là, des hélicoptères militaires américains escortèrent Marcos et une trentaine de membres de son entourage jusqu’à une base militaire proche, puis à Hawaii, où le dictateur allait passer le reste de ses jours.

9 - Les démons de la violence

Donc, la résistance non violente a réussi aux Philippines là où la violence avait échoué, comme ce fut le cas dans tant d’autres endroits de la planète. Si la discipline non violente – qui forme la sainte trinité de la lutte non violente, avec l’unité et la planification – est d’une importance vitale, d’autres choses encore sont nécessaires pour garantir le succès d’un mouvement. Ainsi, il est crucial de savoir comment et quand terminer ce que vous avez commencé.

10 - Finissez ce que vous avez commencé

L’heure est venue d’aborder un aspect tristement sous-estimé de la lutte non violente : comment identifier ce moment critique de toute campagne, quand vous avez pris d’assaut votre « œuf » et atteint l’objectif que vous vouliez conquérir. Parce que c’est le moment où, en tant qu’activistes, vous devez déclarer la victoire et en finir – ou du moins passer à la prochaine bataille qu’il vous est possible de gagner.

10 - Finissez ce que vous avez commencé

Cela pourrait sembler simple, mais déclarer la victoire est en fait une chose assez délicate. C’est un peu comme en cuisine, où tout tient au temps de cuisson. Vous ne voulez pas vous retrouver avec des cookies brûlés ou un soufflé effondré. Si vous déclarez trop tôt la réussite de votre mouvement et si vous renvoyez les activistes chez eux alors qu’il reste la moitié du boulot à finir, vous risquez d’aboutir à une situation comparable à celle que nous voyons en Égypte aujourd’hui. En effet, ceux qui ont combattu pour cette révolution ont cru avoir gagné après la chute de Moubarak, pour voir les Frères musulmans d’abord, et le pouvoir militaire ensuite, leur tomber dessus et reprendre le contrôle du pays. Même à présent, avec les Frères en fuite et l’armée aux affaires, l’Égypte n’est pas le type de démocratie dont avait rêvé mon ami Mohammed Adel.

10 - Finissez ce que vous avez commencé

Avec le recul, il semble évident que l’erreur des Égyptiens fut d’appeler leur révolution une réussite juste après que leur dictateur eut été traîné en prison. On sait bien que dans une situation politique chaotique – comme le vide qui a suivi la sortie un peu précipitée de Moubarak – ce sont les groupes les plus organisés qui sont les plus susceptibles de prendre les rênes du pouvoir. Et personne en Égypte n’était mieux organisé que les Frères musulmans et les militaires

Note

Les groupes les mieux organisés prennent la place vacante avant les autres

10 - Finissez ce que vous avez commencé

En n’anticipant pas la capacité de ces groupes à prendre en charge le chaos laissé par le départ de Moubarak, les jeunes activistes non violents qui avaient si bien réussi à mobiliser les gens dans les rues du Caire et à apporter une réelle unité aux citoyens égyptiens se préparaient à de grandes déceptions. C’est pourquoi le Canvas se plaît à rappeler que Kennedy n’avait pas simplement promis d’envoyer des cosmonautes sur la Lune ; il avait aussi promis de les ramener sur Terre. Ramener ces types à la maison, et pas seulement les expédier dans l’espace, était l’œuf de la Nasa. Pour les Égyptiens, l’œuf devait être la démocratie, et pas seulement la fin de Moubarak.

10 - Finissez ce que vous avez commencé

C’est pourquoi il est si important pour les activistes non violents de finir ce qu’ils ont commencé. L’exploit spectaculaire de renverser un dictateur ne devient une véritable victoire que si la tâche nettement moins spectaculaire qui consiste à mettre une démocratie en place a été accomplie. Et si l’étude de Chenoweth et Stephan que j’ai citée plus haut conclut que l’action non violente offre la meilleure chance d’un changement social durable – 42 % dans les cinq ans qui suivent – cela vous laisse encore 58 % de chances de voir vos vaillants efforts aboutir à une conclusion malheureuse. Donc, pour être sûr que vous ne partiez pas les mains vides, considérons les chausse-trapes les plus courantes dans lesquelles peuvent s’enliser même des mouvements remarquablement bien menés.

10 - Finissez ce que vous avez commencé

comme nous l’avons vu en Égypte, vous pouvez célébrer votre victoire trop tôt en laissant la porte grande ouverte à des acteurs plus malveillants qui s’empresseront de recueillir les fruits de votre labeur. Mais il est tout aussi dangereux d’attendre trop longtemps pour déclarer la victoire. La dynamique d’un mouvement est une chose épineuse, et il s’agit de ne pas la louper. C’est ce qui est arrivé aux courageux jeunes activistes chinois qui ont occupé la place Tiananmen en 1989. Dans l’un des moments les plus fascinants de l’histoire moderne, les étudiants organisèrent une manifestation pacifique de masse et réussirent à contraindre le pouvoir communiste de proposer des concessions et des réformes tangibles, pour voir tout cela leur exploser à la figure quand ils refusèrent toutes les propositions de compromis avancées par le pouvoir. Au lieu d’accepter ces offres, même modestes, les étudiants demandèrent – de façon irréaliste – qu’une démocratie pleine et entière remplace le système chinois. Devant le refus des activistes de la place Tiananmen d’accepter les victoires mineures mais significatives que leur avait déjà accordées le Parti, le gouvernement paniqua à l’idée de troubles supplémentaires et écrasa le soulèvement. En conséquence de quoi, il n’y eut plus de mouvements sociaux en Chine pendant près de vingt ans.

10 - Finissez ce que vous avez commencé

scellé : les intentions des protestataires étaient pures, mais leur refus de voir leur lutte comme une série de petits actes plutôt qu’un spectacle cataclysmique leur laissait peu de chances. Même quand la loi martiale fut déclarée et que divers militaires de haut rang risquèrent leur carrière et leur vie en tendant la main au mouvement étudiant dans un dernier effort pour protéger les jeunes gens, ils s’obstinèrent dans leur refus. Leur mouvement ne savait pas jouer le jeu. Ne sachant pas à quel moment crier victoire, il attendit trop longtemps et finit écrasé.       Même quand les activistes ne commettent aucune erreur et ont un timing impeccable, il y a toujours un risque que leur mouvement s’effondre de lui-même. Des tas de gens ont commencé petit, ont remporté de grandes victoires et ont annoncé leur réussite exactement au bon moment, avant de sentir avec horreur tout s’effondrer sous leurs pieds. Cela arrive en général quand ils commencent à se sentir trop confiants dans leur victoire, comme un coureur qui mène la course en tête et savoure déjà son triomphe, pour voir un rival piquer un sprint, le dépasser et franchir sous son nez la ligne d’arrivée.

10 - Finissez ce que vous avez commencé

Les résultats des tests de laboratoire arrivèrent : Iouchtchenko avait été empoisonné à la dioxine. Comme la méthamphétamine bleue que prépare Walter White dans Breaking Bad, la drogue administrée au candidat de Pora était si pure qu’elle ne pouvait avoir été fabriquée que par un chimiste professionnel. Il se révéla que tout l’épisode avait commencé après que Iouchtchenko eut dîné avec l’un des chefs des services secrets ukrainiens. Les Ukrainiens ordinaires commencèrent à se demander s’ils vivaient un mauvais film d’espionnage, avec le retour des mêmes méchants du KGB qu’à l’époque soviétique. Les activistes de Pora étaient livides, et les gens espéraient qu’ils auraient encore un candidat vivant et non pas un martyr quand viendrait le jour des élections.       Aucune inquiétude, disaient les partisans de Ianoukovytch. Le problème, ajoutaient-ils avec des sourires rusés, c’était que Iouchtchenko avait eu pour dîner des sushis et du cognac capitalistes, au lieu d’aliments patriotiques comme le gras de porc et la vodka. En clair, Iouchtchenko ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même. À ce moment, les membres de Pora virent la fenêtre d’opportunité et bondirent. Il s’agissait d’une oppression caractérisée, et ils la renvoyèrent en boomerang de façon spectaculaire. Le visage défiguré de Iouchtchenko devint un nouveau symbole du mouvement, et Pora, jetant dans la bataille toute son énergie et tout son enthousiasme, combinés à la gamme de techniques non violentes dont ils s’étaient déjà servis pour attirer l’attention sur la cause de la démocratie ukrainienne, organisa une série de marches, de meetings et de manifestations en soutien à Iouchtchenko. Malgré tous les efforts de Ianoukovitch pour truquer l’élection, Iouchtchenko, porteur de cicatrices à vie mais en voie de guérison, fut finalement élu président de l’Ukraine.       Il apparut à tous les observateurs que Pora avait contribué à apporter la démocratie en Ukraine, et il était clair que le mouvement avait remporté une grande victoire en réussissant à garder tous les piliers du pouvoir unis derrière un unique candidat. Tout cela faisait une excellente histoire, et je voudrais pouvoir vous dire qu’aujourd’hui l’Ukraine est sur la voie de la liberté et des droits humains. Malheureusement, je ne peux pas. Si les activistes de Pora avaient fait preuve d’un grand talent pour amener leurs concitoyens à travailler ensemble durant la tumultueuse élection présidentielle, ils négligèrent de mettre en œuvre ces mêmes compétences une fois Iouchtchenko au pouvoir. Quand il eut reçu l’investiture en tant que président et que la fête fut finie, tout le monde rentra simplement à la maison. Les activistes de Pora ne poursuivirent pas leur travail pour maintenir l’unité politique une fois la ferveur révolutionnaire retombée, et il ne fallut que quelques mois après l’élection de Iouchtchenko pour que sa coalition se fissure gravement. Presque tout de suite, le nouveau président avait eu une prise de bec avec son Premier ministre, une figure non moins charismatique nommée Ioulia Tymochenko. Ils n’étaient d’accord à peu près sur rien, leurs alliés politiques étaient tous de bords différents, et bientôt le sol se déroba sous les pieds des forces démocratiques.       Et il se déroba à plusieurs reprises : quand la coalition mise à mal de Iouchtchenko finit par se briser, ouvrant la voie à Ianoukovytch pour récupérer le pouvoir ; quand ce même Ianoukovytch se révéla être un Poutine miniature ; et quand Tymochenko fut emprisonnée à la suite d’accusations de corruption. Si vous regardiez l’Ukraine vers 2011 ou 2012, on vous aurait pardonné de penser que Pora avait totalement échoué et que la liberté était impossible.       Mais le pouvoir du peuple est comme le génie de la lampe : une fois qu’il en est sorti, il n’y rentre plus jamais. L’Ukraine à cet égard est un cas d’école. Après la réélection de Ianoukovitch, le pays entra dans une période de déprime politique : rares furent ceux qui avaient l’énergie ou les moyens de faire quoi que ce soit. Les Ukrainiens restèrent apathiques même en voyant Ianoukovitch organiser un vaste système de copains et de coquins corrompus. Ils soupirèrent lorsque le dictateur supprima les libertés civiles, et ils étouffèrent des jurons quand ce fonctionnaire qui gagnait l’équivalent de deux mille dollars par mois se fit construire une résidence pour soixante-quinze millions de dollars, avec des lustres à cent mille dollars pièce, et un zoo privé bien fourni en espèces animales. Mais quand Ianoukovitch déclara qu’il voulait sortir de l’Union européenne en faveur de Moscou, le génie rugit de nouveau. La corruption, les Ukrainiens étaient prêts à la supporter ; l’extravagance, ils pouvaient la pardonner, même à contrecœur. Mais que le dictateur leur enlève leur rêve de rejoindre l’Occident, d’être une nation normale au sein du monde libre, de bien vivre, d’avoir de l’espoir, toute la « vision d’avenir » que Pora leur avait décrite dix ans plus tôt, c’était pousser le bouchon trop loin. Donc, une fois encore, le peuple descendit dans la rue.

10 - Finissez ce que vous avez commencé

Ce mouvement, appelé Euromaïdan, est réellement impressionnant. Ses membres ont lutté et ont été assassinés dans les rues de Kiev pour leur vision pour demain. Qui aurait pu imaginer que le premier peuple dans l’histoire à mourir pour pouvoir agiter fièrement le drapeau de l’Union européenne serait les Ukrainiens, citoyens d’un pays qui n’était pas même membre de cette Union ? Ils étaient guidés par la puissance d’une vision, et c’est ce qui a fait d’Euromaïdan une si belle source d’inspiration. En dépit des forces déployées par le pouvoir, de ses innombrables décrets, et de la propagande de Moscou sur ses chaînes officielles et sur toutes les télévisions du monde – accusant des protestataires d’avoir de sinistres intentions – le peuple persévéra. Il y a une raison simple à cela : quand les gens ordinaires goûtent à leur propre pouvoir, ils sont en général peu disposés à revenir très longtemps à une vie de complaisante docilité. Ils veulent avancer. Ils veulent être libres

10 - Finissez ce que vous avez commencé

Après la chute de Milosevic en Serbie, Otpor! ne relâcha pas la pression sur le système, alors que nous avions atteint ce que beaucoup considéraient comme notre objectif majeur. Certes, Milosevic avait été renversé, mais sa faction, bien qu’affaiblie, restait vivante et active. Et nous savions aussi qu’il y avait un risque que la nouvelle direction serbe trouve le vieux trône de Milosevic à son goût et essaie de récupérer le pouvoir dictatorial pour elle-même. Mais Otpor! s’était préparé à cette éventualité. Nous savions que notre « œuf » était la démocratie, et qu’il nous restait une longue route pour y parvenir. Aussi nous collâmes des affiches partout dans le pays, informant le nouveau gouvernement démocratiquement élu que les mêmes activistes qui avaient fait tomber Milosevic gardaient un œil sur les nouveaux dirigeants, et que toute tentative de ramener l’ancien système reviendrait à déchaîner le même pouvoir du peuple qui avait obtenu la tête de l’ancien régime. Les vieilles banderoles et les graffitis d’Otpor! furent remplacés par des affiches montrant des bulldozers – devenus les symboles de la révolution serbe – avec ce slogan : « Il y a vingt mille bulldozers en Serbie, et deux millions de personnes prêtes à les conduire », tandis que d’autres disaient : « Nous vous surveillons ! » Il s’agissait de rappeler au gouvernement fraîchement élu que la campagne d’Otpor! était loin d’être finie. En d’autres termes, notre travail ne s’arrêtait pas à la chute de Milosevic. Nous luttions pour la démocratie et nous entendions bien finir la lutte que nous avions commencée.

10 - Finissez ce que vous avez commencé

Qu’il s’agisse de planifier un mouvement non violent ou de faire un swing au golf, peu de choses comptent autant que le suivi. Naturellement, empêcher les coups d’État contre-révolutionnaires, installer un gouvernement démocratique, organiser des élections libres et construire des institutions durables est beaucoup moins sexy qu’affronter un dictateur enragé ou un maire facile à tourner en dérision avec une bruyante et joyeuse manifestation dans les rues d’une grande ville. Mais les mouvements qui veulent réussir doivent avoir la patience de continuer à bosser dur, même quand les projecteurs sont déjà braqués sur la grande histoire suivante.

10 - Finissez ce que vous avez commencé

Au bout de quinze ans sans Milosevic, mon pays est loin d’être Disneyland. Mais c’est encore une démocratie qui fonctionne correctement et qui reste malgré tout le pays pour lequel nous avons lutté à l’époque d’Otpor!. Et cela parce que nous avons su très tôt quel serait l’objectif final de notre mouvement et parce que nous avions une vision d’avenir qui définissait notre « œuf » de façon suffisamment claire. Nous exigions une démocratie, un pays qui vive en paix avec ses voisins, et l’entrée dans l’Union européenne. Aujourd’hui, nous y sommes à peu près. Personne ne censure nos médias ni ne frappe les manifestants dans les rues de Belgrade, nous avons des relations cordiales avec nos anciens ennemis jurés, et nos politiciens s’emploient, sur le papier du moins, à faire entrer le pays dans l’Union européenne.       Tout cela parce que après la chute de Milosevic, les activistes serbes n’ont jamais cessé de livrer de petites batailles qu’ils pouvaient gagner.

10 - Finissez ce que vous avez commencé

tout gouvernement postrévolutionnaire est par nature extrêmement fragile.

10 - Finissez ce que vous avez commencé

Mon ami et mentor, Zoran Djindjic, est devenu Premier ministre et s’est employé à défaire, fragment par fragment, l’arsenal législatif de l’époque de Milosevic

10 - Finissez ce que vous avez commencé

et si nous n’avions pas de Frères musulmans à affronter en Serbie, nous ne manquions pas de grandes entreprises criminelles cherchant à profiter du vide du pouvoir qui résultait de notre victoire contre Milosevic. Finalement, Djindjic paya le prix suprême pour ses efforts : il fut assassiné. On suspecta la mafia.

10 - Finissez ce que vous avez commencé

Mais même si le pays avait perdu un grand homme, notre démocratie et les institutions que Djindjic avait contribué à renforcer perdurèrent. Nous, les Serbes, avions créé quelque chose d’assez fort pour survivre même à cette catastrophe, et c’est là, pour moi, la véritable réussite de notre révolution.

10 - Finissez ce que vous avez commencé

Rappelez-vous la Marche du sel de Gandhi : il procéda par étapes successives, en annonçant toutes ses petites victoires au fur et à mesure. En effet, il comprenait d’instinct le jeu de la non-violence.

10 - Finissez ce que vous avez commencé

Il savait qu’annoncer une révolution risquait de susciter une explosion qui ne donnerait rien de plus substantiel qu’une poussée d’enthousiasme patriotique suivie d’une répression accrue – ce qui est exactement le sort que subirent les activistes de la place Tiananmen. Ce qu’il fallait à Gandhi, c’était une action facile à suivre, permettant à ses partisans d’apprendre progressivement les règles de la désobéissance civile, d’affûter leurs compétences et de renforcer leur courage. Il trouva tout cela dans le sel.

10 - Finissez ce que vous avez commencé

Le succès de la Marche du sel n’amena pas bien sûr l’indépendance de l’Inde, et il faudrait encore dix-sept ans de désobéissance civile avant que les fonctionnaires de Sa Majesté remettent à ses habitants le contrôle de leur colonie la plus lucrative. Mais ces dix-sept années furent relativement plus faciles pour Gandhi. Grâce à la Marche du sel, il avait montré qu’il était un leader capable de finir ce qu’il avait commencé et d’obtenir des résultats. Il jouissait donc d’un immense prestige auprès des Indiens. Il n’était pas une simple autorité morale ; il n’était pas un simple activiste plein de bonnes idées et capable de faire de beaux discours. Il était – et vous me pardonnerez ce langage sophistiqué – le gars qui sait comment faire le boulot.

10 - Finissez ce que vous avez commencé

Or, une fois que vous avez tous les fondamentaux – définir votre cause, trouver vos symboles, identifier les piliers du pouvoir et retourner l’oppression contre elle-même – savoir faire le boulot aux plus hauts niveaux de l’action non violente revient à savoir à quel moment déclarer la victoire et avancer vers l’objectif suivant.

10 - Finissez ce que vous avez commencé

les petits défis du début, avec des objectifs clairement établis, aident à se préparer aux grandes luttes à venir.

10 - Finissez ce que vous avez commencé

En 2011, Hazare, désormais un vieil homme, était prêt pour le plus important combat de sa vie : il allait s’attaquer à la corruption, ce vaste problème qui paralyse depuis toujours l’économie et la société indiennes. Par exemple, selon une étude menée par Transparency International, plus de 62 % des ménages indiens reconnaissaient en 2005 avoir versé des pots-de-vin pour bénéficier des services publics de base. Hazare voulait mettre fin à tout cela. Il réclama des mesures punitives plus dures contre les responsables jugés coupables de corruption, ainsi que la mise en place de tout un système local et national d’ombudsmans, capables d’agir rapidement au nom des citoyens.

10 - Finissez ce que vous avez commencé

Le gouvernement rejeta ce plan jugé trop compliqué à appliquer. Le 5 avril 2011, Hazare entama une grève de la faim. « Je jeûnerai, déclara-t-il lors d’une conférence de presse, jusqu’à ce que la loi anticorruption soit passée. »       Des centaines de personnes se joignirent à Hazare dans son jeûne et des centaines de milliers d’autres envoyèrent des tweets et postèrent des messages de soutien sur Facebook. Bientôt, les célébrités indiennes, des stars de Bollywood aux joueurs de cricket, entrèrent dans la bataille. Le message de Hazare était simple : il n’appelait pas à la fin immédiate de la corruption, mais se bornait à exiger que le parlement vote une loi. Il était discipliné et concret. Et, comme Gandhi, c’était un admirable vieux gentleman suprêmement engagé à sa cause, à qui les gens faisaient confiance pour obtenir des résultats parce qu’il avait déjà été victorieux. Bientôt, des dizaines de milliers de supporters manifestaient partout dans les grandes villes de l’Inde. Cinq jours plus tard, le gouvernement capitulait, promettant de faire passer le projet de loi.       Hazare s’empressa d’annoncer sa victoire, ce qui était adroit, mais il ne s’en tint pas là. Il avait compris en effet que gagner une bataille ne signifiait pas gagner la guerre, et que, si l’on avait le malheur de laisser un peu trop de temps à ce système politique décadent, il risquait fort de retomber dans le chaos. Conscient de ce danger, Hazare ne relâcha pas la pression, même après cette première victoire mémorable. « La vraie bataille commence maintenant, dit-il à ses supporters. Nous avons un long combat devant nous pour mettre au point la nouvelle législation. En cinq jours, nous avons montré au monde que nous étions unis pour la cause de la nation. La présence de jeunes dans ce mouvement est un signe d’espoir4. »

10 - Finissez ce que vous avez commencé

Il fut fidèle à sa parole, et le gouvernement fut fidèle à sa nature. Quand, quelques mois plus tard, le gouvernement proposa une version édulcorée de la loi, Hazare la décria comme « une cruelle plaisanterie ». Il promit une autre grève de la faim, cette fois jusqu’à la mort s’il le fallait. En quelques heures, des dizaines de milliers de gens envoyèrent des fax au gouvernement pour soutenir l’appel de Hazare. À Mumbai, les taxis firent une journée de grève en solidarité avec lui. Mais avant même qu’il ait pu commencer sa grève de la faim, Hazare fut arrêté sous l’inculpation de rassemblements non autorisés et mis en prison.       Entamant sa grève de la faim dans sa cellule, Hazare recueillit bientôt un soutien massif, contraignant le gouvernement à céder en quelques heures et à le libérer de prison. L’oppression s’était retournée contre elle-même. Mais toujours maître tacticien, Hazare refusa de quitter sa cellule si on ne l’autorisait pas à poursuivre sa grève de la faim dans les lieux publics qu’il avait choisis auparavant à cet effet. Quelques jours plus tard, il gagna à nouveau, et fut escorté à l’endroit qu’il avait choisi pour y poursuivre son jeûne. En le voyant maigrir à vue d’œil, les milliers de gens venus le soutenir ne purent qu’être frappés par la contradiction entre son corps affaibli et la puissance de sa résolution. Hazare ne cessait de répéter qu’il en mourrait s’il le fallait, mais que ses partisans et lui n’abandonneraient jamais la lutte.       Partout en Inde, de jeunes hommes se mirent à porter le topi, le calot blanc traditionnel qui était la signature de Hazare. Ses supporters trouvèrent aussi le slogan « Je suis Anna », qu’ils promirent de scander à voix haute et publiquement chaque fois qu’un policier ou un fonctionnaire quelconque aurait le front de leur demander un pot-de-vin5.       Douze jours après le début de sa grève de la faim, ayant perdu près de huit kilos, déshydraté et frêle, Hazare fut informé que le gouvernement capitulait une fois encore et qu’il allait revoir la loi comme il le demandait. Assis sur une chaise, une immense banderole frappée du visage de Gandhi derrière lui, Hazare déclara sa victoire finale. « J’estime que c’est la victoire du pays tout entier6 », dit-il. Ça l’était en effet, mais uniquement parce que Hazare avait su déclarer ses victoires au bon moment, sans pour autant relâcher la pression jusqu’à ce qu’il ait terminé le combat qu’il avait commencé.

10 - Finissez ce que vous avez commencé

Il est de votre responsabilité en tant qu’activistes de terminer ce que vous avez commencé, parce que, comme nous le voyons partout dans le monde, des révolutions sans résolutions adaptées peuvent être tout aussi mauvaises que ce qui existait avant elles. Vous devez vous assurer que tous les changements que vous apportez vont être durables et stables. Il y a des choses évidentes dont vous devez vous garder soigneusement, comme proclamer trop tôt la « fin de partie », ne pas reconnaître vos victoires quand on vous les concède, ou affaiblir votre unité durement gagnée par des « querelles de famille » et des postures politiques rigides

11 - Il fallait que ce soit vous

je voudrais vous parler d’un autre type de héros, plus humble mais tout aussi inspirant. Appelons notre hypothétique protagoniste Kathy. Pour être franc, Kathy n’a rien de bien remarquable. On trouve des gens comme elle dans n’importe quelle ville des États-Unis, et j’ai forgé ici son histoire à partir d’anecdotes et d’exemples que m’ont racontés divers activistes à temps partiel des banlieues américaines.       Kathy est une femme charmante, parfaitement ordinaire, avec un bon boulot, trois gosses et une maison confortable ; en clair, quelqu’un d’agréable, mais qui n’a rien pour sortir du lot. Elle essaie de vivre une vie normale, heureuse et équilibrée. Il y a peu de temps encore, elle n’avait jamais envisagé de participer à une forme quelconque d’activisme dans sa vie. Trop jeune pour avoir connu la révolte des années 1960, elle a grandi persuadée que la politique est sale, le système corrompu, et les gens à peu près impuissants face aux gouvernements et aux multinationales. Le mieux donc est de s’occuper de ses affaires et de se concentrer sur les choses qu’on peut contrôler

11 - Il fallait que ce soit vous

Kathy a toujours évité, comme beaucoup d’entre nous, ces casse-pieds qui distribuent des tracts à l’entrée du supermarché, faisant campagne pour une cause ou une autre. Tout en admirant leur passion, elle ne voulait rien avoir à faire avec eux. Elle voulait simplement qu’on lui fiche la paix.

11 - Il fallait que ce soit vous

Et puis survint la révision du plan d’occupation des sols.       Comme c’est souvent le cas des affaires gérées par les autorités locales, la plupart des voisins de Kathy ne prêtèrent aucune attention à cette modification du cadastre quand elle fut adoptée par le conseil municipal. Kathy pas davantage. Mais quelques semaines plus tard, la ville ne parlait plus que de ça : les gens commentaient cette décision à la station-service, les collègues de son mari en discutaient, et des pancartes de protestation poussaient comme des champignons sur les pelouses. Le grand terrain vague proche du collège de la ville allait bientôt être occupé par un énorme centre commercial. Ce genre de chose arrive partout en Amérique, et il n’est pas besoin d’être urbaniste pour savoir qu’un centre commercial à proximité d’une école signifie plus de circulation, un risque accru d’accidents, et toutes sortes d’influences et de distractions que l’on cherche en général – à juste titre – à éloigner des écoles. Mais le conseil municipal, avec les encouragements enthousiastes de quelques promoteurs locaux, ignora tout cela et envoya les bulldozers pour commencer les travaux.       Préoccupée, Kathy fit tout ce qu’elle estimait nécessaire. Elle appela quelques membres du conseil municipal et laissa des messages à leur secrétaire ; personne bien sûr ne la rappela jamais. Elle écrivit une lettre au journal local, qui la fit paraître, mais sans aucun résultat. Elle en discuta avec ses amies du conseil d’école, et elles rédigèrent ensemble une lettre de réprimande au maire ; elles reçurent une réponse polie, promettant qu’il allait examiner la question – ce qu’il ne fit jamais. Si vous avez pratiqué un jour une sorte quelconque d’activisme de voisinage, je suis sûr que cela vous rappelle des souvenirs.

11 - Il fallait que ce soit vous

Bientôt, ce centre commercial devint l’unique sujet de conversation de Kathy et de ses amies. Ce n’était pas une simple affaire de sécurité ; certes, un accroissement de la circulation posait des problèmes, mais rien que quelques gendarmes couchés ou feux tricolores ne puissent résoudre. La vraie question était ce terrible sentiment que des gens ayant beaucoup d’argent et des amis à la mairie pouvaient s’amener tranquillement, faire la pluie et le beau temps, et laisser sur le sable les citoyens ordinaires comme elle 

11 - Il fallait que ce soit vous

Avec calme d’abord, puis avec plus de nervosité à mesure que les semaines passaient, Kathy envisagea d’entamer une action plus sérieuse. Comme toutes les batailles qui méritent d’être menées, celle-ci exigeait du temps et des tactiques ad hoc. Kathy comprit avant tout que le conseil municipal ne se souciait pas d’écouter les parents des enfants scolarisés à cet endroit. Ils n’étaient pas assez importants, découvrit-elle, et le maire pouvait les écarter d’un revers de main. Mais Kathy était une fine mouche : elle savait identifier les piliers du pouvoir.       Ses amis et elle réfléchirent au fait que leur ville était remplie de bons chrétiens qui prenaient la religion au sérieux, au point que les centres de la vie civique de la ville étaient ses églises. Kathy et ses alliés s’étaient déjà résignés au fait que le maire ne s’intéressait pas à ce que les petites gens avaient à dire. Quant aux promoteurs, ils ne risquaient pas de bouger tant qu’il y aurait de l’argent à faire pour eux. Mais il y a certaines forces que même le conseil municipal le plus résolu ne peut ignorer, et Kathy enrôla donc le clergé local pour avoir la colère divine de son côté. Elle convainquit un prêtre d’écrire une lettre très ferme au maire. Celui-ci n’était pas idiot : quand il sentit qu’une coalition divine était en train de se construire contre lui, il réagit aux protestations par la promesse de réexaminer le POS. Cette lettre, témoignant de l’implication de l’un des piliers fondamentaux du pouvoir du maire, se révéla plus efficace que tous les bavardages au bureau, toutes les pancartes sur les pelouses, et les e-mails furieux de tous les parents réunis.

11 - Il fallait que ce soit vous

Cela faisait désormais trois mois que le maire avait ignoré Kathy, mais cette fois il fit machine arrière et promit d’organiser une nouvelle consultation publique pour réviser le POS. À la suite de ce premier résultat, tout le monde voulut faire partie de l’équipe d’activistes banlieusards de Kathy, et même les résidents les plus apathiques de la ville sentirent qu’ils étaient des sans-grades en train de mener la bonne bataille. Le soir de la consultation publique, la mairie était pleine à craquer. La plupart des gens dans le public étaient venus par simple curiosité, ne voulant pas manquer le grand événement. Ils ne furent pas déçus par Kathy et ses amis : leurs discours n’avaient rien de professionnel – Kathy, quelles que soient ses vertus, n’est pas Churchill – mais ils venaient du cœur, ils étaient authentiques et profondément touchants. À la fin de la réunion, il était clair que le nouveau POS devait être remballé dans les tiroirs, et quelques semaines plus tard, c’était chose faite. Conscients de l’importance de déclarer leur victoire, Kathy et ses conjurés écrivirent au maire une lettre ouverte fort gracieuse, qui le remerciait d’avoir pris la bonne décision et l’invitait à venir visiter l’école. Bien sûr, il répondit à l’invitation. Kathy avait gagné une réelle influence dans sa petite ville, et elle parvint à obtenir beaucoup pour sa communauté.

11 - Il fallait que ce soit vous

J’ai rencontré des tas de Kathy au cours de mes voyages aux États-Unis, et chaque fois ce sont leurs histoires qui me réjouissent le plus. Certes, renverser Moubarak ou Milosevic est une réussite remarquable, mais vous n’avez pas besoin de gémir sous une dictature pour appliquer les principes du pouvoir du peuple : ils sont universels et ils s’appliquent à tous, où que vous soyez et quel que soit votre problème.

11 - Il fallait que ce soit vous

S’il vous reste des doutes sur le pouvoir des hobbits ordinaires comme notre amie Kathy, considérez la situation de Kibera, à Nairobi. C’est le plus grand bidonville du Kenya et peut-être du monde. Cinq millions de personnes s’y entassent dans des conditions sordides. Kibera présentait pour ses habitants tous les dangers que peut offrir l’un des pires trous de l’enfer sur terre. Le paysage était terrifiant. Il y avait Jamhuri Park, dont les épais buissons et les grands arbres donnent une ombre perpétuelle, en faisant un endroit de choix pour les violeurs locaux. Puis vous aviez le barrage de Nairobi, au pied duquel étaient installés des gangs, et si vous marchiez un jour de paie sur Karanja Road, la rue principale, vous étiez à peu près certain de vous faire agresser et voler par des voyous. Et puis, il y avait les toilettes volantes. Kibera étant dépourvu de tout système d’égouts développé et efficace, beaucoup d’habitants étaient contraints de faire leurs affaires dans les fossés bordant les rues1. La nuit, quand il était trop dangereux de sortir de chez soi ne serait-ce que le temps de soulager un besoin naturel, les gens de Kibera allaient simplement aux toilettes dans un sac en plastique, qu’ils nouaient et jetaient par la fenêtre : voilà pour les toilettes volantes. Inutile de dire qu’il y avait des sacs en plastique un peu partout. Kibera, comme on peut l’imaginer, n’était pas un endroit facile à habiter. Pour survivre, vous aviez vraiment intérêt à connaître le coin.       Or, les ONG présentes pour aider les habitants du bidonville connaissaient mal celui-ci. Elles avaient les meilleures intentions du monde, mais elles étaient constituées d’étrangers ou de Kenyans plus fortunés. L’aide offerte par ces outsiders était bienvenue, mais elle ne résolvait aucun problème réel. Bien sûr, ils pouvaient installer des latrines et réduire le nombre de toilettes volantes. Mais les besoins fondamentaux du bidonville n’étaient pas abordés efficacement. Les choses se mirent à changer lorsque la communauté décida de s’unir pour agir. Les habitants de Kibera se regroupèrent en trois organisations locales et commencèrent par se fixer des tâches simples. La première fut d’établir une carte de leurs quartiers. Une carte du bidonville pouvait être un bon outil pour permettre aux gens de partager leurs informations et de s’avertir mutuellement des périls et des opportunités qui les entouraient. C’était une façon pour eux de mettre en commun leur débrouillardise et leur connaissance de la rue. Ce n’était pas d’une difficulté insurmontable. De nos jours, la cartographie est grandement facilitée par la technologie ; et comme les jeunes sont toujours plus doués pour ces nouvelles applications, des adolescents armés de GPS allèrent collecter une série de données, arpentant le bidonville et enregistrant tout ce qu’ils voyaient en quatre catégories : sécurité/vulnérabilité, services de santé, éducation informelle et eau/sanitaires. Quand ils eurent fini, ils imprimèrent leur carte sur du papier bon marché et la distribuèrent à leurs voisins, avec des crayons et du papier millimétré. À leur grande joie, beaucoup de gens ajoutèrent leurs propres informations sur les cartes, et bientôt leur base de données monta à cinq cents points, puis à des centaines d’autres. Ayant eu connaissance du projet, le Fonds pour l’enfance de l’ONU s’impliqua et donna un peu d’argent. Bientôt, chaque habitant de Kibera put recevoir des alertes par des textos envoyés directement sur leurs téléphones portables, un service commode pour se tenir à l’écart des crimes et des accès de violence si fréquents dans le voisinage. Bloc par bloc, quartier par quartier, les habitants de Kibera reprirent progressivement en main leur communauté

11 - Il fallait que ce soit vous

Les jeunes de Kibera illustrent parfaitement le pouvoir du peuple utilisé à bon escient. Contrairement à beaucoup d’exemples de ce livre, ces gens ne cherchaient pas à renverser des ennemis corrompus ou à gagner des libertés. Ils unissaient simplement leurs forces pour apporter un sentiment de sécurité à leurs amis et à leurs familles. Ce genre de projet constitue toujours une très puissante vision pour demain.

11 - Il fallait que ce soit vous

Créer un plan de sa ville n’est pas un acte historique comme renverser une dictature, et cela ne fera sans doute pas la une des journaux le lendemain. Mais en s’engageant avec leurs voisins, les gens de Kibera ont amélioré la vie quotidienne de tous ceux qui vivaient dans le secteur. Si les activistes d’un misérable bidonville africain sont capables de faire la différence, vous devez vous aussi pouvoir le faire.

11 - Il fallait que ce soit vous

Au moment d’entamer votre quête, vous devez accepter le fait qu’il n’y aura pas de cavalerie pour venir à votre secours. Personne de plus grand, de plus brave ou de plus beau que vous ne descendra de l’Olympe pour venir résoudre vos problèmes

11 - Il fallait que ce soit vous

C’est encore une leçon que j’ai apprise de Tolkien : il faut que ce soit vous. Dans la phase de lancement de votre mouvement, les sorciers, les hommes forts, les nains obstinés et les beaux elfes de ce monde ne se bousculeront pas pour vous aider. Vous serez seul. En Serbie, ce pays d’entêtés qui n’apprennent pas vite, il nous a fallu quasiment dix ans pour comprendre cette leçon et réaliser qu’Otpor! devait s’attaquer à Milosevic lui-même. Les politiciens nous avaient déçus, la communauté internationale n’y comprenait rien, et l’opposition était un chaos. Ni Gandalf ni E.T. n’allaient venir mettre fin à cette dictature pour nous, et notre problème n’allait pas se résoudre tout seul. C’était à nous de trouver comment forger notre sainte trinité d’utilité, de planification et de discipline non violente pour affronter le dictateur.

11 - Il fallait que ce soit vous

Mais plus encore, Otpor! a réussi parce qu’il débordait d’enthousiasme et de créativité – deux caractéristiques que vous-même et tous ceux qui travaillent avec vous devez toujours garder au cœur et à l’esprit.

11 - Il fallait que ce soit vous

Quand des activistes viennent nous trouver en quête de conseils concrets sur le déroulement de leur action, nous leur répondons que nous ne pouvons rien faire pour eux. Nous pouvons certes leur enseigner les principes de base et quelques techniques non violentes qui se sont révélées efficaces dans le passé, mais les solutions créatives aux problèmes d’une société donnée doivent venir de l’intérieur.

11 - Il fallait que ce soit vous

Nous disons à nos activistes d’écouter leurs propres cœurs rebelles et d’apprendre à compter sur eux-mêmes. Les consultants étrangers – et je me compte à l’occasion dans cette bande –, ont la réputation d’agir, selon l’immortelle expression du colonel Bob, « comme des fils de pute qui débarquent du cul du monde avec leurs beaux attachés-cases ». Quand il s’agit de changer le monde, les gens ordinaires comme notre hypothétique Kathy et les très réels habitants de Kibera obtiennent de bien meilleurs résultats que ne pourra jamais le faire un consultant extérieur.

11 - Il fallait que ce soit vous

Permettez-moi maintenant de venir gâcher un peu la fête : il y a une bonne et une mauvaise façon de lire ce livre. La mauvaise façon consiste à le parcourir comme un livre d’aventures arrivées à des gens courageux dans des endroits éloignés du monde, en s’imaginant être soi-même un leader héroïque et non une personne ordinaire sans grande cause à défendre

11 - Il fallait que ce soit vous

La bonne façon de le lire est de prendre les principes énoncés ici comme des principes valables pour la vie entière, et de chercher à les appliquer en toutes circonstances. Au cours de votre lecture, j’espère que vous avez réfléchi aux problèmes qui vous intéressent. Qu’ils soient énormes et concernent tout le monde, comme l’injustice sociale, ou qu’il s’agisse d’une question qui n’affecte que quelques personnes de votre voisinage, comme un excès de déjections canines dans les rues, j’espère que vous commencez à percevoir comment vous pouvez améliorer votre société par le biais de l’action non violente.

11 - Il fallait que ce soit vous

Quoi que vous ayez puisé dans ce livre, veuillez au moins vous rappeler ceci : la vie prend tout son sens – et elle est aussi beaucoup plus amusante – quand vous la prenez en charge et vous lancez dans l’action. 

11 - Il fallait que ce soit vous

C’est un triste constat que tout dans la vie moderne nous pousse à l’apathie et au confort ; nous sommes censés continuer à faire ce qu’on nous dit parce que c’est plus facile. Mais si vous ressemblez, ne serait-ce qu’un peu, à Duda, Ana, Mohammed Adel, Sandra, Cecilia, Slobo, Sinisa, Misko, Breza, Rasko, Imran Zahir, Harvey Milk, Itzik Alrov, Andy Bichlbaum, Rachel Hope, Chris Nahum, Manal al-Sharif, nos jeunes amis de Kibera, ou nos camarades géorgiens Nini et Georgi, vous allez trouver difficile de rester assis sans rien faire. Et si nous avons aujourd’hui la chance de disposer de technologies stupéfiantes qui permettent à tout un chacun de s’improviser activiste – les téléphones portables, les réseaux sociaux et l’omniprésence des caméras –, il est bon de nous rappeler qu’il existait des centaines de mouvements avant qu’on ait même rêvé de ces outils, et que bien des causes qui se sont trop lourdement appuyées sur la technologie ont échoué misérablement.

11 - Il fallait que ce soit vous

Si vous tapez « révolution Facebook » ou « révolution Twitter » sur Google, vous verrez que les médias ont couvert ces dernières années de protestations – des printemps arabes jusqu’à Occupy Wall Street – comme si l’activisme contemporain n’était qu’une nouvelle fonction sur un smartphone ou une appli cool à télécharger. C’est pourquoi des gens comme le Premier ministre turc ne craignent pas de venir à la télévision dire à leur peuple que les manifestations dans les rues d’Istanbul ne sont jamais que des flashmobs organisées sur Twitter. On entend ce reproche, totalement injustifié, répété ad nauseam. Cette obsession malsaine pour la technologie conduit certains à croire que tout ce qu’il faut pour changer le monde, c’est un groupe sur Facebook et une protestation tous azimuts. Hélas, nous l’avons vu, cela ne suffit pas pour gagner. La vidéo « Kony 2012 » a beau avoir été visionnée des millions de fois sur YouTube, Joseph Kony mène toujours sa bande de voyous à travers les jungles d’Afrique. Là-bas, rien n’a changé.

11 - Il fallait que ce soit vous

Ce que chaque activiste doit absolument comprendre, c’est que tout revient à la communauté, aux gens.

11 - Il fallait que ce soit vous

Les idées de ce livre ne sont qu’un cadre pratique ; elles sont lettre morte sans un esprit déterminé à faire une différence et un cœur convaincu que c’est possible

11 - Il fallait que ce soit vous

Parlant par expérience personnelle, et au nom de tous les « moins que rien » qui ont suivi cette voie pour aboutir à des résultats spectaculaires, je peux vous jurer qu’il n’y a rien de plus satisfaisant ni de plus heureux dans la vie que de vous lever pour quelque chose que vous croyez juste. Même les plus petites créatures ont le pouvoir de changer le monde.

11 - Il fallait que ce soit vous

« Il y a exactement treize ans, dit-il, des jeunes gens dans ce pays ont eu le courage de se lever pour les droits du peuple, et depuis, ils enseignent aux gens partout dans le monde ce qu’ils ont appris avec le Canvas. Mais aujourd’hui, il reste beaucoup de pays où les jeunes doivent encore trouver le courage de se lever pour ce en quoi ils croient, pour combattre ce qu’ils jugent mauvais, et pour défendre les droits de leur peuple. C’est précisément ce qu’a fait un jeune homme en Afrique du Sud, et cela lui a coûté la vie. Son nom est Steven Biko. »

11 - Il fallait que ce soit vous

Enfin, quand il arriva à la phrase « Et à présent les yeux du monde vous surveillent », il leva son poing fermé le plus haut possible et salua la foule du vieux symbole d’Otpor!. Les gens étaient hystériques, levant le poing en retour et chantant en chœur. Quand ce fut fini, juste avant qu’il ne quitte la scène pour de bon, Peter Gabriel passa un dernier message à son public.       « Quoi qu’il se passe désormais, dit-il, c’est entre vos mains. »

Avant de se dire au revoir

Si vous avez lu ce livre jusqu’au bout, je ne vois que deux possibilités. La première est que vous êtes ma femme, auquel cas, Masha, je t’aime très fort et je te suis infiniment reconnaissant de ton soutien et de ta patience pour mes gesticulations. La seconde est que vous avez réellement envie de susciter des changements positifs dans votre communauté, et dans ce cas, quelques mots de conclusion s’imposent.         Traditionnellement, ce genre d’ouvrage s’achève sur une explosion d’optimisme et des encouragements à trouver votre propre voie, à fonder votre propre mouvement et à lutter pour votre propre cause. Mais je suis serbe. Nous ne faisons pas dans l’optimisme. Les mots d’encouragement ne viennent pas aisément à des gens dont l’histoire consiste en de longues périodes de guerre séparées par des périodes plus courtes d’attente de la guerre. À la place, je vous quitterai donc en vous offrant pour viatique quelques aperçus d’un savoir durement acquis.

Avant de se dire au revoir

Le premier, c’est que la chance compte. Les principes détaillés dans ce livre, des grandes stratégies aux petites tactiques, ont été testés et sont justes, mais nous sommes tous des êtres humains, et être humain veut dire qu’il peut toujours arriver quelque chose de complètement bizarre et imprévisible, qui en une minute catapulte dans la gloire ou la ruine tous vos plans si bien préparés. J’ai déjà vu cela maintes fois : la marche parfaitement organisée qui n’attire que cinq malheureux clampins parce qu’elle coïncidait avec un match de foot important, ou le mouvement que personne ne s’attendait à voir prendre de l’ampleur jusqu’à ce que, pour une raison quelconque, ses messages ou ses personnalités captivent l’imagination du public

Avant de se dire au revoir

Si vous brûlez de mettre en pratique les principes détaillés dans ce livre, rappelez-vous que le plus grand penseur du monde, un certain Murphy, avait parfaitement raison d’affirmer que tout ce qui peut aller mal ira mal. Pour être sûr de ne pas être victime de la loi de Murphy, faites ces deux choses simples. D’abord, ne négligez pas vos devoirs à la maison et soyez aussi méticuleux que possible : établissez des listes mentales, faites des graphiques, et évitez de laisser quoi que ce soit au hasard

Avant de se dire au revoir

Ensuite, soyez serein et apprenez à accepter les revers comme des incidents inhérents au parcours d’un mouvement qui cherche à faire la différence.

Avant de se dire au revoir

Mais si vous ne pouvez pas contrôler la chance, vous pouvez certainement contrôler – ou tout du moins essayer de remodeler – la communauté. Et les gens sont le véritable enjeu de toute cette affaire. Peu importe que vous soyez devant une salle remplie d’inconnus en train de soutenir passionnément votre point de vue, de distribuer des tracts sur votre campus ou de défiler dans les rues sous le regard menaçant de la police ; chaque fois que vous prendrez des risques en vous dressant face à l’oppression, et en entrant dans la danse non en tant qu’observateur mais en tant que participant, il viendra un moment où vous aurez très, très peur. Vous pouvez être le gars le plus costaud qui soit, soyez sûr qu’à un moment quelconque, vous aussi vous sentirez effrayé, triste, ou dépassé. C’est dans la nature des choses : quand vous prenez de grands risques pour tenter de provoquer des changements de grande ampleur, vous rencontrez une opposition déterminée. Si vous essayez de l’affronter tout seul, si vous ne partagez pas vos frustrations et vos joies avec vos amis, vous n’arriverez jamais à grand-chose. J’ai passé plus d’une décennie à rencontrer des fauteurs de troubles et des révolutionnaires, et ces types sont parmi les gens les plus déterminés de la planète. Pourtant, je les ai vus craquer quand ils essayaient de tout faire tout seuls. Le pouvoir du peuple est un sport d’équipe.

Avant de se dire au revoir

Et une équipe a toujours besoin de toutes sortes de joueurs. Ce serait dommage de terminer ce livre sans revenir à mon bien-aimé Seigneur des anneaux. Cette histoire est celle d’une bande de personnages engagés dans une quête improbable et dangereuse, et ce qui les rend si intéressants, c’est qu’ils sont tous différents. Si j’avais écrit ce livre, il serait sans doute rempli d’un tas de grands chevaliers ridiculement beaux, un commando de GI Joe s’en allant au Moyen-Orient botter les fesses d’un orque. Mais Tolkien était plus malin que moi ; sa bande inclut à la fois des gens forts et des gens faibles, et des créatures qui ne sont même pas du tout des gens, comme les elfes et les nains ; elle est composée de moucherons et de malabars, d’entêtés et de fidèles. Il avait compris que les tâches très complexes – comme combattre un puissant sorcier ou un dictateur serbe – exigent des compétences et des talents très divers, et que tous ces attributs résident rarement en une seule personne. Donc, dans le pouvoir du peuple comme dans un portefeuille boursier, la clé est la diversification

Avant de se dire au revoir

Au lieu de chercher des gens qui vous ressemblent, ou qui vous paraissent cools, ou qui répondent à des critères étroits et bien définis, essayez d’anticiper vos besoins et de peupler votre mouvement en conséquence. Par exemple, si vous envisagez une série de performances de rue, il peut être l’heure d’aller faire copain-copain avec une bande de jongleurs, de mimes et de marionnettistes. Si vous pensez à une action en ligne, achetez quelques packs de bières et allez faire de la lèche à deux ou trois programmateurs. Si vous voulez devenir le chéri des médias, recrutez quelques amis ayant une expérience dans l’écriture et le journalisme. Trouvez des dessinateurs de talent comme mon ami Duda et écoutez leurs idées. Plus grande et plus colorée est votre coalition, plus fortes sont vos chances de réussite.

Avant de se dire au revoir

J’espère que ce livre n’est pas un simple guide pour des activistes non violents, mais qu’il vous aura aussi montré que les plus petites créatures, les simples hobbits, peuvent se dresser face aux puissants et, grâce à leur créativité, à leur dévouement et à leur courage, changer le monde. Dans la vraie vie, contrairement à la Terre du Milieu, ce voyage n’a pas de fin.

Avant de se dire au revoir

Des années de travail avec des activistes partout dans le monde m’ont appris que le changement vient toujours progressivement, un échelon après l’autre. Vous avez organisé un canular et attiré l’attention des gens ? Il vous reste encore à construire un mouvement. Vous avez bâti un mouvement de masse ? Il vous reste encore un dictateur à liquider. Vous avez renversé le dictateur ? C’est l’heure de vous retrousser les manches et de vous mettre au boulot pour instaurer la démocratie.

Avant de se dire au revoir

Il ne faut donc pas appliquer les idées de ce livre à une campagne unique et limitée, mais y voir des consignes pour toute une vie d’engagement civique et social. Elles visent à vous donner non seulement des outils, mais aussi et surtout la confiance d’aborder la vie autrement, et la compréhension que les changements les plus fondamentaux et à plus long terme ne s’obtiennent jamais avec des armées, des tanks et des missiles de croisière, ou des consultants grassement payés avec leurs beaux costumes et leurs porte-documents en cuir.

Avant de se dire au revoir

Le changement durable vient plutôt de la femme fatiguée qui refuse de laisser sa place dans l’autobus, d’un astucieux propriétaire d’une boutique de photographie qui fait son chemin jusqu’au conseil municipal, ou d’un petit Indien malingre et chauve qui jeûne pour sa cause et porte des vêtements qu’il a tissés lui-même. Ces héros – Rosa Parks, Harvey Milk, Gandhi et d’autres – sont révérés non parce qu’ils sont remarquables, mais parce qu’ils sont extrêmement ordinaires. Ils n’ont rien fait que nous ne puissions faire. La seule raison qui les a portés sur les autels de l’histoire c’est que, contrairement à beaucoup d’entre nous, ils ont eu le courage d’agir et l’intelligence de le faire bien.

Avant de se dire au revoir

Nous semblons tous convaincus que seules les élites de nos sociétés comptent et que tout changement, tout progrès ou tout revers est une émanation magique de leurs âmes sombres ou avides. Vous pouvez sentir cette admiration et ce respect pour les puissants chaque fois que vous passez devant un stand de presse à l’aéroport. Qui voit-on sur toutes ces couvertures ? Ce sont toujours les hommes d’affaires les plus riches, les acteurs les plus célèbres, les voitures les plus rapides, et les filles aux plus gros seins. Et ne me laissez pas partir sur le thème des revues de musculation ! Le monde où nous vivons n’admire et ne respecte que les forts et les puissants.

Avant de se dire au revoir

C’est un fait malheureux que personne dans la vie ne donne le crédit qu’ils méritent aux faibles et aux humbles. Mais, comme nous l’avons appris, même la plus petite créature peut changer le monde.

Avant de se dire au revoir

 cours de vos voyages, vous rencontrerez des tas de gens qui douteront qu’une seule personne puisse faire la différence. Il y a ceux qui préfèrent placer leur foi dans des armées puissantes, des leaders charismatiques et de grandes organisations. D’autres, dont la plupart des dictateurs et beaucoup de gens d’extrême gauche, choisiront de voir des conspirations à chaque coin de rue. Pour ces messieurs-dames, la CIA, la NSA, l’OMC, ou les Illuminati sont systématiquement derrière tout ce qui se passe sur la planète. Ces types appellent le Canvas et votre serviteur des larbins de l’Amérique, des outils entre les mains de George Soros et du groupe Bilderberg, des agents serbes, et bien pire. Que vous preniez vos infos sur Twitter ou sur les médias des autocraties du monde – des chaînes comme Russia Today, ou les agences de presse saoudienne, iranienne et vénézuélienne – essayez de rester patient et de comprendre que tout cela fait partie du jeu.

Avant de se dire au revoir

Le problème, c’est que des tas de gens, quelle que soit leur position politique, sont absolument persuadés que seuls les gouvernements ou les grandes institutions ont voix au chapitre dans ce monde. Dans votre carrière d’activiste, vous ne cesserez de croiser des gens qui douteront de votre capacité à parvenir à quoi que ce soit en tant qu’individu, et qui, s’ils vous voient réussir, penseront que vous êtes forcément une marionnette entre les mains de forces plus vastes et plus sinistres. Dans un cas comme dans l’autre, ce qu’ils vous disent en réalité, c’est qu’ils ne croient pas en leur propre capacité à faire la différence. Faites-leur la grâce de leur démontrer qu’ils se trompent.

Avant de se dire au revoir

J’espère vous avoir fait partager quelques-uns des principes que ceux d’entre nous qui sont engagés dans l’action non violente appliquent depuis des décennies. La part de courage, cependant, vous revient entièrement. Je ne peux pas vous dire comment être courageux, mais je peux vous dire que vous n’êtes jamais seul. Mon adresse email – mon adresse personnelle que je consulte régulièrement moi-même – est [email protected], et chaque fois que vous voulez me laisser un mot, me poser une question, demander conseil au Canvas, ou même me passer un petit bonjour, je suis à votre disposition.

Remerciements

Martin Luther King nous a rappelé ces mots d’un ancien penseur américain : « L’Arc moral de l’univers est long, mais il tend vers la justice. » Puisse-t-il en être toujours ainsi.

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