Les lapins ne mangent pas de carottes

Highlights

Introduction

c’est Bugs Bunny, de la série d’animation Looney Tunes, qui a popularisé l’image du lapin inséparable de sa carotte à travers le monde. Apparu pour la première fois à l’écran en 1938, et sous la forme que nous connaissons en 1940 dans un dessin animé de Tex Avery, le lapin le plus célèbre du monde passe son temps à grignoter une carotte. Pourtant, ce personnage n’est pas inspiré de ses congénères observés dans la nature, mais d’un humain ! En l’occurrence, d’un célèbre acteur américain, Clark Gable

Introduction

Cette anecdote illustre avec légèreté notre rapport aux animaux. Mais elle est aussi très révélatrice. L’image que nous avons d’eux correspond rarement à la réalité. Les moutons ? Des suiveurs, sans aucune personnalité. Les porcs ? Ils sont sales. Les loups ? Méchants. Les poules et les poissons ? Idiots. Quels qu’ils soient, nous les plaçons dans le camp des « autres », de ceux qui ne sont pas humains, de ceux qui ne nous valent pas. Il se crée un décalage entre notre perception de la nature et la réalité. Cette vision déformée peut nous conduire à négliger les animaux, à les mépriser, voire à justifier leur exploitation déraisonnée, qui se traduit par la violence et l’injustice.

  1. En finir avec l’élevage intensif

Des animaux-objets

L’élevage intensif a poussé jusqu’à l’extrême cette logique d’objectification des animaux. J’ai visité de nombreuses fermes industrielles, de cochons et de volailles. Toujours de nuit, clandestinement, pour voir la réalité, sans que les choses soient nettoyées ou arrangées au préalable. J’en suis toujours ressorti nauséeux et honteux. Nauséeux de constater les conditions de vie des animaux dans ces bâtiments fermés dont ils ne sortent jamais. Honteux de savoir que notre civilisation tolère de telles choses.

  1. En finir avec l’élevage intensif

En élevage intensif, les animaux sont entassés les uns sur les autres sur leurs propres déjections, privés de la moindre distraction et dans l’impossibilité de se déplacer sans bousculer leurs congénères, provoquant des comportements agressifs et des blessures. Les cages de gestation et de mise bas dans lesquelles on enferme les truies interdisent tout mouvement, même celui de se retourner pour se gratter. Une fois leurs porcelets mis au monde, elles sont à nouveau inséminées de force, jusqu’au jour où les éleveurs ne les jugent plus assez productives. Alors, direction l’abattoir

  1. En finir avec l’élevage intensif

Il faut dire la vérité aux gens : les animaux ne peuvent pas être bien traités quand il y a une telle pression productive

  1. En finir avec l’élevage intensif

saisit les lapines par les oreilles pour leur injecter une dose d’antibiotique dans le cou. Il en met également dans l’eau que boivent ses lapins. « J’en utilise le moins possible, mais si je m’en passe complètement, ils vont crever, précise-t-il. Ces animaux ont été sélectionnés pour grossir rapidement, ils sont très fragiles et ont besoin de ces médicaments pour tenir. Comme la nourriture qu’on leur donne est de mauvaise qualité, ils ont tout le temps soif et boivent trop, au point d’en être malade. Pour éviter ça, je mets du cuivre dans l’eau, pour lui donner mauvais goût. Tu sais Hugo, je ne mange pas les lapins que j’élève, car je sais ce que je leur donne, et je n’ai pas envie que ça finisse dans mon corps… »

  1. En finir avec l’élevage intensif

Si Damien a accepté ma visite, c’est parce qu’il est à bout. « Je ne supporte plus de devoir infliger ces maltraitances à mes animaux, souffle-t-il. J’aimerais arrêter et me reconvertir, mais je dois d’abord rembourser les dettes que j’ai contractées pour acheter mon matériel. Je suis prisonnier de ce système, comme beaucoup d’éleveurs à qui l’agro-industrie a fait plein de promesses. On nous a poussé à nous endetter pour produire toujours plus, mais après huit ans d’activité, je n’arrive toujours pas à me verser un salaire. Les animaux souffrent, et nous aussi. Dans le milieu agricole, peu de gens osent parler, car ils ont honte de leur situation. »

  1. En finir avec l’élevage intensif

lorsqu’on regarde autour de nous, on voit des animaux plutôt heureux. Les vaches qui pâturent dans les prés ont l’air de couler une existence tranquille, tout comme les moutons que l’on croise à la montagne pendant nos balades, ou les poules qui gambadent dans le jardin de nos grands-mères. Sauf que tous ces chanceux représentent un faible pourcentage des animaux élevés en France. L’écrasante majorité d’entre eux, nous ne les voyons jamais. Pour la simple et bonne raison qu’ils sont enfermés dans des bâtiments et qu’ils n’en sortent pas, sauf pour prendre le chemin de l’abattoir dans des camions que nous croisons, parfois, sur l’autoroute.

  1. En finir avec l’élevage intensif

Dans notre pays, 95 % des porcs vivent ainsi dans des bâtiments fermés, sans aucun accès à l’extérieur, sur un sol en caillebotis, une sorte de grillage laissant passer leurs déjections4. Ils n’ont même pas de paille à disposition pour s’allonger. Côté poulets de chair, ce n’est guère mieux : 80 % d’entre eux sont enfermés dans des bâtiments5 avec des densités allant jusqu’à 22 individus par mètre carré, soit un espace de vie équivalent à une feuille A4 par poulet. Les chèvres ? 60 % d’entre elles n’ont aucun accès à l’extérieur6. Les dindes ? 97 %7. Les lapins ? Encore pire : 99 % sont élevés en cages sans limite de densité8. Les poules pondeuses ? Presque la moitié ne sortent jamais des bâtiments9.

  1. En finir avec l’élevage intensif

Tout comme les poissons, reconnus par les scientifiques comme des êtres doués de sensibilité, qui ressentent la douleur, mais qu’aucune réglementation ne protège. Au niveau mondial, ils sont des centaines de milliards chaque année à étouffer dans les filets de pêche. Une longue agonie. Parfois pour rien, puisque 35 % des poissons pêchés ne sont pas consommés, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture. Dans les élevages, ce n’est pas mieux. J’ai visité des fermes de saumons en Écosse, y compris certaines dites « de luxe », qui ont obtenu le Label rouge et qui exportent en France. Les poissons y sont entassés par dizaines de milliers dans des cages en pleine mer. Ils sont bourrés d’antibiotiques et de colorants pour que leur chair soit bien rose et plaise au consommateur. Ces poissons se retrouvent dans nos supermarchés, nos poissonneries, nos restaurants. J’ai vu de mes propres yeux certains saumons se faire dévorer vivants, à petit feu, par des poux de mer qui prolifèrent en raison de l’extrême promiscuité. Pire, ces saumons sont en partie nourris avec de la farine de poissons sauvages, qu’il a fallu pêcher aux quatre coins du monde, en privant des populations souvent démunies d’une ressource alimentaire de base. Sous et autour des cages, tout est mort. La biodiversité marine s’effondre à proximité des fermes à saumons et certaines espèces sauvages sont contaminées par les effluents des aquacultures. En France, nous avons très peu d’élevages de saumons (que nous importons massivement de l’étranger), mais nous produisons de la truite. Or, 94 % de ces truites sont élevées dans des bassins fermés, sans aucune limite de densité10.

  1. En finir avec l’élevage intensif

On peut se dire qu’il suffit de se procurer de la viande issue d’élevages à taille humaine, qui produisent un faible volume d’animaux en leur garantissant un accès à l’extérieur et de meilleures conditions de vie, ou du poisson pêché avec des méthodes plus respectueuses. D’ailleurs, certains de mes proches assurent désormais ne consommer « que » ce type de produits. C’est possible, si l’on en mange rarement, que l’on y met le prix, et que l’on fournit des efforts pour chercher et trouver les bons produits.

En réalité, peu s’engagent sur cette voie, par manque de temps ou de moyens. Et si tous les consommateurs décidaient de manger uniquement de la viande issue de l’élevage artisanal, il n’y en aurait pas en quantité suffisante pour tout le monde, loin de là. Seul l’élevage intensif permet aujourd’hui de répondre à la demande de produits d’origine animale. Les fermes-usines alimentent les rayons des supermarchés, les étals des boucheries ou des marchés, et la carte des restaurants. Notre niveau actuel de consommation en France12 est tout simplement incompatible avec un élevage plus respectueux des animaux. Cela implique que des êtres vivants soient considérés et traités comme des choses, et non comme des êtres doués de sensibilité.

  1. En finir avec l’élevage intensif

L’élevage est responsable de 14,5 % des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial, soit autant que les émissions directes des voitures, avions et bateaux du monde entier13.

  1. En finir avec l’élevage intensif

L’élevage est aussi le premier facteur de déforestation en Amazonie, loin devant l’exploitation minière et le trafic de bois, et participe massivement à la pollution de nos rivières, de nos nappes phréatiques, ainsi qu’à la prolifération d’algues toxiques sur nos littoraux.

  1. En finir avec l’élevage intensif

La production de la nourriture destinée aux animaux d’élevage dépense de gigantesques quantités d’eau et monopolise la grande majorité de la surface agricole mondiale, avec des productions intensives arrosées de produits phytosanitaires, qui participent à la disparition des insectes, des oiseaux et de l’ensemble de la faune sauvage.

La pêche est actuellement la première cause de destruction de la biodiversité dans les océans, sans comparaison possible avec la pollution plastique ou le changement climatique14.

  1. En finir avec l’élevage intensif

Selon Élisabeth de Fontenay, philosophe qui a retracé l’histoire des débats philosophiques sur notre rapport aux animaux dans un ouvrage passionnant, Le Silence des bêtes16, la grande rupture intervient avec l’avènement du christianisme. En effet, l’Église, considérant que Dieu a créé l’homme à son image, place notre espèce sur un piédestal et justifie l’utilisation sans limite des autres animaux. La philosophe vulgarise ainsi la pensée de saint Thomas d’Aquin en expliquant que, pour lui, les animaux sont « des instruments animés que la volonté de Dieu a mis au service des hommes ». Au xviie siècle, Descartes, lui, compare les animaux à de simples automates, à des machines, légèrement supérieures à celles créées par l’humain, car elles ont été… créées par Dieu.

Au terme de son ouvrage, Élisabeth de Fontenay résume sa pensée par cette phrase que j’aime beaucoup : « Quand la pitié manque, cela signifie simplement que l’anesthésie à l’injuste douleur fonctionne selon une stricte finalité : lever les obstacles et accorder la franche autorisation d’utiliser, de manipuler le vivant sans limite ni interdit17. »

  1. En finir avec l’élevage intensif

pourquoi la majorité des gens continuent à manger des animaux alors qu’ils aiment les animaux ? C’est ce que Romain Espinosa désigne comme « le paradoxe de l’exploitation animale ». En effet, si vous interrogez votre entourage, vous aurez du mal à trouver quelqu’un qui est favorable à la maltraitance animale. Si, dans la rue, un homme bat son chien, il est fort probable que des passants interviennent pour faire cesser les violences. Personne ou presque n’aime faire souffrir les animaux. Pourtant, cela n’empêche pas la population de consommer massivement les produits de l’élevage intensif, qui génèrent, eux, d’immenses souffrances pour des millions d’êtres vivants. Romain Espinosa décrit plusieurs phénomènes pour expliquer cette situation contradictoire.

D’abord, nous souffrons d’« ignorance sincère ». Beaucoup ne sont pas informés, car la souffrance animale est volontairement dissimulée par l’industrie de la viande. Cela passe par des campagnes de publicité mensongères, montrant des animaux heureux qui vivent au grand air, ce qui ne correspond pas à la réalité. Aucun spot publicitaire ne montre l’intérieur des bâtiments d’élevage intensif. Les industriels financent également de nombreux lobbies pour inciter les citoyens à consommer de la viande, parfois même jusque dans les écoles. L’Association nationale interprofessionnelle du bétail et des viandes (Interbev), le lobby français du bœuf, bénéficiait en 2019 d’un budget de 35,7 millions d’euros pour promouvoir la viande. Bien qu’opposé à la souffrance animale, le grand public ne fait donc pas le lien entre maltraitance et élevage industriel. D’où l’importance d’informer sans relâche sur les dissimulations de l’agrobusiness.

Deuxième phénomène : la dissonance cognitive, qui survient quand nous opérons des choix contraires à nos valeurs morales. Exemple : nous ne souhaitons pas que les animaux souffrent, mais nous désirons manger de la viande. Cette situation nous conduit à trouver des excuses du type « manger de la viande, c’est naturel », « c’est indispensable », ou encore « les animaux ne souffrent pas comme nous ». Des excuses qui, la plupart du temps, ne résistent pas à l’épreuve des faits. Leur seule utilité étant d’apaiser le sentiment de malaise généré par la contradiction entre nos principes et nos actions.

Troisième phénomène : décréter que les actions individuelles n’ont aucune portée. Pour faire simple : cela ne sert à rien que j’arrête de manger de la viande si les autres autour de moi continuent à le faire. On entend beaucoup ce discours : « Je n’ai aucun impact, c’est à l’État d’interdire les pratiques qui posent problème » ou « Tant que les Chinois et les Américains ne changent rien, ce que nous faisons en France est inutile ». Ainsi, de nombreux citoyens, convaincus que l’élevage intensif n’est pas acceptable, continuent à en consommer les produits, prétextant que s’en priver ne changerait rien.

Entre ensuite en jeu la notion d’empathie. Celle-ci prend deux formes : l’empathie émotionnelle et l’empathie cognitive. L’empathie émotionnelle, c’est « je ressens ce que tu ressens ». Elle s’enclenche lorsque nous sommes directement témoins de la souffrance ou de la détresse d’un humain ou d’un animal. Dans une telle situation, notre capacité naturelle à nous mettre à la place de celui qui souffre face à nous est un moteur de l’action : nous allons porter assistance. À l’inverse, l’empathie cognitive ne consiste pas à ressentir la détresse d’autrui, mais à la comprendre, ce qui est très différent. Il s’agit ici de faire un effort de projection, pour se représenter une situation dont nous ne sommes pas témoins. Par exemple : je sais que les animaux souffrent dans les élevages intensifs et les abattoirs, même si cela ne se passe pas sous mes yeux, et je vais essayer de me mettre à leur place. Cette empathie cognitive est évidemment beaucoup plus difficile à enclencher que l’empathie émotionnelle.

« La dissimulation de la souffrance des animaux dans notre société a rompu le lien entre les souffrances animales et l’empathie émotionnelle, écrit Romain Espinosa. Parce que nous ne voyons plus souffrir les animaux destinés à la consommation, nous ne sommes plus en mesure de ressentir viscéralement leur souffrance. Puisque l’empathie émotionnelle est le carburant de l’empathie cognitive, la distanciation vis-à-vis de la souffrance animale empêche d’autant plus de comprendre ce que vivent ces animaux. […] Le paradoxe de l’exploitation animale peut alors s’expliquer par le fait que notre empathie émotionnelle nous pousse à nous soucier des animaux, mais que la distanciation créée par la société nous empêche de mobiliser cette empathie émotionnelle dans nos choix de consommation20. »

  1. En finir avec l’élevage intensif

Venons-en au mécanisme de la « licence morale ». Il me parle particulièrement, car… je l’utilise moi-même ! Cela survient lorsque des individus ont une bonne image d’eux-mêmes, grâce à certains comportements altruistes, et s’en servent pour justifier des actions contraires à leurs valeurs.

  1. En finir avec l’élevage intensif

La licence morale est souvent mise en avant par les chasseurs ou les éleveurs. Un chasseur « aime » son chien, alors qu’on ne vienne pas lui reprocher de tuer d’autres animaux. Un éleveur « aime » ses bêtes, qu’il nourrit, qu’il soigne, qu’il protège du froid, alors qu’on ne vienne pas lui reprocher de les envoyer, in fine, à l’abattoir !

  1. En finir avec l’élevage intensif

Certains activistes peuvent en effet avoir des propos très forts pour critiquer la consommation de viande, en l’assimilant parfois à un « meurtre », et présentent le fait de devenir végane comme la seule action souhaitable. Dans le camp opposé, une partie de la population estime que sa liberté – choisir ou non de manger de la viande – est menacée et réagit donc en perpétuant, voire en renforçant, ses habitudes alimentaires carnées. Une manière de « résister » face à la pression et d’affirmer son attachement au libre choix de chacun.

  1. En finir avec l’élevage intensif

la notion de « réactance ». Pour résumer, cela désigne une situation où des individus sont confrontés à un discours virulent, qu’ils perçoivent comme une menace pour leur liberté, et auquel ils vont réagir en agissant de manière opposée à ce qui leur est demandé.

  1. En finir avec l’élevage intensif

Avant de devenir végétarien, j’étais exaspéré par les discours trop véhéments m’ordonnant de cesser de manger de la viande sous peine d’être un horrible salaud. Qui étaient ces gens pour décider à ma place ? L’envie de ne pas céder prenait le pas sur la réflexion et l’analyse rationnelle des arguments mis en avant par les activistes. Si je suis devenu végétarien, ce n’est pas parce qu’on me l’a ordonné, mais parce que j’ai été de mieux en mieux informé sur la réalité de l’industrie agroalimentaire. C’est l’information qui a fonctionné avec moi, pas l’injonction.

  1. En finir avec l’élevage intensif

C’est ce à quoi j’œuvre aujourd’hui, en incluant le plus grand nombre dans ce combat et en n’exerçant aucune pression autour de moi. Par exemple, lors d’un repas, je n’évoque jamais en premier mon engagement sur ces questions ou mon régime alimentaire, pour éviter de provoquer un effet de réactance chez mes interlocuteurs. En revanche, je réponds aux questions si l’on m’en pose. Et on m’en pose presque toujours. Le simple fait d’avoir un végétarien autour d’une table suffit à susciter chez ceux qui ne le sont pas une curiosité ou un étonnement. J’explique alors mon choix, je transmets les informations que j’ai à ma disposition, je donne des chiffres sourcés… C’est infiniment plus efficace que de faire les gros yeux à son voisin de table quand il commande une entrecôte

  1. En finir avec l’élevage intensif

Par son simple régime alimentaire, chaque végétarien ou végane peut avoir un énorme impact sur son entourage proche, bien plus qu’un activiste au discours trop injonctif présent sur le plateau d’une émission télé. Je ne compte plus le nombre d’amis qui ont réduit ou cessé la consommation de produits animaux, au contact d’un nombre croissant de véganes et de végétariens, dont moi. Cet effet boule de neige montre que les choix individuels ont une portée bien plus grande que l’on peut le penser.

  1. En finir avec l’élevage intensif

Cependant, il faut aussi prendre en compte une réalité : il n’est pas si facile de modifier son régime alimentaire. On sous-estime le poids des habitudes et des normes sociales. Renoncer à manger quelque chose que l’on mange depuis toujours, et que tout le monde mange autour de nous, est ressenti comme une perte. En devenant végétarien, quand on va au restaurant, le choix se réduit. Quand on est invité à manger chez des amis, il faut prendre les devants. « La perte de la consommation de viande est très concrète, observable au quotidien à chaque décision de consommation, tandis que les bénéfices apparaissent comme très lointains22 », souligne Romain Espinosa. Il faut donc avoir conscience de tous ces blocages que nous venons d’évoquer, pour mieux les contourner, et informer sans relâche sur les « bénéfices » d’une réduction de la part de produits animaux, pour ceux que l’on fait souffrir, pour l’environnement et pour nous, en tant qu’individus et en tant qu’espèce.

  1. En finir avec l’élevage intensif

N’ayons pas peur d’affirmer ce qui n’aurait jamais dû cesser d’être une évidence : les animaux ne sont pas des objets et ne doivent pas être traités comme tels. Malgré les moqueries, les réticences, les obstacles politiques ou juridiques, nous devons être des millions à les défendre, car ils ne peuvent pas le faire eux-mêmes.

  1. Pour nous le plaisir, pour eux la souffrance

Morgane Perri, elle, a une autre lecture : « Après chaque tour, les dauphins se dirigent vers un dresseur au bord de la piscine et reçoivent leur récompense alimentaire – souvent un petit poisson jeté dans leur gueule –, analyse-t-elle. C’est comme cela qu’ils sont entraînés. Sans nourriture, pas de spectacle possible. Ils ne font pas ça par plaisir, mais pour obtenir à manger. » Même Femke, très affaiblie, essaie tant bien que mal d’effectuer les acrobaties réalisées par ses congénères. Puis elle quémande un poisson. Mais dès que la représentation se termine, que les visiteurs quittent les tribunes, elle retrouve aussitôt son état léthargique. Jusqu’au prochain spectacle, où il faudra à nouveau amuser la galerie pour manger.

  1. Pour nous le plaisir, pour eux la souffrance

Cruelle ironie, une voix enregistrée explique qu’il est important de protéger les cétacés. Puis le show commence. Les dauphins sautent hors de l’eau, poussent un ballon avec leur rostre, passent au milieu des dresseurs… Les spectateurs non avertis pensent certainement qu’ils s’amusent.

  1. Pour nous le plaisir, pour eux la souffrance

Quelques influenceurs français de téléréalité installés à Dubaï font des dégâts considérables en promouvant des « zoos privés » émiratis. Ils se filment en train de promener un singe ou un guépard en laisse. Ils s’assoient à côté d’énormes lions enchaînés à un piquet. Ils nourrissent un ours en cage avec des biscuits industriels. Ils caressent un crocodile dont la gueule est attachée avec du gros scotch. Tout cela en riant aux éclats. Le discours, soufflé par les propriétaires de ces prisons pour espèces sauvages, est toujours le même : il s’agit de « refuges », qui accueillent des animaux « sauvés ».

D’où viennent-ils ? Sauvés de qui, de quoi ? Mystère. Ce qui est sûr, c’est qu’ils font tourner à plein régime la machine à likes – et donc à cash – des influenceurs. Ces photos et vidéos sont visionnées et commentées des centaines de milliers de fois, incitant le public à faire pareil dès que l’occasion se présente et alimentant ainsi le trafic d’animaux sauvages, qui est le troisième commerce illégal le plus lucratif au niveau mondial, après celui des armes et celui de la drogue.

  1. Pour nous le plaisir, pour eux la souffrance

Les influenceurs ont une part de responsabilité dans l’exploitation des animaux sauvages destinés au divertissement. Cependant, ils peuvent pécher par naïveté ou méconnaissance des enjeux. Ce n’est pas le cas des agences spécialisées avec lesquelles ils sont sous contrat, qui les entourent au quotidien et pilotent leur business. Ces sociétés défendent bec et ongles leur modèle économique : faire vendre des produits, souvent de piètre qualité, en se basant sur la force de frappe et la popularité des personnalités.

  1. Pour nous le plaisir, pour eux la souffrance

Pendant la première vague de la pandémie de Covid-19, en 2020, un événement révélateur s’est produit au zoo de Hong Kong. Un couple de pandas, Ying Ying et Le Le, qui ne s’étaient pas accouplés depuis dix ans, malgré les tentatives désespérées de leurs soigneurs, ont finalement décidé de copuler. Il faut dire que le zoo avait fermé ses portes aux visiteurs quelques semaines auparavant, à cause du virus. Sans la foule, sans le bruit, sans le stress, les deux pandas ont retrouvé leur libido. Sacrée coïncidence, n’est-ce pas ?

  1. Pour nous le plaisir, pour eux la souffrance

Si les lions exposés dans les zoos n’ont aucune chance de retrouver un jour la savane, quel intérêt de les maintenir en captivité ? Les parcs ont une dernière arme secrète pour répondre à cette question. Elle est utilisée à toutes les sauces et affichée dans le métro ou dans les rues lors de campagnes publicitaires. « Passionner pour protéger », tel est le slogan utilisé par le ZooParc de Beauval sur les affiches exhibant ses animaux. Visiter un zoo permettrait au public d’apprendre à connaître et à aimer les espèces sauvages. En théorie, cet amour se transformerait ensuite en actions positives favorisant la protection de la biodiversité

  1. Pour nous le plaisir, pour eux la souffrance

Bien sûr, nous pouvons ressentir de l’émotion, de l’empathie et de l’attachement pour un animal que nous observons dans son enclos. Cependant, cette créature que nous apprécions ainsi n’a rien à voir avec celles vivant libres dans le milieu naturel, et cet « amour » lui est imposé, alors qu’elle n’a rien demandé et qu’elle en paye le prix. Dès lors, comment penser que cela puisse provoquer chez les visiteurs un engagement concret pour la biodiversité ?

  1. Pour nous le plaisir, pour eux la souffrance

Rodolphe Delord l’admet : « Le public vient avant tout pour rencontrer des animaux. » Mais peut-on vraiment parler de « rencontre » lorsqu’il n’y a pas de consentement mutuel ?

« C’est tout le problème des zoos, écrit Lamya Essemlali, la présidente de l’association Sea Shepherd en France6. Ils désenchantent notre rapport aux animaux sauvages et en font un lien de consommation, de domination, même lorsque cela n’est pas l’intention du visiteur. Mettre en cage le sauvage, c’est le dénaturer.

  1. Pour nous le plaisir, pour eux la souffrance

C’est la raison pour laquelle une nageoire de dauphin aperçue au large ou une tête rousse de renard aperçue quelques secondes à l’orée d’un bois, véhiculent infiniment plus de magie que des cétacés qui font des tours dans un bassin à la manière d’automates ou des loups faisant les cent pas dans leur enclos. »

  1. Pour nous le plaisir, pour eux la souffrance

Un poème basque, que j’aime beaucoup, résume bien cette idée. Intitulé Hegoak – « les ailes » en langue basque –, il est souvent chanté lors des fêtes populaires :

Hegoak ebaki banizkio (Si je lui avais coupé les ailes)

Neuria izango zen (Il aurait été à moi)

Ez zuen alde egingo (Il ne se serait pas envolé)

Bainan horrela (Mais alors)

Ez zen gehiago xoria izango (Il n’aurait plus été un oiseau)

Eta nik, xoria nuen maite (Et moi, c’est l’oiseau que j’aimais)

La captivité détruit ce qui constitue l’animal sauvage : sa liberté

  1. Pour nous le plaisir, pour eux la souffrance

Rodolphe Delord m’a répondu que tout le monde n’avait pas les moyens de partir en safari pour voir des éléphants dans leur milieu naturel, et qu’il fallait bien que le « grand public » puisse, lui aussi, « comprendre à quel point la nature est belle et fragile ». Il n’est évidemment ni possible ni souhaitable que tous les citoyens du monde se déplacent sur d’autres continents pour observer la faune exotique. Mais faut-il absolument voir un éléphant ou un léopard de ses propres yeux pour créer du lien avec le règne animal et découvrir la beauté du monde ?

Nos forêts, nos montagnes, nos campagnes, nos rivières ou nos côtes regorgent de vie sauvage. Il y a tant à découvrir autour de nous, tant d’espèces et d’individus à rencontrer, dans le respect de leur tranquillité et de leur liberté. La priorité n’est-elle pas là ? Apprendre à connaître et à respecter ceux avec qui nous cohabitons ? Je suis convaincu que, lorsque l’on change de regard sur les animaux qui nous entourent, c’est notre vision du monde dans son ensemble qui évolue,

  1. Faire taire les fusils

« Ils », ce sont les piranhas. Ces poissons carnivores aux yeux rouges et à la mauvaise réputation font partie des animaux chassés par les Kayapos. En quelques minutes, avec une simple ligne et des hameçons, une dizaine est remontée à bord. Ils sont cuits dès le retour au village, puis mangés dans la foulée. Au cours du repas, un autre animal est servi… Une tortue. Capturée le matin même. Je décline en expliquant à mes hôtes que je suis végétarien.

« Comment tu fais pour manger, alors ? » m’interrogent-ils, surpris. Je souris, mais leur question est légitime. Pendant ce court séjour, je peux me contenter de quelques légumes cultivés par les femmes du village et de plats lyophilisés emportés dans mes valises. En revanche, si je devais vivre à Metuktire, comment ferais-je ? La réponse est assez simple. Au milieu de la forêt amazonienne, dans ce monde aussi beau qu’hostile, je devrais moi aussi chasser des animaux pour manger. Ici, c’est une question de survie, rien d’autre. Les Kayapos tuent ce dont ils ont besoin, au jour le jour, et le gâchis n’existe pas. « Nous ne prenons jamais plus que ce qu’il faut, car s’il n’y a plus d’animaux à chasser dans la forêt, nous disparaîtrons aussi », me dit l’un des anciens, en retirant la tortue du feu

  1. Faire taire les fusils

Soyons clairs : je ne suis pas contre la chasse. Dans certaines régions du monde, tuer des animaux sauvages pour se nourrir n’est pas un choix, mais une nécessité. Il est donc difficile de s’y opposer par principe. Notre subsistance et celle de nos proches seront toujours au sommet de l’échelle des priorités. À d’autres époques, chez nous, en France et dans les pays riches, certains devaient aussi tuer pour manger. Ce n’est plus le cas désormais. Personne, dans nos contrées, n’est aujourd’hui obligé de chasser pour survivre.

  1. Faire taire les fusils

Les chasseurs français du xxie siècle ne risquent pas la famine, bien au contraire. Selon une étude commandée en 2015 par la Fédération nationale des chasseurs (FNC)1, 50 % d’entre eux sont « en surpoids », auxquels s’ajoutent « 18 % d’individus médicalement obèses ». Des chiffres beaucoup plus élevés que ceux de la population générale (30 % en surpoids, 17 % d’obèses). La pratique de la chasse ne permet pas d’expliquer à elle seule ce plus fort taux de surcharge pondérale chez les chasseurs puisque d’autres facteurs, notamment sociaux ou culturels, peuvent entrer en jeu. Toujours est-il que la chasse ne peut pas être présentée, en France, comme une nécessité pour éviter la sous-nutrition.

  1. Faire taire les fusils

. Si la chasse dans nos pays riches n’est pas un impératif alimentaire, il s’agit donc d’un loisir. Le président de la FNC, Willy Schraen, l’assume : « Est-ce que j’ai du plaisir à aller à la chasse, à traquer un animal et à le tuer ? La réponse est oui. Tuer un animal, ce n’est pas violent du tout. […] On n’a pas besoin de chasser pour se nourrir, mais c’est un grand plaisir2. »

  1. Faire taire les fusils

En France, le statut d’espèce protégée ne permet pas d’éviter les fusils. En théorie, un animal « protégé » ne peut pas être abattu. Cela constitue même un délit passible de trois ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende. Dans les faits, cette législation n’empêche pas grand-chose. Bien sûr, il y a quelques condamnations, mais la peine maximale n’est jamais appliquée. En février 2021, dans le Var, un braconnier récidiviste, qui n’avait pas de permis de chasse, a été condamné pour avoir piégé au moins 75 rouges-gorges et douze tarins des aulnes, deux espèces protégées. Sanction : un an de prison, dont neuf mois fermes, et 5 000 euros d’amende. C’est l’une des peines les plus lourdes jamais prononcées pour ce type d’affaire.

  1. Faire taire les fusils

Les bouquetins des Alpes subissent le même type de dérogation aberrante. Espèce protégée au niveau international, ces agiles montagnards sont accusés de propager la brucellose, une maladie que la faune sauvage peut transmettre aux bovins d’élevage, conduisant à l’abattage de certains troupeaux. Pour cette raison, sous la pression des producteurs de reblochon de Haute-Savoie, la préfecture de ce département a autorisé en 2022 l’élimination de 170 bouquetins dans le massif du Bargy, où la population totale s’élève à peine à 400 individus.

  1. Faire taire les fusils

Là encore, cette décision de la préfecture a été prise contre l’avis des scientifiques du CNPN et contre celui des citoyens, qui ont émis 84 % d’opinions défavorables lors de la consultation publique réalisée en amont. Heureusement, le tribunal administratif de Grenoble, saisi par plusieurs associations, a finalement suspendu l’arrêté d’abattage.

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Le mythe de la régulation

L’argument de la « régulation » est, de loin, le plus utilisé par les chasseurs pour justifier leur pratique. C’est aussi celui qui fonctionne le mieux auprès du grand public. La faune sauvage doit être « régulée », au risque de « proliférer ». L’humain doit « gérer » la nature. Si on ne tue pas assez d’animaux sauvages, ils vont nous envahir, en dévastant nos cultures et notre environnement. Il faut bien que quelqu’un s’y colle : les chasseurs rendent donc service à la nature. Cette partition est jouée jusqu’à l’excès pour rendre la chasse de loisir acceptable par la population.

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a « régulation » des espèces en déclin étant un non-sens écologique – par définition, un animal dont la population diminue ne prolifère pas –, je vais donc ici me concentrer uniquement sur les animaux qui ne sont pas menacés.

On l’a dit, 80 % des êtres vivants abattus chaque année par les chasseurs sont des oiseaux. Parmi eux, environ trois millions de faisans communs, 1,3 million de perdrix rouges et un million de perdrix grises. Avec plus de cinq millions d’individus plombés annuellement, ces trois espèces représentent presque un animal sur quatre tués à la chasse ! Ces faisans et perdrix sont-ils si nombreux dans la nature qu’il faudrait les « réguler » ? Pas du tout. L’écrasante majorité de ces oiseaux est en fait issue… d’élevages ! Neuf sur dix, selon une estimation du milieu cynégétique – c’est-à-dire de la chasse. On les fait naître, on les maintient dans des cages et des volières, puis on les relâche quelques heures ou quelques jours avant de leur tirer dessus. C’est exactement l’inverse de la fameuse « régulation ». Il s’agit d’un ball-trap sur cible vivante, ni plus ni moins.

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Sur vingt millions de faisans, perdrix et canards lâchés annuellement, environ six millions sont plombés. Que deviennent les quatorze millions restants ? « Ils meurent peu de temps après leur lâcher, car ils sont inadaptés à la vie sauvage, répond Pierre. Les gens qui vivent à la campagne ont tous déjà croisé des faisans peu farouches et perdus en bord de route. Ce sont des animaux d’élevage qui n’ont jamais évolué dans le milieu naturel. Ils n’ont aucune chance. »

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En plus d’être cruelle, cette pratique impacte la biodiversité, car les animaux ainsi lâchés peuvent entrer en contact avec leurs congénères sauvages. Cela entraîne des hybridations, qui provoquent un affaiblissement des populations naturelles et participe à la diffusion de maladies. « Dans les années 1970, les lâchers de lièvres en provenance d’Europe centrale ont diffusé infections, parasites et maladies aux lièvres français », précise Pierre Rigaux.

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Reste les ongulés (sangliers, chevreuils, cerfs, chamois), qui représentent à peine 6 % des individus abattus, et certains animaux dits « nuisibles », comme le renard, qui pèse moins de 2 % des individus tués. C’est sur cette petite proportion de cibles que le monde cynégétique axe sa communication pour mettre en avant son rôle indispensable de « régulateur ».

Là encore, restons factuels. Effectivement, les populations d’ongulés sauvages augmentent en France depuis plusieurs décennies. Le principal reproche fait aux cerfs et aux chevreuils est de perturber la régénération des forêts, en mangeant les jeunes pousses d’arbres. C’est vrai, ils en raffolent. Mais cela touche principalement les plantations destinées à la sylviculture et les repousses de parcelles qui ont été coupées pour l’exploitation du bois. Les vieilles forêts peu exploitées souffrent moins de l’appétit de Bambi et des siens. Ainsi, nous déréglons le fonctionnement des écosystèmes, en les surexploitant, et nous reprochons ensuite à la faune sauvage de perturber les activités humaines qui empiètent sur son habitat. C’est un peu comme si j’entrais chez vous sans y être invité, que je m’installais sur le canapé devant la télé en mettant les pieds sur la table basse, et que je vous demandais de parler moins fort, parce que vous me dérangez pendant mon feuilleton. Vous continuez comme si de rien n’était ? Pan ! Je viens de vous réguler.

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En reportage dans le Jura il y a quelques années, j’avais rencontré un chasseur qui revendiquait sa volonté de tirer sur les lynx qu’il était amené à croiser. La raison ? « Ils bouffent nos chevreuils. » En effet, un lynx adulte en bonne santé peut tuer jusqu’à un chevreuil par semaine. C’est son boulot de prédateur et de régulateur naturel. Mais, pour ce chasseur et pour tant d’autres, il s’agit d’une concurrence malvenue qui pourrait à terme réduire le nombre de chevreuils et donc le nombre de cibles. La régulation, oui, sauf si elle est effectuée par quelqu’un d’autre que les humains !

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Il convient cependant de nuancer l’ampleur des dégâts attribués aux sangliers. Dans la majorité des forêts, leur présence ne pose pas de problèmes particuliers. Et, surtout, le quart des dégradations causées aux cultures est concentré dans 1 % des communes9, souvent entourées d’immenses champs de maïs. Oui, les sangliers adorent cette plante herbacée. Or, les monocultures de maïs, très gourmandes en eau et en produits phytosanitaires, se sont fortement développées ces cinquante dernières années, en même temps que l’élevage intensif. Car ce maïs est souvent destiné à nourrir les animaux enfermés dans les exploitations industrielles. « La maïsiculture profite aux sangliers, dans un cercle vicieux qui participe à susciter cet engouement pour leur régulation, décrypte Pierre Rigaux. Étant donné les ravages de ces cultures, on peut se demander s’il ne serait pas plus efficace de réguler la maïsiculture plutôt que les sangliers. »

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En plus de l’élimination ancienne de leurs prédateurs naturels, du développement de l’agriculture intensive et du changement climatique, qui aide les sangliers à passer l’hiver, les chasseurs ont également une grande responsabilité. Dans les années 1970, de nombreux lâchers ont eu lieu. Importés ou élevés en France, où ils étaient parfois croisés avec des cochons domestiques pour les rendre plus prolifiques, des sangliers ont été volontairement implantés dans le milieu naturel.

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Raymond Bernié : « Nous avons eu recours durant quelques années à des lièvres de Hongrie, mais ils ne se sont pas acclimatés. Pour combler ce vide cynégétique et remotiver nos chasseurs, nous avons décidé d’implanter du chevreuil et du sanglier. Pour ce dernier, la qualité du biotope, la nourriture abondante ainsi qu’une excellente reproduction ont créé une dynamique remarquable. À l’époque, on a mis les animaux qu’il fallait. »

La situation lui a échappé. Plus de vingt ans après cette interview, les descendants des sangliers implantés par le milieu de la chasse continuent de proliférer en Ariège et partout en France. « C’est là qu’intervient l’argument à double tranchant des chasseurs, s’amuse Pierre Rigaux. Il se résume ainsi : premièrement, la chasse est bénéfique aux animaux, preuve en est l’accroissement réjouissant des populations d’ongulés depuis 40 ans ; deuxièmement, la chasse est nécessaire à la régulation des animaux, preuve en est l’accroissement inquiétant des populations d’ongulés depuis 40 ans. »

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« Les chasseurs se comportent en pompiers pyromanes, assène Allain Bougrain-Dubourg. Ils sont en grande partie responsables de la prolifération des sangliers. »

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« la découverte régulière de sites de nourrissage montre que certains chasseurs continuent à favoriser la multiplication des sangliers, alors même qu’une forte baisse des populations est nécessaire12 ». On est bien loin de la fameuse « régulation » prônée par le monde cynégétique

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Confier la gestion des sangliers aux chasseurs, qui ont tout intérêt à ce qu’il prolifère pour pouvoir le chasser, c’est comme laisser un enfant dans un magasin de bonbons en lui demandant d’être

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Pour nous convaincre de leur rôle indispensable, les chasseurs évoquent également les animaux dits « nuisibles ». Le terme, employé par un humain, peut faire sourire : s’il y a une espèce nuisible sur cette planète, c’est bien la nôtre. Nous sommes les seuls à détruire l’environnement dont nous dépendons pour survivre, et à provoquer l’extinction des êtres qui partagent notre écosystème.

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La vraie raison du classement dans la catégorie « nuisible » dont souffre le renard est à chercher ailleurs. Ce que ne supportent pas les chasseurs, c’est que ce prédateur s’en prenne au gibier d’élevage lâché pour la chasse. En effet, le goupil se régale des faisans et des perdrix désorientés, qui font des proies faciles et disponibles en grand nombre. Il ne fait rien d’autre que ce qu’un carnivore doit faire pour survivre : chasser

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J’ai même rencontré des chasseurs qui me soutenaient que les animaux, eux aussi, prenaient du plaisir lors de la chasse. C’était en 2018, pendant une chasse à courre en Vendée. « Les animaux sont faits pour courir, m’avait lancé un chasseur âgé. Ils connaissent bien le territoire, ils ne souffrent pas. Ils rusent, ils s’amusent avec les chiens ! C’est un jeu pour eux. » Ce discours m’avait interloqué. Un jeu ? À quelques détails près : l’animal n’a pas donné son accord pour « jouer », et ce « jeu » lui procure d’immenses souffrances, avec la mort en guise de cadeau final.

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La chasse à courre, ou vénerie, fait partie des pratiques les plus cruelles, interdite dans de nombreux pays d’Europe, notamment en Allemagne et en Angleterre, mais encore autorisée en France. Cela consiste à traquer un animal – souvent un sanglier, un cerf ou un renard – à l’aide d’une meute de chiens, de chasseurs montés à cheval et parfois d’une cohorte de « suiveurs », circulant en voiture, qui donnent des informations sur les déplacements de la proie. Cette poursuite peut durer plusieurs heures, provoquant un stress intense chez l’animal traqué. Lorsqu’il est épuisé, acculé, encerclé par la meute, il est « servi » par l’équipage de chasse, c’est-à-dire tué au couteau ou avec une arme à feu. Puis son corps est donné aux chiens. S’il s’agit d’un cerf, la tête et les bois sont exposés comme trophée dans le salon d’un chasseur. Les pattes, elles, peuvent être coupées et offertes à des « invités » de la chasse.

La pratique est très ritualisée. Les chasseurs sont déguisés en habits d’époque, comme les aristocrates des siècles passés, qui s’adonnaient eux aussi à ce loisir macabre. Le principe même de la chasse à courre est de faire « durer le plaisir », car ce qui plaît aux chasseurs, c’est avant tout la traque, plus que l’issue. Il n’y a ici aucune prétention de « réguler » quoi que ce soit, puisque le nombre d’animaux chassés ainsi est faible, ni de s’alimenter, car la viande est donnée aux chiens.

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Le plus choquant dans cette vidéo est la haine exprimée par les chasseurs à l’encontre d’un animal sauvage qui ne leur a fait aucun mal. Ils ne se contentent pas de tuer le blaireau. Ils l’insultent, ils exultent lorsqu’il souffre. Il est difficilement compréhensible que la loi autorise la libre expression d’un tel sadisme sur la faune sauvage. Car, si incroyable que cela puisse paraître, il est légal de torturer un blaireau, un cerf, un renard ou un sanglier

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Cette schizophrénie juridique permet aux chasseurs de faire souffrir les animaux, en les traquant pendant des heures ou en leur tirant dessus sans se soucier de la douleur infligée.

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Pour défendre leur loisir, ceux qui tirent sur des animaux enfermés, qui chassent à courre ou qui déterrent des blaireaux terrifiés mettent souvent en avant la « tradition ». Leur pratique serait légitime pour la simple et bonne raison qu’elle est ancienne. J’ai toujours trouvé l’argument de la « tradition » ahurissant. Ce n’est pas parce que l’on fait quelque chose depuis longtemps qu’il est légitime de continuer à le faire !

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Nombre d’abominations continuent également d’être infligées à l’humain au nom de la tradition.

Heureusement, les sociétés évoluent et peuvent décider de mettre un terme aux pratiques les plus cruelles. Nous ne sommes pas condamnés à reproduire indéfiniment la même barbarie

  1. Faire taire les fusils

33 % de la population française est considérée comme rurale, ce qui représente quelque 22 millions de personnes17. Si on part du principe que les chasseurs – qui sont, rappelons-le, environ un million en France – sont intégralement issus de la ruralité, ils représentent à peine 5 % des ruraux. Sauf que les chasseurs ne sont pas tous ruraux, loin de là

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attardons-nous sur l’étude la plus récente, publiée en février 2021 par l’IFOP et commandée par la FNC18. On ne peut pas l’accuser d’un biais anti-chasse ! Regardons les résultats. Les sondeurs posent la question « Êtes-vous actuellement chasseur ? » à l’ensemble des sondés, issus d’un échantillon représentatif de la population française. 2 % répondent « oui ». Puis ils posent la même question à chaque catégorie socioprofessionnelle. Parmi les personnes salariées, réponse identique, 2 % disent être chasseurs. Idem pour les retraités et les cadres. Même question aux chômeurs ? 3 % de chasseurs. Les artisans et les commerçants ? Cela monte : 5 %. Les dirigeants d’entreprise ? 7 % ! C’est le score le plus élevé. 7 % des chefs d’entreprise interrogés se désignent comme chasseurs, contre seulement 2 % de la population générale. Il y aurait donc une appétence particulière pour ce loisir armé chez les patrons.

Et que dit l’étude sur la répartition géographique des porteurs de fusil ? Le résultat est intéressant : 2 % des habitants de communes rurales se disent chasseurs. Idem dans les villes de plus de 100 000 habitants : 2 % de chasseurs. Et dans l’agglomération parisienne ? On retrouve le même score, 2 % ! Ainsi, selon ce sondage commandé par les chasseurs eux-mêmes, la chasse est un loisir séduisant autant les urbains que les ruraux.

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Une étude scientifique parue en mars 202220 démontre que l’ingestion de plomb fragilise les rapaces, une catégorie d’oiseaux intégralement protégée en France. Certains d’entre eux étant en partie nécrophages, ils se contaminent en consommant les cadavres d’animaux qui ont eux-mêmes avalé des billes de plomb ou qui ont été blessés par des tirs. Les rapaces développent ainsi du saturnisme, qui cause de graves troubles neurologiques et moteurs. Résultat : les auteurs de l’étude estiment qu’il y a 55 000 rapaces en moins en Europe à cause de la pollution au plomb. L’analyse des données récoltées depuis les années 1970 montre que plus la densité de chasseurs est élevée, plus l’empoisonnement des rapaces est important. Pas très cohérent avec l’image de « premiers écologistes de France » que les instances cynégétiques essayent de construire à grands coups de campagnes de publicité.

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Lier la chasse à la seule ruralité est donc abusif, d’autant que les populations rurales sont en première ligne face aux nuisances causées par les fusils : pollution sonore, intrusions dans des propriétés privées par des chasseurs et leurs chiens, parfois hors de contrôle et s’en prenant à des animaux domestiques, zones interdites aux promeneurs pendant les battues, balles perdues, risque d’être blessé ou tué en voulant profiter de la nature… En France, plus de quatre cents personnes sont mortes à cause de la chasse en vingt ans, selon le décompte de l’Office français de la biodiversité. Principalement des chasseurs, touchés accidentellement par leurs camarades.

  1. De la place pour tous

« De nombreux militants qui tentent de protéger l’environnement, les ressources naturelles ou les papillons sont assassinés. Souvent, les enquêtes ne sont pas suffisamment poussées, car nous avons tous peur de parler. Si nous sommes témoins de quelque chose, on se tait par crainte des représailles. » Homero, lui, ne se taisait pas. Il défendait le sanctuaire des papillons haut et fort, multipliant les vidéos sur les réseaux sociaux pour vanter la beauté de sa forêt et expliquer l’importance de la protéger.

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Grâce à un fixeur1 mexicain, nous réussissons malgré tout à prendre contact avec un membre de l’une des organisations criminelles locales. Échanger avec lui me semble essentiel pour comprendre ce qui se joue ici. Il nous invite à le rejoindre quelques jours plus tard, à la lisière d’une colline boisée, dans une zone éloignée du sanctuaire des papillons, qui attire désormais trop d’attention médiatique. La quarantaine, petit mais massif, l’homme travaille pour un cartel. Son métier officiel ? Policier. Quand je vous dis que les autorités mexicaines sont corrompues… Il est accompagné de trois autres personnes dont nous ignorons l’identité. Toutes sont cagoulées. Aujourd’hui, pas de trafic de cocaïne au programme. Ils vont s’adonner à une autre activité illégale, bien que moins risquée : la coupe d’arbres.

Nous les suivons sur un chemin boueux et sinueux qui grimpe sur les flancs du relief. Deux d’entre eux transportent des haches. Le chef, notre policier corrompu, est, lui, équipé d’une tronçonneuse. Après une demi-heure de progression dans la forêt, le groupe choisit sa cible : un ensemble de pins de taille moyenne. En quelques minutes, le premier d’entre eux est abattu. Les hommes du cartel le revendront environ vingt euros, l’équivalent de quatre jours de salaire au Mexique.

Ils ne sont pas les premiers à se servir dans cet endroit en théorie interdit à la coupe. Le paysage commence à se découvrir. Les arbres disparaissent vite. « Là, il y avait un grand bois, et ils ont tout coupé, souligne le meneur de la bande. Ce qu’il se passe ici a lieu dans toute la région. Il y a de la déforestation partout dans la montagne. »

À l’un de ses camarades de cartel, je demande s’il lui semble plausible qu’Homero ait été tué à cause de son combat contre ce fléau. « Bien sûr, s’il s’est opposé à ceux qui veulent récupérer les terres, ce n’est pas étonnant, répond-il. Pour faire tuer un homme comme lui, assez connu localement, ça coûte 10 000 euros, ou un peu plus. » Une somme qui peut être vite amortie par les commanditaires si elle fait disparaître le dernier obstacle à une coupe de la forêt… Le trafic de bois n’est pas la raison première à cette déforestation massive. Il y a bien plus rentable. « On gagne de l’argent avec le bois, mais l’objectif, c’est surtout de faire de la place pour planter des avocats », précise le leader.

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problème est le suivant : les forêts naturelles du Mexique sont un trésor écologique, mais elles ne rapportent pas grand-chose à court terme sur le plan financier. L’appât du gain pousse donc à les remplacer par des avocatiers. Tant pis pour les papillons monarques et le reste de la faune sauvage. Tant pis pour Homero Gomez. Le niveau de violence dans la région est tel que certains producteurs d’avocats sont eux-mêmes obligés de s’armer pour résister face aux cartels.

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À Los Reyes, nous passons une journée avec une milice d’autodéfense. Ce groupe d’une quarantaine d’hommes, essentiellement composé de cultivateurs, patrouille en véhicule sur les routes bordant les cultures d’avocats. Équipés d’armes de guerre, le visage dissimulé, ils contrôlent les véhicules et les badauds pour s’assurer que les membres des cartels ne s’approchent pas de leur précieux fruit vert.

Nous montons à bord d’un de leurs pick-up. La scène est surréaliste. Les miliciens occupent l’espace public, sans le moindre policier à l’horizon. « On veut simplement protéger notre village et nos récoltes, m’explique un jeune homme armé d’un fusil à pompe. Nous ne voulions pas en arriver là, mais ils nous ont obligés à le faire, me dit un autre, fusil d’assaut en mains. Nous sommes prêts à les recevoir. Les autorités, elles, ne font rien pour nous protéger. »

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Si ces cultivateurs ont pris les armes, c’est parce qu’ils ne supportent plus d’être rackettés par les groupes criminels, qui leur imposent une taxe sur les ventes d’avocats. « Le cartel Jalisco nous rançonne sur le moindre kilo d’avocat produit, précise l’un des leaders de la milice. Si je récolte cent tonnes, ils vont me demander quarante centimes d’euro par kilo, donc je devrais leur donner 4 000 euros. Pire, ils kidnappent des gens dans nos villages et ils réclament 200 000 à 400 000 euros pour les libérer. On doit payer tout le temps. »

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Cette guerre de l’avocat est symptomatique d’un phénomène de grande ampleur : l’humain empiète sans cesse sur les espaces sauvages. Pour répondre à des intérêts économiques à court terme, nous détruisons les zones de vie des autres espèces. Au Mexique, les papillons monarques risquent d’en payer le prix fort. Sans oyamels pour les abriter, ils ne pourront plus passer l’hiver au chaud. Et partout dans le monde, cette situation se répète. Notre expansion sans limites provoque l’effondrement du vivant. Selon les scientifiques de l’ONU, 75 % des écosystèmes terrestres sont aujourd’hui dégradés du fait des activités humaines, et environ un million d’espèces animales et végétales pourraient disparaître de la surface du globe dans les prochaines décennies, faute d’habitats pour vivre2. Au niveau mondial, les populations d’animaux sauvages vertébrés ont diminué de 60 % entre 1970 et 20143. La première cause de ce déclin est le changement d’affectation des sols, c’est-à-dire la transformation d’espaces sauvages en terres cultivées ou urbanisées.

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Notre régime alimentaire très carné a un énorme impact sur ce phénomène, la production de viande nécessitant beaucoup d’espace. Environ 70 % de la surface agricole mondiale est monopolisée par l’élevage, car il faut cultiver des quantités astronomiques de végétaux pour nourrir les milliards d’animaux qui finissent dans nos assiettes.

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selon l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), un végétalien utilise 1 300 m2 de surface agricole par an pour s’alimenter, quand un Français qui consomme 107 grammes de viande par jour – c’est la moyenne nationale – mobilise 4 300 m2.

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Un gros mangeur de viande, dont la consommation se situe autour de 170 grammes par jour, a besoin quant à lui de 6 000 m2 de surface agricole !

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Ces chiffres sont devenus très concrets à mes yeux lors de mon reportage en Amazonie, à la fin de l’année 2020. La plus grande forêt équatoriale du monde agonise, alors qu’elle abrite à elle seule entre 10 et 15 % de la biodiversité terrestre mondiale. La déforestation est telle – 513 016 km2 perdus entre 2000 et 2018, soit à peu près la superficie de la France métropolitaine – que l’Amazonie approche plus vite que prévu du « point de bascule » qui pourrait la transformer en savane4. Ce serait une condamnation à mort pour des centaines d’espèces, ainsi que pour les peuples indigènes qui habitent la forêt.

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Dans l’État du Mato Grosso que nous traversons, les champs de soja s’étendent déjà à perte de vue. Ils ont remplacé un écosystème millénaire. Cette culture est principalement destinée à nourrir les animaux d’élevage. Encore aujourd’hui, des exploitations françaises importent cette légumineuse responsable de la déforestation.

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Après de nombreux refus, un agriculteur brésilien accepte de nous ouvrir les portes de sa propriété. Il s’appelle Invaldo Puecarista. Petit, bientôt soixante ans, chemise bleue et chapeau de cow-boy coiffant ses cheveux gris. Sur sa ferme-usine de cinquante kilomètres carrés, soit la moitié de Paris, il possède 3 000 bovins et cultive d’immenses champs de soja. Il désigne un enclos à l’écart des autres : « Ces 450 vaches partent à l’abattoir la semaine prochaine, explique-t-il. On enverra la viande en Europe. »

Pour visiter ses terres, il nous invite dans son pick-up. Nous passons devant une parcelle nue. « Ici, on va appliquer du glyphosate pour bien nettoyer, et ensuite on plantera le soja », précise-t-il. Son soja, génétiquement modifié, résiste à cet herbicide tristement célèbre, suspecté d’être cancérigène

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Il a gardé une sorte de confetti au milieu de son désert agricole : une minuscule parcelle de forêt. « Ça, c’est pour ma petite-fille, dit-il fièrement. Je voulais qu’elle voie à quoi ressemble la forêt amazonienne. »

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Invaldo a rasé l’habitat naturel des animaux sauvages pour le remplacer par des monocultures industrielles, mais il a l’air sincèrement heureux d’avoir conservé un petit bout de forêt pour montrer à sa descendance à quoi ressemblait le monde qu’il a lui-même détruit…

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En France aussi, nous empiétons sur l’habitat de la faune sauvage. Les pesticides massivement utilisés sur nos champs provoquent l’extermination des insectes. En une trentaine d’années, leurs populations se sont effondrées de 75 % en Europe5. Les oiseaux du milieu agricole en subissent les conséquences, car ils dépendent beaucoup des insectes pour se nourrir. Leur nombre a dramatiquement chuté depuis le début des années 1990.

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en 27 ans, les populations d’alouette des champs, le principal oiseau nicheur des plaines agricoles, ont chuté de 41 %.

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Nous avons évolué en tant qu’espèce dans un monde où le chant des oiseaux occupait l’espace sonore. Ces chants nous font du bien, ils ont un effet bénéfique sur notre santé mentale

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les pesticides sont, de loin, le premier facteur de déclin des oiseaux. Une analyse de l’Inrae et de l’Ifremer, publiée en 20226, conclut que la contamination aux produits phytosanitaires touche tous les milieux, avec une forte concentration dans les zones agricoles où ils sont utilisés, pour se diffuser ensuite dans les cours d’eau et les océans, parfois même jusqu’aux zones proches des pôles ou aux grands fonds marins. « Les études disponibles publiées ces vingt dernières années permettent d’affirmer de manière robuste que les produits phytopharmaceutiques sont une des causes majeures du déclin de certaines populations », indique Stéphane Pesce, chercheur en écotoxicologie à l’Inrae, cité par l’AFP.

  1. De la place pour tous

Avec la forte diminution du nombre d’agriculteurs et l’intensification de l’agriculture, les parcelles se sont agrandies et les cultures sont devenues de plus en plus spécialisées. Les petites exploitations diversifiées d’autrefois, où l’on élevait du bétail et cultivait de nombreuses plantes différentes sur des surfaces réduites, ont laissé place à d’immenses monocultures. Or, pour assurer la biodiversité, il faut une diversité d’habitats : des haies, des cultures variées, des jachères, des bosquets… Les oiseaux des milieux agricoles apprécient particulièrement les prairies, épargnées par les pesticides, où les insectes prolifèrent. Ces espaces représentaient 70 % de la zone d’étude de Vincent dans les années 1970. Aujourd’hui, elles n’en recouvrent plus que 14 %…

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Les vaches mangent moins d’herbe et davantage de maïs ou de soja, issus de monocultures industrielles. Les poules et les cochons, eux, sont en partie nourris au blé, cultivé sur d’immenses parcelles aspergées de produits phytosanitaires. « Les champs qui se trouvent autour de nous sont des déserts de biodiversité, souffle Vincent. Il n’y a quasiment plus rien là-dedans. Plus de plantes sauvages, plus d’insectes, plus d’oiseaux, plus rien. Cela va se retourner contre nous beaucoup plus vite qu’on ne le pense. La production agricole va nécessairement chuter avec la disparition de la biodiversité, car les insectes, les vers de terre, les oiseaux et une diversité de plantes sont indispensables au cycle des cultures. Sur un sol mort, nous ne pouvons pas produire ce dont nous avons besoin pour vivre. L’agriculture ne peut pas se faire contre la nature. »

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Des solutions existent, pourtant. Vincent se bat pour les mettre en œuvre avec les agriculteurs, malgré les blocages politiques et le lobbying acharné de l’industrie agrochimique. L’urgence, pour lui, est de réduire massivement l’usage des pesticides, puis de recréer des habitats pour la faune sauvage en développant l’agroécologie. Cela passe par la réduction drastique de la consommation de viande, puisque 70 % des surfaces agricoles de la zone d’étude sont destinées à produire de la nourriture pour les animaux d’élevage. Tous les chemins mènent à Rome. Et, en matière de préservation de la biodiversité, tous les chemins mènent à la végétalisation de l’alimentation.

  1. De la place pour tous

j’ai malheureusement assisté à la dégradation des fonds marins, été après été. On croise désormais moins de poissons qu’il y a une vingtaine d’années. Certaines espèces, comme le mérou, sont devenues rares. Surtout, les herbiers de posidonie, qui recouvraient auparavant une bonne partie du fond de la crique, sont réduits à portion congrue. Il n’en reste que quelques patchs par endroits. Or, ces plantes amphibies qui ondulent avec le courant sont indispensables à l’écosystème méditerranéen. Elles abritent de nombreux poissons, produisent de l’oxygène, servent de ressource alimentaire pour les animaux et limitent l’érosion côtière. Les scientifiques alertent sur leur mauvais état général et leur recul partout en Méditerranée. L’ennemi numéro un des posidonies, ce sont les ancres des bateaux. Lorsque les plaisanciers mouillent dans les criques et qu’ils jettent leurs ancres au hasard, elles se retrouvent souvent en plein milieu d’un herbier. Au moindre coup de vent, la chaîne le ratisse, causant de gros dégâts. Et au moment de lever l’ancre, la posidonie peut tout simplement être arrachée. Le problème, c’est que cette plante grandit très lentement. Elle met plusieurs décennies à pousser, tandis que quelques secondes suffisent pour la détruire.

  1. De la place pour tous

Dans les océans, selon les scientifiques de l’ONU, la pêche est la première cause de perte de biodiversité.

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Un seul exemple : le Joseph Roty II, 90 mètres de long, battant pavillon français. Une cinquantaine de marins travaillent à son bord. À lui seul, ce bateau pêche des centaines de tonnes de poissons, qui sont ensuite transformés en surimi.

Les scientifiques ont beau alerter sur l’effondrement des populations d’animaux marins partout dans le monde, la pêche industrielle continue à vider les océans, afin de répondre à notre appétit pour les produits de la mer.

  1. De la place pour tous

Il y a urgence à changer notre rapport au monde sauvage. Aujourd’hui, nous estimons que la nature nous appartient et que nous pouvons utiliser l’espace comme bon nous semble. Les intérêts économiques priment sur la bonne santé des écosystèmes.

  1. De la place pour tous

La colonisation humaine de tous les milieux provoque l’effondrement de la biodiversité. Il suffirait pourtant de laisser un peu de place aux autres pour éviter le désastre. Bien sûr, il ne s’agit pas de mettre la nature « sous cloche ». Comme toutes les autres espèces, nous faisons partie de cette nature, et nous y avons notre place légitime. Mais nous devons construire des relations de bon voisinage avec le reste du vivant et laisser au placard notre costume d’envahisseur. Cela suppose de créer des zones de quiétude, qui échappent à nos activités les plus nocives, pour réduire la pression sur les autres habitants de cette planète. Les scientifiques estiment qu’il faudrait protéger 30 % de la surface du globe pour donner une chance à la biodiversité de se rétablir et sauver des centaines de milliers d’espèces de l’extinction. Nous en sommes loin.

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En Méditerranée, 60 % des eaux françaises sont classées en aires marines protégées, mais seules 0,1 % bénéficient d’un niveau de protection fort ou complet11. Vous avez bien lu : 0,1 %.

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En Manche, mer du Nord et sur la façade Atlantique, 40 % des eaux sont en AMP, quand 0,01 % bénéficient des deux plus hauts niveaux de protection

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Les deux premiers niveaux, « intégral » et « haut », apportent une réelle protection au milieu marin : aucune exploitation ou recherche minière n’y est autorisée, la pêche y est interdite ou très fortement restreinte, tout comme l’ancrage. L’accès y est limité, même pour les activités de loisir, et les infrastructures côtières doivent être de petite taille.

Les deux derniers niveaux, « faible » et « minimum », s’apparentent davantage à de la cosmétique. L’exploitation minière reste formellement interdite, mais l’ancrage et la pêche y sont autorisés, l’aquaculture est possible, y compris à haute densité, et les infrastructures imposantes sont acceptées…

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Sur la terre ferme, la problématique est la même. De nombreux territoires en théorie « sous protection », notamment dans les réserves naturelles ou les parcs, ne le sont en fait que très peu.

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Dès qu’un espace est sanctuarisé, qu’on cesse d’y raser les arbres, d’y tuer ses habitants non humains, d’y bétonner le sol, d’y polluer le milieu, la nature fait preuve d’une incroyable résilience, et la biodiversité se reconstitue. Cela bénéficie aux animaux qui vivent dans la zone préservée, mais pas seulement.

En mer, on parle ainsi d’« effet réserve ». Dans le secteur où la pêche est interdite, les poissons vivent en paix et se reproduisent en abondance. Cela provoque un « export » d’œufs, de larves, et de certains individus qui quittent la réserve pour s’installer ailleurs. La protection apportée à une zone donnée profite aussi aux zones adjacentes, non protégées, mais bénéficiant d’un « rayonnement » positif. Tout le monde a intérêt à laisser un peu tranquilles les êtres de la mer. Surtout les pêcheurs. Mais cela demande bien sûr de raisonner à long terme.

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En France, pour combler les lacunes de l’État, une association s’est fait une spécialité d’acquérir des terrains afin de les transformer en zones de quiétude pour la faune. Il s’agit de l’Aspas, l’Association pour la protection des animaux sauvages, dirigée par Madline Rubin, une énergique militante, passionnée et efficace. Je l’ai rencontrée en 2019. Cette année-là, l’Aspas souhaitait acheter un ancien parc de chasse dans le Vercors, dans une magnifique zone naturelle, pour le transformer en réserve de vie sauvage. L’association avait déjà récolté plus de deux millions d’euros, mais il manquait encore 150 000 euros pour boucler l’opération. J’ai lancé une cagnotte en ligne et des milliers de donateurs ont répondu à l’appel. La somme a été récoltée en 24 heures. La réserve Vercors Vie Sauvage (VVS) a ainsi pu voir le jour.

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Nous ne voulons pas couper l’humain de la nature, nous souhaitons simplement laisser de la place au monde sauvage en créant des zones exemptes de toute activité destructrice. Nous défendons le concept de libre évolution ; permettre à la nature d’exprimer tous ses potentiels et son génie, la laisser fonctionner sans qu’on cherche à la gérer ou à obtenir une rentabilité économique. Pour cela, il n’y a pas quarante solutions, il faut préserver certaines zones. Notre objectif, c’est que 10 % du territoire français soit, à terme, en libre évolution. Pour l’instant, on est à moins de 1 %

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Dans la première maison que nous avons louée, Alexandra et moi, lors de notre déménagement à Biarritz, il y avait un petit espace extérieur recouvert de pelouse. J’ai décidé de la laisser pousser, sans y toucher. En quelques mois, des plantes en tout genre ont grandi. La différence m’a sauté aux yeux : beaucoup d’insectes sont arrivés, dont des papillons, et des merles, pies, moineaux ou rouges-gorges nous ont rendu des visites plus fréquentes. Les filles étaient heureuses de s’aventurer autour de cette végétation à la recherche de coccinelles. Lorsque nous avons quitté le logement, le propriétaire m’a rabroué, me reprochant de lui laisser un jardin « en bordel ». Il a tout tondu dans les jours qui ont suivi notre départ et m’a dit qu’il allait installer de la pelouse synthétique pour ne plus s’embêter… Dommage pour les papillons. Chaque mètre carré est une bataille. Même sur un simple balcon, vous pouvez cultiver des plantes en pot destinées aux insectes pollinisateurs.

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Dans le petit village de Saux-et-Pomarède, en Haute-Garonne, je rencontre Nicolas Puech, un jeune apiculteur. En 2018, il a perdu 24 ruches, soit plus d’un million d’abeilles. Contaminées par un produit phytosanitaire épandu sur un champ voisin, elles sont toutes mortes brutalement. Ce traumatisme a donné une idée à Nicolas : inciter le plus de monde possible à planter des plantes favorisant les insectes pollinisateurs. Avec son association, il envoie désormais des milliers de graines gratuitement dans toute la France, à qui en fait la demande12. Sainfoin, trèfle, phacélie, luzerne lupuline… il existe de nombreuses espèces faciles à faire pousser et dont les abeilles raffolent

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Pour agir localement, il existe un autre levier d’action très efficace : s’investir dans les conseils municipaux et la vie de sa commune. Les mairies sont amenées à prendre de nombreuses décisions qui touchent à la biodiversité : permis de construire, aménagement, gestion des espaces verts… Plus les habitants sensibles à l’environnement seront nombreux dans les instances de décision ou de consultation, plus il sera possible de peser contre les projets néfastes. Et d’éviter des catastrophes écologiques, comme celle qu’a connue la commune du Neubourg, dans l’Eure, en janvier 2022. Malgré l’opposition de certains riverains, la mairie a rasé une magnifique allée de grands hêtres à l’entrée du village. Officiellement, il s’agissait de combattre des champignons provoquant le dépérissement des arbres, contre lesquels « il n’existe aucun remède », selon la préfecture, qui a validé l’abattage. Pourtant, après étude du site, l’Office national des forêts (ONF) ne préconisait l’abattage que de 36 arbres en mauvais état. Pour les autres, l’organisme public suggérait des tailles de « mises en sécurité », « d’entretien » et de « cohabitation ». Malgré cela, 137 hêtres ont été abattus, dont des arbres sains.

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Cela n’a pas empêché la mairie de le détruire. L’opération d’abattage s’est même déroulée sous la protection des gendarmes afin d’éviter que des citoyens ne s’y opposent. La commune a soutenu que ce carnage était nécessaire à la « mise en sécurité » de l’allée et que des arbres « plus adaptés aux conditions climatiques » seraient plantés par la suite.

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La vérité est probablement moins avouable… En effet, selon des devis adressés à la mairie par l’entreprise d’abattage, que l’Agence France-Presse a pu consulter, il coûte deux fois moins cher de faire couper 137 arbres que d’en tronçonner « seulement » 30. Les arbres sains récupérés par la société ont en effet une valeur marchande : leur vente rapporte de l’argent, ce qui permet de proposer une ristourne à la municipalité pour le travail de coupe. Une simple question financière aurait donc eu raison de ce refuge de biodiversité

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le plus difficile pour les animaux liminaires, c’est de trouver de la tranquillité. Pour eux, chaque friche ou zone abandonnée est un trésor. « Aujourd’hui, les parcs et jardins en ville, c’est de l’esthétisme fait pour les humains, souligne Amandine.

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On peut se demander pourquoi des animaux viennent vivre en ville, malgré cette hostilité du milieu. Pour Nicolas Gilsoul, architecte qui travaille sur l’adaptation de nos cités aux animaux13, les centres urbains présentent tout de même certains avantages : il n’y a pas ou peu de pesticides, il y fait plus chaud, on y trouve beaucoup de nourriture, de l’eau en abondance et moins de prédateurs que dans les campagnes. Puis il précise son propos : « C’est surtout parce que nos villes se sont étalées de plus en plus. Elles ont débordé sur le territoire des animaux sauvages.

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Si l’on veut vivre en harmonie avec les animaux liminaires, nous devons leur laisser beaucoup plus d’espace. « Il faut accepter de céder une petite partie de nos cités aux animaux, tranche l’architecte. Cela passe par rendre certains endroits des parcs et jardins inaccessibles au public, et par la création de corridors écologiques, c’est-à-dire de zones vertes reliées entre elles, pour que les différentes espèces puissent entrer, sortir et circuler dans la ville. S’il y a des milliers de sangliers à Berlin, c’est parce qu’ils ont réussi à tisser des corridors incroyables. À Paris, on pourrait par exemple laisser des espaces en friche le long de la Seine, qui serviraient de couloirs de circulation pour la faune. »

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Pour faire face au changement climatique, qui provoque l’augmentation des températures, il est urgent de verdir nos villes afin de limiter l’effet « four » du béton. Mais pas n’importe comment. Les jardins verticaux, que l’on voit pousser sur les façades de certains immeubles, peuvent par exemple être une fausse bonne idée, selon Nicolas Gilsoul. Contre toute attente, ils augmenteraient le risque de collision pour les oiseaux. Et les arbres intégrés dans les étages élevés des tours en verre du quartier d’affaires de la Défense sont encore pires : les volatiles pensent pouvoir s’y poser et se fracassent contre les vitres.

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« Laisser quelques vraies friches en cœur de ville, c’est mille fois plus efficace que de construire des immeubles végétalisés hors de prix et à l’intérêt écologique très limité, voire nul, assène Nicolas Gilsoul. Surtout si ces friches sont connectées entre elles ou reliées par des petits espaces végétaux, comme les pieds d’arbres. Ainsi, les insectes peuvent se déplacer et, avec eux, les oiseaux, les graines… Le vrai combat, selon moi, c’est de créer ou de conserver des espaces en pleine terre, c’est-à-dire sans infrastructures dessous.

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Installer une forêt urbaine sur le toit d’un centre commercial ou d’un parking, c’est joli, mais ça ne sert pas à grand-chose, car l’eau qui pénètre la terre glisse ensuite sur une membrane en plastique et finit dans un réservoir ou dans les égouts. Avec ce système, on ne profite pas de l’inertie hydrique du sol. À l’inverse, sur un espace en pleine terre, comme au Jardin des plantes, le sol trouve son équilibre et il y a une vie bactériologique et microbienne qui peut se développer, ce qui profite aux plantes et aux animaux. »

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Et que dire du rat ? Beaucoup de Parisiens tiennent ce rongeur en horreur. Il faut dire qu’il véhicule les pires représentations dans nos imaginaires : synonyme de ville salle, agressif, porteur de terribles maladies… Il nous rend pourtant bien des services. « Les rats débouchent les égouts et avalent nos ordures à un rythme effréné, indique l’architecte Nicolas Gilsoul. S’ils n’étaient pas là, nous aurions de gros soucis. Sont-ils dangereux ? Pas vraiment. Ils transmettent principalement la maladie dite des égoutiers, qu’on ne peut attraper qu’à travers un contact répété et fréquent avec leur urine. Cela ne touche pas le grand public. La peste ? C’est fini depuis bien longtemps. »

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« Il y a 150 ans, il y avait des chiens errants à Paris, rappelle Nicolas Gilsoul. La régulation mise en place par la ville consistait à l’époque à les tuer à la hache… Aujourd’hui, heureusement, les chiens ont un capital sympathie important à nos yeux. On a trouvé d’autres solutions. Il reste du chemin à faire pour accepter les bêtes moches qui sont souvent de précieuses alliées dans notre curieux écosystème urbain. »

  1. De la place pour tous

Prendre en considération les intérêts vitaux des autres espèces et partager l’espace avec elles n’implique pas de sacrifier notre bien-être ou de nous exclure de la nature. Il s’agit simplement de leur laisser un peu de place, en nous faisant discrets par endroits, et en acceptant de cohabiter sans brutalité ni exploitation aveugle des écosystèmes. C’est possible.

  1. De la place pour tous

Partager plutôt que tuer. C’est la philosophie qu’il nous appartient de propager dans le monde entier. Si nous ne le faisons pas pour eux, faisons-le pour nous. Il faut voir la biodiversité comme une maison, dans laquelle nous, les Homo sapiens, habitons. Chaque brique de cette maison représente une espèce. Si un animal disparaît, nous retirons une brique. Rien ne se passe. Si dix animaux disparaissent, nous retirons dix briques. Quelques fissures se forment, mais nous ne remarquons rien. Si cent espèces disparaissent, alors des bouts du plafonds commencent à tomber dans le salon. Même si c’est embêtant, on se dit qu’on pourra toujours réparer. En revanche, si nous retirons mille briques, mille espèces, c’est toute la maison qui s’écroule sur notre tête

  1. De la place pour tous

Dans un monde entièrement fait pour l’homme, il se pourrait bien qu’il n’y eût pas non plus place pour l’homme », écrivit très justement Romain Gary en 196814. Nous avons besoin des autres animaux. Leur intérêt est aussi le nôtre.

Le temps de l’action

Face à la colère des riverains et de nombreuses associations, la secrétaire d’État en charge de la Biodiversité de l’époque, Bérangère Abba, annonce l’ouverture d’une enquête et demande à la commission départementale de la chasse et de la faune sauvage (CDCFS) d’envisager la suspension de l’équipage concerné. « Bonne nouvelle ! » me dis-je alors, jusqu’à ce que je découvre la composition de cette fameuse commission. Présidée par le préfet, elle est constituée de trois représentants de l’État, trois propriétaires forestiers, quatre membres du secteur agricole, deux associations de « protection de la nature », deux scientifiques et… douze chasseurs et piégeurs1 !

Parmi les suppléants, on retrouve Alain Drach, le chef d’équipage de chasse à courre visé par l’enquête. En d’autres termes, la commission, composée en bonne partie de chasseurs, doit se prononcer sur d’éventuelles sanctions à l’encontre d’un de ses membres, lui-même chasseur. Bonjour l’indépendance !

Le temps de l’action

En théorie, cette commission n’émet que des avis consultatifs, mais ils sont en général suivis par le préfet. Sans surprise, dans l’affaire du cerf, l’équipage d’Alain Drach s’en tire avec une petite tape sur la main : quinze jours de suspension, rien de plus. La vie d’un animal sauvage abattu en dehors du cadre réglementaire ne vaut pas grand-chose.

Comme d’autres, je fais part de mon indignation sur les réseaux sociaux. Quelques minutes plus tard, mon téléphone sonne. Au bout du fil, c’est Bérangère Abba, la secrétaire d’État en charge de la Biodiversité, qui avait demandé des sanctions. Elle se désole de la situation et de l’impunité de l’équipage de chasse à courre. Elle-même a dû menacer de démissionner pour obtenir cette piètre suspension symbolique. Sinon, assure-t-elle, la préfecture aurait totalement fermé les yeux ! Face à de telles manœuvres, on peut se décourager et baisser les bras. C’est ce que les représentants de l’agrobusiness, les lobbyistes de la chasse ou les défenseurs de la pêche industrielle espèrent : que le simple citoyen, écrasé par la puissance financière et politique de leurs secteurs respectifs, ne se sente pas capable d’infléchir les décisions. Et pourtant, nous le pouvons !

Le temps de l’action

D’abord, par nos choix de consommateur. Si nous sommes des millions à acheter moins ou à refuser totalement les produits qui font souffrir les animaux et qui détruisent leurs habitats, la condition animale s’améliorera mécaniquement. Généralement, lorsque la demande décroît, l’offre se réduit. Par exemple, si la consommation de viande baisse drastiquement, ce sont des milliards d’êtres sensibles qui ne seront pas mis au monde chaque année pour être maltraités puis tués. De même, des millions d’hectares de terre, aujourd’hui utilisés ou convoités pour faire pousser des aliments pour les animaux d’élevage, ne seront plus déforestés ou aspergés de pesticides, ce qui profitera à la faune sauvage.

Le temps de l’action

Les actions individuelles sont donc nécessaires, mais elles ne sont pas suffisantes, car nous n’avons pas tous la même responsabilité. Cela vaut pour la souffrance animale comme pour l’effondrement écologique. Les puissants – responsables politiques et leaders économiques – disposent du pouvoir nécessaire pour répondre à l’urgence, en changeant les lois ou en mettant fin à certaines pratiques. Rien n’empêche un gouvernement ou les instances de l’Union européenne d’engager une sortie progressive de l’élevage intensif.

Le temps de l’action

il ne s’agit que de volonté politique.

Malheureusement, on ne peut pas uniquement compter sur les convictions et le sens de l’intérêt général de ceux qui nous gouvernent. Certains s’engagent de manière sincère, mais la plupart ne comprennent qu’une seule chose : le rapport de force. En effet, ils choisiront l’option qui les expose au moins de remous

Le temps de l’action

Les défenseurs de l’élevage et de l’abattage intensif, les chasseurs, les industriels de l’agroalimentaire ou les patrons de pêche sont bien organisés pour faire valoir leurs intérêts et bénéficient d’importantes ressources financières. Ils sont donc puissants et disposent d’une forte capacité de nuisance grâce à un accès privilégié aux cercles de pouvoir, où ils conditionnent leur soutien à la mansuétude des politiciens à leur égard. Ils remporteront toujours les bras de fer tant que, en face, les citoyens ne seront pas suffisamment nombreux à se mobiliser.

Le temps de l’action

Si nous attendons que le changement vienne d’en haut, rien ne se produira. Pour que des décisions ambitieuses en faveur des animaux soient enfin prises, c’est à nous de jouer, en faisant pression sur les dirigeants.

Refusons de voter pour celles et ceux qui ne s’engagent pas à agir sur la question animale.

Interpellons nos élus à chaque occasion ; notre maire sur le marché du village, nos ministres, députés et sénateurs pendant leurs déplacements ou leurs permanences parlementaires, nos conseillers régionaux lors des événements locaux… Tous ont un pouvoir à leur échelle.

Affirmons que les animaux comptent pour nous et que nous jugerons l’action des décideurs notamment en fonction de leurs prises de position sur ce sujet.

Soutenons les élus qui prennent des risques politiques ou électoraux pour défendre le vivant.

Adhérons en nombre aux associations de défense des animaux, pour leur donner plus de poids face aux différents lobbies et davantage de moyens pour enclencher des actions en justice. Signons leurs pétitions et participons à leurs actions, sur le terrain ou sur les réseaux sociaux.

Au sein de nos entreprises ou de nos administrations, prenons en compte les intérêts des autres êtres vivants dans nos décisions.

Informons notre entourage, nos amis et nos familles sur la violence et l’injustice de l’exploitation animale. Donnons-leur des chiffres, montrons-leur des images, conseillons-leur des documentaires, prêtons-leur des livres.

Le temps de l’action

action compte. En avril 2022, j’ai soutenu une pétition contre le projet de réaménagement des abords de la tour Eiffel, porté par la mairie de Paris, qui prévoyait l’abattage de plusieurs dizaines de vieux arbres, dont certains centenaires, servant d’habitat pour les oiseaux. Près de 150 000 personnes ont signé et des milliers d’autres se sont mobilisées, principalement sur les réseaux sociaux, forçant la municipalité à reculer et à s’engager à n’abattre aucun arbre sur le site. Des petites victoires comme celle-ci, il en advient des centaines partout en France, grâce aux citoyens qui s’engagent. Elles font rarement la une de la presse, mais tissent un formidable réseau de combattants. Pour obtenir des avancées significatives, nous devrons être encore plus nombreux, organisés et déterminés.

Le temps de l’action

À nous de construire le monde plus doux auquel nous aspirons. « Ceux qui ont le privilège de savoir ont le devoir d’agir », disait Albert Einstein. Quand vous aurez fermé ce livre, il sera temps de passer à l’action.

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