Highlights

Homo Domesticus (French Edition)

« L’écriture semble être nécessaire à la reproduction de l’État centralisé, stratifié. […] C’est une étrange chose que l’écriture. […] Le seul phénomène qui l’ait fidèlement accompagnée est la formation des cités et des empires, c’est-à-dire l’intégration dans un système politique d’un nombre considérable d’individus et leur hiérarchisation en castes et en classes. […] elle paraît favoriser l’exploitation des hommes avant leur illumination. » Claude LÉVI-STRAUSS

Le camp de regroupement plurispécifique du Néolithique récent : une véritable tempête épidémiologique

On ne surestimera jamais assez l’importance de la sédentarité et de la concentration démographique qu’elle a entraînée. Cela signifie que presque toutes les maladies infectieuses dues à des micro-organismes spécifiquement adaptés à Homo sapiens ne sont apparues qu’au cours des derniers dix millénaires et nombre d’entre elles depuis seulement cinq mille ans. Elles constituent donc un « effet civilisationnel », au sens fort du terme. Ces maladies historiquement inédites – choléra, variole, oreillons, rougeole, grippe, varicelle et peut-être aussi paludisme – n’ont émergé qu’avec les débuts de l’urbanisation et, comme nous allons le voir, de l’agriculture. Jusqu’à très récemment, dans leur ensemble, elles constituaient la principale cause de mortalité humaine. Cela ne signifie pas que les populations d’avant la sédentarité ne possédaient pas leurs propres parasites et maladies ; simplement, il ne s’agissait pas de pathologies d’origine démographique, mais plutôt de maladies caractérisées par une longue période de latence et/ou par des réservoirs non humains : typhoïde, dysenterie amibienne, herpès, trachome, lèpre, schistosomiase et filariose7.

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le lecteur attentif aurait de bonnes raisons d’être intrigué par l’essor de la civilisation agraire, mais il pourrait se demander comment, à la lumière des pathogènes rencontrés par les cultivateurs de l’époque, cette nouvelle forme de vie a réussi à survivre et même à prospérer. La solution la plus simple de cette énigme, selon moi, c’est la sédentarité elle-même. Malgré une santé fragile et une mortalité infantile et maternelle élevée par rapport aux chasseurs-cueilleurs, les agriculteurs sédentaires connaissaient des taux de reproduction sans précédent – ce qui était plus que suffisant pour compenser leurs taux de mortalité également sans précédent. L’effet du passage à la sédentarité sur la fécondité est documenté de façon convaincante par les travaux de Richard Lee, qui a comparé les femmes bushmen ! Kung encore nomades à leurs congénères sédentaires, ainsi que par d’autres études comparatives plus exhaustives mettant en regard la fécondité des agriculteurs et celle des cueilleurs14.

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En général, les populations non sédentaires limitaient délibérément leur reproduction. La logistique du nomadisme – le constant déménagement des campements – faisait qu’il était difficile, voire impossible, de transporter simultanément deux enfants en bas âge. C’est pourquoi l’on observe chez les chasseurs-cueilleurs un espacement d’environ quatre ans entre les naissances. Cette régulation était obtenue par diverses méthodes : sevrage retardé, absorption d’abortifs, traitement négligent des nouveau-nés ou infanticide

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En outre, du fait de la combinaison d’une activité physique intense avec un régime maigre et riche en protéines, la puberté était plus tardive, l’ovulation moins régulière et la ménopause plus précoce. Chez les agriculteurs sédentaires, en revanche, il était moins difficile de gérer des naissances beaucoup plus rapprochées et, comme nous allons le voir, les enfants y acquéraient une plus grande valeur en tant que main-d’œuvre agricole. La sédentarité rendait aussi les premières menstruations plus précoces ; le régime céréalier permettait de sevrer les nourrissons plus tôt en leur faisant consommer bouillies et gruaux ; et un régime riche en glucides stimulait l’ovulation et prolongeait la vie reproductive des femmes.

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On peut aussi avancer deux autres hypothèses : il est possible qu’un nombre croissant de chasseurs-cueilleurs aient adopté l’agriculture par choix ou sous la contrainte ; il est également possible que les agents pathogènes agricoles, devenus endémiques et moins meurtriers chez les agriculteurs, aient décimé les chasseurs-cueilleurs encore non immunisés avec lesquels ils entraient en contact, à la manière dont les pathogènes européens ont tué une grande majorité de la population du Nouveau Monded. Aucune preuve décisive ne nous permet de confirmer ou de rejeter chacune de ces hypothèses. Quoi qu’il en soit, les communautés agricoles néolithiques du Levant, d’Égypte et de Chine ne cessaient de croître et d’envahir les basses terres alluviales, apparemment aux dépens de peuples non sédentaires

Chapitre 4 - Agroécologie de l’État archaïque

« En fin de compte, les hommes font allégeance à l’individu ou au groupe d’individus qui ont les moyens ou l’audace de s’emparer du butin, des réserves de pain, des richesses pour les redistribuer au peuple. » D. H. LAWRENCE, préface au « Grand Inquisiteur » de Fiodor Dostoïevski

Chapitre 4 - Agroécologie de l’État archaïque

il apparaît clairement que l’urbanisme était plus persistant, plus durable et plus résilient dans les zones alluviales qu’ailleurs – en raison de leur plus grande richesse en ressources3. Cependant, ce complexe proto-urbain constituait une concentration inédite de main-d’œuvre, de terres arables et de ressources alimentaires qui, une fois « capturées » – ou plutôt « parasitées », pourrait-on aller jusqu’à dire –, étaient susceptibles de constituer une solide base de pouvoir et de privilèges politiques. L’agrocomplexe néolithique était une plateforme nécessaire mais pas suffisante de l’émergence de l’État ; il la rendait possible, mais pas inéluctable.

Chapitre 4 - Agroécologie de l’État archaïque

Ainsi, il était relativement fréquent à l’époque d’observer des populations agricoles sédentaires installées sur des sols alluviaux et pratiquant l’irrigation sans pour autant qu’apparaisse aucun Étata. En revanche, il n’existait alors aucun État qui ne s’appuyât sur une population pratiquant une agriculture alluvionnaire et céréalière.

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Mais comment définir un État dans pareil contexte ? Saurions-nous reconnaître un État authentique si nous l’avions sous les yeux ? Il n’existe pas de réponse tranchée à cette question ; de mon point de vue, la « forme-État » est une question de degré plutôt que de nature bien délimitée.

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Les petites agglomérations proto-urbaines composées d’une population sédentaire de chasseurs-cueilleurs, de cultivateurs et d’éleveurs gérant leurs affaires collectives et leurs échanges avec le monde extérieur n’étaient pas pour autant nécessairement des États. Le classique critère wébérien qui définit l’État comme une unité politique territoriale monopolisant l’exercice de la force coercitive n’est pas non plus tout à fait adéquat, car il présuppose la présence d’une série d’autres caractéristiques que Weber n’explicite pas.

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Nous pensons l’État comme une institution dotée d’une couche de fonctionnaires spécialisés dans le calcul et la collecte de l’impôt – que ce soit sous forme de céréales, de travail ou bien en espèces – et qui sont responsables devant un dirigeant ou des dirigeants. Nous lui attribuons l’exercice du pouvoir exécutif dans le cadre d’une société relativement complexe, stratifiée et hiérarchisée, avec une division du travail relativement poussée (tisserands, artisans, prêtres, métallurgistes, clercs, soldats, cultivateurs). On pourrait aussi appliquer des critères plus stricts : un État doit posséder une armée, des murailles protectrices, un centre rituel monumental ou un palais, et peut-être même un roi ou une reineb.

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Parmi ces caractéristiques, je propose de privilégier celles qui relèvent de la territorialité et d’un appareil étatique spécialisé : murailles, fiscalité et existence d’une couche de fonctionnaires. Sur la base de tels critères, il ne fait aucun doute que l’« État » d’Uruk est bien en place depuis 3200 avant notre ère. Nissen désigne la période qui va de 3200 à 2800 ans av. J.-C. comme l’« ère de la haute civilisation » au Proche-Orient, à savoir la période pendant laquelle « il ne fait pas de doute que la Babylonie était le siège des entités politiques, économiques et sociales les plus complexes »c. Ce n’est pas un hasard si l’acte fondateur emblématique de l’instauration d’une entité politique sumérienne fut la construction des murailles de la ville.

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Un mur d’enceinte fut en effet construit à Uruk entre 3300 et 3000 av. J.-C., période pendant laquelle Gilgamesh aurait régné, selon certains auteurs. Uruk a anticipé la forme-État qui allait être reproduite dans toute la Basse Mésopotamie par une vingtaine d’autres cités-États concurrentes de taille et de puissance similaires. Ces entités politiques étaient assez petites, en sorte que l’on pouvait aller de leur centre à leurs frontières en une journée de marche.

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Si Uruk occupe une place de choix dans notre analyse – et dans celles d’autres auteurs – de l’émergence de la forme-État, ce n’est pas seulement parce qu’il semble bien qu’elle ait été la première cité-État, mais aussi parce qu’elle nous a laissé le plus grand nombre de témoignages archéologiques. Comparée à Uruk, notre connaissance des autres centres étatiques précoces de Mésopotamie est fragmentaire. À l’époque, elle était presque sûrement la plus grande agglomération urbaine du monde en termes d’extension géographique et de population. Les estimations concernant cette dernière oscillent entre vingt-cinq mille et cinquante mille habitants ; leur nombre aurait triplé en deux cents ans, une augmentation que l’on ne peut probablement pas attribuer à une croissance démographique naturelle compte tenu des taux de mortalité élevés

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Étant donné que des toponymes comme Ur, Uruk et Eridu ne semblent pas être d’origine sumérienne, on peut supposer qu’un flux migratoire a déplacé ou absorbé les premiers habitants. Les bas-reliefs représentant des prisonniers de guerre enchaînés suggèrent un autre vecteur d’augmentation de la population.

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Il existe de nombreux indices de l’existence de conflits armés fréquents entre entités politiques rivales en Basse Mésopotamie. Il est difficile de savoir jusqu’à quel point ils étaient meurtriers, mais étant donné la valeur des ressources démographiques pour les premiers États, ces guerres étaient probablement plus destructrices que sanglantes. Le récit qui nous est parvenu d’un conflit guerrier entre des sociétés locales de puissance égale montre que la population arrivait à maintenir son niveau de subsistance, sauf quand une armée victorieuse engrangeait butin et tribut7. Les pertes des vaincus l’emportaient sur les gains des vainqueurs. La guerre, c’était aussi l’incendie des récoltes, le pillage des greniers, la confiscation du bétail et des biens domestiques

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le plus souvent, les moyens de subsistance du peuple étaient tout autant menacés par l’armée « amie » que par les troupes de l’ennemi. L’État archaïque était comme les aléas climatiques : une menace supplémentaire plus qu’un bienfaiteur.

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À en juger par ce que nous savons de l’histoire agraire en général, il est peu probable que l’impôt sur les céréales ait été inférieur au cinquième de la récolte. La subsistance des cultivateurs était donc constamment en péril : une mauvaise récolte qui, sans impôts, n’aurait entraîné qu’une phase de pénurie alimentaire, pouvait déboucher, une fois taxée par l’État, sur une ruine totale.

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Soumis à des impôts en nature (céréales ou bétail) ou en prestations de travail, l’agriculteur ne produisait pas seulement à destination de la domus mais devait fournir la base d’une rente que les élites s’appropriaient au profit de leur propre subsistance et de leur consommation somptuaire, quand bien même il arrivait aussi que ces élites redistribuent des céréales de leur stock afin de venir en aide à la population en cas de famine.

L’agrogéographie de l’émergence de l’État

Seuls les sols les plus riches possédaient une productivité par hectare suffisant à faire vivre une population nombreuse sur un territoire compact et à engendrer un excédent imposable. Dans la pratique, cela signifiait qu’il s’agissait soit de terres de lœss (déposées par le vent) soit de sols alluviaux (déposés par les eaux).

Quand les murailles engendrent l’État : protection et confinement

Au niveau le plus élémentaire, ce que nous dit un mur, c’est qu’il y a derrière lui quelque chose de précieux méritant d’être protégé ou tenu hors de portée de ceux qui sont à l’extérieur. L’existence de murs d’enceinte est un indicateur infaillible de la présence d’une agriculture sédentaire et de stocks d’aliments.

Quand les murailles engendrent l’État : protection et confinement

La présence de ressources fixes, concentrées, convoitées et vulnérables au pillage engendrait de toute évidence une puissante incitation à les défendre. Leur concentration dans l’espace permettait de mieux les protéger, et leur valeur justifiait cet effort.

Quand les murailles engendrent l’État : protection et confinement

Quant aux paysans, préserver leurs champs, leurs vergers, leurs maisons, leurs greniers et leur bétail était une question de vie ou de mort. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que dans l’épopée de Gilgamesh, le roi fondateur érige des murailles autour de la ville afin de protéger son peuple. Si l’on s’en tenait à cette seule prémisse, on pourrait voir l’émergence de l’État comme une création conjointe – une sorte de contrat social ? – entre des sujets cultivateurs et leur chef (associé à ses guerriers et ses ingénieurs) visant à défendre leurs récoltes, leur bétail et leurs familles face aux incursions d’autres cités-États ou de peuples sans État. Mais l’affaire est plus complexe

Quand les murailles engendrent l’État : protection et confinement

De même qu’un agriculteur peut avoir à défendre ses récoltes contre des prédateurs humains et non humains, les élites étatiques ont un puissant intérêt à préserver les piliers de leur pouvoir : une population de cultivateurs et ses greniers, leurs privilèges et leur richesse, leur autorité politique et rituelle. Comme Owen Lattimore et d’autres l’ont observé à propos de la Chine, la Grande Muraille (les Grandes Murailles, en réalité) a été érigée tout autant dans le but de confiner les paysans contribuables à l’intérieur de l’Empire que dans celui de maintenir les barbares (nomades) à l’extérieur. Les murailles de la ville étaient donc destinées à sécuriser les fondamentaux de la préservation de l’État. Les murs dits anti-Amorites qui se dressaient entre le Tigre et l’Euphrate servaient peut-être plus à maintenir les cultivateurs à l’intérieur de la « zone » étatique qu’à la protéger des Amorites (qui, de toute façon, étaient déjà installés en nombre important dans la région)

Quand les murailles engendrent l’État : protection et confinement

Un spécialiste de la question soutient que la construction de ces murs découlait de la centralisation accrue d’Ur III et qu’ils servaient soit à contenir des populations mobiles fuyant le contrôle de l’État, soit à se défendre contre des populations expulsées de force. Quoi qu’il en soit, les murailles « visaient à définir les limites du contrôle politique18 ».

Quand l’écriture engendre l’État : comptabilité et lisibilité

« Être gouverné, c’est être, à chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, apostillé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. » Pierre-Joseph PROUDHON

Quand l’écriture engendre l’État : comptabilité et lisibilité

Les paysanneries, ayant une longue expérience du rapport à l’État, ont toujours su que l’appareil d’État était une machine à archiver, à enregistrer et à mesurer. C’est pourquoi, lorsqu’un fonctionnaire chargé des levés topographiques venait les visiter avec son goniographe, ou que les recenseurs venaient avec leurs planchettes à pince et leurs questionnaires pour enquêter sur les ménages, les sujets de l’État savaient que cela n’annonçait rien de bon : conscription, travail forcé, saisies de terres, impôt de capitation ou taxes foncières. Ils comprenaient intuitivement que derrière la machinerie coercitive s’amoncelaient des piles de paperasse : listes, documents, rôles d’imposition, registres de population, règlements, réquisitions, ordres – une paperasserie dont le caractère ésotérique les dépassait en général complètement

Quand l’écriture engendre l’État : comptabilité et lisibilité

Étant donné leur ferme conviction que les documents écrits étaient liés à la source de leur oppression, il n’est pas étonnant que la première initiative de nombres de rébellions paysannes ait été d’incendier les archives locales où ces documents étaient conservés.

Quand l’écriture engendre l’État : comptabilité et lisibilité

Les paysans saisissaient bien le fait que c’était à travers ses registres et ses livres de compte que l’État voyait son territoire et ses sujets, et ils supposaient implicitement qu’aveugler l’État pouvait mettre fin à leurs maux. Comme le dit fort bien un vieil adage sumérien : « Ce n’est rien d’avoir un roi ou un seigneur, l’homme à craindre, c’est le collecteur d’impôts19. »

Quand l’écriture engendre l’État : comptabilité et lisibilité

D’un côté, une série de petits groupes de prêtres, d’hommes de guerre et de chefs locaux s’employèrent à renforcer et institutionnaliser des structures de pouvoir qui, jusqu’alors, n’avaient connu d’autre idiome que celui de la parenté. Ce qu’ils créaient ainsi pour la première fois ressemblait fort à ce que nous appellerions un État

Quand l’écriture engendre l’État : comptabilité et lisibilité

De l’autre, des milliers de cultivateurs, d’artisans, de commerçants et de travailleurs se virent pour ainsi dire convertis en sujets et, à cette fin, comptabilisés, taxés, enrôlés, mis au travail et subordonnés à une nouvelle forme de contrôle.

Quand l’écriture engendre l’État : comptabilité et lisibilité

C’est à peu près à ce moment-là que l’écriture fit son apparitionm. Cette coïncidence entre l’émergence des premiers États et celle des premiers systèmes scripturaux pourrait induire une conclusion fonctionnaliste grossière, à savoir l’idée que les inventeurs de l’État ont aussi inventé les formes de notation indispensables à l’art de gouverner. On ne doit pourtant pas hésiter à affirmer qu’il est impossible de concevoir les États, y compris les plus anciens, sans une technologie systématique d’archivage numérique, quand bien même elle prendrait la forme de successions de nœuds sur une cordelette (les quipu des Incas). La première condition de l’appropriation étatique (quel qu’en soit l’objet) est nécessairement un inventaire des ressources disponibles – population, terres, rendement des cultures, bétail, réserves stockées disponibles. Sauf que ce type d’information, à l’instar des relevés cadastraux, n’est qu’un instantané bien vite dépassé. Au fur et à mesure que progresse l’effort d’appropriation, il faut constamment mettre à jour les registres de livraisons de céréales, de corvées effectuées, de réquisitions, de reçus, etc.

Quand l’écriture engendre l’État : comptabilité et lisibilité

Dès qu’une entité politique embrasse ne serait-ce que quelques milliers de sujets, une certaine forme de notation et de documentation allant au-delà de la simple mémoire et de la tradition orale devient nécessaire.

Quand l’écriture engendre l’État : comptabilité et lisibilité

Ce lien fondamental entre administration étatique et écriture est d’autant plus plausible qu’il semble bien qu’en Mésopotamie, l’écriture ait été essentiellement utilisée à des fins de comptabilité pendant plus de cinq siècles avant de commencer à refléter les gloires civilisationnelles auxquelles on l’associe généralement : littérature, mythologies, panégyriques, listes et généalogies royales, chroniques et textes religieuxn. La magnifique épopée de Gilgamesh, par exemple, date de la Troisième Dynastie d’Ur (vers 2100 av. J.-C.), un millénaire après les premiers usages de l’écriture cunéiforme à des fins administratives et commerciales.

Quand l’écriture engendre l’État : comptabilité et lisibilité

Que peut-on déduire du précieux stock de tablettes cunéiformes découvertes et traduites par les archéologues quant au fonctionnement concret du pouvoir à Sumer ? Ce qu’elles nous révèlent au minimum, c’est l’effort massif accompli par le biais d’un système de notation en vue de rendre la société, sa main-d’œuvre et sa production lisibles à ses dirigeants politiques et religieux et d’en extraire des céréales et du travail.

Quand l’écriture engendre l’État : comptabilité et lisibilité

Certes, nous en savons assez sur les bureaucraties y compris les plus modernes pour être conscients qu’il n’y a pas de relation nécessaire entre ce qui est enregistré dans les archives et ce qui se passe vraiment sur le terrain. Les documents écrits sont souvent falsifiés et manipulés à des fins intéressées ou de façon à flatter des supérieurs. Bien des règlements et des prescriptions méticuleusement consignés dans les archives restent souvent lettre morte sur le terrain. Les registres fonciers peuvent être corrompus, absents ou simplement inexacts. L’ordre du greffe, tout comme l’ordre des parades militaires, masque trop souvent le désordre rampant dans la gestion réelle comme sur le champ de bataille.

Quand l’écriture engendre l’État : comptabilité et lisibilité

Mais ce que les archives nous communiquent, c’est un certain sens de l’organisation utopique, linnéenne, de l’art de gouverner qui s’incarne dans la logique présidant à la tenue des registres, à ses catégories, à ses unités de mesure et, surtout, aux objets qui mobilisent son attention. C’est cette espèce de lueur de désir dans l’œil de l’« État-contremaître » qui est lourde de sens.

Quand l’écriture engendre l’État : comptabilité et lisibilité

La question démographique était une préoccupation importante à Uruk IV, puis plus tard dans d’autres centres urbains. Comme dans tous les royaumes antiques, l’augmentation de la population était une obsession souvent plus importante que la simple conquête de nouveaux territoires. C’est sur le nombre des hommes – en tant que producteurs, soldats et esclaves – que reposait la richesse de l’État

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Bétail, esclaves et travailleurs étaient catégorisés en fonction de leur sexe et de leur âge. On voit ainsi émerger, sous une forme embryonnaire, l’appareil statistique d’un État « appropriateur » visant à extraire le maximum de valeur de son territoire et de ses sujets. Mais la question de savoir si cette forme d’enrégimentement de la société était aussi efficace sur le terrain reste ouverte

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Le système fiscal des Qin prévoyait également des estimations de la production agricole sur une base annuelle, ce qui permettait, du moins en théorie, d’ajuster les taxes en fonction des récoltes effectives.

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nous avons concentré notre attention sur l’effort de l’État afin de dépasser le stade du simple pillage et d’extraire de façon plus rationnelle la force de travail et les ressources alimentaires produites par ses sujets grâce à l’écriture, aux statistiques, aux recensements et à d’autres formes de mesure. Mais ce projet, même s’il était sans doute le plus important, n’était pas la seule politique à travers laquelle l’État s’efforçait de sculpter le paysage d’une société en sorte de la rendre plus prospère, plus lisible et plus accessible à l’appropriation. Si les États archaïques n’ont pas inventé l’irrigation et le contrôle des eaux, ils en ont étendu l’usage et ont construit des canaux visant à faciliter le transport et à accroître la surface des terres céréalières. Chaque fois qu’ils le pouvaient, ils augmentaient à la fois le nombre et la lisibilité de leur population productive en déplaçant et réinstallant de force leurs sujets et leurs prisonniers de guerre. Le concept d’« égalisation des champs » cher aux Qin visait en bonne part à s’assurer que tous les sujets disposaient de suffisamment de terre afin de payer des impôts et de fournir une base démographique à la conscription. Sous les Qin, cette importance de la question démographique est reflétée par le fait que non seulement l’État interdisait l’exode de ses sujets, mais aussi qu’il instituait une politique nataliste, avec des allègements fiscaux en faveur des femmes les plus fécondes et de leurs familles.

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Si l’écriture à ses débuts fut aussi inextricablement liée à la formation de l’État, que se passait-il lorsque l’État disparaissait ? Le peu d’indices que nous possédons suggère qu’une fois éliminée toute cette infrastructure de fonctionnaires, d’archives administratives et de communication hiérarchique, le niveau de l’alphabétisme diminuait considérablement, à supposer qu’il ne disparaissait pas complètement. Rien d’étonnant à cela dans la mesure où, dans les États archaïques, la maîtrise de l’écriture était confinée à une très mince couche de la population, des fonctionnaires pour la plupart

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L’historiographie désigne la période allant environ de 1200 à 800 avant notre ère comme les « siècles obscurs » qui virent les cités-États grecques se désintégrer. Lorsque l’écriture réapparut, ce ne fut pas sous l’ancienne forme du Linéaire B, mais sous celle d’un système scripturaire entièrement nouveau emprunté aux Phéniciens. Toutefois, la culture grecque n’avait pas entièrement disparu entre-temps ; elle avait adopté des formes orales, et c’est à cette époque que nous devons L’Iliade et L’Odyssée, qui ne furent retranscrites que plus tard. Même la fragmentation de l’Empire romain au Ve siècle de notre ère, malgré une culture littéraire plus étendue, entraîna la quasi-disparition de la maîtrise du latin écrit en dehors de quelques établissements religieux. On peut donc supposer que dans les États archaïques, et dans la mesure où l’écriture s’était développée avant tout comme technique de gouvernance, elle était aussi fragile et évanescente que l’État lui-même.

Chapitre 5 - Contrôle des populations, servitude et guerre

Les reducciones, ces regroupements (souvent forcés) de populations autochtones autour d’un centre d’où rayonnait la puissance espagnole, étaient conçues comme faisant partie d’un projet civilisateur, mais elles remplissaient aussi la fonction, ce qui n’est pas tout à fait anodin, de servir et de nourrir les conquistadores. Les centres chrétiens d’évangélisation des populations dispersées – qu’ils fussent catholiques ou protestants – commencèrent de la même manière, en rassemblant une population productive autour de missions d’où rayonnaient les efforts de conversion. Dans ce contexte, les moyens par lesquels une population était ainsi rassemblée puis amenée à produire un excédent étaient moins importants que le fait même qu’elle génère cet excédent disponible au profit des élites non productrices. Pareil excédent n’existait pas avant que l’État embryonnaire ne se charge de le créer. Autrement dit, tant que l’État n’entreprenait pas d’extraire et de s’approprier cet excédent, toute la productivité additionnelle était « consommée » en activités récréatives et culturelles.

Chapitre 5 - Contrôle des populations, servitude et guerre

Avant l’émergence de structures politiques plus centralisées tel l’État prévalait ce que Marshall Sahlins a décrit comme le « mode de production domestique2 ». L’accès aux ressources – terres, pâturages, gibier – était ouvert à tous en vertu de l’appartenance à un groupe – une tribu, une bande, un lignage ou une famille – contrôlant lesdites ressources. À moins d’être expulsé, un individu ne pouvait pas se voir refuser l’accès direct et indépendant aux moyens de subsistance dont disposait le groupe, quels qu’ils fussent. Et en l’absence de contrainte ou de possibilité d’accumulation capitaliste, il n’y avait pas d’incitation à produire au-delà des normes locales de subsistance et de bien-être

Chapitre 5 - Contrôle des populations, servitude et guerre

Autrement dit, au-delà de ce niveau de satisfaction des besoins, il n’y avait aucune raison d’accroître l’intensité du travail agricole et donc sa pénibilité

Chapitre 5 - Contrôle des populations, servitude et guerre

La logique de cette variante de l’économie paysanne a été illustrée avec force détails empiriques convaincants par A. V. Chayanov, qui a montré entre autres que lorsqu’une famille comptait plus de membres actifs que de personnes à charge non productives, elle réduisait son volume global de travail une fois atteint le niveau de satisfaction requis

Note

Chayanov, The Theory of Peasant Economy, p. 1-28. Cette même logique est à l’origine de la « courbe d’offre de travail inversée » fréquemment observée chez les populations précapitalistes qui n’accepteront d’effectuer un travail salarié qu’avec un objectif précis (parfois appelé « revenu cible ») en tête (frais de mariage, achat d’une mule, etc.) et qui, contrairement à la logique microéconomique conventionnelle, travailleront moins si le salaire est plus élevé, puisque cela leur permettra d’atteindre leur objectif beaucoup plus rapidement.

Chapitre 5 - Contrôle des populations, servitude et guerre

Ce qui est important de notre point de vue, c’est que la paysannerie, en supposant qu’elle eût de quoi satisfaire ses besoins fondamentaux, ne produisait pas automatiquement un excédent susceptible d’être approprié par les élites, mais qu’il fallait l’y contraindre.

Chapitre 5 - Contrôle des populations, servitude et guerre

lorsque les moyens de production traditionnels étaient encore abondants et non monopolisés, ce n’était que par le biais d’une forme ou d’une autre de travail forcé – corvées, réquisitions de céréales ou d’autres produits, servitude pour dettes, servage, asservissement collectif ou payement d’un tribut, ainsi que diverses formes d’esclavage – que pouvait se constituer un tel excédent

Chapitre 5 - Contrôle des populations, servitude et guerre

Comme nous allons le voir, chaque État mettait en œuvre sa propre combinaison unique de travail forcé ; mais cette combinaison exigeait de respecter un équilibre délicat entre, d’une part, la maximisation de l’excédent au profit de l’État et, de l’autre, le risque de provoquer un exode massif de la population, surtout lorsque la frontière était poreuse.

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Ce n’est que bien plus tard, lorsque le monde sera pour ainsi dire entièrement occupé et que les moyens de production seront détenus à titre privé ou contrôlés par les élites étatiques, que le contrôle des moyens de production (de la terre) suffira à générer un excédent, sans nécessité d’imposer une forme de servitude.

Chapitre 5 - Contrôle des populations, servitude et guerre

Lorsque la population devient si dense que la terre peut être contrôlée, il devient inutile de maintenir les classes subalternes dans la servitude ; il suffit de priver la population laborieuse du droit d’être des cultivateurs indépendants » – ou bien de pratiquer librement la chasse, la cueillette, l’agriculture sur brûlis ou l’élevage

Note

Boserup, Évolution agraire et pression démographique.

Chapitre 5 - Contrôle des populations, servitude et guerre

l’État archaïque n’avait pas les moyens d’empêcher un certain degré de déperdition démographique. En période de crise occasionnée, par exemple, par une mauvaise récolte, par des taxes inhabituellement élevées ou par la guerre, cette déperdition pouvait rapidement se transformer en hémorragie. Incapables d’arrêter ce flux, la plupart des États archaïques cherchaient à compenser leurs pertes par divers moyens : la capture d’esclaves à la guerre ou leur achat à des trafiquants, voire la réinstallation forcée de communautés entières à proximité du noyau céréalier.

Chapitre 5 - Contrôle des populations, servitude et guerre

la guerre ne visait pas tant la conquête de territoires que le regroupement des populations dans le noyau céréalier de l’État. Grâce au travail original et minutieux de Seth Richardson, nous savons que la grande majorité des conflits armés de la région n’opposait pas entre elles les entités urbaines les plus grandes et les mieux connues, mais qu’il s’agissait plutôt de guerres mineures menées par chacune de ces entités afin de conquérir les petites communautés autonomes de leur propre hinterland et d’augmenter leur population laborieuse et donc leur puissancec. Les sociétés étatiques s’efforçaient de regrouper les peuples « dispersés » et « non pacifiés » et « d’intégrer leurs clients non étatiques à l’ordre étatique par la force et la persuasion ». Ce processus, observe Richardson, était un impératif permanent dans la mesure où les États subissaient un exode permanent de « leur propre population à cause de et au profit des sociétés non étatiques »

Chapitre 5 - Contrôle des populations, servitude et guerre

Malgré les prétentions de l’État au contrôle administratif rigoureux de ses sujets, il devait constamment lutter afin de compenser les pertes dues à la guerre et la mortalité en s’efforçant de recruter – essentiellement par la force – de nouveaux sujets parmi les populations jusqu’alors « non taxées et non réglementées ».

L’État et l’esclavage

L’esclavage n’a pas été inventé par l’État. Diverses formes d’asservissement individuel ou collectif étaient largement pratiquées parmi les peuples sans État.

L’État et l’esclavage

les États archaïques n’ont fait que développer et consolider l’institution de l’esclavage en tant que moyen essentiel d’augmenter leur population productive et de maximiser l’excédent appropriable.

L’État et l’esclavage

autour de 1800 encore, près des trois quarts de la population mondiale pouvaient être considérés comme asservis6. Tous les premiers États d’Asie du Sud-Est étaient des États esclavagistes et trafiquants d’esclaves ; jusque vers la fin du XIXe siècle, la cargaison la plus précieuse des commerçants malais de l’Asie du Sud-Est insulaire était les esclaves

L’État et l’esclavage

Les personnes les plus âgées des peuples dits aborigènes (orang asli) de la péninsule malaise et des peuples des collines du nord de la Thaïlande mentionnent encore les récits terrifiants de leurs parents et grands-parents des raids de trafiquants d’esclaves7.

L’État et l’esclavage

L’omniprésence des esclaves en tant que marchandise se reflétait dans le fait que dans le monde classique, un esclave « moyen » pouvait servir d’unité de mesure : à Athènes, il fut une époque (le marché fluctuait) où deux mules valait trois esclaves.

Esclavage et servitude en Mésopotamie

l’esclavage mésopotamien était crucial pour trois raisons : il procurait la main-d’œuvre du secteur productif le plus important du commerce d’exportation, l’industrie textile ; il fournissait un prolétariat corvéable à merci aux travaux les plus pénibles (comme le creusement de canaux ou la construction de murailles) ; et il constituait à la fois un emblème et une récompense pour les individus jouissant d’un statut d’élite.

Esclavage et servitude en Mésopotamie

Dès lors que l’on prend en compte d’autres formes de travail non libre telles que la servitude pour dettes, les déplacements forcés de population et les corvées, il devient difficile de nier l’importance du travail forcé dans la préservation et l’expansion du module « céréales/main-d’œuvre » en tant que noyau dur de l’État.

Esclavage et servitude en Mésopotamie

La catégorie d’esclaves la moins ambiguë était celle des prisonniers de guerre. Étant donné le besoin constant de main-d’œuvre, la plupart des guerres étaient des guerres de capture, dont le succès était mesuré par le nombre et la qualité des captifs – hommes, femmes et enfants. Parmi les nombreuses sources de travail servile identifiées par I. J. Gelb, – esclaves nés dans la maisonnée, esclaves pour dette, esclaves achetés sur le marché auprès de leurs ravisseurs, peuples conquis déplacés de force et réinstallés collectivement, prisonniers de guerre –, ce sont les deux dernières catégories qui semblent les plus significatives

Esclavage et servitude en Mésopotamie

En Mésopotamie, au troisième millénaire avant notre ère, un idéogramme signifiant « esclave » combinait le signe de la « montagne » avec le signe de la « femme », en référence aux femmes capturées lors d’incursions militaires dans les hautes terres

Esclavage et servitude en Mésopotamie

Les listes de groupes de travailleurs (étrangers et autochtones) établies par les scribes utilisent les mêmes catégories d’âge et de sexe que celles employées à décrire les « troupeaux d’animaux domestiques contrôlés par l’État ». « Il semblerait donc que dans l’esprit des scribes d’Uruk et aux yeux des institutions qui les employaient, ces travailleurs aient été conceptualisés comme des humains “domestiqués”, ayant pratiquement le même statut que les animaux domestiques15. »

Esclavage et servitude en Mésopotamie

On prenait soin de limiter la taille des équipes de travail et de les déplacer fréquemment afin de minimiser le risque de révolte ou d’évasion.

Note

Comme de nos jours

Esclavage et servitude en Mésopotamie

l’évasion des esclaves était un des objets de préoccupation de la politique mésopotamienne ; on trouvera plus tard dans le fameux code d’Hammourabi une foule de sanctions visant les individus ayant aidé ou encouragé des esclaves à fuir.

Égypte et Chine

D’autres groupes conquis étaient contraints de fournir un tribut annuel sous forme de livraisons de métal, de verre et, semble-t-il aussi, d’esclaves.

Égypte et Chine

Ce que nous savons de la brève dynastie Qin et des premiers Han qui lui ont succédé renforce l’impression que les premiers États étaient des machines démographiques cherchant à maximiser leurs réserves de main-d’œuvre par tous les moyens26, parmi lesquels l’esclavage. Les Qin méritent bien leur réputation de promoteurs précoces d’une forme de domination totale et systématique. Il existait alors des marchés d’esclaves de la même manière qu’il y existait des marchés de chevaux et de bovins. Dans les régions restées hors d’atteinte du contrôle des Qin, des bandits capturaient tous les malheureux qui leur tombaient sous la main et les rançonnaient ou les revendaient sur les marchés d’esclaves

Égypte et Chine

Cependant, la principale technique de captation d’un maximum de nouveaux sujets était la déportation de l’ensemble de la population des territoires conquis – mais surtout des femmes et des enfants. Le centre rituel des captifs était détruit et une réplique en était reconstruite à Xinyang, la capitale des Qin, instaurant ainsi un nouveau centre symbolique. Comme c’était souvent le cas dans les premiers États d’Asie et d’autres régions du monde, la perception des prouesses et du charisme d’un dirigeant était liée à sa capacité à rassembler des multitudes autour du palais.

L’esclavage comme stratégie de « ressources humaines »

« En fin de compte, la guerre a contribué à une grande découverte : les hommes peuvent être domestiqués au même titre que les animaux. Au lieu de tuer un ennemi vaincu, on peut le réduire en esclavage ; en échange de sa vie, on peut le faire travailler. On a pu comparer l’importance de cette découverte à celle de l’apprivoisement des animaux. […] À l’aube des temps historiques, l’esclavage était au fondement de l’industrie antique et constituait un puissant instrument d’accumulation du capital. » V. GORDON CHILDE, Man Makes Himself

L’esclavage comme stratégie de « ressources humaines »

Leur absence ou quasi-absence de liens sociaux locaux les différenciaient de la population autochtone et les rendaient pratiquement incapables de fomenter une opposition collective. Le principe du recours à une classe de serviteurs socialement déracinés – janissaires, eunuques, Juifs de cour – a longtemps été considéré comme une technique permettant aux dirigeants de s’entourer de personnel qualifié mais politiquement neutralisé

L’esclavage comme stratégie de « ressources humaines »

Dans la mesure où ce flux d’acquisition de nouveaux esclaves se perpétuait, ces sociétés restaient des sociétés esclavagistes ; mais sur plusieurs générations, les anciens captifs devenaient presque impossibles à distinguer de leurs ravisseurs.

L’esclavage comme stratégie de « ressources humaines »

Les femmes et les enfants constituaient un butin particulièrement prisé. Les femmes finissaient souvent dans des familles autochtones en tant qu’épouses, concubines ou servantes, et les enfants connaissaient généralement une assimilation rapide, même s’ils gardaient un statut inférieur

Homo Domesticus (French Edition)

Bien souvent, en Asie du Sud-Est aussi bien que dans la Rome impériale, la guerre était considérée comme la voie de la prospérité et du luxe. Chacun des participants, des généraux aux simples soldats, comptait sur sa part du butin

Une note spéculative sur la domestication, le travail pénible et l’esclavage

Nous savons que l’État n’a pas inventé l’esclavage et la servitude ; ceux-ci sont observables dans un nombre considérable de sociétés pré-étatiques. Mais ce que l’État a certainement inventé, ce sont des sociétés de grande taille reposant systématiquement sur le travail forcé et une main-d’œuvre asservie. Même lorsque la proportion d’esclaves y était bien inférieure à celle d’Athènes, de Sparte, de Rome ou de l’Empire néo-assyrien, le rôle de la main-d’œuvre captive et de l’esclavage était tellement vital et stratégique pour la préservation du pouvoir de ces États que l’on imagine mal qu’ils aient pu subsister longtemps en leur absence.

Chapitre 6 - Fragilité de l’État archaïque : effondrement et désagrégation

Tout au long des cinq millénaires environ durant lesquels le mode de vie sédentaire a pu exister de façon sporadique avant même l’émergence de l’État (sept millénaires si l’on inclut le Japon et l’Ukraine), les archéologues ont recensé des centaines de sites successivement occupés, puis abandonnés, puis éventuellement réoccupés, puis abandonnés une fois encore. Les motifs de cette alternance d’abandon et d’occupation restent généralement obscurs. Parmi les facteurs qui ont pu y contribuer, on peut mentionner le changement climatique, l’épuisement des ressources, les maladies, la guerre et la migration vers des régions aux ressources plus abondantes

Chapitre 6 - Fragilité de l’État archaïque : effondrement et désagrégation

La désertion généralisée de presque tous les modestes sites sédentaires existant avant 10500 av. J.-C. est presque certainement due à la vague de froid du Dryas récent, le « grand refroidissement ».

Chapitre 6 - Fragilité de l’État archaïque : effondrement et désagrégation

que signifie au juste « effondrement » dans des expressions comme « l’effondrement d’Ur III », vers 2000 avant notre ère, « l’effondrement de l’Ancien Empire égyptien », vers 2100 avant notre ère, ou « l’effondrement du régime palatial minoen » en Crète, autour de 1450 av. J.-C. ? Au minimum, cela signifie l’abandon et/ou la destruction du centre palatial et de son architecture monumentale, phénomène généralement interprété non seulement comme une redistribution géographique de la population, mais comme une perte substantielle, pour ne pas dire catastrophique, de complexité sociale. Si la population se maintenait, elle devait sans doute se disperser sur des sites et des villages moins peuplésa. La couche supérieure des élites se volatilisait, on ne construisait plus d’édifices monumentaux, les usages administratifs et religieux de l’écriture avaient tendance à s’étioler, les échanges et la redistribution à grande échelle déclinaient fortement et la production artisanale spécialisée destinée à la consommation et au commerce de luxe diminuait ou disparaissait. Prises ensemble, ces évolutions sont souvent perçues comme une régression déplorable par rapport à une culture plus civilisée

Chapitre 6 - Fragilité de l’État archaïque : effondrement et désagrégation

À cet égard, il est tout aussi essentiel d’insister sur ce que ces événements n’entraînaient pas nécessairement. Ils n’entraînaient pas nécessairement un déclin de la population locale, pas plus qu’ils ne se traduisaient obligatoirement par une détérioration de sa santé, de son bien-être ou de son régime alimentaire – ceux-ci pouvant au contraire s’améliorer, comme nous allons le voir. Enfin, l’« effondrement » ne se traduisait pas nécessairement par la dissolution d’une culture, mais bien plutôt par sa reformulation et sa décentralisation.

Chapitre 6 - Fragilité de l’État archaïque : effondrement et désagrégation

qu’une bonne partie de ce qui passe pour un effondrement n’était en réalité qu’une « désagrégation », au sens propre du terme : la réduction d’unités politiques de grande taille mais fragiles à leurs composantes plus modestes et souvent plus stables. S’il est vrai que l’« effondrement » entraînait une réduction de la complexité sociale, ces petits foyers de pouvoir – par exemple une communauté compacte établie sur la plaine alluviale – avaient plus de chances de se perpétuer que les brefs miracles de gouvernance qui les avaient fait tenir ensemble au sein d’un royaume ou d’un empire relativement grands pour l’époque. Yoffee et Cowgill ont judicieusement emprunté au théoricien de l’organisation Herbert Simon le terme de « modularité », qui décrit le fait que les unités de base d’un agrégat plus ample sont généralement indépendantes et détachables

Note

La grande simplification sera modulaire

Chapitre 6 - Fragilité de l’État archaïque : effondrement et désagrégation

La sédentarité a émergé dans des niches écologiques très spécifiques et circonscrites, en particulier, on l’a vu, les régions alluviales et les sols de lœss. Plus tard – bien plus tard –, les premiers États centralisés ont eux-mêmes vu le jour dans des contextes écologiques encore plus circonscrits, caractérisés par une vaste superficie centrale de sols riches et bien arrosés et par la présence de voies navigables, seules à même de soutenir l’existence d’une grande quantité de sujets cultivant des céréales. En dehors de ces sites rares et propices à l’émergence de l’État, chasse, cueillette et pastoralisme continuaient à prédominer.

Chapitre 6 - Fragilité de l’État archaïque : effondrement et désagrégation

Les sites d’émergence de l’État étaient avant tout structurellement vulnérables à des crises de subsistance qui n’avaient pas grand-chose à voir avec l’habileté ou l’incompétence respectives de leurs dirigeants. La première et la plus importante de ces vulnérabilités structurelles était leur très forte dépendance à une seule récolte annuelle d’une ou deux céréales de base. Si la moisson échouait à la suite de sécheresse, d’inondation, de parasites, de dégâts causés par les tempêtes ou de maladies des cultures, la population était en danger mortel, de même que ses dirigeants, qui dépendaient de l’excédent produit par leurs sujets.

Morbidité de l’État archaïque : aiguë ou chronique ?

Le commerce de longue distance existait avant l’émergence de l’État, mais de façon limitée ; avec la montée en puissance d’élites plus nombreuses et expansionnistes, cherchant à maximiser leur richesse et à la donner en spectacle, son volume et sa portée géographique se sont développés de manière exponentielle. Les États eux-mêmes avaient besoin de beaucoup plus de ressources que les premières communautés sédentaires, en quantité comme en qualité. Il s’ensuivit une explosion des échanges terrestres et surtout du commerce par voie navigable.

Morbidité de l’État archaïque : aiguë ou chronique ?

L’État est notoirement associé à une autre activité, la guerre, qui a toujours généré elle aussi d’énormes conséquences épidémiologiques. Ne serait-ce qu’en termes démographiques, rien de tel qu’une guerre pour engendrer des déplacements massifs de population. Une armée, une horde de réfugiés en fuite ou une masse de captifs constituaient autant de modules mobiles d’infection contractant et transmettant nombre de maladies traditionnellement associées à la guerre : choléra, typhus, dysenterie, pneumonie, fièvre typhoïde, etc. On sait depuis longtemps que la marche des armées ou des réfugiés a toujours tracé un front mobile d’infection que les civils cherchaient à fuir dès qu’ils le pouvaient

Morbidité de l’État archaïque : aiguë ou chronique ?

Lorsque le principal butin était constitué des captifs transportés de force sur le territoire des vainqueurs, comme c’était le cas dans les guerres de l’Antiquité, les conséquences en matière de transmission des maladies infectieuses étaient à peu près les mêmes qu’avec le commerce, mais peut-être à plus grande échelle. Et les captifs étaient bien entendu accompagnés de leur bétail, qui lui aussi transportait ses propres maladies et parasites jusque dans l’enceinte de la capitale des vainqueurs.

Morbidité de l’État archaïque : aiguë ou chronique ?

Nous savons par des documents écrits que vers 1320 av. J.-C., une épidémie dévastatrice apportée en Égypte par les Hittites déclencha une famine, du fait que les cultivateurs survivants, refusant de payer l’impôt, abandonnèrent fréquemment leurs champs tandis que les soldats qui n’étaient plus payés se livrèrent au banditisme

Morbidité de l’État archaïque : aiguë ou chronique ?

Parmi les contraintes environnementales les plus susceptibles de menacer l’existence de l’État, deux, sur lesquelles on dispose de témoignages écrits depuis les temps les plus reculés, se sont révélées particulièrement importantes dans le monde antique : la déforestation et la salinisation11. Ces deux phénomènes se distinguent des maladies épidémiques en cela qu’ils opèrent sur le long terme ; il s’agit de processus graduels, voire insidieux, plutôt que de crises soudaines.

Morbidité de l’État archaïque : aiguë ou chronique ?

une pénurie de bois de chauffage et de cuisson, ou bien l’envasement progressif des canaux et des rivières dû à la déforestation, entraînaient plutôt une asphyxie économique progressive, tout aussi meurtrière mais beaucoup moins spectaculaire.

Morbidité de l’État archaïque : aiguë ou chronique ?

La plaine alluviale de Basse Mésopotamie est elle-même le fruit de l’érosion engendrée par les cours du Tigre et de l’Euphrate, qui y déposent des sols arrachés aux hautes terres situées en amont. En ce sens, les premières sociétés agraires étaient fortement dépendantes de l’apport des nutriments transportés vers l’aval par ces fleuves depuis des millénaires. Mais avec la croissance des centres urbains, et à mesure qu’augmentait la demande de bois d’œuvre, de chauffage et de cuisson absent des zones humides de Basse Mésopotamie, ce processus entra dans une nouvelle phase. C’est ce dont témoignent les nombreux indices de déforestation des régions du cours supérieur de l’Euphrate en amont de Mari au début du troisième millénaire av. J.-C., déforestation due à une combinaison de surexploitation des ressources forestières et de surpâturage

Morbidité de l’État archaïque : aiguë ou chronique ?

Les États archaïques avaient un appétit dévorant de bois qui allait bien au-delà des besoins d’une communauté sédentaire

Morbidité de l’État archaïque : aiguë ou chronique ?

En plus du défrichage des terres destinées aux cultures et au pâturage, du bois de chauffage et de cuisson, du bois de construction et du bois destiné aux fours à poterie, l’État archaïque avait besoin d’énormes quantités de bois destiné à la métallurgie, la fonderie, les fours à briques, la salaison des viandes, les galeries de mines, la construction navale, l’édification de grands monuments et la production d’enduit à chaux – cette dernière exigeant de très grands apports en combustible.

Morbidité de l’État archaïque : aiguë ou chronique ?

Compte tenu des difficultés de transport du bois sur de longues distances, un centre étatique avait tôt fait d’épuiser les modestes réserves situées à proximité de son siège principal

Morbidité de l’État archaïque : aiguë ou chronique ?

vers 6300 avant notre ère, la ville néolithique d’Aïn Ghazal avait connu une pénurie de bois de chauffage et de cuisson et la disparition complète de sa couverture arborée dans un rayon accessible à pied. Sa population avait donc été contrainte de se réinstaller dans des hameaux dispersés, comme le fut celle de nombre d’autres sites néolithiques de la vallée du Jourdain

Morbidité de l’État archaïque : aiguë ou chronique ?

On dispose de nombreux témoignages de déforestation dans le monde classique, qu’il s’agisse de l’exploitation du bois destiné à la construction navale par Athènes en Macédoine ou de la pénurie de bois dans la République romaine

Homo Domesticus (French Edition)

Un signe presque infaillible qu’une cité-État a dû faire face à une pénurie de bois facilement accessible est la proportion de sa consommation de charbon. Bien que le charbon de bois fût indispensable aux activités exigeant de hautes températures telles la poterie, la fabrication de chaux et la fusion des métaux, il était rarement utilisé à des fins domestiques, sauf en cas d’épuisement des réserves locales de bois de chauffage et de cuisson

Homo Domesticus (French Edition)

L’avantage spécifique du charbon de bois, c’est qu’il fournit beaucoup plus de chaleur par unité de poids et de volume que le bois brut et que son transport sur de longues distances revient donc moins cher. L’inconvénient, bien entendu, c’est qu’il doit être brûlé deux fois et consomme ainsi beaucoup plus de matière ligneuse. Ainsi, moins on avait de bois à portée de main, plus on avait recours à du charbon de bois venant de loin.

Homo Domesticus (French Edition)

La couverture forestière – il s’agissait essentiellement de chênes, de hêtres et de pins en Mésopotamie antique – avait pour effet de retenir l’eau des pluies de la fin de l’hiver et de diffuser lentement leur humidité par percolation à partir du mois de mai. Sous l’effet de la déforestation ou du défrichage agricole, le bassin versant relâchait beaucoup plus rapidement l’eau de pluie et le limon qu’elle transportait, ce qui engendrait des crues plus rapides et plus violentes15. D’où une série de conséquences susceptibles de menacer la viabilité d’une cité-État

Homo Domesticus (French Edition)

, la déforestation et l’envasement pouvaient entraîner la propagation du paludisme. On a pu dire que le paludisme était une « maladie de la civilisation », en ce sens qu’il est peut-être apparu avec le défrichement des terres destinées à l’agriculture.

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Lorsqu’un fleuve limoneux traverse une plaine côtière à faible gradient, il dépose de plus en plus de limon au fur et à mesure que le courant ralentit. L’accumulation de la vase peut finir par créer une digue ou une barrière bloquant l’accès du fleuve à la mer et faisant reculer et s’étaler ses eaux, formant ainsi des zones humides paludéennes à la fois anthropogéniques et quasiment inhabitables17.

Homo Domesticus (French Edition)

Toutes les eaux d’irrigation contiennent des sels dissous. Comme les plantes ne les absorbent pas, ils finissent par s’accumuler dans le sol et, à moins que les canaux ne soient lessivés, par les tuer.

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Étant donné que l’orge tolère mieux le sel que le blé, une façon de s’adapter à la salinisation croissante consiste à planter de l’orge au lieu du blé, malgré la préférence générale pour ce dernier.

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Pour mieux comprendre la fragilité des États archaïques et la cause de leur disparition, il est utile de distinguer les cas de « mort subite » (par exemple, la disparition de Larsa en 1720 av. J.-C.) des cas de déclin et d’agonie progressive. Les épidémies et les grandes inondations, mêmes si elles peuvent être l’effet de dynamiques cumulatives sous-jacentes, sont des exemples de mort subite.

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Les cas d’envasement, de rendement agricole décroissant et de salinisation sont parfois enregistrés dans les archives comme une forme de déclin plus ou moins régulier – accompagné par un lent exode de la population – ou comme une série de mauvaises récoltes. On n’observe pas dès lors de tournant dramatique, mais plutôt une déchéance presque imperceptible.

Homo Domesticus (French Edition)

La pertinence même de la notion d’« effondrement » est liée à l’essor de sites urbains protégés par des murailles et caractérisés par une architecture monumentale, ainsi qu’à l’hypothèse erronée que de tels centres monumentaux étaient synonymes de « civilisation ». Comme nous l’avons signalé, il arrivait relativement souvent que des communautés sédentaires pré-étatiques soient abandonnées temporairement ou définitivement suite à toutes sortes de raisons.

Homo Domesticus (French Edition)

Les civilisations disparues dont les monuments, à l’instar de ceux de Srivijaya à Sumatra, étaient construits avec des matériaux périssables, ne laissent guère de traces dans les livres d’histoire, alors que des sites comme Angkor Wat et Borobudur émergent comme des phares.

Homo Domesticus (French Edition)

L’État n’a pas plus inventé la guerre qu’il n’a inventé l’esclavage, mais il a considérablement renforcé ces institutions en en faisant des rouages essentiels de son fonctionnement

Plaidoyer pour l’effondrement

Pourquoi déplorer l’« effondrement » dès lors que la situation décrite par ce terme ne reflète le plus souvent que la décomposition d’un État complexe, fragile et généralement oppressif en de plus petits fragments décentralisés de taille inférieure28 ?

Plaidoyer pour l’effondrement

Une raison fort simple et pas nécessairement superficielle de cette perception négative, c’est que la disparition d’un État prive les chercheurs et les spécialistes chargés de documenter les civilisations antiques du matériau brut dont ils ont besoin.

Plaidoyer pour l’effondrement

Une bonne partie de notre fascination par l’« effondrement » nous vient de l’Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, d’Edward Gibbon

Plaidoyer pour l’effondrement

Néanmoins, il est tout aussi probable que la culture ait survécu – et se soit développée – dans de multiples petits centres qui n’étaient plus soumis au centre principal. Il ne faut jamais confondre la notion de culture avec celle de centre étatique, ni l’apogée d’une culture palatiale avec ses fondement sous-jacents qui étaient bien plus amples.

Plaidoyer pour l’effondrement

surtout, le bien-être d’une population ne doit jamais être confondu avec la puissance d’un centre étatique ou palatial. Il n’était pas rare que les sujets des premiers États abandonnent l’agriculture et les centres urbains afin d’échapper aux impôts, à la conscription, aux épidémies et à l’oppression

Plaidoyer pour l’effondrement

Sous un certain angle, on peut considérer qu’ils ont ainsi régressé vers des formes de subsistance plus rudimentaires, telles que la cueillette ou le pastoralisme. Mais sous un autre angle, que je crois plus pertinent, on peut se féliciter qu’ils aient ainsi échappé au paiement d’un tribut en main-d’œuvre et en céréales, survécu à une épidémie, échangé une servitude oppressive contre un surcroît de liberté et de mobilité physique, voire évité la mort au combat

Plaidoyer pour l’effondrement

En pareilles circonstances, l’abandon de l’État pouvait être vécu comme une émancipation

Plaidoyer pour l’effondrement

Il ne s’agit certainement pas pour autant de nier que l’existence en dehors de l’État était souvent à la merci de toutes sortes de violences et de prédations, mais plutôt d’affirmer que nous n’avons aucune raison de supposer que l’abandon d’un centre urbain entraînât, ipso facto, une plongée dans la brutalité et la violence.

Plaidoyer pour l’effondrement

Enfin, il faut mentionner une possible cause directe de l’extinction de l’État qui est sans doute plus importante encore de notre point de vue : le politicide ! Des phénomènes comme la taxation écrasante des céréales et de la main-d’œuvre, les guerres civiles et les guerres de succession dans la capitale, les guerres entre cités ou bien des mesures oppressives tels les châtiments corporels et autres abus, avaient un caractère proprement étatique ; individuellement ou collectivement, ils étaient susceptibles de provoquer l’effondrement d’un État.

Chapitre 7 - L’âge d’or des barbares

« L’histoire des paysans a été écrite par les citadins L’histoire des nomades a été écrite par les sédentaires L’histoire des chasseurs-cueilleurs a été écrite par les agriculteurs L’histoire des peuples sans État a été écrite par les scribes du palais Elles sont toutes répertoriées dans les archives sous le nom de “Chroniques barbares” » Auteur anonyme

Chapitre 7 - L’âge d’or des barbares

la population mondiale, tout au long de cette période (et vraisemblablement au moins jusqu’en 1600), est restée constituée en son immense majorité par des peuples sans État : chasseurs-cueilleurs, collecteurs de produits de la mer, horticulteurs, agriculteurs itinérants, pasteurs et un grand nombre de cultivateurs qui échappaient largement au contrôle administratif et fiscal d’un quelconque Étata

Chapitre 7 - L’âge d’or des barbares

les États de l’époque ressemblaient à de petits archipels situés dans les plaines alluviales d’une poignée de grands fleuves, ou bien à titre exceptionnel dans quelques vallées intermontagneuses. Quel que fût leur devenir en termes d’expansion politique, sur le plan écologique, leur influence était limitée aux sols riches et bien arrosés capables de supporter la concentration de main-d’œuvre et de céréales qui constituait la base de leur puissance. En dehors de cette « zone de confort » écologique, terres arides, marécages et montagnes marquaient les limites de leur domination. Ils pouvaient y mener des expéditions punitives et gagner quelques batailles, mais certainement pas y établir une souveraineté durable. Le périmètre de la plupart des premiers États, quelle qu’ait été leur durée de vie, comprenait un noyau central sous contrôle direct des autorités, une région intermédiaire habitée par des populations dont l’incorporation dépendait des fluctuations de la puissance et de la richesse de l’État et une vaste zone périphérique qui échappait largement à leur contrôle.

Chapitre 7 - L’âge d’or des barbares

Si l’on veut comprendre la perspective des centres étatiques sur les « barbares », l’optique de la « domestication » est généralement utile. Les producteurs de céréales et les esclaves du noyau central étaient des sujets domestiqués, tandis que les chasseurs, les collecteurs et les nomades étaient des populations sauvages, rustiques et non domestiquées : des barbares. Les barbares étaient aux sujets domestiqués ce que les animaux sauvages, la vermine et les nuisibles étaient au bétail domestiqué. Ces populations indomptées constituaient dans le pire des cas une nuisance et une menace qu’il fallait exterminer

Chapitre 7 - L’âge d’or des barbares

Mauvaises herbes, nuisibles, vermine et barbares – tous les « non domestiqués » – menaçaient les acquis de l’État céréalier. S’ils n’étaient pas domptés et domestiqués, ils devaient être exterminés ou rigoureusement exclus de la domus.

Chapitre 7 - L’âge d’or des barbares

La notion de « barbares » et toutes celles qui lui sont apparentées – « sauvages », peuples « crus », « peuples de la forêt », « habitants des montagnes » – ont été inventées dans les centres étatiques afin de décrire et stigmatiser les populations qui n’étaient pas encore des sujets de l’État.

Chapitre 7 - L’âge d’or des barbares

Chez les Chinois comme chez les Romains, le territoire des barbares et des tribus commençait précisément là où le fisc et la souveraineté n’étaient plus en vigueur.

Les civilisations et leur pénombre barbare

à bien des égards, la condition barbare était « meilleure » du fait même de l’existence des États. Tant que ceux-ci n’étaient pas trop puissants, ils constituaient des cibles alléchantes de pillage et de prélèvement de tribut.

Les civilisations et leur pénombre barbare

du point de vue des barbares, le principal bénéfice de l’existence des États n’était pas tant leur fonction de sites de prédation que celle de comptoirs de commerce. Étant donné les limites de leurs ressources agroécologiques, les États dépendaient de toute une série de produits absents des plaines alluviales. Populations assujetties à l’État et peuples sans États étaient des partenaires commerciaux naturels.

Homo Domesticus (French Edition)

Jusque vers 500 avant notre ère, soit jusqu’à l’apparition d’embarcations à voile de plus grande taille capables de transporter des cargaisons volumineuses sur de longues distances, le territoire de l’État était assez largement limité à son noyau céréalier.

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En revanche, la géographie et l’écologie des barbares sont beaucoup plus difficile à résumer ; il s’agit d’une ample catégorie englobant « tout le reste » et qui embrasse toutes les aires géographiques inadaptées à la formation de l’État.

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Les régions barbares les plus fréquemment mentionnées sont les montagnes et les steppes mais, dans les faits, toutes les régions difficiles d’accès, indéchiffrables, infranchissables et ne se prêtant pas à l’agriculture intensive pouvaient être définies comme barbares

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forêts denses et non défrichées, marécages, deltas fluviaux, tourbières, brandes, landes, déserts, étendues arides et même la mer appartenaient tous potentiellement à cette catégorie.

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Le discours civilisationnel des États archaïques laissait souvent entendre, quand il ne l’affirmait pas expressément, que certains primitifs, par chance ou par ingéniosité, avaient réussi à domestiquer les plantes et les animaux et à fonder des communautés sédentaires puis des villes et des États. Autrement dit, ils avaient abandonné leur mode de vie primitif en faveur de l’État et de la civilisation. De ce point de vue, les barbares étaient ceux qui n’avaient pas effectué cette transition, ceux qui étaient restés à l’écart. Suite à cette grande divergence, deux sphères avaient vu le jour : la sphère civilisée des communautés sédentaires, des villes et des États et la sphère primitive des chasseurs, cueilleurs et éleveurs mobiles et dispersés. La membrane qui séparait ces deux sphères était perméable, mais dans un sens seulement. Les primitifs pouvaient s’intégrer à la sphère de la civilisation – tel était, après tout, le grand récit des origines – mais il était inconcevable que les « civilisés » retournent jamais au mode de vie primitif.

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Nos connaissances historiques nous permettent désormais d’affirmer que ce récit est radicalement faux, et ce pour au moins trois raisons. 

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Premièrement, il ignore un millénaire de circulations et d’allers-retours entre les modes de subsistance sédentaires et non sédentaires, ainsi que les nombreuses options hybrides ou intermédiaires.

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Deuxièmement, la création même d’un État et son expansion subséquente impliquaient en soi des déplacements de population. Si certaines des communautés préexistantes étaient absorbées, d’autres – peut-être la majorité – préféraient sans doute émigrer. Il est fort possible qu’une bonne partie des populations barbares voisines d’un État aient en fait été des réfugiés chassés par le processus même de construction de l’État

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Troisièmement, comme nous l’avons vu, une fois les États créés, il existait généralement autant de raisons de les fuir que de s’y intégrer. S’il est vrai, comme le suggère le récit dominant, que les gens étaient attirés par l’État en raison des opportunités et de la sécurité qu’il offrait, il n’en reste pas moins que la combinaison de taux élevés de mortalité et d’exode des populations était suffisamment déstabilisante pour que les premiers États aient dû recourir à l’esclavage, aux guerres de conquête et aux déplacements forcés de population afin de combler leurs besoins en main-d’œuvre.

Logique de la razzia

Les greniers d’une communauté sédentaire représentaient parfois deux ans ou plus de labeur agricole que les pillards pouvaient s’approprier en un éclair. De la même manière, les enclos à bétail fonctionnaient comme des greniers vivants susceptibles d’être accaparés. Et comme le butin d’une razzia comprenait aussi généralement des esclaves qu’il était possible de libérer contre rançon, de garder ou de vendre, ces captifs formaient eux aussi une réserve de valeur et de productivité

Logique de la razzia

les prédateurs barbares étaient relativement à l’abri des représailles des États. Mobiles et dispersés, ils pouvaient en général se contenter de s’évaporer dans la nature

Logique de la razzia

Porté jusqu’à sa conclusion logique, la razzia est une activité autodestructrice.

Note

« tuer la poule aux œufs d’or »

Logique de la razzia

Conscients de ce fait, les prédateurs étaient plutôt enclins à infléchir leur stratégie vers quelque chose de similaire à un racket de protection. En échange d’une partie de leurs marchandises, de leurs récoltes, de leur bétail et d’autres biens de valeur, les pillards offraient de « protéger » les marchands et les habitants contre d’autres pillards et, bien entendu, contre eux-mêmes

Logique de la razzia

Lorsque ce type de racket se routinisait et perdurait, il constituait une stratégie plus soutenable dans le temps que les incursions ponctuelles et requérait de ce fait un environnement politique et militaire raisonnablement stable. Cette logique de protection mafieuse, qui extorque un excédent durable aux communautés sédentaires et refoule les attaques extérieures afin de protéger sa base de prélèvement, est difficile à distinguer de celle de l’État archaïque

Logique de la razzia

En général, les États antiques ne se contentaient pas de construire des murailles et de lever des troupes ; ils étaient souvent amenés à payer leurs puissants voisins barbares afin de les dissuader d’attaquer. Ces paiements pouvaient prendre des formes diverses. Dans le but de sauver les apparences, ils pouvaient être présentés comme des « cadeaux » octroyés en échange d’une soumission formelle et d’une relation tributaire. On pouvait par exemple accorder à tel groupe de pillards le monopole sur le contrôle du commerce de tel ou tel produit à tel ou tel endroit. On pouvait aussi prétendre payer la solde d’une milice chargée de garantir la paix aux frontières. En échange de quoi, les groupes prédateurs devaient s’engager à ne piller que les ennemis de l’État avec lequel ils avaient fait alliance, tandis que ce dernier était souvent amené à reconnaître la souveraineté des pillards sur tel ou tel territoir

Logique de la razzia

Avec le temps, si cet arrangement perdurait, la zone protégée par les pillards pouvait finir par ressembler à un gouvernement provincial quasi autonome28

Logique de la razzia

Un exemple très éclairant d’arrangement politique de ce genre nous est fourni par l’interaction entre la dynastie des Han orientaux et ses voisins prédateurs nomades, les Xiongnu, aux environs de l’an 20 de notre ère. Les Xiongnu se livraient à des incursions éclairs et se réfugiaient dans les steppes avant que les troupes de l’État n’aient eu le temps de répliquer. Au lendemain de ces incursions, ils dépêchaient des émissaires à la cour, proposant la paix en échange de conditions avantageuses octroyées au commerce frontalier ou de paiements directs. L’accord était scellé par un traité censé faire des nomades des tributaires de l’Empire et mettant en scène les marques de leur allégeance en échange d’une contrepartie substantielle. Cette forme de tribut « inversé » destiné à acheter les nomades ne mobilisait pas moins d’un tiers des dépenses du gouvernement. Sept siècles plus tard, sous les Tang, l’administration impériale livrait chaque année aux Ouïghours un demi-million de rouleaux de soie dans des conditions similaires. Sur le papier, les nomades pouvaient passer pour des tributaires subordonnés à l’empereur Tang, mais le flux réel des revenus et des marchandises montre bien qu’il en était tout autrement en pratique

Logique de la razzia

De fait, les nomades percevaient des pots-de-vin de la part des Tang en échange de leur non-agression29

Logique de la razzia

On peut supposer que ce type de racket était plus fréquent que ne le laissent entendre les documents officiels, étant donné qu’il s’agissait probablement de secrets d’État : si le peuple venait à en prendre connaissance, l’image de toute-puissance de l’État risquait d’en pâtir.

Logique de la razzia

Au IVe siècle avant notre ère, après plusieurs défaites, les Romains payèrent aux Celtes un millier de livres en or afin qu’ils arrêtent leurs incursions, pratique qui allait se répéter avec les Huns et les Goths.

Logique de la razzia

Avec le recul, on peut percevoir les relations entre les barbares et l’État comme une compétition pour le droit de s’approprier l’excédent du module sédentaire « céréales/main-d’œuvre ». Ce module était en effet le fondement essentiel tant de la construction de l’État que du mode d’accumulation barbare. C’est lui qui en constituait l’enjeu principal. Le pillage ponctuel risquait de finir par éliminer sa proie, tandis qu’un racket de protection stable imitait la logique d’appropriation étatique et s’avérait compatible avec la productivité à long terme du noyau céréalier.

Routes commerciales et noyaux céréaliers imposables

L’importance accordée aux incursions barbares par la plupart des récits historiques est compréhensible étant donné la terreur qu’ils suscitaient chez les élites des États menacés auxquelles, en fin de compte, nous devons nos sources écrites

Routes commerciales et noyaux céréaliers imposables

Les sources historiques chinoises, arabes et grecques s’accordent sur le fait que les habitants des steppes étaient avant tout intéressés par le commerce. Le soin méthodique avec lequel les peuples d’Eurasie centrale menaient généralement leurs conquêtes est très révélateur. Ils s’efforçaient d’éviter les conflits et d’amener les villes à se soumettre sans combattre. Elles n’étaient punies que si elles résistaient ou se rebellaient. […] Les conquêtes des souverains nomades d’Eurasie centrale visaient avant tout le contrôle des routes commerciales ou des cités marchandes. Mais s’ils souhaitaient les contrôler, c’était dans le but de consolider un territoire occupé servant de base fiscale à l’infrastructure sociopolitique de leur règne. Si cela ressemble fort à la pratique des États sédentaires périphériques, c’est parce qu’il s’agissait effectivement de la même chose32

Routes commerciales et noyaux céréaliers imposables

Les premiers États agraires et les sociétés barbares poursuivaient sensiblement les mêmes objectifs ; dans les deux cas, il s’agissait de dominer le noyau céréalier et sa main-d’œuvre afin de contrôler son excédent.

Routes commerciales et noyaux céréaliers imposables

Les Mongols, à l’instar d’autres prédateurs nomades, comparaient la population agraire à une « raya », de l’arabe ra’aya, « troupeau »

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États et barbares cherchaient pareillement à dominer les échanges dans leur zone d’influence. Et il s’agissait dans les deux cas de sociétés esclavagistes pratiquant des incursions guerrières dont le principal butin était les êtres humains, de même que ceux-ci étaient la principale marchandise. De ce point de vue, il s’agissait de rackets rivaux

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Sous la République romaine, nous l’avons vu, la bienveillance des Celtes était souvent achetée à prix d’or. Avec le temps, les villes celtes (oppida) se transformèrent de fait en comptoirs multiethniques dominant le commerce régional le long des voies navigables menant au cœur de l’Empire

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vers 1500 avant notre ère, les principaux centres démographiques d’Égypte, de Mésopotamie et d’Anatolie étaient de gros consommateurs de produits importés de régions lointaines et dont le commerce avait entre autres fait de la Crète une puissance navale de premier plan en Méditerranée35. Trois siècles plus tard, il semble que les fameux « peuples de la mer » aient dominé les centres urbains du littoral de Chypre et soustrait le contrôle du commerce aux anciens États agraires.

Routes commerciales et noyaux céréaliers imposables

À l’origine, le commerce de biens très recherchés tels que l’or, l’argent, le cuivre, l’étain, les pierres précieuses, les tissus de luxe, le bois de cèdre ou l’ivoire était monopolisé, dans la mesure du possible, par les élites des États agraires. Mais vers 1500 avant notre ère, ce monopole avait été brisé et, en tout état de cause, le volume et la variété des produits disponibles avaient connu une expansion sans précédent.

Routes commerciales et noyaux céréaliers imposables

Le commerce de longue distance n’était pas une nouveauté. Même avant le Néolithique, certains produits très prisés, du moment qu’ils n’étaient ni trop volumineux ni trop lourds, pouvaient s’échanger sur de longues distances : c’était le cas de l’obsidienne, des pierres précieuses et semi-précieuses, de l’or ou des perles de cornaline.

Routes commerciales et noyaux céréaliers imposables

La nouveauté, ne résidait pas tant dans les distances parcourues que dans le fait que l’on transportait désormais des marchandises en vrac à travers tout le bassin méditerranéen. L’Égypte devint ainsi le « grenier » de la Méditerranée orientale, exportant des céréales par bateau vers la Grèce et ultérieurement vers Rome.

Routes commerciales et noyaux céréaliers imposables

À moindre échelle, ce qui n’en était pas moins révolutionnaire pour l’époque, les diverses périphéries des États agraires se transformèrent alors en territoires dotés de valeur marchande – parfois supérieure à celle de la plaine alluviale elle-même – et totalement connectés aux réseaux commerciaux de tout le bassin méditerranéen.

Routes commerciales et noyaux céréaliers imposables

Les populations pratiquant la cueillette, la chasse et la collecte des produits de la mer n’avaient jamais connu d’opportunités aussi prometteuses.

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L’Eurasie centrale disposait d’une profusion de biens à échanger contre les productions des États agraires, surtout dès lors que le transport maritime permettait d’accéder à des marchés lointains.

Routes commerciales et noyaux céréaliers imposables

Beckwith fournit une longue liste de produits mentionnés par les voyageurs de l’époque. Ils sont si nombreux que l’on ne peut tous les citer, mais un simple échantillon en illustrera la diversité : cuivre, fer, chevaux, mules, fourrures, peaux, cire, ambre, épées, armures, étoffes, coton, laine, tapis, couvertures, feutre, tentes, étriers, arcs, bois précieux, graines de lin, noix et, immanquablement, esclaves37.

Routes commerciales et noyaux céréaliers imposables

D’après un archéologue, les nomades de la mer avaient sans doute été d’abord des marins qui participaient aux activités commerciales « légitimes » en louant leurs services aux royaumes agraires de l’époque. Mais au fur et à mesure de l’expansion de ces activités et des opportunités qu’elles offraient, ils se transformèrent en entités de plus en plus autonomes capables d’imposer leur domination politique aux régions littorales et de pratiquer le même type de prédation, de commerce et de prélèvement du tribut que leurs homologues continentaux

Les barbares, jumeaux cachés de la civilisation

Les barbares, jumeaux cachés de la civilisation

Les barbares, jumeaux cachés de la civilisation

 barbares » et « civilisés » sont en réalité des jumeaux, tant au niveau réel qu’au niveau symbolique

Routes commerciales et noyaux céréaliers imposables

Les barbares, au sens large du terme, étaient sans doute en position idéale pour tirer profit de l’explosion des échanges commerciaux

Routes commerciales et noyaux céréaliers imposables

Avec l’essor de ces échanges, les peuples sans État plus ou moins nomades en vinrent à contrôler tout le réseau vasculaire du commerce et à prélever un tribut sur les échanges

Les barbares, jumeaux cachés de la civilisation

Ce n’est pas seulement la frontière entre civilisation et barbarie, mais les sociétés barbares elles-mêmes qui ont été en bonne part engendrées par l’essor et l’expansion géographique des grandes civilisations de l’Antiquité

Les barbares, jumeaux cachés de la civilisation

Chasseurs, cueilleurs et cultivateurs itinérants pouvaient éventuellement grappiller les miettes de la richesse étatique, mais c’étaient les grandes confédérations politiques de pasteurs à cheval qui étaient le plus à même d’extraire les ressources des États sédentaires ; elles étaient elles-mêmes des « proto-États » ou, selon la formule de Barfield, des « Empires fantômes40 »

Les barbares, jumeaux cachés de la civilisation

En ce qui concerne les cas les plus emblématiques, tels l’État itinérant fondé par Gengis Khan – le plus vaste empire terrestre d’un seul tenant de l’histoire – ou encore l’« Empire comanche » dans le Nouveau Monde, il est plus pertinent de les décrire comme des « États équestres41 ».

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 relation entre périphérie nomade et centre étatique pouvait prendre toutes sortes de formes et était dans tous les cas extrêmement instable. Lorsqu’elle se limitait à une logique de pure prédation, elle se caractérisait simplement par des raids occasionnels auxquels répondaient de temps à autre des expéditions punitives menées par les troupes de l’État. Les violentes campagnes de César en Gaule sont sans doute un exemple singulier d’expédition victorieuse qui, malgré de nombreuses insurrections ultérieures, permit de consolider la domination romaine. Dans d’autres cas, comme ceux des Xiongnu, des Ouïghours ou des Huns, cette relation reposait entre autres sur des extorsions, des subsides et une sorte de tribut inversé. On peut décrire de tels dispositifs, qui voyaient les barbares recevoir en échange de leur mansuétude une partie des bénéfices du complexe céréalier sédentaire, comme constituant de facto une forme de souveraineté partagée entre l’État et les barbares. Dans des conditions de relative stabilité, cet équilibre se rapproche du modèle de racket de protection frontalier décrit précédemment. Mais ces conditions de relative stabilité étaient assez peu fréquentes, tant du fait de la fragilité de la gouvernance étatique que des dissensions et divisions des entités politiques nomades.

Les barbares, jumeaux cachés de la civilisation

Deux autres « solutions » étaient possibles, chacune d’elles éliminant de fait la dichotomie. La première était que les barbares nomades conquièrent l’État ou l’empire et se transforment en nouvelle classe dirigeante. Ce fut le cas au moins deux fois dans l’histoire de la Chine – avec la dynastie mongole des Yuan et la dynastie mandchoue des Qing ; ce fut aussi le cas d’Osman, le fondateur de l’Empire ottoman. Les barbares devenaient alors la nouvelle élite de l’État sédentaire, habitant la capitale et administrant l’appareil d’État.

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La seconde option, bien plus fréquente mais moins souvent mentionnée, voyait les nomades devenir mercenaires de l’État, cavalerie chargée de surveiller les marches de l’empire et d’endiguer les incursions des autres peuples barbares. De fait, rares étaient les États ou les empires ne recrutant pas de troupes parmi les barbares, souvent en échange d’avantages commerciaux et d’autonomie locale

Les barbares, jumeaux cachés de la civilisation

C’est essentiellement grâce à l’aide de troupes gauloises que César put pacifier la Gaule.

Les barbares, jumeaux cachés de la civilisation

Au lieu de conquérir l’État, les barbares intégraient les forces armées d’un État existant, à l’instar des Cosaques ou des Gurkhas, par exemple. Dans un contexte colonial, c’est une configuration qu’on a pu décrire comme une forme « sous-impérialisme indigène42 ».

Les barbares, jumeaux cachés de la civilisation

Dans sa description du rôle d’Athènes pendant les guerres du Péloponnèse, Thucydide évoque des dizaines de peuples différents habitant les montagnes ou les vallées : certains avaient un roi, d’autres non, certains avaient noué une alliance avec Athènes, d’autres lui payaient tribut et d’autres encore lui étaient hostiles.

Un âge d’or ?

On pourrait, je crois, définir une très longue période couvrant non pas des siècles mais des millénaires – entre l’apparition des tout premiers États et, vraisemblablement, l’aube du XVIIe siècle – comme un « âge d’or des barbares » et des peuples sans État en général. Pendant la majeure partie de cette longue période, le mouvement d’« enclosure politique » représenté par l’État-nation moderne n’existait pas encore

Un âge d’or ?

Ce qui prévalait, c’étaient la fluidité des circulations physiques, la perméabilité des frontières et des stratégies de subsistance mixtes. Même les quelques rares – et souvent éphémères – empires ayant surgi pendant cette phase historique (les Romains, les Han, les Ming et, dans le Nouveau Monde, les cités-États mayas et les Incas) n’ont pas pu entraver les mouvements de population massifs à l’intérieur et à l’extérieur de leur orbite politique.

Un âge d’or ?

Des centaines d’États insignifiants ont connu une brève prospérité avant de se décomposer au profit des unités sociales élémentaires qui les constituaient : villages, lignées, bandes. Les populations savaient modifier leurs stratégies de subsistance lorsque les circonstances l’imposaient, abandonnant les labours pour la forêt, la forêt pour la culture sur brûlis et celle-ci pour la vie pastorale

Un âge d’or ?

la fragilité des entités étatiques, leur vulnérabilité aux épidémies et l’existence d’une vaste périphérie non étatique ont probablement empêché l’établissement du moindre semblant d’hégémonie de l’État avant 1600 au plus tôt

Un âge d’or ?

Jusqu’alors, une bonne partie de la population mondiale n’avait jamais vu l’ombre d’un collecteur d’impôts (régulier), et ceux qui en avaient déjà vu un avaient toujours la possibilité de se rendre fiscalement invisibles.

Un âge d’or ?

Nous n’avons guère besoin d’insister sur cette date quasi arbitraire. Le début du XVIIe siècle marque grosso modo la fin des grandes vagues d’invasions barbares eurasiennes : les Vikings du VIIIe au XIe siècle, le grand royaume de Tamerlan de la fin du XIVe siècle les conquêtes d’Osman et de ses successeurs immédiats. À eux tous, ils ont détruit, pillé et conquis des centaines d’entités politiques de toute taille et déplacé des millions de personnes. Ils effectuaient aussi de grandes expéditions en quête d’esclaves

Un âge d’or ?

On ne peut pas dire que ce mélange de prédation et de commerce ait disparu après 1600, mais il est devenu plus rare et dispersé

Un âge d’or ?

Avec l’essor des États et des Empires modernes équipés d’armes à feu, la capacité de prédation des peuples sans État et le contrôle qu’ils étaient susceptibles d’exercer sur les petits États voisins déclina plus ou moins rapidement selon les régions et leur géographie.

Un âge d’or ?

L’existence des « barbares tardifs » était sans doute plutôt enviable dans l’ensemble. Leur mode de subsistance couvrait encore plusieurs réseaux alimentaires ; leur dispersion les rendait moins vulnérables à la défaillance de telle ou telle source de nourriture isolée. Ils étaient probablement en meilleure santé et vivaient plus longtemps – en particulier les femmes.

Un âge d’or ?

L’intensification des liens commerciaux leur laissait plus de temps libre, accentuant encore les avantages du mode de vie des cueilleurs par rapport au dur labeur des agriculteurs. Enfin, et ce n’est pas le moindre avantage, les barbares échappaient à toute forme de sujétion ou de domestication par l’ordre social hiérarchique de l’agriculture sédentaire et de l’État. Ils étaient presque à tous égards plus libres que les petits fermiers anglais de la fin du Moyen Âge et du début de l’ère moderne dont on a tant vanté l’indépendance

Un âge d’or ?

En reconstituant systématiquement les réserves de main-d’œuvre de l’État grâce aux esclaves qu’ils lui livraient, ou bien en mettant leur savoir-faire militaire au service de sa protection et de son expansion, les barbares ont délibérément creusé leur propre tombe.

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