Livre de Carlos Castaneda sur le Chamanisme

Highlights

Prologue

J’avais compris  que   voir   signifiait  la  capacité  de  certains  êtres  humains  à  élargir  le champ de leur perception jusqu’à être en mesure d’évaluer non seulement les apparences  extérieures  mais  aussi  l’essence  de  toute  chose.  Il  m’avait également  expliqué  que  les  voyants   voient  l’homme  comme  un  champ d’énergie ressemblant à un œuf lumineux. Chez la majorité des gens, disait-il, le  champ  d’énergie  est  divisé  en  deux  parties.  Chez  quelques  hommes  et quelques  femmes,  il  existe  quatre  ou  parfois  trois  parties.  Ceux-ci,  parce qu’ils sont plus souples que l’homme moyen, peuvent devenir naguals après avoir appris à  voir.

Prologue

Les  expériences  que  je  raconte  ici  s’étant  déroulées  dans  un  état  de conscience accrue, elles ne peuvent participer de la même trame que celle de la vie quotidienne. Elles manquent de contexte terrestre, bien que j’aie fait de mon mieux pour combler cette lacune sans pour autant romancer. Quand on se  trouve  dans  un  état  de  conscience  accrue,  on  est  très  peu  conscient  de l’environnement, toute la concentration dont on dispose étant absorbée par les détails de l’action en cours.

Prologue

Dans le cas présent, l’action consistait naturellement à élucider la maîtrise de la conscience. 

1Les nouveaux voyants

“  Je  dois  insister  sur  un  fait  important  ”,  poursuivit-il,  “  le  fait  que  ces sorciers  savaient  comment  fixer  la  conscience  de  leurs  victimes.  Tu  ne  l’as pas  relevé  quand  j’y  ai  fait  allusion.  Cela  ne  t’a  rien  dit.  Ce  n’est  pas étonnant. Que la conscience puisse être manipulée est une des choses les plus difficiles à reconnaître. ”

1Les nouveaux voyants

“  Ce  fut  en  mangeant  des  plantes  de  pouvoir  que  les  Toltèques s’engagèrent  sur  la  voie  de  la  connaissance  ”,  répondit-il.  “  Qu’ils  aient  été poussés par la curiosité, la faim ou l’erreur, ils en mangèrent. Une fois que les plantes  de  pouvoir  eurent  produit  leur  effet,  certains  d’entre  eux commencèrent  assez  vite  à  analyser  leurs  expériences.  A  mon  avis,  les premiers  à  s’engager  sur  la  voie  de  la  connaissance  étaient  très  audacieux, mais succombaient à une lourde erreur. ”

1Les nouveaux voyants

“  Toltèque  ”  signifiait  “  homme  de connaissance ”. À l’époque dont il parlait, des siècles ou peut-être des millénaires avant la conquête  espagnole,  tous  ces  hommes  de  connaissance  vivaient  dans  une vaste région géographique, située au nord et au sud de la vallée de Mexico et travaillaient  dans  des  domaines  spécifiques  :  ils  étaient  guérisseurs, ensorceleurs,  conteurs,  danseurs,  oracles,  ils  préparaient  la  nourriture  et  la boisson.  Ces  domaines  d’activité  favorisaient  une  sagesse  spécifique,  une sagesse qui les distinguait des hommes ordinaires. Qui plus est, ces Toltèques se trouvaient être également des hommes qui étaient adaptés à la structure de la  vie  quotidienne,  à  peu  près  comme  le  sont  aujourd’hui  les  médecins,  les artistes,  les  enseignants,  les  prêtres  et  les  marchands.  Ils  exerçaient  leur profession  sous  le  strict  contrôle  de  confréries  organisées  et  devinrent compétents  et  influents,  à  tel  point  qu’ils  dominaient  même  des  groupes d’hommes  vivant  hors  des  régions  géographiques  qui  étaient  celles  des Toltèques.

1Les nouveaux voyants

“ Après que certains de ces hommes eurent enfin appris à  voir – après des siècles de familiarité avec les plantes de pouvoir – ”, me dit don Juan, “ les plus entreprenants d’entre eux commencèrent à enseigner à d’autres hommes de connaissance comment  voir. 

1Les nouveaux voyants

Ils devinrent remarquablement compétents pour ce qui était de  voir,  et capables d’exercer un grand contrôle sur les mondes étranges qui se révélaient à eux. Mais cela ne servait à rien.  Voir avait miné leur force et les avait poussés à être obsédés par ce qu’ils  voyaient.  ”

1Les nouveaux voyants

Certains d’entre eux s’efforcèrent de se servir de l’acte de  voir de façon positive et de l’enseigner aux autres. Je suis sûr  que,  sous  leur  conduite,  les  populations  de  villes  entières  partirent  pour d’autres mondes et ne revinrent jamais. ”

1Les nouveaux voyants

“ Après que l’univers des premiers Toltèques eut été détruit, les voyants qui  avaient  survécu  se  retirèrent  et  amorcèrent  un  examen  sérieux  de  leurs pratiques.  Ils  commencèrent  par  instaurer  l’art  de   traquer,   l’art  de   rêver  et l’intention  comme  procédés  fondamentaux;  cela  nous  donne  peut-être  une indication sur ce qui leur était réellement arrivé quant aux plantes de pouvoir. ”

1Les nouveaux voyants

Il y en a que nous connaissons très bien. Mais ils ne sont pas tout  à  fait  comme  nous,  parce  qu’ils  se  sont  concentrés  sur  d’autres  aspects spécifiques  de  la  connaissance,  comme  la  danse,  l’art  de  guérir, l’ensorcellement,  l’éloquence,  au  lieu  de  se  consacrer  aux  activités  que recommandaient les nouveaux voyants, c’est-à-dire l’art de  traquer,   le   rêve, l’intention.   Ceux  qui  sont  tout  à  fait  comme  nous  ne  sauraient  croiser  notre chemin. 

1Les nouveaux voyants

L’humeur  de  la  Gorda  suscita  en  moi  une  grande  inquiétude.  J’éprouvai un  réel  malaise.  Je  ne  dis  rien  mais  don  Juan  sembla  remarquer  ce  que  je ressentais. “ Tu devrais remercier la Gorda jour et nuit ”, dit-il soudain. “ Elle t’aide à anéantir ta suffisance. Elle est le petit tyran de ta vie mais tu n’as pas encore saisi cela. ”

1Les nouveaux voyants

“  L’effort  le  plus  remarquable  des  nouveaux  voyants  réside  dans  leur explication  du  mystère  de  la  conscience  ”,  poursuivit-il.  “  Ils  ont  condensé toute  cette  explication  en  quelques  concepts  et  quelques  actes  qu’ils enseignent  aux  apprentis  lorsque  ceux-ci  sont  dans  un  état  de  conscience accrue. ”

2Les petits tyrans

Il  me  dit  que  la  valeur  de  la  méthode  d’enseignement  des  nouveaux voyants  vient  de  ce  qu’elle  exploite  le  fait  qu’aucun  être  humain  ne  peut  se souvenir de ce qui s’est passé pendant qu’il se trouvait en état de conscience accrue.  Cette  incapacité  à  se  souvenir  constitue  un  obstacle  presque insurmontable  pour  les  guerriers  qui  doivent,  s’il  leur  faut  poursuivre  dans leur  voie,  se  rappeler  toute  l’instruction  qu’ils  ont  reçue.  Ce  n’est  qu’après des  années  de  lutte  et  de  discipline  qu’ils  parviennent  à  se  souvenir  de  leur instruction.  À  ce  moment-là,  les  concepts  et  les  procédés  qui  leur  ont  été enseignés se trouvent intériorisés et ont ainsi acquis la force que les nouveaux voyants entendaient leur voir prendre. 2

2Les petits tyrans

Je lui dis, me plaignant à moitié, que son refus de me parler pendant les deux  derniers  jours  m’avait  mis  très  mal  à  l’aise.  Il  me  regarda  et  arqua  les sourcils.  Un  sourire  effleura  ses  lèvres  puis  s’évanouit.  Je  compris  qu’il  me signifiait que je ne valais pas mieux que la Gorda. “  J’étais  en  train  de  provoquer  ta  suffisance  ”,  dit-il  d’un  air désapprobateur. “ La suffisance est notre plus grand ennemi. Penses-y, ce qui nous affaiblit, c’est de nous sentir offensés par les actes et les méfaits de nos semblables. Notre suffisance nous contraint à passer la plus grande partie de notre vie à être offensé par quelqu’un. ”

2Les petits tyrans

Je  le  rattrapai  et  lui  dis  ce  que  je  venais  de  comprendre.  Ses  yeux brillaient de malice et de plaisir. “ Que dois-je faire à propos de la Gorda ? ” demandai-je. “ Rien ”, dit-il. “ Les découvertes sont toujours personnelles. ”

2Les petits tyrans

Il  déclara  que  les  voyants,  les  anciens  comme  les  nouveaux,  se répartissent en deux catégories. La première compte ceux qui sont prêts à se dominer et peuvent canaliser leurs activités vers des objectifs pragmatiques, susceptibles  de  bénéficier  à  d’autres  voyants  et  à  l’homme  en  général.  La seconde  est  formée  de  ceux  qui  ne  s’intéressent  ni  à  la  maîtrise  de  soi,  ni  à aucun objectif pragmatique. Les voyants sont unanimes à considérer que ces derniers n’ont pas su résoudre le problème de la suffisance. La  suffisance  n’est  pas  une  chose  simple  et  naïve,  expliqua-t-il.  Elle  se trouve à la fois au cœur de tout ce qui est bon et au cœur de tout ce qui est mauvais  en  nous.  Pour  se  débarrasser  de  la  mauvaise  suffisance,  il  faut  une stratégie magistrale. Tout au long des âges les voyants ont réservé leurs plus hautes louanges à ceux qui y avaient réussi.

2Les petits tyrans

“ Je t’ai répété plusieurs fois que pour suivre la voie de la connaissance il fallait  faire  preuve  de  beaucoup  d’imagination  ”,  dit-il.  “  Sur  cette  voie, comprends-tu, rien n’est aussi clair que nous le souhaiterions. ”

2Les petits tyrans

“ L’impeccabilité, comme le fait de se débarrasser de la suffisance, est un concept trop vague pour représenter quelque valeur à mes yeux ”, remarquai-je. Don Juan s’étrangla de rire et je le mis au défi de m’expliquer ce qu’était l’impeccabilité. “  L’impeccabilité  ”,  dit-il,  “  n’est  rien  d’autre  que  le  bon  usage  de l’énergie. Mes exposés ne comportent pas le moindre soupçon de morale. J’ai épargné  de  l’énergie  et  cela  me  rend  impeccable.  Pour  comprendre  cela,  tu dois toi-même épargner assez d’énergie. ” Nous nous tûmes pendant longtemps. Je voulais penser à ce qu’il venait de dire. Il se remit soudain à parler. “  Les  guerriers  font  des  inventaires  stratégiques  ”,  dit-il.  “  Ils  recensent tout  ce  qu’ils  font.  Puis  ils  décident  de  ce  qu’ils  peuvent  modifier,  dans  cet inventaire, pour pouvoir s’accorder un répit en matière de dépense d’énergie. ” Je  rétorquai  que  leurs  inventaires  devaient  inclure  tout  ce  qui  se  trouve sous  le  soleil.  Il  répondit  patiemment  que  l’inventaire  stratégique  dont  il parlait  ne  concernait  que  des  modèles  de  comportement  qui  n’étaient  pas essentiels à notre survie et à notre bien-être.

2Les petits tyrans

Don Juan déclara alors que dans les inventaires stratégiques des guerriers la  suffisance  figure  comme  l’activité  qui  consomme  la  plus  grande  quantité d’énergie, d’où leur effort pour la supprimer.

2Les petits tyrans

L’un  des  premiers  soucis  des  guerriers  est  de  libérer  cette  énergie  pour affronter  l’inconnu  grâce  à  elle,  poursuivit  don  Juan.  L’impeccabilité  est l’action qui consiste à reconvertir cette énergie.

2Les petits tyrans

Il  me  dit  que  la  stratégie  la  plus  efficace  avait  été  mise  au  point  par  les voyants de la Conquête, les maîtres incontestables de l’art de  traquer.   Cette stratégie  comporte  six  éléments  qui  se  combinent  les  uns  aux  autres.  Cinq d’entre eux sont définis comme les attributs du statut de guerrier : il s’agit du contrôle, de la discipline, de l’endurance, du sens du minutage et du  vouloir.

2Les petits tyrans

Le sixième  élément,  peut-être  le  plus  important  de  tous,  participe  du  monde extérieur et on l’appelle le petit tyran.

2Les petits tyrans

le  vouloir participe d’une autre sphère, celle de l’inconnu, Les quatre  autres  attributs  appartiennent  à  la  sphère  du  connu,  là  même  où  se logent  les  petits  tyrans.  En  réalité,  ce  qui  transforme  les  êtres  humains  en petits tyrans c’est précisément la manipulation abusive du connu. ”

2Les petits tyrans

“  En  général  seuls  quatre  attributs  sont  mis  en  œuvre.  Le  cinquième,  le vouloir,   est  toujours  réservé  pour  une  ultime  confrontation,  celle  où  les premiers font face, pour ainsi dire, au peloton d’exécution. ”

2Les petits tyrans

si  les  voyants  sont  capables  de  tenir  bon  en affrontant  les  petits  tyrans,  ils  peuvent  certainement  affronter  impunément l’inconnu et même supporter la présence de l’inconnaissable.

2Les petits tyrans

Nous  savons  que  rien  ne  peut mieux tremper l’âme d’un guerrier que le défi qui consiste à traiter avec des gens  impossibles  qui  se  trouvent  en  position  de  pouvoir.  Seules  de  telles conditions  peuvent  faire  acquérir  aux  guerriers  la  modération  et  la  sérénité nécessaires pour supporter le poids de l’inconnaissable. ” J’exprimai  mon  désaccord  en  vociférant.  Je  pensais,  lui  dis-je,  que  les tyrans ne peuvent que frapper leurs victimes d’impuissance ou bien les rendre aussi  brutales  qu’ils  le  sont  eux-mêmes.  Je  lui  fis  remarquer  qu’on  avait procédé à d’innombrables études à propos des effets de la torture physique et psychologique sur ce genre de victimes. “ La différence réside dans quelque chose que tu viens de dire. Tu parles de victimes – pas de guerriers.

2Les petits tyrans

Don  Juan  me  dit  que  son   benefactor,   en  lui  expliquant  ce  qu’il  devait faire pour tirer profit de cet ogre, lui apprit aussi ce que les nouveaux voyants considèrent comme les quatre étapes jalonnant la voie de la connaissance. La première  étape,  pour  les  profanes,  consiste  à  décider  de  devenir  apprenti. Après  avoir  changé  d’optique  sur  eux-mêmes  et  sur  le  monde,  les  apprentis franchissent  la  seconde  étape  et  deviennent  des  guerriers,  c’est-à-dire  des êtres capables de la plus grande discipline et du plus grand contrôle de soi. La troisième  étape,  après  l’acquisition  de  l’endurance  et  du  sens  du  minutage, consiste  à  devenir  des  hommes  de  connaissance.  Lorsque  les  hommes  de connaissance  apprennent  à   voir,   ils  ont  franchi  la  quatrième  étape  et  sont devenus des voyants.

2Les petits tyrans

Un guerrier n’est pas centré sur lui-même à la façon d’un égoïste, mais dans l’esprit d’une étude exhaustive et continue du moi.

2Les petits tyrans

L’idée d’utiliser un petit tyran n’est pas seulement destinée à parfaire le courage du guerrier, mais aussi à procurer du plaisir et du bonheur. ” “ Comment le monstre que vous avez décrit pourrait-il procurer du plaisir à quiconque ? ” “  Il  était  insignifiant  en  comparaison  des  véritables  monstres  auxquels furent  confrontés  les  nouveaux  voyants  pendant  la  Conquête.  Toutes  les indications  que  nous  possédons  prouvent  que  ces  voyants  s’en  donnèrent  à cœur joie avec eux. Ils ont démontré que les pires tyrans eux-mêmes peuvent procurer un grand plaisir, à condition, bien sûr, que l’on soit un guerrier. ”

2Les petits tyrans

Don Juan m’expliqua que l’erreur des hommes moyens qui affrontent des petits tyrans est de ne pas avoir le recours d’une stratégie ; le handicap fatal vient de ce que les hommes moyens se prennent trop au sérieux. Leurs actes et  leurs  sentiments,  comme  ceux  des  petits  tyrans,  sont  pour  eux  de  la  plus haute  importance.  Les  guerriers,  quant  à  eux,  ne  bénéficient  pas  seulement d’une stratégie bien conçue, mais sont libérés de la suffisance. Ce qui met un frein à leur suffisance est d’avoir compris que la réalité est une interprétation que  nous  élaborons  nous-même.  Ce  savoir  constitue  l’avantage  décisif  des nouveaux voyants sur les Espagnols à l’esprit fruste. Il  me  dit  qu’il  avait  acquis  la  conviction  qu’il  pourrait  venir  à  bout  du contremaître  en  ayant  recours  à  la  seule  découverte  du  fait  que  les  petits tyrans se prennent terriblement au sérieux, contrairement aux guerriers.

2Les petits tyrans

Grâce  à  mon  contrôle,  j’accomplissais  les  tâches  les  plus  stupides  que l’homme exigeait de moi. Ce qui généralement nous épuise, dans ce genre de situation,  vient  de  l’usure  qu’elle  inflige  à  notre  suffisance.  Tout  homme ayant un brin de fierté se sent déchiré lorsqu’on lui donne le sentiment qu’il ne vaut rien. ” “ Je faisais avec plaisir tout ce qu’il me demandait. J’étais joyeux et fort. Et je me moquais complètement de ma fierté ou de ma peur. Je me trouvais là en  guerrier  impeccable.  Le  fait  de  garder  le  moral  quand  on  est  bafoué s’appelle le contrôle. ” Don Juan m’expliqua que, suivant la stratégie de son  benefactor,   au  lieu de s’apitoyer sur lui-même comme il l’avait fait autrefois, il devait se mettre immédiatement  au  travail  pour  recenser  les  points  forts,  les  faiblesses  de l’homme, et les excentricités de son comportement.

2Les petits tyrans

Il découvrit que les points les plus forts du contremaître résidaient dans la violence  de  sa  nature  et  dans  son  audace.  Il  avait  tiré  sur  don  Juan  en  plein jour et sous les yeux de nombreux spectateurs. Sa grande faiblesse venait de ce qu’il aimait son travail et ne voulait pas le compromettre. Il n’aurait jamais tenté  de  tuer  don  Juan  pendant  la  journée,  à  l’intérieur  de  l’enceinte.  Son autre faiblesse venait de ce qu’il était père de famille. Il avait une femme et des enfants qui vivaient dans une cabane proche de la maison. “  Rassembler  toutes  ces  informations  pendant  que  l’on  vous  tabasse s’appelle la discipline ”, dit don Juan. “ L’homme était un véritable monstre. Il  n’y  avait  pas  de  rachat  possible  en  lui.  Selon  les  nouveaux  voyants,  un parfait petit tyran n’a pas de bons côtés. ” Don Juan ajouta que les deux autres attributs du statut de guerrier qu’il ne possédait  pas  encore,  l’endurance  et  le  sens  du  minutage,  avaient  été  inclus automatiquement dans la stratégie de son  benefactor.  L’endurance consiste à attendre  patiemment  –  sans  précipitation,  sans  anxiété  –,  c’est  une  simple, joyeuse façon de différer ce qui doit arriver. “ Je rampais tous les jours ”, poursuivit don Juan, “ pleurant parfois sous le fouet de l’homme. Et pourtant j’étais heureux. C’était la stratégie de mon benefactor  qui  me  faisait  tenir  du  jour  au  lendemain,  sans  haïr  cet  homme. J’étais un guerrier. Je savais ce que j’attendais. C’est exactement en cela que consiste la grande joie du statut de guerrier.

2Les petits tyrans

Don  Juan  disait  que  le  sens  du  minutage  est  la  qualité  qui  gouverne  la libération  de  tout  ce  qui  est  retenu.  Le  contrôle,  la  discipline  et  l’endurance sont,  disait-il,  à  l’image  d’un  barrage  derrière  lequel  tout  est  accumulé.  Le sens du minutage est la porte du barrage.

2Les petits tyrans

L’homme ne connaissait que la violence, dont il se servait pour exercer la terreur. Si l’on neutralisait sa violence, il devenait quasiment impuissant. 

2Les petits tyrans

“ Je sautai dans le box du plus sauvage des étalons ”, me dit don Juan, “ et le petit tyran, aveuglé par la rage, sortit son couteau et sauta à ma poursuite. Je m’abritai immédiatement derrière la planche. Le cheval lui donna un seul coup de pied et c’en fut fini. ”

2Les petits tyrans

“  J’avais  passé  six  mois  dans  cette  maison  et  pendant  ce  temps,  j’avais exercé les quatre attributs du statut de guerrier. J’avais réussi grâce à eux. Pas une fois je ne m’étais apitoyé sur moi-même ni n’avais pleuré d’impuissance. J’avais été joyeux et serein. Ma discipline et mon contrôle étaient aussi vifs que  d’habitude,  et  j’avais  eu  un  aperçu  de  première  main  de  ce  que l’endurance et le sens du minutage apportaient au guerrier impeccable. Et pas un instant je n’avais souhaité la mort de cet homme. ”

2Les petits tyrans

L’endurance consiste à retenir, grâce au courage, une chose dont le guerrier sait  qu’elle  doit  légitimement  arriver.  Cela  ne  signifie  pas  que  le  guerrier passe  son  temps  à  mijoter  une  mauvaise  action  contre  qui  que  ce  soit  ni  à projeter  des  règlements  de  compte.  L’endurance  n’a  rien  à  voir  avec  cela. Tant  que  le  guerrier  dispose  du  contrôle  de  la  discipline  et  du  sens  du minutage  l’endurance  garantit  que  ce  qui  est  dû,  quelle  qu’en  soit  la  nature, sera donné à celui qui le mérite, quel qu’il soit. ” “  Est-ce  qu’il  arrive  parfois  aux  petits  tyrans  de  gagner,  et  d’anéantir  le guerrier qui les affronte ? ” “  Bien  sûr.  Il  fut  un  temps,  au  début  de  la  Conquête,  où  les  guerriers mouraient comme des mouches. Leurs rangs furent décimés. Les petits tyrans pouvaient mettre à mort n’importe qui, par simple caprice. Soumis à ce genre de pression, les voyants accédèrent à des états sublimes. ” Don  Juan  me  raconta  que  ce  fut  l’époque  où  les  voyants  qui  avaient survécu devaient s’exercer jusqu’à la limite de leurs possibilités pour trouver de nouvelles voies. “ Les nouveaux voyants se servaient des petits tyrans, dit don Juan, en me fixant avec insistance, non seulement pour se défaire de leur suffisance, mais pour réaliser la manœuvre très subtile qui consistait à se retirer de ce monde.

2Les petits tyrans

“ À quoi mesurez-vous la défaite ? ” “ Quiconque se met sur le même plan que le petit tyran est vaincu. Agir en  colère,  sans  contrôle  ni  discipline,  n’avoir  pas  d’endurance,  c’est  être vaincu. ”

3Les émanations de l’Aigle

Il  déclara  qu’il  existait  une  série  de  vérités  relatives  à  la  conscience, découvertes  par  les  voyants,  les  anciens  et  les  nouveaux,  et  que  ces  vérités avaient  été  disposées  en  un  ordre  spécifique  pour  les  besoins  de  la compréhension. La  maîtrise  de  la  conscience,  m’expliqua-t-il,  consistait  à  intérioriser l’ordre  complet  de  ces  vérités.  La  première  vérité,  dit-il,  était  que  notre familiarité  avec  le  monde  que  nous  percevons  nous  force  à  croire  que  nous sommes  entourés  par  des  objets  qui  existent  par  eux-mêmes  et  en  tant qu’eux-mêmes, exactement tels que nous les percevons, alors qu’en réalité il n’existe pas un monde d’objets mais un univers des émanations de l’Aigle.

3Les émanations de l’Aigle

Il me dit ensuite qu’avant de pouvoir expliquer la notion des émanations de l’Aigle, il devait parler du connu, de l’inconnu et de l’inconnaissable. La plupart  des  vérités  relatives  à  la  conscience  avaient  été  découvertes  par  les anciens voyants. Mais l’ordre dans lequel elles avaient été disposées avait été établi  par  les  nouveaux  voyants.  Et,  faute  de  cet  ordre,  elles  étaient pratiquement incompréhensibles.

3Les émanations de l’Aigle

Une des grandes erreurs que les anciens voyants avaient commises fut de ne  pas  rechercher  d’ordre.  Présumer,  comme  ils  le  firent,  que  l’inconnu  et l’inconnaissable  sont  une  même  chose  fut  une  des  conséquences  fatales  de cette  erreur.  Il  revint  aux  nouveaux  voyants  de  corriger  cette  faute.  Ils fixèrent  des  limites  et  définirent  l’inconnu  comme  un  domaine  dissimulé  à l’homme, peut-être enseveli dans un contexte terrifiant, mais qui, néanmoins, lui  est  accessible.  L’inconnu  se  transforme  en  connu  le  moment  venu. L’inconnaissable, lui, est l’indescriptible, l’impensable, l’insaisissable. C’est un  domaine  qui  nous  restera  à  jamais  inconnu  et  pourtant  il  existe,  à  la  fois éblouissant et horrifiant dans son immensité.

3Les émanations de l’Aigle

Comment  les  voyants  peuvent-ils  les  distinguer  l’un  de  l’autre  ?  ” demandai-je. “  Il  existe  une  règle  empirique  simple  ”,  dit-il.  “  Confronté  à  l’inconnu, l’homme se montre audacieux. C’est une propriété de l’inconnu que de nous donner  un  sentiment  d’espoir  de  bonheur.  L  homme  se  sent  vigoureux, transporté.  L’appréhension  que  suscite  l’inconnu  est  elle-même  très gratifiante.  Les  nouveaux  voyants   virent  que  l’homme  est  au  mieux  de  lui-même face à l’inconnu. ” “  Quand  ce  que  l’on  prend  pour  l’inconnu  s’avère  être  l’inconnaissable, les  conséquences  en  sont  désastreuses  ”,  dit-il.  “  Les  voyants  se  sentent épuisés, plongés dans le désarroi. Ils sont en proie à une oppression terrible. Leur corps perd sa tonicité, leur raisonnement et leur modération s’égarent en vain,  car  l’inconnaissable  n’a  aucun  effet  stimulant  sur  l’énergie.  Il  est inaccessible à l’homme ; il ne faut donc pas y faire intrusion étourdiment, ni même  prudemment.  Les  nouveaux  voyants  comprirent  qu’il  leur  fallait  être préparés  à  payer  des  prix  exorbitants  pour  le  moindre  contact  avec  cet univers. ”

3Les émanations de l’Aigle

inventorier  l’inconnu  signifie  le  rendre  accessible  à  notre perception. En pratiquant régulièrement l’acte de voir, les nouveaux voyants découvrirent  que  l’inconnu  et  le  connu  sont  vraiment  sur  un  pied  d’égalité, car  tous  deux  sont  à  la  portée  de  la  perception  humaine.  En  fait  les  voyants peuvent quitter le connu, le moment venu, et pénétrer dans l’inconnu. Tout  ce  qui  se  trouve  au-delà  de  notre  capacité  à  percevoir  relève  de l’inconnaissable. Et la distinction entre celui-ci et le connaissable est capitale. Confondre  les  deux  mettrait  les  voyants  dans  une  situation  infiniment précaire lorsqu’ils affrontent l’inconnaissable.

3Les émanations de l’Aigle

Ce fut en exerçant l’acte de  voir que les nouveaux voyants  découvrirent  certains  faits  irréfutables  qui  leur  servirent  à  aboutir  à des conclusions, révolutionnaires à leurs yeux, sur la nature de l’homme et du monde. Ces conclusions, qui fondèrent l’existence du nouveau cycle, étaient les  vérités  relatives  à  la  conscience  que  don  Juan  était  en  train  de m’expliquer.

3Les émanations de l’Aigle

“  Comme  je  te  l’ai  dit,  commença-t-il,  la  première vérité relative à la conscience est que le monde extérieur n’est pas, en réalité, ce que nous croyons. Nous pensons que c’est un monde d’objets et c’est faux. ”

3Les émanations de l’Aigle

“  La  première  vérité  est  que  le  monde  est  ce  qu’il  paraît,  et  pourtant  ne l’est pas. Il n’est pas aussi solide ni réel que notre perception a été amenée à le  croire,  mais  il  n’est  pas  non  plus  un  mirage.  Le  monde  n’est  pas  une illusion, comme on l’a dit ; il est réel, et il est irréel. Sois très attentif à cela, car  il  ne  faut  pas  seulement  que  tu  l’acceptes,  il  faut  que  tu  le  comprennes. Nous  percevons.  Cela  est  un  fait  d’évidence.  Mais  ce  que  nous  percevons n’est pas un fait du même ordre car on nous enseigne ce qu’il faut percevoir. ” “  Quelque  chose,  là  dehors,  affecte  nos  sens.  Cela  est  réel.  Ce  qui  n’est pas réel, c’est ce que nous disent nos sens sur la nature de cette chose. Prends l’exemple d’une montagne. Nos sens nous disent qu’il s’agit d’un objet. Elle se caractérise par une dimension, une couleur, une forme. Il existe même des catégories  de  montagnes,  qui  sont  parfaitement  pertinentes.  Il  n’y  a  rien  à redire à cela ; le hic, c’est simplement que nous n’avons jamais pensé que nos sens jouent uniquement un rôle superficiel. Nos sens perçoivent comme ils le font parce qu’une propriété spécifique de notre conscience les y force. ”

3Les émanations de l’Aigle

“ J’ai employé l’expression “le monde” ”, poursuivit-il, “ au sens de tout ce  qui  nous  entoure.  Il  existe  une  meilleure  expression,  bien  sûr,  mais  elle serait  tout  à  fait  incompréhensible  pour  toi.  Les  voyants  disent  que  seule notre  conscience  nous  conduit  à  croire  qu’il  existe  un  monde  d’objets,  là dehors. Mais ce qui, en réalité, se trouve là dehors, ce sont les émanations de l’Aigle, fluides, en mouvement perpétuel et cependant inchangées, éternelles. ”

3Les émanations de l’Aigle

Il m’expliqua qu’un des legs les plus  extraordinaires  que  nous  ont  transmis  les  anciens  voyants  réside  dans leur découverte que la raison d’exister de tous les êtres sensibles est de mettre en valeur la conscience. Don Juan qualifiait cette découverte de colossale.

3Les émanations de l’Aigle

“  Les  anciens  voyants,  en  prenant  des  risques  follement  dangereux  ”, poursuivit-il, “  virent véritablement la force indicible qui est la source de tous les êtres sensibles. Ils l’appelèrent l’Aigle car, dans les rares et brèves visions qu’ils purent soutenir, ils  virent cette force sous une forme qui ressemblait à celle d’un aigle noir et blanc, d’une dimension infinie. ”

3Les émanations de l’Aigle

“  Ils   virent  que  c’est  l’Aigle  qui  donne  la  conscience.  L’Aigle  crée  les êtres sensibles afin qu’ils vivent et enrichissent la conscience qu’il leur donne en même temps que la vie. Ils  virent aussi que c’est l’Aigle qui dévore cette conscience  enrichie  après  avoir  fait  en  sorte  que  les  êtres  sensibles  s’en dessaisissent au moment de leur mort. ” “ Quand les anciens voyants disent que la raison d’exister des hommes est de  mettre  en  valeur  la  conscience,  ce  n’est  pas  une  question  de  foi  ou  de déduction. Ils l’ont  vu.  ”

3Les émanations de l’Aigle

“ Ils ont  vu  la  conscience  des  êtres  sensibles  s’envoler  au  moment  de  la mort  et  flotter  comme  une  houppe  de  coton  lumineuse  qui  se  dirige directement vers le bec de l’Aigle pour y être consommée. Pour les anciens voyants cela était la preuve que les êtres sensibles ne vivent que pour enrichir la conscience qui constitue la nourriture de l’Aigle. ”

3Les émanations de l’Aigle

“  Un  nagual  est  une  personne  assez  souple  pour  pouvoir  incarner n’importe  quoi,  m’avait-il  dit.  Entre  autres  choses,  être  un  nagual  implique que  l’on  n’ait  aucun  point  de  vue  à  défendre.  Souviens-toi  de  cela  –  nous  y reviendrons sans cesse. ”

3Les émanations de l’Aigle

Nous  y  étions  revenus  sans  cesse,  et  sous  tous  les  angles  possibles  ;  il semblait effectivement n’avoir aucun point de vue à défendre, mais pendant son  séjour  à  Oaxaca  l’ombre  d’un  doute  m’effleura.  Je  me  rendis  compte soudain qu’un nagual avait bien un point de vue à défendre – la description de l’Aigle et de son action exigeait, selon moi, qu’on la défende avec passion. J’essayai  de  soumettre  ce  sujet  à  certains  des  compagnons  de  don  Juan mais ils éludèrent mes questions. Ils me dirent que j’étais exclu de ce genre de discussion tant que don Juan n’avait pas terminé les explications qu’il me réservait. Dès  qu’il  revint,  nous  nous  assîmes  pour  parler  et  je  l’interrogeai  sur  le sujet. “ Ces vérités n’ont pas à être défendues avec passion ”, répondit-il. “ Si tu crois  que  je  tente  de  les  défendre,  tu  te  trompes.  Ces  vérités  ont  été rassemblées pour le plaisir et l’édification des guerriers, et pas pour impliquer le moindre sentiment de propriété. Quand je t’ai dit qu’un nagual n’a pas de point de vue à défendre, j’entendais, entre autres choses, qu’un nagual n’a pas d’obsessions. ”

3Les émanations de l’Aigle

Je lui demandai de m’expliquer ce que sont les émanations de l’Aigle. Il  me  répondit  que  les  émanations  de  l’Aigle  sont  une  chose  en  soi, immuable, qui embrasse tout ce qui existe, le connu et l’inconnu. “  On  ne  peut  décrire  par  des  mots  ce  que  sont  véritablement  les émanations  de  l’Aigle  ”,  poursuivit  don  Juan.  “  Un  voyant  doit  en  être  le témoin. ” “ En avez-vous été le témoin vous-même, don Juan ? ” “ Bien sûr, et pourtant je ne peux pas te dire ce qu’elles sont. Elles sont une  présence,  presque  une  sorte  de  masse,  une  pression  qui  engendre  une sensation éblouissante. On ne peut les apercevoir que fugitivement, de même qu’on ne peut avoir qu’une vision fugitive de l’Aigle lui-même. ”

3Les émanations de l’Aigle

“  Diriez-vous,  don  Juan,  que  l’Aigle  est  la  source  de  ses  propres émanations ? ” “ Cela va sans dire. ” “ Je voulais savoir si c’est le cas sur le plan visuel. ” “ Rien de ce qui concerne l’Aigle ne relève du visuel. Le corps tout entier d’un  voyant  sent  intuitivement  l’Aigle.  Il  existe  en  chacun  de  nous  quelque chose  qui  peut  nous  faire  appréhender  une  réalité  à  travers  notre  corps  tout entier. Les voyants expliquent l’acte de  voir l’Aigle en termes très simples : l’homme étant composé par les émanations de l’Aigle, il lui faut simplement retourner  à  ses  composantes.  Le  problème  surgit  de  la  conscience  de l’homme ; c’est elle qui s’embrouille et se trouble. Au moment crucial, quand il  faudrait  simplement  que  les  émanations  se  reconnaissent  elles-mêmes,  en tant que telles, la conscience de l’homme ne peut s’empêcher d’interpréter. Il en résulte une vision de l’Aigle et des émanations de l’Aigle. Mais il n’existe ni  Aigle  ni  émanations  de  l’Aigle.  Ce  qui  existe  là,  aucune  créature  vivante ne le peut saisir. ”

3Les émanations de l’Aigle

“  Regarde  ce  que  certains  voyants  nous  ont  infligé.  Nous  sommes paralysés  par  leur  vision  d’un  Aigle  qui  règne  sur  nous  et  nous  dévore  au moment de notre mort. ” Il  me  dit  que  cette  version  traduisait  un  laisser-aller  manifeste  et  que, personnellement,  il  n’appréciait  pas  l’idée  d’une  entité  qui  nous  dévore.  À son  avis,  il  serait  plus  exact  de  parler  de  l’existence  d’une  force  qui  exerce une attraction sur notre conscience, d’une façon assez semblable à celle d’un aimant  attirant  des  pailles  de  fer.  Au  moment  de  la  mort,  tout  notre  être  se désintègre sous l’attraction de cette force immense. Il  trouvait  grotesque  qu’un  tel  événement  soit  interprété  par  l’image  de l’Aigle en train de nous dévorer, parce que cette interprétation transforme un acte indicible en un fait aussi banal que celui de manger.

3Les émanations de l’Aigle

tu dois te souvenir que nous gardons nos défauts même après que nous sommes devenus des voyants. C’est pourquoi, quand tu  verras cette force, il est très possible que tu sois d’accord avec les voyants négligents qui l’appelèrent l’Aigle, comme ce fut mon cas. Mais il se peut également que tu ne  le  sois  pas.  Peut  être  résisteras-tu  à  la  tentation  d’imputer  des  attributs humains à ce qui est incompréhensible et créeras-tu pour le désigner un mot nouveau, un mot plus approprié. ”

3Les émanations de l’Aigle

Les nouveaux voyants découvrirent vite les énormes difficultés qui étaient en jeu et ce n’est qu’après avoir connu de grandes tribulations dans leur tentative d’inventorier l’inconnu et de le séparer de l’inconnaissable qu’ils comprirent que tout est composé par les émanations de l’Aigle. Seule une petite partie de ces émanations se trouve accessible à la conscience humaine, et cette petite partie se trouve encore réduite, par les contraintes de notre vie quotidienne, à une minuscule fraction. Cette minuscule fraction des émanations de l’Aigle forme le connu. La petite partie accessible a la conscience humaine représente l’inconnu, et le reste, qui est incalculable, recouvre l’inconnaissable. ”

3Les émanations de l’Aigle

Ils  se  rendirent  compte  que  toutes  les  créatures  vivantes  sont forcées d’utiliser les émanations de l’Aigle sans jamais en connaître la nature. Ils  comprirent  aussi  que  les  organismes  sont  constitués  de  façon  à appréhender  un  certain  registre  de  ces  émanations  et  qu’à  chaque  espèce correspond  un  registre  déterminé.  Les  émanations  exercent  une  grande pression  sur  les  organismes  et  c’est  grâce  à  cette  pression  que  ceux-ci construisent leur monde perceptible.

3Les émanations de l’Aigle

“  En  ce  qui  nous  concerne,  nous,  les  êtres  humains,  nous  utilisons  ces émanations  et  nous  les  interprétons  comme  étant  la  réalité.  Mais  ce  que perçoit l’homme est une partie si minime des émanations de l’Aigle qu’il est ridicule  de  faire  grand  cas  de  nos  perceptions,  et  pourtant  il  nous  est impossible  de  ne  pas  en  tenir  compte. 

3Les émanations de l’Aigle

“  La  peur  est  l’une  des  grandes  forces  de  la  vie  des  guerriers.  Elle  les pousse à apprendre. ”

3Les émanations de l’Aigle

Les nouveaux voyants, quant à eux, imprégnés d’esprit pratique, purent  voir un flux d’émanations et  voir comment l’homme ainsi que d’autres êtres vivants les utilisaient pour construire leur monde perceptible. ” “ Comment l’homme utilise-t-il ces émanations, don Juan ? ” “  C’est  si  simple  que  cela  en  a  l’air  idiot.  Pour  un  voyant,  les  hommes sont  des  êtres  lumineux.  Notre  luminosité  est  composée  de  la  partie  des émanations  de  l’Aigle  qui  se  trouve  enfermée  dans  notre  cocon  en  forme d’œuf.  Cette  partie  spécifique,  cette  poignée  d’émanations  enfermées  est  ce qui  fait  de  nous  des  hommes.  Percevoir  consiste  à  accorder  les  émanations qui  se  trouvent  à  l’intérieur  de  notre  cocon  avec  celles  qui  se  trouvent  à l’extérieur. ”

4La lueur de la conscience

Les émanations ressemblent-elles à des rayons de lumière ? ” demandai-je. “  Non.  Pas  du  tout.  Ce  serait  trop  simple.  Elles  sont  indescriptibles.  Je dirais  cependant,  à  titre  personnel,  qu’elles  ressemblent  à  des  filaments  de lumière.  Ce  qui  est  incompréhensible  pour  la  conscience  normale,  c’est  que ces filaments sont conscients. Je ne peux te dire ce que cela signifie parce que je  ne  sais  pas  bien  ce  que  je  raconte.  Tout  ce  que  je  peux  te  dire,  par  mes commentaires  personnels,  c’est  que  ces  filaments  sont  conscients  d’eux-mêmes, vivants et vibrants, qu’il en existe tellement que les chiffres n’ont pas de sens et que chacun d’entre eux est en lui-même une éternité. ”

4La lueur de la conscience

“  C’est  le  devoir  d’un  nagual  que  de  toujours  chercher  de  meilleures méthodes  d’explication  ”,  répondit-il.  “  Le  temps  modifie  tout  et  chaque nouveau  nagual  doit  assimiler  de  nouveaux  mots,  de  nouvelles  idées  pour décrire son  voir.  ” “ Cela signifie-t-il qu’un nagual prend des idées dans l’univers de la vie quotidienne ? ” demandai-je. “ Non. Cela signifie qu’un nagual parle de  voir par des moyens toujours nouveaux  ”,  dit-il.  “  Par  exemple,  si  tu  étais  le  nouveau  nagual,  tu  devrais dire  que  la  conscience  engendre  la  perception.  Tu  dirais  en  cela  la  même chose que mon  benefactor,  mais d’une autre façon. ”

4La lueur de la conscience

“  Que  disent  les  nouveaux  voyants  sur  la  nature  de  la  perception,  don Juan ? ” “  Ils  disent  que  la  perception  est  une  condition  de  l’alignement;  les émanations  intérieures  au  cocon  s’alignent  avec  les  émanations  extérieures qui  leur  correspondent.  L’alignement  est  ce  qui  permet  à  chaque  créature vivante  de  cultiver  la  conscience.  Les  voyants  affirment  cela  parce  qu’ils voient les créatures vivantes comme elles sont en réalité : des êtres lumineux qui ressemblent à des bulles de lumière blanchâtre. ” Je lui demandai comment les émanations intérieures au cocon s’accordent aux émanations extérieures, pour réaliser la perception. “ Les émanations intérieures et les émanations extérieures sont les mêmes filaments de lumière ”, dit-il. “ Les êtres sensibles sont des bulles minuscules composées  de  ces  filaments,  des  points  de  lumière  microscopiques  liés  aux émanations infinies. ” Il poursuivit et m’expliqua que la luminosité des êtres vivants vient de la partie  spécifique  des  émanations  de  l’Aigle  qu’ils  contiennent  dans  leur cocon lumineux. Quand les voyants  voient la perception, ils constatent que la luminosité  des  émanations  de  l’Aigle  qui  se  trouvent  à  l’extérieur  du  cocon de ces créatures avive la luminosité des émanations intérieures à leur cocon. La luminosité extérieure exerce une attraction sur celle de l’intérieur ; elle la prend  au  piège,  pour  ainsi  dire,  et  la  fixe.  Cette  fixation  constitue  la conscience de chaque être particulier. Les  voyants  peuvent  également   voir  comment  les  émanations  qui  se trouvent  à  l’extérieur  du  cocon  exercent  une  pression  spéciale  sur  la  partie des émanations qui est située à l’intérieur. Cette pression détermine le degré de conscience dont jouit chaque être vivant. Je lui demandai d’être plus clair quant à la façon dont les émanations de l’Aigle qui se trouvent à l’extérieur du cocon exercent une pression sur celles de l’intérieur. “  Les  émanations  de  l’Aigle  ”,  dit-il,  “  sont  plus  que  des  filaments  de lumière.  Chacune  d’entre  elles  est  une  source  d’énergie  illimitée.  Considère cela  sous  cet  angle  :  les  émanations  extérieures  au  cocon  étant  de  même nature que celles qui se trouvent à l’intérieur, leurs énergies forment une sorte de pression continue. Mais le cocon isole les émanations qu’il renferme dans sa trame et oriente ainsi la pression. ” “  J’ai  évoqué  devant  toi  le  fait  que  les  anciens  voyants  étaient  maîtres dans  l’art  de  manier  la  conscience,  poursuivit-il.  Ce  que  je  peux  ajouter maintenant,  c’est  qu’ils  étaient  les  maîtres  de  cet  art  parce  qu’ils  avaient appris à manipuler la structure du cocon de l’homme. Je t’ai dit qu’ils avaient élucidé  le  mystère  de  la  conscience.  J’entendais  par  là  qu’ils  ont   vu  et compris  que  la  conscience  est  une  lueur  qui  se  trouve  au  sein  du  cocon  des êtres vivants. Ils l’ont appelée à juste titre la lueur de la conscience. ”

4La lueur de la conscience

Il  m’expliqua  que  les  anciens  voyants  ont   vu  que  la  conscience  de l’homme est une lueur d’une luminosité couleur d’ambre, plus intense que le reste du cocon. Cette lueur se trouve sur une étroite bande verticale située à l’extrême  droite  du  cocon,  et  qui  s’étend  sur  toute  sa  longueur.  La  maîtrise des anciens voyants consista à déplacer cette lueur, à faire en sorte qu’elle se propage,  à  partir  de  sa  position  d’origine,  à  la  surface  du  cocon,  vers l’intérieur, sur sa largeur.

4La lueur de la conscience

Je  demandai  à  don  Juan  de  m’expliquer  comment  il  m’était  possible d’agir  comme  je  le  faisais.  Je  pouvais,  dans  des  états  de  conscience  accrue, regarder  en  arrière  et  me  souvenir  de  tout  ce  qui  me  concernait;  je  pouvais raconter tout ce que j’avais fait, dans l’un ou l’autre état, je pouvais même me souvenir  de  mon  incapacité  à  me  remémorer.  Mais  une  fois  revenu  à  mon niveau de conscience normale, quotidienne, je ne pouvais rien me rappeler de ce que j’avais fait en état de conscience accrue, même si ma vie en dépendait. “ Arrête, ne va pas plus loin ”, dit-il. “ Tu ne t’es encore souvenu de rien. La  conscience  accrue  n’est  qu’un  état  intermédiaire.  Il  y  a,  au-delà, infiniment plus, et tu t’y es trouvé très souvent, très souvent. En ce moment précis, tu ne peux t’en souvenir, même si ta vie en dépend. ” Il avait raison. Je ne savais pas du tout de quoi il parlait. J’implorais une explication. “  L’explication  vient  ”,  dit-il.  “  C’est  un  lent  processus,  mais  nous  y arriverons.  Il  est  lent  parce  que  je  suis  exactement  comme  toi  :  j’aime comprendre.  Je  suis  le  contraire  de  mon   benefactor,   qui  n’était  pas  enclin  à expliquer.  Pour  lui,  seule  l’action  existait.  Il  nous  mettait  carrément  aux prises avec des problèmes incompréhensibles et nous laissait les résoudre tout seul.  Certains  d’entre  nous  ne  résolurent  jamais  rien  vraiment,  et  nous  nous trouvâmes,  à  la  fin,  embarqués  à  peu  près  dans  la  même  galère  que  les anciens voyants : rien que de l’action, et pas de vraie connaissance. ” “ Ces souvenirs sont-ils prisonniers dans mon esprit ? ” “ Non. Ce serait trop simple ”, répondit-il. “ Les voyants se livrent à des actions plus complexes que celle de diviser un homme en corps et esprit. Tu as oublié ce que tu as fait ou ce dont tu as été le témoin parce que, lorsque tu accomplissais ce que tu as oublié, tu  voyais.  ” Je demandai à don Juan d’expliciter ce qu’il venait de dire. Il  m’expliqua  patiemment  que  tout  ce  que  j’avais  oublié  s’était  produit dans  des  états  au  cours  desquels  ma  conscience  quotidienne  s’était  trouvée accrue,  intensifiée,  une  condition  signifiant  que  d’autres  domaines  de  mon être total étaient utilisés. “  Ce  que  tu  as  oublié  se  trouve  enfermé  dans  ces  domaines  de  ton  être total, dit-il. Utiliser ces autres domaines, c’est  voir.  ” “ Je suis plus déconcerté que jamais, don Juan ”, dis-je. “ Ce n’est pas de ta faute.  Voir,  c’est mettre à nu le cœur de tout, être le témoin de l’inconnu et avoir une brève vision de l’inconnaissable. En tant que tel, cela n’apporte aucun réconfort. Les voyants perdent d’habitude tous leurs moyens en découvrant que l’existence est d’une complexité incompréhensible et que notre conscience normale lui nuit par ses limitations. ”

4La lueur de la conscience

Pour  comprendre,  il  faut  de  la modération, pas de l’émotivité. Prends garde à ceux qui versent des larmes en faisant une découverte, car ils n’ont rien découvert.

4La lueur de la conscience

“ Qu’est-ce donc que  voir ?  ” demandai-je. Il  me  répondit  que   voir  relève  de  l’alignement.  Et  je  lui  rappelai  qu’il avait dit la même chose de la perception. Il m’expliqua alors que l’alignement des émanations que l’on utilise d’ordinaire constitue la perception du monde quotidien,  mais  que  l’alignement  d’émanations  qui  ne  sont  jamais  utilisées d’ordinaire,  constitue  le  fait  de   voir.   On   voit  lorsqu’un  tel  alignement  se produit.  Voir étant la conséquence d’un alignement hors du commun ne peut donc  pas  être  quelque  chose  que  l’on  pourrait  tout  simplement  regarder.  Il ajouta qu’en dépit du fait que j’avais  vu un nombre incalculable de fois, il ne m’était  jamais  venu  à  l’esprit  de  faire  abstraction  de  mes  yeux.  J’avais succombé à la façon dont on désigne et dont on décrit  voir.

4La lueur de la conscience

“ Quand les voyants  voient,  quelque chose vient tout expliquer tandis que se produit le nouvel alignement. Il s’agit d’une voix qui leur dit à l’oreille ce qu’est  chaque  chose.  S’il  manque  cette  voix,  ce  à  quoi  le  voyant  s’adonne n’est pas  voir.  ” Après un moment de silence, il continua à m’expliquer ce qu’était la voix de  voir.  Il dit qu’il était aussi faux de dire que  voir était  entendre,  parce  que c’était infiniment plus que cela, mais que des voyants avaient choisi d’utiliser le son comme mesure d’un nouvel alignement. Il qualifiait la voix de  voir comme une chose des plus mystérieuses, des plus  inexplicables.  “  Ma  conclusion  personnelle  est  que  la  voix  de   voir n’appartient qu’à l’homme, dit-il. Il pourrait en être ainsi, parce que parler est une  propriété  exclusive  de  l’homme.  Les  anciens  voyants  croyaient  qu’il s’agissait  de  la  voix  d’une  entité  omnipotente,  intimement  liée  à  l’homme, une  entité  protectrice  de  l’homme.  Les  nouveaux  voyants  découvrirent  que cette entité qu’ils appelèrent le moule de l’homme, est dépourvue de voix. La voix  de   voir  est  une  chose  tout  à  fait  incompréhensible  pour  les  nouveaux voyants  ;  ils  disent  qu’elle  est  la  lueur  de  la  conscience  qui  joue  sur  les émanations de l’Aigle comme un harpiste joue sur une harpe. ”

4La lueur de la conscience

“  lorsque  les  voyants   voient  que  les  émanations  en liberté pèsent sur celles qui se trouvent à l’intérieur du cocon et qui sont tout le  temps  en  mouvement,  et  les  immobilisent,  ils  savent  qu’à  ce  moment-là l’être lumineux est fixé par l’attention. ”

4La lueur de la conscience

la voix de  voir leur a dit que les émanations intérieures au cocon  sont  tout  à  fait  immobiles  et  s’accordent  à  celles  qui  se  trouvent  à l’extérieur. ”

4La lueur de la conscience

“  Les  voyants  ”,  ajouta-t-il,  “  soutiennent,  naturellement,  que  la conscience nous vient de l’extérieur de nous-même, que le véritable mystère n’est pas en nous. Comme les émanations en liberté sont par nature destinées à fixer ce qui se trouve à l’intérieur du cocon, le truc propre à la conscience consiste  à  permettre  aux  émanations  dont  le  rôle  est  de  fixer,  de  se  fondre avec ce qui se trouve en nous. Les voyants croient que si nous permettons un tel  avènement  nous  devenons  ce  que  nous  sommes  véritablement  fluides,  à jamais en mouvement, éternels. ”

4La lueur de la conscience

“ Le degré de conscience de chaque être sensible individuel, poursuivit-il, dépend de la mesure dans laquelle il est capable de laisser les émanations en liberté le porter. ”

4La lueur de la conscience

don Juan reprit son explication. Il dit que les voyants  voyaient que la conscience s’accroît, s’enrichit depuis le moment de  la  conception,  par  le  processus  de  la  vie  même.  Il  dit  que  les  voyants voyaient,   par  exemple,  que  la  conscience  d’un  insecte  individuel  ou  d’un homme  individuel  croît  depuis  le  moment  de  la  conception,  selon  des modalités  présentant  des  différences  stupéfiantes,  mais  avec  une  égale cohérence.

4La lueur de la conscience

“  La  conscience  se  développe  depuis  le  moment  de  la  conception, répondit-il.  Je  t’ai  toujours  dit  que  l’énergie  sexuelle  était  d’une  importance fondamentale et qu’elle doit être contrôlée et utilisée avec beaucoup de soin.

4La lueur de la conscience

tu t’es toujours offusqué de ce que je disais, parce que tu pensais que je parlais de contrôle en termes de moralité ; j’en ai toujours parlé dans le sens d’une économie et d’une orientation de l’énergie

4La lueur de la conscience

le  sexe  est  fait  pour donner  la  lueur  de  la  conscience.

4La lueur de la conscience

quand les êtres sensibles pratiquent l’acte sexuel, les  émanations  intérieures  à  leur  cocon  font  de  leur  mieux  pour  donner  la conscience au nouvel être sensible qu’ils sont en train de créer. ”

5La première attention

Il me dit que les voyants, après de durs efforts, étaient arrivés à la conclusion que l’état conscient  des  êtres  humains  adultes,  mûri  par  le  processus  de  la  croissance, ne  peut  plus  être  désigné  par  le  terme  de  conscience,  parce  qu’il  s’est transformé en une  chose plus intense  et complexe que  les voyants appellent l’attention.

5La première attention

Il répondit qu’à un moment donné de la croissance des êtres humains une bande  des  émanations  intérieures  à  leur  cocon  se  met  à  briller  très intensément; à mesure que les êtres humains accumulent de l’expérience, elle se  met  à  luire.  Dans  certains  cas,  la  lueur  de  cette  bande  d’émanations s’accroît  de  façon  si  spectaculaire  qu’elle  fusionne  avec  les  émanations extérieures. Constatant un tel accroissement, les voyants ont dû présumer que la  conscience  est  la  matière  première  de  la  maturation  et  l’attention  son produit fini.

5La première attention

“ Comment les voyants décrivent-ils l’attention ? ” demandai-je. “  Ils  disent  que  l’attention  est  la  mise  en  valeur  et  l’accroissement  de  la conscience par le processus même du vivant. “ Le danger, en ce qui concerne les définitions, ” ajouta-t-il, “ réside en ce qu’elles  simplifient  les  sujets  pour  les  rendre  compréhensibles  ;  dans  ce  cas précis,  qui  consiste  à  définir  l’attention,  on  risque  de  transformer  un accomplissement  magique,  miraculeux,  en  une  chose  banale.  L’attention constitue  le  plus  grand  accomplissement  propre  à  l’homme.  Elle  évolue  à partir  de  la  conscience  animale  brute  jusqu’à  englober  toute  la  gamme  des options humaines. Les voyants la portent à leur tour à un point de perfection telle qu’elle englobe tout le champ des possibilités humaines. ”

5La première attention

L’exploit  des  voyants  qui  consiste  à  considérer  l’homme comme un être lumineux en forme d’œuf est, lui, un exemple des possibilités humaines.  Dans  le  cas  du  corps  en  tant  qu’objet,  on  aborde  le  connu,  dans celui du corps en tant qu’œuf lumineux, on aborde l’inconnu ; c’est pourquoi le champ des possibilités humaines est presque inépuisable

5La première attention

“  Les  voyants,  poursuivit  don  Juan,  disent  qu’il  existe  trois  types d’attention.  Ce  propos  ne  concerne  que  les  êtres  humains,  pas  tous  les  êtres sensibles  qui  existent.  Mais  il  ne  s’agit  pas  seulement  de  trois  types d’attention,  il  s’agit  plutôt  de  trois  niveaux  d’achèvement.  Ce  sont  la première  attention,  l’attention  seconde  et  la  tierce  attention,  trois  domaines indépendants les uns des autres, chacun complet en soi. ”

5La première attention

tout  ce  à  quoi l’on peut penser fait partie de la première attention.

5La première attention

“  L’attention  seconde,  pour  sa  part,  constitue  un  état  plus  complexe  et plus  spécialisé  de  la  lueur  de  la  conscience.  Elle  est  liée  à  l’inconnu.  Elle survient lorsque sont utilisées des émanations intérieures au cocon qui n’ont pas servi jusque-là. ” “  J’ai  qualifié  l’attention  seconde  de  spécialisée  parce  que,  pour  utiliser ces émanations qui n’ont pas servi, il faut des tactiques singulières, élaborées qui exigent une discipline et une concentration suprêmes. ”

5La première attention

Il ajouta qu’il m’avait déjà dit, lorsqu’il m’enseignait l’art de  rêver,  que la concentration  nécessaire  pour  être  conscient  du  fait  que  l’on  est  en  train  de faire  un  rêve  est  le  signe  avant-coureur  de  l’attention  seconde.  Cette concentration  est  une  forme  de  conscience  qui  n’appartient  pas  à  la  même catégorie que la conscience requise pour ce qui concerne l’univers quotidien.

5La première attention

Il me dit que l’attention seconde est également appelée la conscience du côté gauche ; et qu’il s’agit du domaine le plus vaste que l’on puisse imaginer, si vaste en réalité qu’il semble illimité. “  Je  ne  m’y  hasarderais  pour  rien  au  monde,  ”  poursuivit-il.  “  C’est  un bourbier tellement bizarre et complexe que les voyants modérés n’y pénètrent qu’à des conditions extrêmement strictes. ”

5La première attention

“  Ce  qui  rend  les  choses  très  difficiles,  c’est  que  l’attention  seconde  est d’un accès très facile et d’un attrait presque irrésistible. ”

5La première attention

l’exploit qui consistait à éclairer une bande après l’autre contribua à les emprisonner dans le bourbier de l’attention seconde. ” “ Les nouveaux voyants ont corrigé cette erreur et permis à la maîtrise de la  conscience  de  se  développer  en  direction  de  sa  fin  naturelle,  qui  est  de répandre  la  lueur  de  la  conscience  au-delà  des  limites  du  cocon  lumineux d’un seul coup. ”

5La première attention

On accède à la tierce attention quand la lueur de la conscience devient le feu intérieur : une lueur qui allume non plus une bande après l’autre, mais toutes  les  émanations  de  l’Aigle  qui  se  trouvent  à  l’intérieur  du  cocon  de l’homme. ”

5La première attention

Il ajouta que tous les êtres humains accèdent, au moment de leur mort, à l’inconnaissable,  mais  trop  brièvement  et  uniquement  pour  que  soit  purifiée la nourriture de l’Aigle. “ Accéder à ce niveau d’attention tout en conservant sa force vitale, sans devenir  une  conscience  désincarnée  qui  se  dirige,  comme  un  tremblement lumineux, vers le bec de l’Aigle pour être dévorée, voilà l’accomplissement suprême pour les êtres humains. ”

5La première attention

Don  Juan  exprima  le  respect  que  lui  inspirait  l’effort  délibéré  des nouveaux  voyants  pour  accéder  à  la  tierce  attention  pendant  qu’ils  sont vivants et conscients de leur individualité.

5La première attention

Il trouvait inutile de s’étendre sur les cas isolés d’hommes et autres êtres sensibles  qui  accèdent  à  l’inconnu  et  à  l’inconnaissable  sans  même  s’en rendre  compte  ;  il  parlait  de  ce  phénomène  comm  du  don  de  l’Aigle

Le feu du dedans

Don  Juan  me  tapota  gentiment  le  dos.  Il  dit  que  la  colère  produit d’habitude un effet très apaisant, comme c’est parfois le cas de la peur ou de l’humour.

Le feu du dedans

“ Pleure un bon coup et tu te sentiras mieux. ”

Le feu du dedans

“ Ah, voilà le mystère ”, dit-il. “ Il s’agit d’un mystère de la conscience qui ne peut être élucidé rationnellement par le discours. On ne peut qu’être le témoin du mystère. ”

Le feu du dedans

les nouveaux  voyants  étaient  profondément  perturbés  par  le  fait  que  la conscience  prévient  la  mort  tout  en  la  provoquant  de  par  sa  fonction  de nourriture  pour  l’Aigle

Le feu du dedans

Il  répéta  que  la  conscience  commence  avec  la  pression  permanente  que les émanations en liberté exercent sur celles qui sont prisonnières du cocon. Cette  pression  engendre  le  premier  acte  de  conscience  ;  elle  arrête  le mouvement des émanations prisonnières qui luttent pour briser le cocon, pour mourir. La vérité, pour un voyant, est que tous les êtres vivants luttent pour mourir.  C’est  la  conscience  qui  arrête  la  mort.

Le feu du dedans

Ils  ont  découvert  des  vérités incontestables par le truchement de l’acte de  voir.  Ces vérités sont ordonnées en termes de contradictions censément flagrantes, c’est tout. ” “  Les  voyants  doivent,  par  exemple,  être  des  êtres  méthodiques, rationnels,  des  parangons  de  modération  et,  en  même  temps,  fuir  toutes  ces qualités pour être totalement libres et ouverts aux merveilles et aux mystères de l’existence. ”

Le feu du dedans

“  Seul  un  sentiment  de  suprême  modération  peut  surmonter  les contradictions ”, dit-il. “ Diriez-vous, don Juan, que c’est l’art qui joue ce rôle ? ” “  Tu  peux  appeler  comme  tu  voudras  l’instance  qui  surmonte  les contradictions – art, affection, modération, amour ou même gentillesse. ”

Le feu du dedans

“ Les êtres humains observent les émanations qu’ils renferment dans leur cocon,  répondit-il.  Aucune  autre  créature  ne  le  fait.  Au  moment  où  la pression exercée par les émanations en liberté fixe les émanations intérieures, la première attention commence à s’observer elle-même. Elle enregistre tout ce qui la concerne, ou, du moins, elle tente de le faire, par les moyens dont elle dispose, si aberrants soient-ils. Dresser un inventaire, c’est ainsi que les voyants désignent ce processus. ”

Le feu du dedans

“ Je ne veux pas dire par là que les êtres humains choisissent de dresser un  inventaire,  ou  qu’ils  peuvent  refuser  de  le  faire.  Dresser  un  inventaire, c’est le commandement de l’Aigle. Cependant, la manière dont on obéit à ce commandement est soumise, elle, à la volonté. ”

Le feu du dedans

Pour  ce  qui  est  de  l’inventaire  de  la  première  attention,  les  voyants  le dressent,  car  ils  ne  peuvent  désobéir.  Mais  une  fois  qu’ils  l’ont  fait,  ils  s’en débarrassent.  L’Aigle  ne  nous  ordonne  pas  de  vénérer  notre  inventaire  ;  il nous ordonne de le dresser, c’est tout. ”

Le feu du dedans

Ce  n’est  pas  dans  le  but  d’être  accordées  aux  émanations  extérieures que sont apaisées les émanations intérieures au cocon de l’homme, répondit-il. Cela est évident quand on a  vu comment se comportent d’autres créatures

Le feu du dedans

les êtres humains apaisent leurs émanations puis en font un objet de réflexion. Les émanations se concentrent sur elles-mêmes

Le feu du dedans

Une  fois  qu’ils  sont  profondément  engagés  dans  l’inventaire,  deux  choses peuvent arriver. Ils peuvent ne tenir aucun compte des impulsions venant des émanations en liberté, ou les utiliser d’une manière très spécialisée.

Le feu du dedans

Ne tenir aucun compte de ces impulsions, après avoir fait un inventaire, a pour conséquence ultime un état unique en lui-même, connu comme étant la raison.  Utiliser  chaque  impulsion  d’une  manière  spécialisée  a  pour conséquence ce qu’on appelle la préoccupation de soi-même.

Le feu du dedans

La  raison  humaine  apparaît  à  un  voyant  comme  une  lueur  sans  éclat, exceptionnellement homogène qui réagit rarement, sinon jamais, à la pression constante des émanations en liberté – une lueur qui rend la coquille en forme d’œuf plus dure mais plus friable.

Le feu du dedans

Don Juan dit que la raison, chez l’espèce humaine, devrait être généreuse, mais  que  c’était  très  rarement  le  cas  dans  les  faits.  La  majorité  des  êtres humains virent vers la préoccupation de soi-même.

Le feu du dedans

Il affirma que la conscience de tous les êtres humains comporte un certain degré  d’auto  contemplation  qui  sert  à  ces  êtres  à  avoir  des  relations mutuelles. 

Le feu du dedans

À  l’inverse  des hommes de raison,  qui ne tiennent  aucun compte des  émanations en liberté, les  individus  préoccupés  d’eux-mêmes  utilisent  chacune  des  émanations  et les  transforment  toutes  en  une  force  destinée  à  agiter  les  émanations  qui  se trouvent à l’intérieur de leur cocon. Constatant tout cela, les voyants parvinrent à une conclusion pratique. Ils virent  que  les  hommes  de  raison  sont  voués  à  vivre  plus  longtemps,  parce que,  en  négligeant  l’impulsion  des  émanations  en  liberté,  ils  apaisent l’agitation naturelle qui se manifeste à l’intérieur de leur cocon. Les individus préoccupés  d’eux-mêmes,  quant  à  eux,  abrègent  leur  vie  en  utilisant l’impulsion des émanations en liberté pour créer un supplément d’agitation.

Le feu du dedans

“ La première attention ne fonctionne que pour le connu ”, dit Genaro. “ Elle ne vaut pas un radis pour l’inconnu. ” “ Ce n’est pas tout à fait vrai ”, répliqua don Juan. La première attention fonctionne très bien pour l’inconnu. Elle lui barre le chemin ; elle le nie avec tant  d’acharnement  qu’en  définitive  l’inconnu  n’existe  pas  pour  la  première attention.

6Les êtres non organiques

Quand  les nouveaux voyants ont agencé l’ordre des vérités relatives à la conscience, ils ont  vu  que  la  première  attention  consomme  toute  la  lueur  de  la  conscience dont  disposent  les  êtres  humains  sans  qu’il  reste  la  moindre  parcelle d’énergie.

6Les êtres non organiques

les  nouveaux  voyants ont  décrété  que  les  guerriers,  puisqu’ils  doivent  avoir  accès  à  l’inconnu, doivent économiser leur énergie. Mais où trouveront-ils de l’énergie si celle-ci  est  toute  entière  épuisée  ?  Ils  en  trouveront,  disent  les  nouveaux  voyants, en supprimant les habitudes inutiles. ”

6Les êtres non organiques

“ Après tout le temps que tu as passé sur la voie du guerrier, tu possèdes suffisamment d’énergie disponible pour saisir l’inconnu, mais pas assez pour le comprendre ou même t’en souvenir. ”

6Les êtres non organiques

“ Quelle est cette force mystérieuse ? ” demandai-je. “  C’est  une  force  présente  partout,  dans  tout  ce  qui  est  ”,  dit-il.  “  Les anciens voyants n’ont jamais tenté d’élucider le mystère de la force qui les a conduits  à  créer  leurs  pratiques  secrètes  ;  ils  l’acceptaient  simplement, comme quelque chose de sacré. Mais les nouveaux voyants l’examinèrent de près  et  l’appelèrent  le   vouloir,   le   vouloir  des  émanations  de  l’Aigle,  ou intention. ”

6Les êtres non organiques

Avoir constaté que la vie organique n’est pas la seule forme de vie existant sur terre fut incontestablement l’une des  découvertes  les  plus  intéressantes  des  anciens  voyants,  surtout  à  leur propre usage. 

6Les êtres non organiques

Pour les voyants, être en vie signifie être conscient ”, répondit-il. “ Pour l’homme ordinaire, être en vie signifie être un organisme. C’est en cela que les voyants sont différents. Le fait d’être conscient signifie pour eux que les émanations  qui  provoquent  la  conscience  se  trouvent  enfermées  dans  un réceptacle

6Les êtres non organiques

Les  êtres  organiques  sont  pourvus  d’un  cocon  qui  entoure  les émanations.  Mais  il  existe  d’autres  créatures  dont  les  réceptacles  ne ressemblent  pas  à  un  cocon  pour  un  voyant.  Elles  renferment  pourtant  les émanations de la conscience et elles ont des caractéristiques de vie différentes de la reproduction et du métabolisme. 

6Les êtres non organiques

“ Comme quoi, don Juan ? ” “  Comme  la  dépendance  émotionnelle,  la  tristesse,  la  joie,  la  colère,  et ainsi  de  suite.  Et  je  n’ai  pas  encore  dit  le  meilleur,  l’amour  ;  une  forme d’amour que l’homme n’est même pas capable de concevoir. ”

6Les êtres non organiques

tu  ne  peux  en  aucun  cas  demeurer  en  état  de  conscience  accrue parce  que  tu  seras  incapable  de  te  maintenir  en  état  de  fonctionner  à  moins que moi-même, Genaro ou n’importe lequel des guerriers du clan du nagual ne  te  couvions,  à  chaque  instant  de  la  journée,  comme  je  le  fais  en  ce moment.

6Les êtres non organiques

Nous allons tous les deux poser ce miroir sur la surface du ruisseau qui se trouve près de la maison. Il est assez large et assez peu profond pour servir nos objectifs. ” “ Le but est de laisser la fluidité de l’eau exercer sa pression sur nous et nous transporter. ”

6Les êtres non organiques

Il  m’ordonna  de  me  vider  de  pensées  et  de  fixer  la  surface  du  miroir.  Il répéta  sans  cesse  que  le  truc  consistait  à  ne  pas  penser  du  tout.  Je  regardai dans le miroir avec une vive attention. Le courant léger brouilla doucement le reflet  du  visage  de  don  Juan  et  du  mien.  Après  quelques  minutes  d’une contemplation  constante  du  miroir,  il  me  sembla  progressivement  que l’image de son visage et du mien devenait beaucoup plus claire. Et le miroir s’agrandit  jusqu’à  mesurer  au  moins  un  mètre.  Le  courant  semblait  s’être arrêté, et le miroir apparaissait aussi clair que s’il s’était trouvé à la surface de l’eau. Plus étrange encore était la netteté de nos reflets. C’était comme si mon visage  avait  été  grossi,  non  pas  en  dimension  mais  dans  le  sens  de  la précision. Je pouvais voir les pores de la peau de mon front.

6Les êtres non organiques

Don Juan me murmura doucement de ne pas fixer mes yeux ou les siens mais de laisser errer mon regard sans me concentrer sur aucune partie de nos reflets. “ Regarde fixement sans fixer ! ”, m’ordonna-t-il à plusieurs reprises en un murmure puissant. Je  fis  ce  qu’il  disait  sans  m’arrêter  pour  réfléchir  à  l’apparente contradiction. A ce moment-là quelque chose en moi fut saisi par ce miroir et, en  fait,  la  contradiction  disparut.

6Les êtres non organiques

“  Il  est  possible  de  regarder  fixement  sans fixer  ”,  pensai-je,  et  à  l’instant  où  cette  idée  fut  formulée,  une  tête  apparut dans le miroir à côté de celle de don Juan et de la mienne. Elle se trouvait à ma gauche, sur la partie inférieure du miroir.

6Les êtres non organiques

Je  contrôlai  peu  à  peu  ma  peur.  Je  regardai  la  troisième  tête  et  pris progressivement  conscience  du  fait  que  ce  n’était  pas  une  tête  humaine,  ni une tête animale non plus. En fait ce n’était pas une tête du tout. C’était une forme  sans  mobilité  interne.  Au  moment  où  cette  pensée  me  vint,  je  pris immédiatement conscience que ce n’était pas moi qui la pensais. La prise de conscience elle-même n’était pas une pensée. Je fus saisi, un moment, d’une anxiété terrible puis quelque chose d’incompréhensible se révéla à moi. Ces pensées étaient une voix à mon oreille ! “ Je vois ! ”, hurlai-je en anglais, mais aucun son ne sortit. “ Oui, tu  vois ”, dit en espagnol la voix à mon oreille. Je  me  sentis  enveloppé  par  une  force  plus  puissante  que  moi.  Je  ne ressentais  ni  souffrance  ni  même  angoisse.  Je  ne  ressentais  rien.  Je  savais sans l’ombre d’un doute, parce que la voix me le disait, que je ne pourrais pas briser l’étreinte de cette force par un acte de volonté ou de violence. Je savais que  j’étais  en  train  de  mourir.  Je  levai  automatiquement  les  yeux  pour regarder don Juan, et, l’instant où nos regards se croisèrent la force me lâcha. J’étais libre. Don Juan me souriait comme s’il savait exactement ce par quoi j’étais passé. Je me rendis compte que j’étais debout. Don Juan tenait le miroir par le côté pour que l’eau puisse dégoutter. Nous retournâmes à pied, en silence, jusqu’à la maison.

6Les êtres non organiques

Il  dit  que  c’était  bien,  qu’il  était naturel d’avoir peur et qu’il était mauvais et absurde de contrôler la peur. En supprimant leur terreur alors qu’ils auraient dû avoir peur à en perdre la tête, les anciens voyants se sont enlisés.

6Les êtres non organiques

Le choc que je ressentis en voyant apparaître une forme ronde sur le bord du miroir dissipa tous mes malaises. “ Que fait-on maintenant ? ” murmurai-je. “  Détends-toi  et  ne  fixe  ton  regard  sur  rien,  pas  même  une  seconde  ”, répondit-il. “ Observe tout ce qui apparaît dans le miroir. Regarde sans fixer. ”

6Les êtres non organiques

Don  Juan murmura  que  si  je  me  sentais  sur  le  point  d’être  enveloppé  par  une  force inhabituelle, je devais rouler les yeux dans le sens des aiguilles d’une montre ; mais il insista sur le fait que je ne devais en aucun cas lever la tête pour le regarder. Au  bout  d’un  moment,  je  remarquai  que  le  miroir  réfléchissait  quelque chose  de  plus  que  le  reflet  de  nos  visages  et  de  la  forme  ronde.  Sa  surface s’était obscurcie. Des taches d’une intense lumière violette apparurent. Elles s’agrandirent.  Il  y  avait  également  des  taches  d’un  noir  de  jais.  Puis  cela  se transforma  en  une  image  qui  ressemblait  à  une  photo  de  ciel  nocturne nuageux, par clair de lune. Soudain, toute la surface fit l’objet d’une mise au point,  comme  s’il  s’agissait  d’un  film.  Le  nouveau  spectacle  était  une  vue tridimensionnelle, stupéfiante, des profondeurs. Je  sus  qu’il  m’était  absolument  impossible  de  résister  à  l’extraordinaire attrait de cette vue. Elle commença à me captiver. Don  Juan  me  murmura  avec  force  de  rouler  les  yeux  pour  me  sauver. L’exercice m’apporta un soulagement immédiat. Je pus à nouveau distinguer nos reflets et celui de l’allié. Puis l’allié disparut et réapparut encore à l’autre extrémité du miroir. Don  Juan  m’enjoignit  de  serrer  le  miroir  de  toutes  mes  forces.  Il  me prévint que je devais être calme et m’abstenir de tout mouvement brusque. “ Que va-t-il se passer ? ” murmurai-je. “ L’allié va essayer de sortir ”, répondit-il. À  peine  avait-il  prononcé  ces  mots  que  je  sentis  une  forte  traction. Quelque chose secouait mes bras. La traction venait d’au-dessous du miroir. C’était  comme  une  force  de  succion  qui  engendrait  une  pression  uniforme tout autour du miroir. “  Tiens  bien  le  miroir  mais  ne  le  casse  pas  ”,  m’ordonna  don  Juan.  “ Résiste  à  la  succion.  Ne  permets  pas  à  l’allié  d’enfoncer  le  miroir  trop profondément. ” La  force  avec  laquelle  nous  étions  aux  prises  était  énorme.  J’avais l’impression que mes doigts allaient se casser ou être écrasés sur les rochers du fond. Nous perdîmes l’équilibre à un moment donné, don Juan et moi, et dûmes  descendre  des  rochers  plats  jusque  dans  le  ruisseau.  L’eau  était  très peu profonde, mais la violence des coups donnés par la force de l’allié autour du cadre du miroir était aussi effrayante que si nous nous étions trouvés dans une grande rivière. Autour de nos pieds, l’eau tourbillonnait follement, mais les images, dans le miroir, étaient intactes. “ Attention, cria don Juan. Le voilà ! ” La traction se transforma en poussée venue d’en dessous. Quelque chose agrippait le bord du miroir ; non pas l’extrémité extérieure du cadre, l’endroit où  nous  tenions  celui-ci,  mais  celle  qui  bordait  le  verre  et  qui  se  trouvait saisie  de  l’intérieur  du  verre.  C’était  comme  si  la  surface  du  verre  était effectivement  une  fenêtre  ouverte  et  que  quelque  chose  ou  quelqu’un grimpait tout simplement au travers.

6Les êtres non organiques

Don Juan observa qu’il était tout à fait naturel, dans la vie des guerriers, d’être triste sans raison manifeste. Les voyants disent que l’œuf lumineux, en tant que champ d’énergie, pressent sa destination finale dès que se brisent les frontières  du  connu.  Un  simple  coup  d’œil  sur  l’éternité  qui  se  trouve  à l’extérieur  du  cocon  suffit  à  perturber  le  confort  que  nous  procure  notre inventaire. La mélancolie qui en résulte peut engendrer la mort.

6Les êtres non organiques

Il déclara que la meilleure façon de se débarrasser de la mélancolie est de se  moquer  d’elle.  Il  dit,  d’un  ton  railleur,  que  ma  première  attention  faisait tout  ce  qu’elle  pouvait  pour  rétablir  l’ordre  qui  avait  été  perturbé  par  mon contact  avec  l’allié.  Comme  il  n’y  avait  aucun  moyen  de  le  rétablir  par  des moyens  rationnels,  ma  première  attention  le  faisait  en  concentrant  tout  son pouvoir sur la tristesse.

6Les êtres non organiques

Rien  ne suscite  une  plus  grande  solitude  que  l’éternité.  Et  rien  ne  nous  est  plus douillet  que  d’être  un  être  humain.  C’est  encore  bien  là  une  nouvelle contradiction  –  comment  l’homme  peut-il  préserver  ce  qui  le  lie  à  sa condition humaine et s’aventurer pourtant joyeusement et délibérément dans la solitude absolue de l’éternité ? Dès que tu résoudras cette énigme, tu seras prêt pour le voyage définitif. ”

6Les êtres non organiques

“ Les êtres humains ne sont vraiment rien, don Juan ”, dis-je. “ Je sais exactement ce que tu penses ”, dit-il. “ Bien sûr, nous ne sommes rien, mais c’est en cela que réside le défi suprême, dans le fait que nous, qui ne sommes rien, puissions affronter la solitude de l’éternité. ”

6Les êtres non organiques

Ils  avaient  découvert  que  la seule  chose  qui  compte  est  l’impeccabilité,  c’est-à-dire  l’énergie  libérée.

6Les êtres non organiques

“  Maintenant  tu  comprends,  bien  sûr,  que  parler  des  “profondeurs”  est une  figure  de  rhétorique.  Il  n’y  a  pas  de  profondeurs,  il  n’y  a  que  le maniement  de  la  conscience.  Mais  les  anciens  voyants  ne  le  comprirent jamais. ”

6Les êtres non organiques

les  alliés  sont  attirés  par  l’énergie  que  libèrent  les  émotions, l’amour est aussi efficace, de même que la haine ou la tristesse.

6Les êtres non organiques

Je lui demandai si, au cas où il eût contrôlé sa peur, l’allié aurait  cessé  de  le  suivre.  Il  répondit  que  le  contrôle  de  la  peur  était  un  truc propre  aux  anciens  croyants.  Ils  la  contrôlaient  au  point  de  la  morceler.  Ils prenaient  leurs  alliés  à  l’hameçon  avec  leur  propre  peur  et,  en  distribuant celle-ci  au  compte-gouttes,  comme  de  la  nourriture,  ils  tenaient  en  fait  les alliés en esclavage.

7Le point d’assemblage

Don Juan vint à côte de moi et, sans intervenir dans ma lutte, me murmura à l’oreille  que  je  devais  porter  toute  ma  concentration  sur  le  point  médian  de mon corps. Au cours des années précédentes, il avait insisté pour que je mesure mon corps  au  millimètre  près  et  que  je  détermine  son  point  médian  exact,  en longueur aussi bien qu’en largeur. Il avait toujours dit que ce point, en chacun de nous, est un vrai centre d’énergie.

7Le point d’assemblage

le  fait  de  traiter  avec  les  petits  tyrans aide les voyants à réussir une manœuvre subtile : cette manœuvre consiste à déplacer leur point d’assemblage. ”

7Le point d’assemblage

La raison s’occupe d’instruments qui engendrent l’énergie,  mais  elle  n’a  jamais  sérieusement  considéré  que  nous  étions  plus que  des  instruments  :  nous  sommes  des  organismes  qui  créent  de  l’énergie. Nous sommes une bulle d’énergie. Il n’est donc pas invraisemblable qu’une bulle d’énergie creuse une cavité dans une autre bulle d’énergie. ”

7Le point d’assemblage

“ Pourquoi faut-il qu’on oublie ? ” demandai-je. “  Parce  que  les  émanations  qui  suscitent  une  plus  grande  clairvoyance cessent  d’être  mises  en  valeur  quand  les  guerriers  sortent  de  l’état  de conscience accrue ”, répondit-il. “ Avec la disparition de cette mise en valeur, tout ce dont ils ont fait l’expérience ou dont ils ont été les témoins disparaît. ” Don  Juan  me  dit  qu’une  des  tâches  qu’avaient  conçues  les  nouveaux voyants  pour  leurs  élèves  consistait  à  les  forcer  à  se  souvenir,  c’est-à-dire  à remettre  en  valeur  par  eux-mêmes,  plus  tard,  les  émanations  utilisées  dans des états de conscience accrue.

7Le point d’assemblage

Il  m’expliqua  ensuite  que  l’on   voit  un  état  de  conscience  accrue  non seulement  comme  une  lueur  qui  pénètre  plus  profondément  dans  la  forme d’œuf  des  êtres  humains,  mais  aussi  comme  une  lueur  plus  intense  à  la surface  du  cocon.  Cela  n’est  pourtant  rien  en  comparaison  de  la  lueur engendrée  par  un  état  de  conscience  totale,  que  l’on   voit  comme  un jaillissement  incandescent  dans  l’œuf  lumineux  tout  entier.  C’est  une explosion  de  lumière  d’une  telle  ampleur  que  les  limites  de  la  coquille  s’en trouvent  diffusées  et  que  les  émanations  intérieures  s’étendent  au-delà  de l’imaginable. “ Ces cas sont-ils des cas particuliers, don Juan ? ” “ Bien sûr. Cela n’arrive qu’aux voyants. Il n’existe pas d’autres hommes ou  d’autres  créatures  vivantes  qui  s’illuminent  ainsi.  Cela  vaut  la  peine  de contempler  des  voyants  qui  accèdent  délibérément  à  la  conscience  totale. C’est à ce moment qu’ils brûlent de l’intérieur. Le feu intérieur les consume. Alors ils fusionnent en pleine conscience avec les émanations en liberté, et se fondent dans l’éternité. ”

7Le point d’assemblage

“  Chaque  être  vivant  dispose  d’un  point  d’assemblage  qui  choisit  des émanations  pour  les  mettre  en  valeur.  Les  voyants  peuvent   voir  si  les  êtres sensibles  ont  une  vision  commune  du  monde  en   voyant  si  les  émanations choisies par leurs points d’assemblage sont les mêmes. ” Il affirma que l’un des progrès les plus importants des nouveaux voyants fut de découvrir que l’endroit où se situe ce point sur le cocon de toutes les créatures  vivantes  ne  constitue  pas  une  caractéristique  permanente  mais  que le  point  est  fixé  sur  cet  endroit  spécifique  par  l’habitude.  C’est  de  là  que provient  l’insistance  acharnée  des  nouveaux  voyants  à  susciter  de  nouvelles actions, de nouvelles possibilités pratiques. Ils veulent désespérément aboutir à de nouveaux usages, à de nouvelles habitudes.

7Le point d’assemblage

les  êtres  humains  perdent  toujours  par défaut. Ils ne connaissent tout simplement pas leurs possibilités

7Le point d’assemblage

Le  point  d’assemblage  de  l’homme  apparaît  sur  une  partie  définie  du cocon de par le commandement de l’Aigle ”, dit-il. “ Mais l’endroit précis est déterminé  par  l’habitude,  par  des  actes  qui  se  répètent.  Nous  apprenons d’abord qu’il peut être placé à cet endroit, puis nous-mêmes lui commandons d’y  être.  Notre  commandement  devient  le  commandement  de  l’Aigle  et  ce point  est  fixé  à  cet  endroit.  Réfléchis  très  attentivement  à  ceci  ;  notre commandement devient le commandement de l’Aigle.

7Le point d’assemblage

Qu’arrive-t-il  aux  personnes  dont  le  point  d’assemblage  perd  de  sa rigidité ? ” demandai-je. “  S’il  ne  s’agit  pas  de  guerriers,  elles  pensent  qu’elles  sont  en  train  de perdre  la  tête  ”,  dit-il  en  souriant.  “  Tout  comme  tu  as  cru,  une  fois,  que  tu devenais fou. S’il s’agit de guerriers, ils savent qu’ils sont devenus fous, mais ils  attendent  patiemment.  Vois-tu,  quand  on  est  en  bonne  santé  et  sain d’esprit, cela signifie que le point d’assemblage est fixe. Quand il se déplace, cela signifie que l’on est littéralement détraqué. ” Il  me  dit  que  les  guerriers  dont  le  point  d’assemblage  s’est  déplacé peuvent choisir entre deux options. La première consiste à reconnaître qu’on est  malade  et  à  se  comporter  comme  des  détraqués,  en  réagissant émotivement  aux  mondes  étranges  que  les  déplacements  du  point d’assemblage  amènent  à  contempler  ;  l’autre  consiste  à  rester  impassible, indifférent,  en  sachant  que  le  point  d’assemblage  revient  toujours  à  sa position d’origine.

7Le point d’assemblage

Que  se  passe-t-il  si  le  point  d’assemblage  ne  revient  pas  à  sa  position d’origine ? ” demandai-je. “ Dans ce cas, les gens sont perdus ”, dit-il. “ Ils sont incurablement fous, parce  que  leur  point  d’assemblage  ne  peut  plus  assembler  le  monde  tel  que nous le connaissons, ou bien ce sont des voyants hors de pair qui ont amorcé le mouvement qui les conduit vers l’inconnu. ” “ Qu’est-ce qui détermine l’un ou l’autre de ces comportements ? ” “  L’énergie  !  L’impeccabilité  !  Les  guerriers  impeccables  restent  de marbre.  Ils  demeurent  insensibles.  Je  t’ai  souvent  dit  que  les  guerriers peuvent   voir  des  mondes  effroyables  et  être,  tout  de  suite  après,  en  train  de raconter une blague, de rire avec leurs amis ou avec des étrangers. ”

7Le point d’assemblage

Selon tous les critères ordinaires, tu étais bien en train de perdre la tête ”,  dit-il,  “  mais,  du  point  de  vue  des  voyants,  tu  n’aurais  pas  perdu  grand chose.  L’esprit,  pour  un  voyant,  n’est  que  l’auto-  contemplation  de l’inventaire de l’homme. Si tu perds cette auto contemplation mais que tu ne perds pas tes fondations, tu vis, en vérité, une vie infiniment plus forte que si tu l’avais conservée. ”

7Le point d’assemblage

ce sont simplement les émanations écartées par la première attention  qui  forment  l’inconnu

7Le point d’assemblage

L’inconnaissable,  quant  à  lui,  est  une  éternité  où  notre  point d’assemblage n’a aucun moyen de grouper quoi que ce soit. ”

7Le point d’assemblage

le point d’assemblage ressemble à un aimant lumineux qui sélectionne des émanations et les regroupe partout où il se déplace, dans les limites de la bande humaine d’émanations. Cette découverte fut la gloire des nouveaux voyants parce qu’elle jeta une lumière nouvelle sur l’inconnu.

7Le point d’assemblage

J’insistai  à  nouveau  sur  le  fait  que  le  mystère  me  semblait  de  toute évidence résider en nous. “ Le mystère est en dehors de nous. Il n’y a, en nous, que des émanations qui tentent de briser le cocon. Et ce fait nous paraît aberrant, de toute façon, que nous soyons des hommes ordinaires ou des guerriers. Seuls les nouveaux voyants  surmontent  cela.  Ils  luttent  pour   voir.   Et,  par  le  moyen  des déplacements de leur point d’assemblage, ils en viennent à comprendre que le mystère réside dans la perception. Pas tant dans ce que nous percevons, mais dans ce qui nous fait percevoir. ”

7Le point d’assemblage

c’est  la  position  du point d’assemblage qui dicte ce que perçoivent nos sens. ” “  Si  le  point  d’assemblage  aligne  des  émanations  intérieures  au  cocon quand  il  se  trouve  dans  une  position  qui  n’est  pas  sa  position  normale,  les sens de l’homme se mettent à percevoir selon des modes inimaginables. ”

8La position du point d’assemblage

 les nouveaux voyants sont les guerriers de la liberté totale, que leur seul objectif est la libération ultime qui survient lorsqu’ils accèdent à la conscience totale.

8La position du point d’assemblage

Les guerriers  se  préparent  à  être  conscients  et  ils  n’accèdent  à  la  pleine conscience que lorsqu’il ne reste plus de suffisance en eux. C’est seulement quand ils ne sont plus rien qu’ils deviennent tout. ”

8La position du point d’assemblage

don Juan dit que la suffisance est la force qui motive  tout  accès  de  mélancolie.  Il  ajouta  que  les  guerriers  sont  autorisés  à passer par des états de profonde tristesse mais que la tristesse ne sert qu’à les faire rire.

8La position du point d’assemblage

Il  m’expliqua  que  le  point  d’articulation  de  tout  ce  qu’accomplissent  les voyants  est  quelque  chose  dont  il  m’avait  parlé  depuis  le  jour  de  notre rencontre : l’interruption du dialogue intérieur. Il insista plusieurs fois sur le fait que c’est le dialogue intérieur qui maintient le point d’assemblage fixé à sa position d’origine. “ Une fois que l’on est parvenu au silence, tout est possible ”, dit-il.

8La position du point d’assemblage

Tu l’as  voulu et tu as par conséquent institué une nouvelle  intention,  un nouveau commandement. Ton commandement est ensuite devenu le commandement de l’Aigle. ” “  C’est  là  une  des  découvertes  les  plus  extraordinaires  des  nouveaux voyants : le fait que notre commandement puisse devenir le commandement de  l’Aigle.  Le  dialogue  intérieur  s’interrompt  comme  il  commence  :  par  un acte de volonté. Après tout, ce sont ceux qui nous enseignent qui nous forcent à nous parler à nous-mêmes

8La position du point d’assemblage

En nous enseignant, ils engagent leur  vouloir et nous engageons le nôtre, sans le savoir ni l’un ni l’autre. En apprenant à nous parler  à  nous-mêmes,  nous  apprenons  à  manier  le   vouloir.   Nous  nous imposons  par  le   vouloir  de  nous  parler  à  nous-mêmes.  Pour  cesser  de  nous parler  à  nous-mêmes,  il  faut  employer  la  même  méthode  exactement  :  nous devons le  vouloir,  nous devons en avoir  l’intention. 

8La position du point d’assemblage

Je  lui  demandai  de qui il parlait lorsqu’il disait qu’il y avait des personnes qui nous enseignaient à nous parler à nous-mêmes. “  Je  parlais  de  ce  qui  arrive  aux  êtres  humains  lorsqu’ils  sont  enfants  ”, répondit-il,  “  une  époque  où  tout  le  monde  autour  d’eux  leur  apprend  à répéter un dialogue sans fin sur eux-mêmes. Le dialogue s’intériorise, et cette seule force maintient le point d’assemblage fixé. ”

8La position du point d’assemblage

les  voyants   voient  que  les  enfants  n’ont  pas,  au  début,  de point  d’assemblage  fixe.  Leurs  émanations  intérieures  se  trouvent  dans  un état de grande agitation et leur point d’assemblage se déplace partout, au sein de  la  bande  humaine,  leur  permettant  de  se  concentrer  avec  force  sur  des émanations qui seront plus tard entièrement négligées

8La position du point d’assemblage

Le  dialogue  intérieur  est  un  processus  qui  consolide constamment la position du point d’assemblage, parce que cette position est arbitraire et nécessite un renfort régulier. “  En  réalité,  beaucoup  d’enfants   voient,   ”  poursuivit-il.  “  La  plupart  de ceux qui  voient sont considérés comme des excentriques et toutes les mesures sont prises pour les corriger, pour leur faire renforcer la position de leur point d’assemblage. ”

8La position du point d’assemblage

“ Je te donnais des plantes de pouvoir pour que ton point d’assemblage se déplace ”, poursuivit don Juan. “ Les plantes de pouvoir produisent cet effet ; mais  la  faim,  la  fatigue,  la  fièvre  et  d’autres  choses  de  ce  genre  peuvent produire  un  effet  semblable.  L’homme  ordinaire  a  le  tort  de  penser  que  la conséquence  d’un  déplacement  est  purement  mentale.  Ce  n’est  pas  le  cas, comme tu peux en témoigner toi-même. ”

8La position du point d’assemblage

Sur les deux bords de la bande humaine d’émanations,  il  y  a  un  curieux  amoncellement  de  détritus,  une  énorme  pile de  déchets  humains.  Il  s’agit  d’un  dépôt  très  malsain,  sinistre.  Il  avait  une valeur importante pour les anciens voyants mais pas pour nous. ” “ Y tomber est extrêmement facile. Genaro et moi avons voulu te donner hier  un  bref  exemple  de  ce  déplacement  latéral;  c’est  pour  cela  que  nous avons déplacé en marchant ton point d’assemblage, mais n’importe qui peut accéder  à  ce  dépôt  en  interrompant  simplement  son  dialogue  intérieur.  Si  le déplacement  est  minime,  on  en  explique  les  conséquences  en  parlant  de fantaisies  de  l’esprit.  Si  le  déplacement  est  considérable,  on  parle d’hallucinations pour en désigner les conséquences. ”

8La position du point d’assemblage

Le rythme des pas amortis s’empare immédiatement de  la  force  d’alignement  des  émanations  intérieures  au  cocon  que  le  silence intérieur a détachée. “ Cette force s’accroche tout de suite aux bords de la bande ”, poursuivit-il.  “  Nous  trouvons,  sur  le  bord  droit,  d’innombrables  visions  d’activité physique,  de  violence,  de  meurtre,  de  sensualité.  Sur  le  bord  gauche  nous trouvons  la  spiritualité,  la  religion,  Dieu.  Genaro  et  moi  avons  déplacé  en marchant  ton  point  d’assemblage  vers  les  deux  bords  de  manière  à  t’offrir une vue complète de cette pile de déchets humains. ”

8La position du point d’assemblage

une fois le silence intérieur instauré, les liens qui rattachent le point d’assemblage à l’endroit spécifique où il se situe commencent à se rompre, et le point d’assemblage est alors libre de se déplacer

8La position du point d’assemblage

Il dit que le déplacement s’effectue d’ordinaire vers la gauche, que  la  préférence  pour  cette  direction  est  une  réaction  naturelle  chez  la plupart  des  êtres  humains

8La position du point d’assemblage

certains  voyants  peuvent  diriger  ce mouvement  vers  des  positions  qui  se  trouvent  au-dessous  de  l’endroit  où  le point se situe d’habitude. Les nouveaux voyants appellent ce déplacement le “ déplacement vers le bas ”.

8La position du point d’assemblage

Don  Juan  me  dit  aussi  que  parmi  les  nombreuses  erreurs  de  jugement commises par les anciens voyants, l’une des plus graves consistait à déplacer leur point d’assemblage vers la région immense du bas, ce qui fit d’eux des experts  dans  l’art  d’adopter  des  formes  animales.  Ils  choisissaient  divers animaux  comme  points  de  repère  et  appelaient  ces  animaux  leur  nagual.  Ils croyaient  qu’en  déplaçant  leur  point  d’assemblage  vers  certains  endroits précis ils pourraient acquérir les caractéristiques de l’animal de leur choix, sa force, sa prudence, sa ruse, son agilité ou sa férocité.

8La position du point d’assemblage

il avait guidé mon point d’assemblage jusqu’à ce que je parvienne à isoler la bande d’émanations de la corneille, ce qui eut pour résultat de me transformer en corneille. Je  posai  à  nouveau  à  don  Juan  la  question  que  je  lui  avais  posée  des dizaines  de  fois.  Je  voulais  savoir  si  je  m’étais  physiquement  transformé  en corneille  ou  si  j’avais  simplement  pensé  et  senti  comme  cet  animal.  Il m’expliqua  qu’un  déplacement  du  point  d’assemblage  vers  la  région  du  bas aboutit  toujours  à  une  transformation  totale.  Il  ajouta  que  si  le  point d’assemblage  franchit  un  certain  seuil  crucial,  le  monde  disparaît  ;  il  cesse d’être ce qu’il est pour nous, à niveau d’homme. Il admit que ma transformation fut en effet effroyable à tous égards

8La position du point d’assemblage

Je  lui  demandai  si  d’autres  organismes  pouvaient  déplacer  leur  point d’assemblage. “  Leurs  points  peuvent  se  déplacer  ”,  dit-il,  “  mais,  dans  leur  cas,  le déplacement n’est pas volontaire. ” 

8La position du point d’assemblage

“ Le point d’assemblage des autres organismes est-il également dressé à apparaître là où il est ? ” demandai-je. “ Tout organisme à sa naissance est dressé d’une façon ou d’une autre ”, répondit-il. “ Nous pouvons ne pas comprendre comment se fait leur dressage – après tout, nous ne comprenons même pas comment il se fait dans notre cas –  mais  les  voyants  voient  que  les  nouveau-nés  sont  amenés  par  cajoleries  à faire ce que fait leur espèce. C’est exactement ce qui arrive aux enfants : les voyants   voient  leur  point  d’assemblage  se  déplacer  de  tous  les  côtés  et  ils voient ensuite comment la présence des adultes fixe chaque point à un endroit précis. Il arrive la même chose à tous les autres organismes. ”

9Le déplacement vers le bas

pour ce qui est de la perception, le  point  d’assemblage  de  l’homme  prend  une  partie  des  émanations  déjà choisies pour l’alignement et en fait une création plus agréable au regard. “ Les écrémages des hommes ”, poursuivit don Juan, “ sont plus réels que ce que perçoivent d’autres créatures. C’est le piège qui nous guette. Ils nous paraissent  si  réels  que  nous  oublions  que  nous  les  avons  créés  en commandant  à  nos  points  d’assemblage  d’apparaître  là  où  ils  le  font.  Nous oublions qu’ils ne nous paraissent réels que parce que notre commandement nous  intime  de  les  percevoir  comme  tels.  Nous  avons  le  pouvoir  d’écrémer les  alignements  mais  nous  n’avons  pas  le  pouvoir  de  nous  protéger  de  nos propres  commandements.  Cela  reste  à  apprendre

9Le déplacement vers le bas

Je  t’ai  expliqué  qu’il  existe  chez  l’homme  un  point  d’assemblage  ”, poursuivit-il, “ et que ce point d’assemblage aligne des émanations destinées à la perception. Nous avons également parlé du fait que ce point se déplace de la position où il est fixé. Or la dernière vérité est qu’une fois que ce point d’assemblage  franchit  une  certaine  limite,  il  peut  assembler  des  mondes entièrement différents du monde que nous connaissons

9Le déplacement vers le bas

Il  me  dit,  toujours  en  murmurant,  que  certaines  régions  géographiques non seulement aident à ce déplacement précaire du point d’assemblage mais sélectionnent aussi des directions spécifiques pour ce déplacement. Le désert de Sonora, par exemple, aide le point d’assemblage à se déplacer au-dessous de sa position ordinaire, vers le domaine de la bête

Le feu du dedans

les guerriers sont au monde pour s’exercer à être des témoins  impartiaux,  de  façon  à  comprendre  le  mystère  de  notre  être  et  à savourer la jubilation de découvrir ce que nous sommes vraiment. C’est le but le plus élevé des nouveaux voyants. Et tous les guerriers ne l’atteignent pas.

Le feu du dedans

Il  dit  que  l’homme moderne  a  quitté  le  royaume  de  l’inconnu  et  du  mystérieux  et  s’est  installé dans  le  royaume  du  fonctionnel.  Il  a  tourné  le  dos  à  l’univers  du pressentiment  et  de  l’exultation  et  s’est  réjoui  d’accueillir  l’univers  de l’ennui.

Le feu du dedans

la Catalina et  moi,  et  nous  jouâmes  jusqu’à  ce  que  je  n’éprouve  plus  ni  pensées,  ni sentiments,  ni  le  moindre  degré  de  conscience  humaine.  J’étais,  pourtant, nettement conscient. Ma conscience était formée par une vague connaissance qui  me  donnait  de  l’assurance  ;  c’était  une  confiance  sans  bornes,  une certitude physique de mon existence, non pas au sens d’un sentiment humain d’individualité, mais au sens d’une présence qui était tout.

Le feu du dedans

L’une des conséquences du fait qu’ils avaient économisé de l’énergie avait été la destruction du nid douillet mais infiniment ennuyeux et restrictif qui était le leur dans le monde de tous les  jours.  Leur  dépression,  leur  disait  le  nagual  Julian,  n’était  pas  tellement due  à  la  tristesse  d’avoir  perdu  leur  nid,  mais  au  désagrément  de  devoir chercher une nouvelle résidence.

Le feu du dedans

“  La  position  du  point  d’assemblage  sur  le  cocon  de  l’homme  ”, m’expliqua don Juan, “ est maintenue par le dialogue intérieur, et pour cette raison,  il  s’agit,  au  mieux,  d’une  position  peu  solide.  C’est  pourquoi  les hommes et les femmes perdent aussi facilement l’esprit, surtout ceux dont le dialogue intérieur est répétitif, ennuyeux, et sans profondeur. ”

Le feu du dedans

 Les nouveaux voyants disent que les êtres humains les plus souples sont ceux dont le dialogue intérieur est le plus varié. ”

Le feu du dedans

Don Juan dit encore qu’un déplacement vers le bas entraînait une vision qui  n’était  pas  celle  d’un  autre  monde  au  sens  propre,  mais  celle  de  notre monde  quotidien  lui-même,  vu  sous  un  autre  angle

10Grandes bandes d’émanations

“  Qu’est-ce  qui  fait  que  ces  huit  bandes  engendrent  la  conscience  ?  ” demandai-je. “  L’Aigle  donne  la  conscience  par  le  moyen  de  ses  émanations  ”, répondit-il.

10Grandes bandes d’émanations

“ Le monde dans sa totalité est composé de quarante-huit bandes ”, dit-il. “  Le  monde  qu’assemble  notre  point  d’assemblage  pour  notre  perception normale est formé de deux bandes; l’une est la bande organique et l’autre est une  bande  qui  ne  comporte  qu’une  structure,  mais  pas  de  conscience.  Les quarante-six  autres  grandes  bandes  ne  font  pas  partie  du  monde  que  nous percevons en temps normal. ”

10Grandes bandes d’émanations

“  Cela  peut  te  paraître  étrange  ”,  dit-il,  “  mais  les  arbres,  par  exemple, sont plus proches de l’homme que les fourmis. Je t’ai dit qu’entre les arbres et  l’homme  il  peut  se  nouer  une  relation  importante  ;  c’est  parce  qu’ils partagent des émanations. ” “ De quelle dimension est leur cocon ? ” “  Le  cocon  d’un  arbre  gigantesque  n’est  pas  beaucoup  plus  grand  que l’arbre  lui-même.  Ce  qui  est  intéressant,  c’est  que  certaines  toutes  petites plantes  ont  un  cocon  presque  aussi  grand  qu’un  corps  humain  et  trois  fois plus  large.  Ce  sont  des  plantes  de  pouvoir.  Elles  ont  en  commun  avec l’homme la plus grande quantité d’émanations, non pas les émanations de la conscience, mais d’autres émanations en général. ”

11L’art de traquer, l’intention, et la position de rêve

les nouveaux voyants se mirent à pratiquer un contrôle systématique de leur comportement. Ils appelèrent cette pratique l’art de  traquer.

11L’art de traquer, l’intention, et la position de rêve

traquer est simplement un mode de comportement à l’égard des gens.

11L’art de traquer, l’intention, et la position de rêve

Le   vouloir  devint  le  deuxième  fondement.  Les  nouveaux  voyants  le considéraient  comme  une  explosion  d’énergie  aveugle,  impersonnelle, incessante,  qui  nous  incite  à  nous  comporter  comme  nous  le  faisons.  Le vouloir  explique  notre  perception  du  monde  des  événements  ordinaires  et, indirectement, à travers la force de cette perception, il explique le fait que le point d’assemblage soit situé sur sa position ordinaire.

11L’art de traquer, l’intention, et la position de rêve

Ils l’appelèrent  l’intention,  et ils la decrivirent comme la manière réfléchie de guider le  vouloir,  l’énergie de l’alignement.

11L’art de traquer, l’intention, et la position de rêve

dans  les  conditions  de  vie  qui  étaient  les  leurs,  traquer  ne  réussissait  à déplacer  les  points  d’assemblage  que  dans  des  proportions  minimes.  Pour obtenir un effet maximal, il fallait  traquer dans un cadre idéal ; il fallait qu’il y  ait  des  petits  tyrans  occupant  des  positions  importantes  d’autorité  et  de pouvoir.  Il  devenait  de  plus  en  plus  difficile  aux  nouveaux  voyants  de  se trouver dans des situations de ce genre ; la nécessité d’en improviser ou d’en rechercher devint un fardeau insupportable.

11L’art de traquer, l’intention, et la position de rêve

Alors  qu’ils  tentaient  de   voir  les  émanations,  ils affrontèrent un problème très sérieux. Ils découvrirent qu’il est impossible de les  voir sans courir un risque mortel, et ils devaient pourtant les  voir.  Ce fut à ce  moment-là  qu’ils  utilisèrent  la  technique  du   rêve  des  anciens  voyants comme bouclier pour se protéger du coup mortel des émanations de l’Aigle. Et, en agissant ainsi, ils se rendirent compte que  rêver était, en soi, le moyen le plus efficace pour déplacer le point d’assemblage.

11L’art de traquer, l’intention, et la position de rêve

rêver est très dangereux et les rêveurs sont très vulnérables ”, dit-il. “ Le  rêve est dangereux parce qu’il possède un pouvoir inconcevable ; il  rend  les   rêveurs  vulnérables  parce  qu’il  les  laisse  à  la  merci  de l’incompréhensible force d’alignement. ” “ Les nouveaux voyants ont compris que nous disposions, dans notre état de  conscience  normale,  d’innombrables  défenses  qui  peuvent  nous sauvegarder contre la force des émanations inutilisées qui soudain s’alignent dans le  rêve.  ”

11L’art de traquer, l’intention, et la position de rêve

Don Juan m’expliqua que le  rêve,  comme l’art de  traquer,  commença par une simple observation. Les anciens voyants se rendirent compte qu’au cours des rêves le point d’assemblage se déplace légèrement du côté gauche, d’une façon tout à fait naturelle. Ce point se relâche en effet quand l’homme dort et toutes sortes d’émanations inutilisées se mettent à luire. Les  anciens  voyants  furent  aussitôt  intrigués  par  cette  observation  et commencèrent  à  travailler  sur  ce  déplacement  naturel  jusqu’à  ce  qu’ils parviennent à le contrôler. Ils appelèrent ce contrôle  rêver,  ou l’art de manier le  corps de rêve.

11L’art de traquer, l’intention, et la position de rêve

Après  avoir  observé  les  rêveurs  pendant  leur  sommeil,  les  anciens voyants adoptèrent la solution qui consiste à laisser les rêves suivre leur cours naturel.  Ils  avaient   vu  que  le  point  d’assemblage  du   rêveur  pénétrait beaucoup plus profondément à l’intérieur du côté gauche dans certains rêves que  dans  d’autres.  Cette  observation  les  amena  à  se  poser  la  question  de savoir  si  c’est  le  contenu  du  rêve  qui  provoque  le  déplacement  du  point d’assemblage, ou si c’est le mouvement du point d’assemblage, à lui seul, qui engendre le contenu du rêve en activant des émanations inutilisées. Ils  constatèrent  vite  que  c’est  le  déplacement  du  point  d’assemblage  à l’intérieur du côté gauche qui engendre les rêves. Plus loin va le mouvement, plus le rêve est vif et étrange. Ils tentèrent, c’était inéluctable, de prendre le commandement  de  leurs  rêves,  dans  le  but  de  faire  pénétrer  profondément leur  point  d’assemblage  dans  le  côté  gauche.  En  essayant,  ils  découvrirent que lorsque les rêves sont consciemment ou à demi consciemment manipulés, le  point  d’assemblage  regagne  immédiatement  sa  place  habituelle.  Comme leur  objectif  était  le  déplacement  de  ce  point,  ils  en  conclurent  forcément qu’intervenir dans les rêves revenait à intervenir dans le déplacement naturel du point d’assemblage.

11L’art de traquer, l’intention, et la position de rêve

Il m’expliqua que jusqu’ici j’avais compris  rêver comme étant le contrôle des rêves, et que tous les exercices qu’il m’avait fait accomplir, comme celui, par  exemple,  de  trouver  mes  mains  dans  mes  rêves,  ne  visaient  pas,  malgré les apparences, à m’enseigner à commander mes rêves. Ces exercices étaient destinés  à  maintenir  mon  point  d’assemblage  fixé  à  l’endroit  où  il  s’était déplacé pendant mon sommeil. C’est en cela que les  rêveurs doivent trouver un  équilibre  subtil.  Ils  ne  peuvent  orienter  que  la  fixation  de  leur  point d’assemblage. Les voyants sont comme des pêcheurs équipés d’une ligne qui se  pose  où  elle  peut;  la  seule  chose  qu’ils  puissent  faire  est  de  maintenir  la ligne ancrée à l’endroit où elle s’est immergée.

11L’art de traquer, l’intention, et la position de rêve

Il me dit que les nouveaux voyants hésitèrent, au début, à utiliser le  rêve. Ils  étaient  convaincus  qu’au  lieu  de  fortifier  les  guerriers,  rêver  les affaiblissait,  les  rendait  despotiques,  fantasques.  C’était  le  cas  de  tous  les anciens  voyants.  Pour  compenser  les  effets  abominables  du   rêve,   et  comme ils  étaient  obligés  de  s’en  servir,  les  nouveaux  voyants  élaborèrent  un système  de  comportement  riche  et  complexe  connu  sous  le  nom  de  voie  du guerrier, ou chemin du guerrier.

11L’art de traquer, l’intention, et la position de rêve

Don Juan insista sur le fait que la force dont il parlait  n’était  pas  seulement  la  conviction.  Personne  ne  pouvait  avoir  de convictions plus fortes que les anciens voyants, et pourtant ils étaient faibles jusqu’à la moelle. La force intérieure, cela signifiait un sens de l’équanimité, d’indifférence presque, un sentiment de bien-être, mais par-dessus tout, cela signifiait un penchant naturel et profond pour l’étude, pour la compréhension. Les nouveaux voyants appelaient tous ces traits de caractère la modération. “  Les  nouveaux  voyants  sont  convaincus  qu’une  vie  impeccable  mène obligatoirement  en  elle-même  à  un  sens  de  la  modération,  et  que  celui-ci,  à son tour, mène au déplacement du point d’assemblage. ”

11L’art de traquer, l’intention, et la position de rêve

Tout ce qui est exigé, c’est de l’impeccabilité, de l’énergie, et cela commence par un seul acte qui doit être délibéré, précis et soutenu. On acquiert, si cet acte se répète assez longtemps, le  sens  d’une  intention  inflexible,  qui  peut  s’appliquer  à  tout.  Si  l’on  y parvient, la route se dégage. Une chose en entraîne une autre jusqu’à ce que le guerrier prenne conscience de tout son potentiel.

11L’art de traquer, l’intention, et la position de rêve

Il m’expliqua que mon point d’assemblage s’était  déplacé  et  qu’il  avait  été  conduit  par  la  modération  jusqu’à  une position  qui  suscitait  la  compréhension.  Il  aurait  aussi  bien  pu  être  conduit par  une  saute  d’humeur  vers  une  position  qui  ne  fait  qu’accroître  la suffisance, ce qui était déjà arrivé plusieurs fois.

11L’art de traquer, l’intention, et la position de rêve

Je t’ai dit que les nouveaux voyants croyaient que le point d’assemblage pouvait être mû de l’intérieur. Ils franchirent un pas de plus et affirmèrent que les  hommes  impeccables  n’avaient  besoin  de  personne  pour  les  guider  et, qu’en  économisant  leur  énergie  ils  peuvent  faire,  seuls,  tout  ce  que  font  les voyants

11L’art de traquer, l’intention, et la position de rêve

“  Les  nouveaux  voyants  se  fichaient  pas  mal  d’obtenir  une  réplique parfaite du corps ; en fait, imiter le corps ne les intéressait pas du tout. Mais ils  ont  conservé  seulement  l’expression  de   corps  de  rêve  pour  désigner  un sentiment,  une  vague  d’énergie  que  le  déplacement  du  point  d’assemblage transporte  n’importe  où  au  sein  de  ce  monde,  ou  n’importe  où  au  sein  des sept mondes accessibles à l’homme. ”

11L’art de traquer, l’intention, et la position de rêve

Don  Juan  esquissa  ensuite  le  procédé  nécessaire  pour  parvenir  au   corps de rêve.  Il me dit que cela commence par un acte initial, dont la prolongation engendre  une  intention  inflexible.  L’intention  inflexible  conduit  au  silence intérieur,  et  le  silence  intérieur  mène  à  la  force  intérieure  nécessaire  pour déplacer le point d’assemblage, dans les rêves, vers des positions appropriées.

11L’art de traquer, l’intention, et la position de rêve

“  Ce  dont  nous  avons  le  plus  grand  besoin,  c’est  de  modération,  et personne ne peut nous la procurer ou nous aider à l’obtenir que nous-mêmes. Sans  elle,  le  déplacement  du  point  d’assemblage  est  chaotique,  comme  sont chaotiques nos rêves ordinaires. ”

12Le nagual Julian

“  Tu  n’arrives  pas  à  te  souvenir  parce  que  tu  ne  disposes  pas  encore  du vouloir,   ”  dit-il.  “  Tu  dois  mener  une  vie  impeccable  et  avoir  un  gros excédent d’énergie, alors peut-être le  vouloir libérera-t-il ces souvenirs. ”

12Le nagual Julian

Voulez-vous  dire,  don  Juan,  que  les  seules  personnes  qui  aident  leurs semblables  sont  celles  qui  s’en  moquent  éperdument  ?  ”  demandai-je, vraiment vexé. “  C’est  ce  que  disent  les   traqueurs,   ”  dit-il  avec  un  grand  sourire. 

12Le nagual Julian

“  Je  m’intéresse  tellement  à  mes  semblables  ”,  poursuivit-il,  “  que  je  ne fais  rien  pour  eux.  Je  ne  saurais  pas  quoi  faire.  Et  je  serais  tout  le  temps harcelé par l’idée que je leur impose ma volonté par mes cadeaux. ” “  Bien  sûr,  j’ai  surmonté  tous  ces  sentiments  en  suivant  la  voie  du guerrier. Tout guerrier peut réussir, dans ses relations avec les gens, comme l’avait  fait  le  nagual  Julian,  à  condition  de  déplacer  son  point  d’assemblage jusqu’à  une  position  où  il  lui  devient  indifférent  que  les  gens  l’aiment,  ne l’aiment pas, ou le dédaignent

12Le nagual Julian

des   traqueurs  comme  le  nagual  Julian  sont  des  chefs  naturels pour les gens. Ils peuvent les aider à faire n’importe quoi. “ Le nagual Elias disait que ces guerriers peuvent aider les gens à guérir ”, poursuivit don Juan, “ ou les aider à tomber malade. Ils peuvent les aider à trouver le bonheur, ou les aider à trouver la peine. Je suggérai au nagual Elias qu’au  lieu  de  dire  que  ces  guerriers  aident  les  gens,  il  faudrait  dire  qu’ils exercent leur influence  sur eux. Il  me dit qu’ils  n’influencent pas seulement les gens, mais qu’ils les conduisent activement comme un troupeau. ”

12Le nagual Julian

mon   benefactor était comme les anciens voyants ; il était capable de distribuer sa peur au compte-gouttes, et l’allié réagissait à cela. Je ne le savais pas. Tout ce que je voyais de mes propres yeux était une créature horrifiante qui avançait sur nous, prête à nous déchirer en lambeaux

12Le nagual Julian

“ Avec son penchant pour le drame, poursuivit don Juan, mon  benefactor réussit  à  déplacer  mon  point  d’assemblage  au  point  de  m’imprégner directement  d’une  sensibilité  irrésistible  aux  deux  qualités  de  base  des guerriers : l’effort soutenu et l’intention inflexible. Je compris que pour être de  nouveau  libre  un  jour,  je  devrais  agir  d’une  manière  méthodique  et régulière et en collaboration avec le vieil homme fragile,

12Le nagual Julian

Ce  sont  des  changements  très  durables  ; vois-tu,  en  épaulant  l’apprenti,  le  maître   traqueur  obtient  la  pleine coopération  et  la  pleine  participation  de  l’apprenti.  Obtenir  la  pleine coopération  et  la  pleine  participation  de  quelqu’un  est  pratiquement l’aboutissement  le  plus  important  de  la  méthode  des   traqueurs

12Le nagual Julian

“  En  te  parlant  de  mon  envie  ”,  poursuivit-il,  “  je  tente  de  t’indiquer quelque  chose  de  très  important,  à  savoir  que  la  position  de  notre  point d’assemblage  dicte  notre  manière  de  nous  comporter  et  la  nature  de  nos sentiments. ” “ Mon grand défaut, à cette époque, était de ne pas pouvoir comprendre ce  principe.  J’étais  sans  expérience.  Je  vivais  par  le  biais  de  ma  suffisance, comme tu le fais, parce que c’était là que se situait mon point d’assemblage.

12Le nagual Julian

Vois-tu,  je  n’avais  pas  encore  appris  que,  pour  déplacer  ce  point,  il  faut instaurer  de  nouvelles  habitudes,  vouloir  qu’il  se  déplace.  Quand  il  s’est déplacé  effectivement,  ce  fut  comme  si  je  venais  de  découvrir  que  le  seul moyen  de  traiter  avec  des  guerriers  hors  de  pair  comme  mon   benefactor consiste  à  être  dépourvu  de  suffisance,  de  façon  à  pouvoir  les  célébrer impartialement. ”

12Le nagual Julian

Don Juan ajouta que le nagual Julian était un magicien, un prestidigitateur qui pouvait manier la force du  vouloir à un degré qui serait incompréhensible pour  l’homme  ordinaire.  Ses  drames  comportaient  des  personnages magiques, appelés par la force de  l’intention,  comme l’être non organique qui pouvait adopter une forme humaine grotesque. “ Le pouvoir du nagual Julian était si impeccable qu’il pouvait forcer à se déplacer  le  point  d’assemblage  de  n’importe  quelle  personne  et  aligner  des émanations qui lui faisaient percevoir tout ce que voulait le nagual Julian. Il pouvait, par exemple, apparaître très vieux ou très jeune pour son âge selon ce qu’il voulait accomplir. Et ceux qui connaissaient le nagual ne pouvaient dire  qu’une  chose  a  propos  de  son  âge,  à  savoir  qu’il  variait.  Au  cours  des trente-deux ans où je l’ai connu, il n’était parfois pas beaucoup plus âgé que tu  ne  l’es  maintenant,  et  parfois  si  pitoyablement  vieux  qu’il  ne  pouvait même pas marcher. ”

12Le nagual Julian

Mon   benefactor  me  dit  que  mon  père  et  ma  mère  avaient  vécu uniquement  pour  m’engendrer,  et  que  leurs  propres  parents  avaient  fait  de même  envers  eux.  Il  ajouta  que  les  guerriers  étaient  différents  parce  qu’ils déplacent  assez  leur  point  d’assemblage  pour  prendre  conscience  du  prix énorme  qu’a  coûté  leur  vie.  Ce  déplacement  leur  donne  le  respect  et l’admiration  mêlée  de  crainte  que  leurs  parents  n’ont  jamais  éprouvés  à l’égard de la vie en général, ou envers le fait d’être vivant en particulier

13L’impulsion de la terre

“ J’ai attendu que tu me poses la seule question éloquente que tu pourrais poser, mais tu ne l’as jamais fait ”, poursuivit-il. “ Tu t’obstines à demander si tout le mystère est en nous. Mais tu progresses. ” “ L’inconnu ne se trouve pas vraiment à l’intérieur du cocon de l’homme, dans  les  émanations  qui  ne  sont  pas  touchées  par  la  conscience  et  pourtant, d’une  certaine  façon,  il  s’y  trouve.  C’est  ce  point  que  tu  n’as  pas  compris.

13L’impulsion de la terre

Don Juan me répéta à plusieurs reprises que la portion des émanations qui se  trouvent  à  l’intérieur  du  cocon  de  l’homme  n’est  destinée  qu’à  la conscience  et  que  la  conscience  réside  dans  le  fait  d’accorder  cette  portion d’émanations  avec  la  même  portion  d’émanations  en  liberté.  On  les  appelle les émanations en liberté parce qu’elles sont immenses ; et lorsqu’on dit que l’inconnaissable se trouve en dehors du cocon de l’homme, cela revient à dire que l’inconnaissable est au sein du cocon de la terre. Cependant, au sein du cocon  de  là  terre  se  trouve  aussi  l’inconnu,  et  l’inconnu,  dans  le  cocon  de l’homme, ce sont les émanations qui ne sont pas touchées par la conscience. Quand  la  lueur  de  la  conscience  les  touche,  elles  deviennent  actives  et peuvent  s’aligner  avec  les  émanations  en  liberté  qui  leur  correspondent. Quand cela se produit, l’inconnu est perçu et devient le connu.

13L’impulsion de la terre

Genaro est séparé de nous en ce moment par la force de la perception ”, dit calmement don Juan. “ Quand le point d’assemblage assemble un monde, ce  monde  est  total.  Voilà  le  prodige  sur  lequel  sont  tombés  les  anciens voyants  sans  jamais  comprendre  sa  nature  :  la  conscience  de  la  terre  peut nous  donner  une  impulsion  qui  nous  sert  à  aligner  d’autres  grandes  bandes d’émanations, et la force de ce nouvel alignement fait disparaître le monde. 

14La force roulante

Il  répéta,  comme  s’il  voulait  me  le  faire  entrer  en  tête  à  la  foreuse,  que l’alignement  est  une  force  unique  parce  qu’elle  peut  soit  aider  le  point d’assemblage à se déplacer, soit le maintenir fixé à sa position ordinaire. Il dit que l’aspect de l’alignement qui maintient le point immobile est le  vouloir;  et l’aspect qui provoque son déplacement est  l’intention.  Comme le  vouloir,   la force  d’alignement  impersonnelle,  se  transforme  en   intention,   la  force personnalisée qui est au service de chaque individu, c’est, observa-t-il, un des mystères les plus obsédants qui soient. “  Le  plus  étrange,  dans  ce  mystère,  c’est  que  la  transformation  soit  si facile  à  accomplir  ”,  poursuivit-il.  “  Mais  ce  qui  est  moins  facile,  c’est  de nous convaincre nous-mêmes qu’elle est possible. C’est cela, cela même, qui constitue notre cran de sécurité. Nous devons être convaincus. Et personne de nous ne veut l’être. ”

14La force roulante

déplacer  le  point d’assemblage  de  son  cadre  naturel  et  le  maintenir  fixé  à  un  autre emplacement, c’est dormir ; les voyants apprennent, par la pratique, à dormir et à se comporter pourtant comme si de rien n’était.

14La force roulante

Il  ajouta,  après  une  brève  pause,  que  pour   voir  le  cocon  de  l’homme,  il faut contempler les gens par derrière, pendant qu’ils s’éloignent en marchant. Il est inutile de contempler les gens face à face, parce que le devant du cocon en  forme  d’œuf  de  l’homme  est  pourvu  d’un  écran  de  protection,  que  les voyants  appellent  la  plaque  antérieure.  Il  s’agit  d’un  écran  pratiquement inattaquable,  inébranlable,  qui  nous  protège  toute  notre  vie  contre  l’assaut d’une force singulière qui provient des émanations elles-mêmes.

14La force roulante

Il  me  dit  ensuite  de  me  détendre  les muscles,  de  faire  taire  mon  dialogue  intérieur,  et  de  laisser  mon  point d’assemblage  dériver  sous  l’emprise  du  silence  intérieur.  Il  m’exhorta  à  me frapper,  doucement,  mais  fermement  le  flanc  droit,  entre  l’os  iliaque  et  la cage thoracique. Je  le  fis  trois  fois  et  je  m’endormis  profondément.  C’était  un  état  de sommeil  très  particulier.  Mon  corps  était  endormi,  mais  j’étais  parfaitement conscient de tout ce qui se passait. J’entendais don Juan qui me parlait et je suivais  chacune  de  ses  phrases  comme  si  j’étais  éveillé,  mais  il  m’était impossible de faire le moindre mouvement avec mon corps.

14La force roulante

Don Juan me chuchota à l’oreille que, si je le voulais, mes yeux pouvaient ralentir tout ce sur quoi ils se fixaient. Puis il me prévint qu’un autre homme arrivait. Je me rendis compte à cet instant qu’il y avait deux voix. Celle que je venais d’entendre était la même que celle qui m’avait engagé à être patient. C’était celle de don Juan. L’autre, celle qui m’avait dit de me servir de mes yeux pour ralentir le mouvement, était la voix de  voir.

Le feu du dedans

Les écrans représentent pour nous un grand secours et une grande entrave. Ils nous apaisent en même temps qu’ils mystifient. Ils nous donnent un sentiment fallacieux de sécurité. ”

Le feu du dedans

Il  souligna  que   voir  est  un  euphémisme  qui  désigne  le  déplacement  du point  d’assemblage  et  que  si  je  déplaçais  le  mien  un  rien  de  plus  vers  la gauche, j’aurais une image claire des boules de feu, une image que je pourrais alors interpréter comme un souvenir.

Le feu du dedans

Quand  le  point  d’assemblage  se  déplace  involontairement,  la  force roulante fend le cocon ”, poursuivit-il. “ J’ai parlé plusieurs fois d’un trou qui se  trouve  sous  le  nombril  de  l’homme.  Il  ne  se  situe  pas,  en  réalité,  sous  le nombril,  mais  dans  le  cocon,  à  la  hauteur  du  nombril.  Ce  trou  ressemble plutôt à une cavité, à une défectuosité naturelle du cocon qui, par ailleurs, est lisse. C’est là que le culbuteur nous frappe continuellement et c’est là que le cocon se fend. ” Il  continua,  et  m’expliqua  que  lorsqu’il  s’agit  d’un  déplacement  mineur du  point  d’assemblage,  la  fente  est  très  petite,  le  cocon  se  répare  vite  lui-même et les gens subissent ce qui arrive à tout le monde un jour ou l’autre : la vision  de  tâches  de  couleurs  et  de  formes  contournées  qui  persiste  même  si l’on ferme les yeux. Lorsqu’il s’agit d’un déplacement considérable, la fente est elle aussi très grande et il faut du temps au cocon pour se réparer, comme dans le cas des guerriers  qui  utilisent  des  plantes  de  pouvoir  exprès  pour  provoquer  ce déplacement,  ou  des  gens  qui  se  droguent  et  aboutissent  sans  le  savoir  au même  résultat;  dans  ce  genre  de  cas,  les  hommes  ont  froid  et  se  sentent engourdis ; ils ont du mal à parler et même à penser ; tout se passe comme s’ils avaient été gelés de l’intérieur. Don  Juan  me  dit  que  lorsque  le  point  d’assemblage  se  déplace  d’une manière radicale sous l’effet d’un traumatisme ou d’une maladie mortelle, la force  roulante  provoque  une  fente  de  la  longueur  du  cocon  ;  le  cocon s’effondre et s’enroule sur lui-même et l’individu meurt. “ Un déplacement volontaire peut-il également provoquer un trou de cette nature ? ” demandai-je. “ Parfois ”, répondit-il. “ Nous sommes vraiment fragiles. Tandis que le culbuteur nous frappe sans discontinuer, la mort nous atteint à travers le trou. La force roulante, c’est la mort. Quand elle trouve un point faible dans le trou d’un  être  lumineux,  elle  le  fend  automatiquement  et  provoque  son effondrement. ” “ Tous les êtres vivants ont-ils un trou ? ” demandai-je. “ Bien sûr ”, répondit-il. “ S’ils n’en avaient pas ils mourraient. Les trous sont cependant de différentes tailles et de différentes configurations. Le trou de  l’homme  est  une  dépression  en  forme  de  cuvette,  de  la  dimension  d’un poing, ce qui représente une configuration très fragile et vulnérable. Le trou des  autres  créatures  organiques  ressemble  beaucoup  à  celui  de  l’homme  ; certains sont plus résistants que les nôtres, d’autres plus fragiles. Mais le trou des êtres non organiques est vraiment différent. Il ressemble à un long fil, un cheveu  de  luminosité  ;  les  êtres  non  organiques  sont,  en  conséquence, infiniment plus solides que nous. ”

Le feu du dedans

Parce qu’ils se sont familiarisés avec la force roulante grâce à la maîtrise de l’intention,   les  nouveaux  voyants  ouvrent,  à  un  moment  donné,  leur  propre cocon  et  la  force  les  inonde  au  lieu  de  les  faire  rouler  comme  une  tique recroquevillée.  Cela  a  pour  résultat  final  leur  désintégration  totale  et instantanée.

Le feu du dedans

il est infiniment plus facile de détruire une chose que de la construire et de l’entretenir. 

15Les provocateurs de la mort

Ils  avaient  non seulement  découvert  et  utilisé  l’impulsion  de  la  terre,  mais  ils  avaient également  découvert  que  s’ils  restaient  enterrés,  leurs  points  d’assemblage alignaient  des  émanations  inaccessibles  d’ordinaire,  et  que  cet  alignement mettait en œuvre le pouvoir étrange et inexplicable de la terre à détourner les coups incessants de la force roulante. Ils élaborèrent donc les techniques les plus  ébahissantes  et  les  plus  complexes  pour  s’enterrer  pendant  de  très longues  périodes  sans  subir  aucun  préjudice.  Dans  leur  lutte  contre  la  mort, ils apprirent à étirer ces périodes jusqu’à ce qu’elles couvrent des millénaires.

15Les provocateurs de la mort

  il  me  chuchota  à  l’oreille  de  ne  pas  me soucier  des  procédés,  parce  que  la  plupart  des  choses  vraiment  hors  du commun qui arrivent aux voyants, ou d’ailleurs à l’homme ordinaire, arrivent toutes seules, avec la seule intervention de  l’intention.

15Les provocateurs de la mort

Don Juan avait dit  que  ce  qui  pouvait  nous  arriver  de  pire  serait  de  devoir  mourir,  et  que, comme il s’agit déjà là de notre destin immuable, nous sommes libres ; ceux qui ont tout perdu n’ont plus rien à craindre.

15Les provocateurs de la mort

“ Tu es tout à fait endormi, sans qu’il te faille être allongé, répondit-il. Si des  gens  se  trouvant  dans  un  état  de  conscience  normale  te  voyaient maintenant, tu leur paraîtrais légèrement pris de vertige, saoul même. ” Il  m’expliqua  qu’au  cours  du  sommeil  normal  le  point  d’assemblage  se déplace  le  long  d’un  bord  ou  de  l’autre  de  la  bande  humaine.  Ces déplacements sont toujours accompagnés d’assoupissement.

15Les provocateurs de la mort

Les déplacements  qui  sont  déclenchés  par  la  pratique  s’effectuent  le  long  de  la section  médiane  de  la  bande  humaine  et  ne  sont  pas  accompagnés d’assoupissement, et pourtant un  rêveur dort.

16Le moule de l’homme

C’est  la  maîtrise  de  la  conscience  qui  donne  au  point d’assemblage  l’impulsion  qui  lui  est  nécessaire.  Après  tout,  nous  sommes, nous  les  êtres  humains,  vraiment  peu  de  chose  ;  nous  sommes, essentiellement,  un  point  d’assemblage  fixé  sur  une  certaine  position.  Notre ennemi,  aussi  bien  que  notre  ami,  est  notre  dialogue  intérieur,  notre inventaire.  Sois  un  guerrier,  fais  taire  ton  dialogue  intérieur  ;  dresse  ton inventaire puis jette-le. Les nouveaux voyants dressent des inventaires précis, puis  s’en  gaussent.  Débarrassé  de  l’inventaire,  le  point  d’assemblage  se libère. 

16Le moule de l’homme

“  Tu  mettras  longtemps  à  pouvoir  appliquer  le  principe  selon  lequel  ton commandement  est  le  commandement  de  l’Aigle  ”,  me  dit-il.  “  Cela  est l’essence  même  de  la  maîtrise  de   l’intention.   Entre-temps,  commande-toi  à toi-même de ne pas te tourmenter, même dans les pires moments de doute. Il y aura un long processus avant que ce commandement ne soit entendu et obéi comme s’il était celui de l’Aigle. ”

16Le moule de l’homme

“ Les nouveaux voyants recommandent de se livrer à un acte très simple lorsqu’ils  sont  menacés  par  l’impatience,  le  désespoir,  la  colère  ou  la tristesse. Ils recommandent aux guerriers de rouler des yeux. Quelle que soit la direction dans laquelle s’effectue ce roulement, elle fera l’affaire : moi, je préfère rouler des yeux dans le sens des aiguilles d’une montre. ” “ Le mouvement des yeux provoque un déplacement momentané du point d’assemblage.  Ce  mouvement  te  procurera  un  soulagement.  Cela  se  fait  en lieu et place de la véritable maîtrise de  l’intention.  ”

17Le voyage du corps de rêve

“ La seule chose qui apaise ceux qui voyagent dans l’inconnu est l’oubli ”, dit-il. “ Quel soulagement que d’être dans le monde ordinaire ! ”

17Le voyage du corps de rêve

j’ai déplacé ton point d’assemblage au-delà de la position où il n’existe plus de doutes. Il y a deux positions de ce genre pour les guerriers. Dans l’une, tu n’as plus de doutes parce que tu sais tout. Dans l’autre, qui est l’état de conscience normale, tu n’as pas de doutes parce que tu ne sais rien. ”

17Le voyage du corps de rêve

Il  m’expliqua  que  je  devais  comprendre  que  la  rationalité  est  une condition  de  l’alignement,  la  simple  conséquence  de  la  position  du  point d’assemblage. Il insista sur le fait que je devais comprendre cela pendant que je  me  trouvais  dans  un  état  de  grande  vulnérabilité,  comme  c’était  le  cas alors. Le comprendre quand mon point d’assemblage avait atteint la position où il n’existe plus de doutes était inutile, parce que, dans cette position, des découvertes de cette nature sont monnaie courante. Il était également inutile de  le  comprendre  lorsqu’on  était  dans  un  état  de  conscience  normale  ;  dans un tel état, des découvertes de ce genre sont des bouffées émotionnelles qui ne valent que le temps de l’émotion.

17Le voyage du corps de rêve

Le mystère réside dans la  position de rêve.  Si celle-ci est assez forte pour t’attirer, tu peux aller jusqu’aux confins de  ce  monde,  ou  au-delà,  tout  comme  les  anciens  voyants  l’ont  fait.  Ils disparaissaient de ce monde parce qu’ils se réveillaient dans une  position  de rêve qui se trouvait au-delà des limites du connu. Le jour dont nous parlons, ta  position de rêve était dans ce monde, mais très loin de la ville d’Oaxaca. ” “ Comment un tel voyage se produit-il ? ” demandai-je. “ Il est impossible de savoir comment cela se passe ”, dit-il. “ Une forte émotion,  une  intention  inflexible,  ou  un  grand  intérêt,  servent  de  guides  ; ensuite,  le  point  d’assemblage  se  fixe  puissamment  sur  la   position  de  rêve, assez longtemps pour y entraîner toutes les émanations intérieures au cocon. ”

18Franchir la barrière de la perception

Assembler d’autres mondes n’est pas seulement une affaire de pratique mais une affaire  d’intention,  ” poursuivit-il. “ Et il ne s’agit pas d’un simple exercice  qui  consiste  à  sortir  de  ces  mondes  en  bondissant,  comme  si  l’on était  tiré  par  un  élastique.  Vois-tu,  un  voyant  doit  être  audacieux.  Une  fois que  tu  franchis  la  barrière  de  la  perception,  tu  n’as  pas  à  revenir  au  même endroit, dans le monde. Comprends-tu ce que je veux dire ? ”

Épilogue

“ Les anciens voyants disaient que si les guerriers doivent poursuivre un dialogue intérieur, ils doivent poursuivre le bon dialogue. Cela signifiait, pour les  anciens  voyants,  un  dialogue  sur  la  sorcellerie  et  sur  le  renforcement  de leur  autocontemplation.  Pour  les  nouveaux  voyants,  il  n’est  pas  question  de dialogue,  mais  de  la  manipulation  détachée  de   l’intention  par  le  truchement de commandements modérés. ”

Épilogue

Il répéta à plusieurs reprises que la manipulation de  l’intention commence par un commandement que l’on s’adresse à soi-même ; ce commandement est ensuite répété jusqu’à ce qu’il devienne le commandement de l’Aigle, et alors le  point  d’assemblage  se  déplace,  en  conséquence,  au  moment  où  les guerriers accèdent au silence intérieur.

Épilogue

les  nouveaux  voyants  découvrirent  que  si  l’on provoque un déplacement continuel du point d’assemblage jusqu’aux confins de  l’inconnu  mais  qu’on  le  fait  revenir  vers  une  position  qui  se  trouve  à  la limite du connu, il traverse alors, comme l’éclair lorsqu’il est soudain libéré, le  cocon  de  l’homme  tout  entier,  en  alignant  d’un  seul  coup  toutes  les émanations intérieures au cocon. “ Les nouveaux voyants brûlent de la force de l’alignement ”, poursuivit don  Juan,  “  de  la  force  de  la   volonté,   qu’ils  ont  transformée  en  force  de l’intention par une vie impeccable.  L’intention est l’alignement de toutes les émanations  de  la  conscience,  il  est  donc  juste  de  dire  que  la  liberté  totale signifie la conscience totale. ” “ Est-ce là ce que vous allez tous faire, don Juan ? ” demandai-je. “ Absolument, si nous avons assez d’énergie ”, répondit-il. “ La liberté est le  don  de  l’Aigle  à  l’homme.  Très  peu  d’hommes,  malheureusement, comprennent  que  tout  ce  qu’il  nous  faut,  pour  accepter  un  don  aussi magnifique, c’est posséder suffisamment d’énergie. ”

Épilogue

Nous savons maintenant que nous sommes restés pour nous souvenir de la  conscience  accrue  et  recouvrer  la  totalité  de  nous-même.  Et  nous  savons aussi que plus nous nous souvenons, plus notre allégresse, notre interrogation sont intenses, mais plus grands sont aussi nos doutes, notre trouble. Jusqu’à  présent,  on  dirait  que  nous  ne  sommes  restés  que  pour  être tourmentés par les questions les plus fondamentales sur la nature et le destin de l’homme, jusqu’au moment où nous aurons peut-être assez d’énergie non seulement pour vérifier tout ce que don Juan nous a appris, mais 

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