Livre qui explique la fragmentation des identités sociales et des inégalités
Tous inégaux, tous singuliers
Highlights
Injustices et solidarité
il est évident que les sociétés les moins inégalitaires sont aussi les plus heureuses, les plus pacifiques et les plus confiantes, tant il est clair aussi que les inégalités excessives rendent la vie sociale plus tendue, plus agressive, moins heureuse et moins écologique. Quant à la fable selon laquelle les très grandes inégalités seraient à terme favorables au dynamisme économique et au ruissellement des richesses, il faut être déjà très riche pour y croire.
Injustices et solidarité
Les « petites » inégalités affaiblissent tellement la solidarité que les plus démunis ne votent plus ou votent pour les droites extrêmes, que les colères populaires n’ont pas de perspectives politiques, que les plus pauvres et les immigrés deviennent des ennemis, que les replis nationalistes sont plus puissants que les appels à la fraternité
Injustices et solidarité
Non seulement les électorats de gauche semblent se rétrécir, mais ils mobilisent aussi les plus urbains, les plus ouverts au monde et les vainqueurs de la méritocratie scolaire, pendant que les perdants se sentent méprisés et oubliés. Le constat est désagréable, mais c’est ainsi en France et dans bien des pays comparables.
Injustices et solidarité
Nous pourrions être tentés d’expliquer cette situation, qui n’est pas seulement française, par les « trahisons » des gauches, par leur abdication face à la mondialisation libérale. Cette manière de raisonner a toujours l’avantage de fournir des preuves à charge et de sauvegarder sa pureté, mais elle est parfaitement insuffisante parce qu’elle passe sous silence une mutation sociale essentielle : la transformation du régime des inégalités sociales. Alors que dans les sociétés industrielles et nationales les inégalités sociales étaient d’abord perçues comme des inégalités de classes, nous vivons aujourd’hui dans un régime d’inégalités multiples où les inégalités « explosent » et s’individualisent plus encore qu’elles croissent ou se réduisent selon la manière dont on les mesure. L’expérience subjective des inégalités enchâssées dans un système de classes, conduisant parfois à oublier bien d’autres inégalités, est aujourd’hui recouverte par une somme d’expériences singulières et individualisées dans lesquelles chacun se sent inégal « en tant que » : en tant que salarié, que précaire, que protégé, que jeune ou que vieux, en tant qu’on est une femme ou un homme, qu’on est titulaire ou non d’un diplômé utile, qu’on vit ici ou là, qu’on appartient ou non à une minorité discriminée… La liste est infinie.
Injustices et solidarité
Alors que la gauche politique et syndicale fédérait et représentait plus ou moins bien des inégalités de classes relativement homogènes, elle ne parvient pas à représenter ces inégalités singulières
Injustices et solidarité
pensent souvent que les autres « mériteraient » les inégalités qu’ils subissent
Note
Les gens pensent que les autres méritent leur inégalité. Où est la fraternité ?
Injustices et solidarité
De la même manière que la gauche a donné une forme politique aux inégalités de classes, peut-elle construire une offre politique et culturelle correspondant à ces inégalités multiples ? Peut-elle transformer des souffrances, des indignations et des colères en mouvements politiques et sociaux ? Au-delà de la seule dénonciation des inégalités, peut-elle construire d’autres mécanismes et d’autres imaginaires de la solidarité ?
Des classes aux individus
Ce livre n’est pas consacré aux très grandes inégalités, celles qui concentrent dans quelques mains la moitié de la richesse et, si on en croit Walter Scheidel, celles qui ne pourraient être réduites que par les guerres de masse, les révolutions totales, l’effondrement des États et les pandémies
Note
Selon scheidel, une histoire des inégalités..
Des classes aux individus
La lutte contre les très grandes inégalités est plus que nécessaire, mais elle ne dit jamais précisément quels devraient être les politiques scolaires, les politiques de santé, les politiques urbaines, les conditions de travail, le combat contre les discriminations, la place des minorités et la nature des institutions… Toutes ces politiques qui réduisent, entérinent ou engendrent des inégalités.
Des classes aux individus
Les régimes d’inégalités ne sont pas définis par la seule amplitude des inégalités. Ce sont, à la fois, des systèmes de rapports sociaux, des identités collectives et des expériences sociales, des manières de se représenter la vie sociale, des conceptions de la justice sociale et des formes d’action collective.
Des classes aux individus
nous ne voyons pas toutes les inégalités, tant certaines vont de soi, et nous ne les critiquons pas toutes. Alors que les inégalités sociales se sont profondément transformées au cours des cinquante dernières années, sur la planète et dans chaque société, la perception des inégalités n’est jamais exactement la même entre des pays pourtant relativement proches. Tout dépend des conceptions de la justice sociale dominantes dans chaque société. Il apparaît ainsi que les pays libéraux, plus inégalitaires que les pays de tradition sociale-démocrate, « tolèrent » mieux les inégalités sociales parce qu’on y croit volontiers que les inégalités sont fondées sur le mérite des individus et sur la mobilité sociale.
Note
Dans l’autre sens: nous attribuons les inégalités au mérite car sinon cette information est difficile à supporter
Des classes aux individus
chacun voit les inégalités à travers une « économie morale », des principes de justice et des représentations de la société qui ne sont pas les manifestations de ses seuls intérêts.
Des classes aux individus
Le régime des inégalités de classes est né de la rencontre des révolutions démocratiques et de la révolution industrielle. La répartition du capital et l’organisation du travail structurent progressivement la formation des classes sociales. Les inégalités sociales sont désormais inscrites dans un système de classes et la classe sociale devient un concept « total ». Non seulement les classes englobent les couches et les strates sociales, mais les classes définissent un conflit social, des identités collectives et un mode de représentation politique. Progressivement, les partis politiques et les mouvements sociaux se définissent en termes de classes sociales, d’intérêts de classes et de projets de classes. Les autres inégalités, celles des femmes et des minorités, sont alors perçues comme relativement « secondaires ». Ce régime d’inégalités, dans lequel nous avons vécu jusqu’aux années 1980, était devenu une sorte d’équivalent général de la société elle-même. Les classes sociales semblaient déterminer les conduites des acteurs, la critique des inégalités était fondée sur les classes sociales et l’horizon de justice le plus largement partagé visait la réduction des inégalités entre les classes sociales grâce à la redistribution et à l’État-providence.
Des classes aux individus
Alors que beaucoup d’inégalités se creusent, nous sortons progressivement du régime des inégalités de classes. Les mutations du capitalisme ont bouleversé les rapports de classes industriels, les économies nationales qui enchâssaient les classes sociales dans les États-nations ne sont plus souveraines et s’ouvrent à la concurrence des capitaux et des prolétariats. La création d’une vaste classe moyenne à laquelle s’identifie la majorité des individus n’est pas un monde homogène, mais c’est une multitude de strates aux frontières incertaines et flottantes.
Des classes aux individus
Bien que l’on continue à parler de classes sociales, le concept lui-même s’est très sensiblement « ramolli » avec les classes populaires, les classes privilégiées, les mille fractions des classes moyennes, les inclus, les exclus, les cosmopolites, les enracinés…
Des classes aux individus
Les électorats « de classes » flottent et basculent dans la plupart des vieux pays industriels, et il y a bien longtemps déjà que la seule position de classe des individus ne suffit plus pour prédire leurs conduites et leurs opinions.
Des classes aux individus
Le monde social d’une gauche appuyée sur le mouvement ouvrier et les économies nationales n’est plus
Des classes aux individus
Dans le régime des inégalités multiples, chaque individu se sent inégal en fonction des inégalités qui le traversent. Les inégalités se diffractent en une multitude de dimensions qui ne sont pas nécessairement congruentes entre elles : les revenus, le travail, la précarité, le sexe, l’âge, les origines, les lieux de vie, les parcours… Toutes ces inégalités se coagulent dans chacun de nous
Des classes aux individus
À l’exception du cas des très riches et des très pauvres, aucune dimension, notamment celle de la classe sociale, n’agrège plus toutes les inégalités ; les distributions statistiques deviennent plus importantes que les moyennes.
Des classes aux individus
alors que la mobilité sociale reste très faible quand on la mesure à l’aune de quelques grandes catégories sociales, la micro-mobilité est extrêmement élevée ; chacun bouge un peu et perd la certitude de trouver la position qui lui convient. La peur du déclassement s’impose d’autant plus que le mode de production des inégalités est associé aux parcours des individus où se combinent et se multiplient de « petites » inégalités, engendrant de très grandes inégalités finales.
Des classes aux individus
À l’image des inégalités scolaires où s’accumulent et se renforcent de petites inégalités initiales, la production des inégalités est comme transférée sur les individus
Des classes aux individus
Cette mutation explique largement pourquoi le modèle de l’égalité des chances méritocratiques tend à s’imposer comme la conception centrale de la justice sociale.
Note
Ah bon?
Des classes aux individus
Alors que les inégalités de classes engendraient des conditions et des consciences collectives « protégeant » la dignité des individus, quitte à les enfermer dans des destins et des communautés, le régime des inégalités multiples est vécu comme une série d’épreuves individuelles
Des classes aux individus
Chacun se demande ce qu’il vaut et dans quelle mesure il est responsable des inégalités qu’il subit. Il se le demande d’autant plus que, dans la plupart des cas, ses appartenances et ses identités sociales ne le protègent plus. Plus exposé, l’individu est aussi plus désarmé et le sentiment d’être méprisé devient le trait commun de l’expérience des inégalités. On craint d’être méprisé, tout en ayant besoin de mépriser à son tour afin de se rassurer.
Des classes aux individus
Invisible, chacun est méprisé ; trop visible, trop réduit à un stéréotype, chacun est tout aussi méprisé. Avec l’individualisation des inégalités, chaque individu réclame un droit à une authenticité singulière et le monde social n’est pas seulement injuste, il est menaçant.
Des classes aux individus
Se sentant toujours plus ou moins potentiellement discriminés, les individus réclament un accès à l’égalité qui leur est due et s’opposent aux discriminations. Mais, en même temps, comme la discrimination et l’injustice procèdent d’une stigmatisation active ou latente, les mêmes individus exigent d’être reconnus ; ils veulent légitimement que leur identité se voie accorder la même dignité que celles de tous les autres.
Des classes aux individus
Nos débats intellectuels et politiques sont envahis par cette question qui provoque de très sérieux retours du refoulé chez ceux qui se sentent « méprisés » comme les autres, mais craignent de perdre leurs derniers privilèges : être des hommes blancs et français depuis « toujours ».
Des classes aux individus
Dans tous les cas, on comprend comment les débats sur les inégalités se transforment obstinément en querelles des identités.
Des classes aux individus
Alors que nous pensions que le mouvement ouvrier était le mouvement social agrégeant plus ou moins toutes les luttes, nous assistons à une multiplication des luttes et des colères. Cet éclatement est évidemment accentué par la révolution des technologies de l’information et de la communication et par la disparition des filtres et des organisations qui canalisaient l’action collective.
Des classes aux individus
Chacun vit dans sa bulle d’information, peut accéder à l’information et à la parole publique, et avoir le sentiment d’être un mouvement social à lui tout seul
Des classes aux individus
Les partis sont des « banques de la colère »
Des classes aux individus
les populismes sont une tentative de réponse à l’individualisation des inégalités et des colères en opposant le peuple souverain, national et laborieux, aux élites, c’est-à-dire à tout ce qui n’est pas le peuple
Quelle solidarité ?
La somme de ces rages, le rejet des médiations et des élites ont dominé le mouvement des Gilets jaunes sans donner pour autant une forme politique au régime des inégalités multiples
Quelle solidarité ?
la solidarité suppose que les individus partagent le sentiment d’appartenir à une communauté symbolique, qu’ils aient le sentiment d’être un peu semblables au-delà de leurs conflits et de leurs différences. Quand l’emprise des fraternités religieuses s’est affaiblie, c’est la nation qui a rempli cette fonction imaginaire et les sociétés de classes, modernes et démocratiques, ont aussi été des sociétés nationales. Avec le régime des inégalités multiples, les fondements de la solidarité se sont affaiblis ou ne ressurgissent souvent que de manière élective : solidarité pour celles et ceux qui sont comme moi, moins pour les autres : les migrants, les pauvres « assistés », tous ceux qui sont trop différents
Quelle solidarité ?
L’égalité des chances méritocratiques se substitue insensiblement au projet « socialiste » de réduire les inégalités sociales : comme tous devraient atteindre toutes les positions sociales en fonction de leur mérite, chacun est le concurrent de tous et peu importent les inégalités découlant d’une compétition méritocratique tant qu’elle est équitable.
Note
Cette idée nous a bien tiré vers le bas
Quelle solidarité ?
lors du confinement, quand les « derniers de cordée », les éboueurs, les routiers et les caissières, se sont avérés plus utiles à tous que les premiers de la classe.
Quelle solidarité ?
une grande partie bascule à droite : c’est le retour de la nation, des racines, de l’autorité, qui semblent s’imposer comme la forme de solidarité exclusive aux dépens des étrangers, des immigrés, des assistés, du « communautarisme ».
Quelle solidarité ?
le camp d’en face est, lui, totalement fracturé par des querelles inépuisables : faut-il opposer les inégalités sociales aux discriminations, les classes aux races, les races entre elles, faut-il opposer les sexes et les sexualités, l’universalisme aux identités, la laïcité doit-elle être ouverte ou close ? Doit-on favoriser l’égalité des chances pour celles et ceux qui la méritent au nom de l’élitisme républicain, ou bien faut-il donner la priorité aux vaincus de la méritocratie ? Faut-il fermer les frontières ou choisir l’Europe ? La défense de la planète mérite-t-elle de sacrifier l’industrie ? La démocratie doit-elle rester représentative ou le peuple peut-il se passer de représentants ? La liste des disputes, parfois des haines, est inépuisable, à l’image même du régime des inégalités multiples dans lequel chacun est le témoin et le militant de « son » inégalité, au risque de ne jamais entendre la parole de celles et ceux dont on parle ; on parle plus de l’islam que des musulmans, du genre plus que des femmes, de l’école républicaine plus que des élèves… Pour picrocholines qu’elles puissent paraître, ces disputes ne font que refléter l’émiettement et la concurrence des inégalités et il est peu vraisemblable que tous ces clivages aboutissent à une convergence des luttes
Note
Trop de doutes mais les lignes sont posées
Quelle solidarité ?
les indignations partagées ne produisent aucun programme commun. On peut s’accorder sur les injustices tout en se déchirant sur la solidarité et la manière de vivre ensemble.
Quelle solidarité ?
Quand les inégalités sont vécues comme des épreuves individuelles et quand les mouvements sociaux sont plus des agrégations de colères que des revendications organisées, comment « faire société2 » ? Comment construire une cohésion sociale quand l’emboîtement des économies nationales, des États souverains, des imaginaires nationaux homogènes et des institutions n’est plus que la nostalgie de l’intégration des mondes perdus ? C’est ici la tâche des responsables politiques, des militants et de chaque citoyen.
Quelle solidarité ?
la construction d’un monde plus juste exige qu’il y ait quelque chose qui ressemble à des sociétés, même quand celles-ci ne seront plus jamais la Société moderne, démocratique, industrielle, nationale
Les inégalités croissent et se transforment
Afin d’essayer de décrire et de comprendre la nature des inégalités, il importe de mettre en évidence un fait tout simple : la perception des inégalités n’est pas le reflet des inégalités « réelles », c’est-à-dire des inégalités objectivement mesurées. Pour s’en assurer, nous disposons de deux grands ensembles de données : les enquêtes statistiques, souvent traitées par les économistes, qui mesurent les inégalités mesurables et leurs évolutions, et les enquêtes d’opinion qui appréhendent la manière dont les sociétés et les individus perçoivent et jugent les inégalités sociales. Ces deux types de données ne se recouvrent pas parfaitement. Les sociétés nationales et les individus ne voient pas exactement les mêmes inégalités que celles que mesurent les statistiques, et cet écart même peut justifier la notion de régime d’inégalités, le fait que les inégalités sont, à la fois, des faits objectifs, des représentations et des jugements sociaux. On ne voit pas toutes les inégalités, on ne les juge pas toutes de la même façon et selon les mêmes critères.
Les inégalités croissent et se transforment
Les inégalités mondiales restent les plus grandes des inégalités dans la mesure où le niveau de vie d’un individu dépend pour 60 % du pays où il est né, alors que sa position sociale dans ce même pays n’explique que 20 % des inégalités, et que des variables plus personnelles et plus aléatoires, comme le mérite et la chance, ne pèsent que pour 20 % des inégalités
Note
B. Milanovic, The Have and the Have Not, New York, Basic Books, 2011.
Les inégalités croissent et se transforment
Entre 1998 et 2008, les 10 % les plus riches des habitants de la planète se sont enrichis et, parmi eux, les 1 % les plus riches se sont très considérablement enrichis. Les 55 % les plus pauvres se sont eux aussi enrichis, notamment les 10 % les plus pauvres de la population mondiale. Pendant la même période, les individus situés entre les 55 % et les 80 % les plus riches se sont sensiblement appauvris, surtout la tranche située entre 70 et 80 % de la distribution des revenus. On comprend bien la signification de cette courbe, abstraite dans le sens où elle mêle tous les habitants de la planète dont les critères de richesse et de pauvreté ne sont pas les mêmes, mais la démonstration est claire et vaut pour un très grand nombre de pays : avant la crise de 2008, les hyper-riches le sont de plus en plus, les pauvres sont moins pauvres, et les classes moyennes s’appauvrissent relativement. Il semble que, depuis la crise de 2008, les choses n’ont guère changé, sinon que les plus riches s’en sortent encore mieux.
Les inégalités croissent et se transforment
l’enrichissement croissant des riches a été perçu comme un retour en arrière, comme un retour de la rente aux dépens des salaires. C’est la thèse bien connue de Thomas Piketty : les rendements du capital dépassent ceux du travail quand la croissance est ralentie
Les inégalités croissent et se transforment
Comme dans la France de Balzac et de la Belle Époque, mieux vaut placer sa fortune dans les actions et dans l’immobilier que de compter sur son seul travail. Non seulement les inégalités de patrimoine sont nettement plus grandes que les inégalités de salaires, mais elles se sont beaucoup plus creusées que les inégalités de salaires.
Les inégalités croissent et se transforment
Bien que la méritocratie soit aujourd’hui l’idéologie dominante de justification des inégalités, l’héritage paie nettement plus que le mérite et dans certains cas, comme celui des grandes universités privées américaines, il est même devenu possible d’« acheter » son mérite en raison du prix des études supérieures et des priorités offertes aux enfants des alumnis. Dans ces universités, 9 % des étudiants viennent des 50 % les moins riches des Américains alors que 74 % d’entre eux sont issus du quart supérieur des revenus.
Les inégalités croissent et se transforment
en 2014, les revenus du PDG de la Fnac constituaient 25 % des bénéfices de l’entreprise. Alors que les salaires moyens ont stagné depuis trente ans dans les vieux pays industriels, les très hauts revenus ont explosé. Évidemment, ces très grandes inégalités scandalisent l’opinion, mais beaucoup moins que nous pourrions l’attendre parce que ces hyper-riches paraissent être hors du monde commun. Il faut qu’un scandale nous en révèle l’existence pour que l’indignation se manifeste : crise de 2008 qui a appauvri une grande partie des travailleurs, sauf les banquiers de Wall Street, parachute doré du grand patron qui a coulé sa boîte, évasion fiscale massive des dirigeants qui en appellent à plus d’austérité… Mais il reste que ces hyper-riches sont comme hors de la vie sociale. Ils ne prennent pas les mêmes avions que le commun des mortels, fût-ce en classe affaires, ils ne ressemblent ni à la vieille bourgeoisie, ni au châtelain du village qu’il était toujours possible de croiser un jour. Ils sont beaucoup plus riches que les riches observés par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot.
Les inégalités croissent et se transforment
Quant aux stars, elles ne sont riches que dans la mesure où nous payons pour les voir jouer dans un stade ou sur un écran, et leur mérite semble indiscutable. La valeur de Kylian Mbappé est incontestable pour n’importe quel amateur de football prêt à payer pour le voir jouer et pour avoir le même maillot.
Les inégalités croissent et se transforment
De manière générale, le retour de la rente semble relativement peu perçu alors que le rentier « gagne de l’argent en dormant ». D’ailleurs, les sondages montrent que les citoyens sont relativement hostiles à l’augmentation des droits de succession qui restent pourtant le moyen le plus sûr de ne pas totalement reproduire les inégalités d’héritage
Les inégalités croissent et se transforment
Or, à diplôme et à salaire équivalents, deux individus n’auront pas du tout la même vie selon que le premier a hérité d’un appartement dans une grande ville et selon que le second paiera un emprunt ou un loyer durant de longues années pendant que le premier fera fructifier la part de revenu dégagée par l’héritage.
Les inégalités croissent et se transforment
La pauvreté est elle-même très inégalitaire en touchant 20 % des jeunes et plus de 20 % des habitants du Pas-de-Calais. La pauvreté est une fragilité tenant au chômage endémique, aux faibles qualifications, aux problèmes de santé et à la solitude. Alors que l’on compte en France 7 % de familles monoparentales, le taux s’élève à 20 % chez les pauvres. Une partie des pauvres sont simplement des travailleurs pauvres payés au Smic de manière irrégulière, sous-traitants, travaillant au noir… Si beaucoup d’individus ne sont pas statistiquement pauvres, ils sont menacés de le devenir au moindre accident de parcours : maladie, chômage, séparation12…
Les inégalités croissent et se transforment
L’hostilité envers les « assistés » est passée de 30 % en 1989 à 60 % aujourd’hui, alors que 30 % des pauvres ne recourent pas à leurs droits sociaux14.
Les inégalités croissent et se transforment
. Si les pauvres restent les objets d’une compassion, comme le montre la mobilisation des associations qui leur viennent en aide, ils sont aussi perçus comme un danger, comme de « mauvais pauvres » spoliant un État-providence trop généreux envers eux, surtout quand ils sont des immigrés de fraîche date.
Les inégalités croissent et se transforment
. Une période ouverte en 1910 avec les taux d’imposition progressifs, les progrès sociaux issus des guerres mondiales, la peur du communisme et la puissance des syndicats serait close depuis les années 1980
Écarts de perception entre les pays
Pour mettre en évidence cette relative autonomie des perceptions et des jugements, nous avons retenu 17 pays relativement comparables, des pays riches sur lesquels nous possédons des données quant aux inégalités de revenus, et nous les avons classés en allant du plus inégalitaire, les États-Unis, au plus égalitaire, la Suède17. En face de ces données objectives, nous avons classé les mêmes pays en fonction du pourcentage de réponses positives à la question : les inégalités sont-elles trop grandes dans le pays où vous vivez ? La vision des inégalités et leur mesure statistique sont parfaitement déconnectées. Le pays le plus inégalitaire de l’échantillon, les États-Unis, est aussi celui dont les habitants pensent le moins souvent que les inégalités sont trop grandes dans leur pays, 63 %. A contrario, 70 % des Suédois pensent que leur pays est trop inégalitaire alors que leur société est la moins inégalitaire de toutes celles que nous avons comparées.
Note
La perception des inégalités est lié au récit moral, notamment la croyance en la méritocratie ou l’égalité des chances
Écarts de perception entre les pays
Il n’est pas exclu que le niveau du PIB explique ces variations : plus un pays serait riche, plus les inégalités y seraient acceptables et, dans ce cas, on comprendrait que la Slovaquie soit plus hostile aux inégalités que les États-Unis. Mais les PIB par tête sont relativement proches en Suède et aux États-Unis, en France et au Canada, or tous ces pays ne dénoncent pas les inégalités sociales avec la même vigueur18.
Note
Les inégalités sont une question de justice morale, pas de richesse
Écarts de perception entre les pays
Au nom de l’éthique protestante peut-être, il semble que ces pays libéraux tolèrent mieux les inégalités, la réussite économique étant un signe d’élection personnelle. Les World Values Survey 1995-1998 montrent que 48 % des Américains attribuent la pauvreté à la paresse contre 10 % des citoyens d’Europe de l’Ouest
Écarts de perception entre les pays
les pays « bismarckiens », l’Allemagne et la France notamment, ont construit un État-providence hiérarchisé et fragmenté qui protège tout en maintenant la hiérarchie des « régimes spéciaux » ; tout le monde est protégé, mais pas de la même manière. Dans ce cas, les sociétés sont relativement peu inégalitaires, mais on y tolère mal les inégalités, notamment parce qu’elles entérinent des hiérarchies de protection établies.
Écarts de perception entre les pays
les anciennes sociétés communistes d’Europe de l’Est et les anciennes dictatures espagnole et portugaise supportent mal les inégalités parce que l’enrichissement et la croissance ont fait apparaître de nouvelles inégalités sans toujours effacer les anciennes.
Écarts de perception entre les pays
la mise en cause de l’État-providence par les gouvernements conservateurs et libéraux mobilise toujours le même argument subliminal : quand les pauvres sont noirs, étrangers, viennent de loin et ne sont pas comme nous, ils méritent moins d’être aidés. Pire, ils abuseraient de la générosité publique
Écarts de perception entre les pays
nous avons croisé les réponses aux deux questions suivantes : 1/ Pensez-vous que les inégalités sont trop grandes dans votre pays ? 2/ Pensez-vous que le mérite soit récompensé dans votre pays ? Le résultat est sans ambiguïté. Plus une société pense que le mérite est récompensé, plus les inégalités sociales semblent acceptables ; a contrario, plus un pays pense que le mérite n’est pas récompensé, plus les inégalités sociales paraissent intolérables. Autrement dit, plus une société croit que l’égalité des chances méritocratique fonctionne, plus les inégalités qui résulteraient de l’accomplissement de ce principe sont perçues comme peu contestables. C’est évidemment le cas des États-Unis.
Écarts de perception entre les pays
cela ne signifie pas que les Américains aiment beaucoup plus les inégalités sociales que les Français ; simplement, ils sont moins sensibles à l’ampleur des inégalités qu’à l’origine des fortunes. 91 % d’entre eux pensent que la fortune acquise par le mérite et la volonté serait, à la fois, juste et utile à tous
Écarts de perception entre les pays
Dans cette perspective, les citoyens des sociétés les plus libérales peuvent même croire que l’augmentation des inégalités est bon signe, car elle signifie que s’ouvrent des opportunités nouvelles pour ceux qui veulent tenter leur chance dans une société récompensant l’effort et l’ambition
Note
L’argument par l’absurde
Écarts de perception entre les pays
la valorisation du mérite n’est pas la conséquence d’une grande mobilité sociale prouvant que le mérite serait effectivement récompensé dans la société où l’on vit. Les Américains surestiment nettement la mobilité sociale dans leur société parce qu’ils croient à l’ethos méritocratique, et non parce qu’une forte mobilité sociale « réelle » les pousserait à y croire
Note
23. C.-H. Cuin, Les Sociologies de la mobilité sociale, Paris, PUF, 1993 ; M. Kraus et J. Tan, « Americans Overestimate Social Class Mobility », Journal of Expérimental Social Psychology, 58, 2015, p. 101-111 ; C. Peugny, Le Destin au berceau, Paris, Seuil, 2013. Pour une présentation historique de la violence des inégalités sociales aux États-Unis, on lira : H. Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, Marseille, Agone, 2002.
Écarts de perception entre les pays
La valorisation du mérite est plus un acte de foi qu’une expérience collective.
Écarts de perception entre les pays
Ceci est une vieille histoire. En 1906, Werner Sombart avait tenté d’expliquer que le socialisme ne faisait pas souche en Amérique parce que chacun avait l’espoir d’y réussir en échappant à sa condition de classe. Alors que les pays d’Europe se percevaient comme des sociétés fermées dans lesquelles il fallait changer les conditions sociales collectives, l’Amérique était une société ouverte où chacun croyait avoir sa chance, et où cette foi était même un devoir
Écarts de perception entre les pays
la société américaine est beaucoup plus immobile qu’elle aime le croire en adhérant à l’optimisme du self-made-man, et la vision moins sympathique du darwinisme social de Spencer a eu beaucoup plus d’influence dans le Nouveau Continent que dans la vieille Europe
Écarts de perception entre les pays
Arrêtons ici l’analyse des écarts de perception des inégalités sociales entre les pays, l’essentiel étant de bien comprendre ce fait sociologique élémentaire : les perceptions des inégalités sociales et les jugements qui leur sont associés ne sont pas les reflets des inégalités telles qu’on peut les mesurer objectivement. Tout se passe comme si, dans chaque société, les inégalités étaient indissociables d’une culture politique et d’une philosophie morale, d’une grille cognitive et morale faisant qu’on ne voit pas exactement les mêmes choses et qu’on ne les juge pas de la même manière.
Écarts de perception entre les individus
. Grâce aux travaux de Michel Forsé, Olivier Galland, Maxime Parodi et de beaucoup d’autres, nous disposons de données solides sur la manière dont les individus perçoivent les inégalités et, surtout, dont ils les jugent
Note
On ne peut pas tout citer, cf. M. Forsé et M. Parodi, La Priorité du juste, Paris, PUF, 2004 ; Une théorie empirique de la justice sociale, Paris, Hermann, 2010 ; Le Sens du juste. Enquête sur les représentations de la justice sociale, Paris, Hermann, 2020 ; M. Forsé et O. Galland, (dir.), Les Français face aux inégalités et à la justice sociale, Paris, Armand Colin, 2011 ; O. Galland (dir.), La France des inégalités. Inégalités et perceptions, Paris, PUPS, 2017.
Écarts de perception entre les individus
. Les Français pensent très majoritairement, 84 %, que leur société est trop inégalitaire, et ce jugement est très peu affecté par leur position sociale. De même, ils adhèrent presque tous, et dans l’ordre suivant, à l’idée qu’une société juste doit assurer l’égalité, puis satisfaire les besoins essentiels de tous et, enfin, reconnaître le mérite de chacun.
Note
Ces jugements sont facilement la base d’une nouvelle politique
Écarts de perception entre les individus
La grande majorité des Français pense que les inégalités de salaires justes devraient être de l’ordre de quatre fois entre le salaire de base et celui des mieux payés
Écarts de perception entre les individus
plus de 80 % des Français craignent d’être déclassés, et plus encore que leurs enfants le soient
Écarts de perception entre les individus
25 % des Français se disent satisfaits de leur situation dans une société très injuste à leurs yeux, et 15 % des individus sont insatisfaits, mais pensent que la société est juste28. Les premiers auraient mauvaise conscience ; les seconds se sentiraient responsables de leur sort.
Écarts de perception entre les individus
Plus on va vers la gauche, plus on dénonce les riches et les lacunes de l’État-providence ; plus on tend vers la droite, plus on dénonce les étrangers et la générosité mal ciblée de l’État-providence.
Note
Ça me fait penser à un système où on donne un revenu universel à tous, et pour les immigrés on leur donne progressivement un peu plus de ce revenu chaque jour pour atteindre les 100% au bout de X années, X étant décidé par la société entière
Écarts de perception entre les individus
les individus sont beaucoup plus sensibles aux inégalités de revenus qu’aux inégalités de patrimoine alors que nous savons que les 10 % les plus fortunés se partagent 50 % du patrimoine et que les 50 % les plus pauvres s’en partagent 10 %. Ce biais de perception peut expliquer pourquoi la majorité des Français est plus favorable à une forte progressivité de l’impôt qu’à une augmentation des droits de succession. Ce consensus relatif s’explique aussi par un relatif accord sur l’ampleur des inégalités qui seraient acceptables, voire souhaitables
Écarts de perception entre les individus
On sait que l’électorat de la droite extrême est aussi le plus populaire, et cependant il semble moins hostile aux riches qu’aux « autres », à ceux qui seraient trop « différents »
Note
Les étrangers
Écarts de perception entre les individus
Alors que les hommes dénoncent d’abord les inégalités de revenus, les femmes perçoivent plus les inégalités de santé et d’éducation, les inégalités dans lesquelles elles sont plus engagées et se sentent plus responsables que les hommes. « Vouées » au care, les femmes sont plus sensibles aux inégalités qui touchent les personnes qu’à celles qui concernent leur rôle économique. Les femmes sont plus égalitaristes et plus « fraternelles » que les hommes.
Écarts de perception entre les individus
Les plus jeunes, de leur côté, sont plus sensibles à l’inégalité des chances et aux discriminations que ne le sont les adultes et les plus âgés. Il est vrai qu’ils sont tous en compétition pour les diplômes et les emplois, et que l’équité de la concurrence les concerne au premier chef. Les jeunes sont moins critiques que les adultes bien que leur situation soit plus difficile
Écarts de perception entre les individus
La perception des inégalités et les sentiments d’injustice varient donc en fonction d’une multitude de facteurs : les revenus, le travail, le sexe, l’endroit où l’on vit, l’âge, le risque d’être discriminé, les parcours, la solitude…
Écarts de perception entre les individus
la distance entre les inégalités objectives, celles que l’on mesure, et les inégalités perçues
Écarts de perception entre les individus
Dans cette distance, se glisse un ensemble de jugements, de valeurs, de morales sociales, qui font que les inégalités sont expliquées, justifiées et, le plus souvent, critiquées. Ce sont les articulations de ces inégalités, de leurs perceptions et de leurs critiques, qui constituent ce que j’essaie de définir comme des régimes d’inégalités.
Écarts de perception entre les individus
Les seules inégalités qui comptent, celles qui font agir les acteurs, construisent des partis et des mouvements sociaux, celles qui abattent les gouvernements, celles qui sont combattues ou maîtrisées par les institutions et les politiques sociales, sont des expériences sociales et pas seulement les conséquences mécaniques des inégalités telles que nous les mesurons.
IV. Le régime des inégalités multiples
La notion d’inégalités multiples, ou d’inégalités fractionnées, ne me convient pas parfaitement, mais je n’en trouve pas d’autre pour mettre en lumière quelques caractéristiques essentielles de la nature des inégalités. Alors que les castes, les ordres et les classes synthétisaient les inégalités, les individus sont aujourd’hui définis par plusieurs registres d’inégalités qui, dans la plupart des cas, sont relativement hétérogènes et faiblement superposés. Ils se disent inégaux « en tant que », en tant que travailleur, que femme, que minoritaire, que jeune… Et toutes ces dimensions des inégalités se combinent de manière singulière si on met à part les très riches et les très pauvres chez lesquels convergent et se renforcent toutes les dimensions des inégalités.
Note
Inégalités identitaires et multiples identités
IV. Le régime des inégalités multiples
L’individualisation des inégalités est associée à une mutation des conceptions de la justice sociale. Le modèle de justice de l’égalité des places de la société de classes est progressivement recouvert, sinon totalement remplacé, par l’idéal de l’égalité des chances. Dans le régime des inégalités multiples, la justice sociale est conçue comme le droit et la capacité de chaque individu d’atteindre toutes les positions sociales en fonction de son seul mérite, sans être entravé par des discriminations dans ce projet d’épanouissement et de réussite.
Inégal « en tant que »
Inégal « en tant que »
Inégal « en tant que »
les jeunes garçons d’origine étrangère et sans emploi, fortement discriminés et vivant dans des quartiers très enclavés, ont le sentiment de cristalliser en eux toutes les inégalités, d’avoir une expérience totale et homogène des inégalités : ils sont pauvres, discriminés, relégués, chômeurs, stigmatisés… Je suppose que les dirigeants, que j’ai beaucoup moins interviewés, auraient probablement dit la même chose, puisqu’ils accumulent la fortune, les diplômes, le prestige, le pouvoir… Mais les uns et les autres sont comme des isolats hors du monde commun. Dans la plupart des cas, les personnes interrogées, seules ou en groupe, me disaient être plus ou moins inégales « en tant que ».
Inégal « en tant que »
Je suis « égale » en tant que cadre, mais inégale en tant que femme bloquée dans ma carrière et portant la charge matérielle et mentale de la vie familiale… Je suis « égal » à mes collègues de travail, mais inégal en raison de mes origines étrangères et parce que beaucoup de portes me sont fermées… Mon travail est valorisant et intéressant, mais mon statut est précaire, je paie ma liberté par des risques excessifs… Je suis jeune, étudiant, et bénéficie de la liberté offerte aux jeunes, mais je vis de petits boulots et je suis moins bien formé que mes camarades qui étudient dans des filières plus prestigieuses et plus rentables. Si je m’en sors mieux que mes parents qui n’ont pas fait d’études supérieures, j’étudie dans une discipline peu valorisée et je ne sais pas si mes études me seront utiles, je suis de la génération sacrifiée… J’aime ma vie à la campagne, mais je ne supporte plus l’absence des services publics et les bouchons interminables pour me rendre à mon travail… J’aime mon travail à l’hôpital, mais je ne supporte plus la bureaucratie qui nous ignore et nous méprise… Je pourrais continuer ainsi pendant des pages et des pages.
Inégal « en tant que »
Larry Temkin a établi une liste de plus de quarante inégalités susceptibles de nous définir et d’orienter nos jugements4 : les revenus, le sexe, la « race », la santé, l’éducation, le lieu de vie, la qualité du travail, la sécurité, la consommation, les loisirs, l’alimentation, la mobilité, les risques, les connexions, les inégalités « épistémiques »…
Inégal « en tant que »
Chacun de nous est potentiellement victime d’une inégalité, d’une discrimination et d’une injustice en raison de son travail, de son sexe, de sa sexualité, de sa race, de sa religion… Il faut donc s’affirmer, éventuellement se battre au nom d’une des dimensions de son identité
Note
Il faut protéger toutes les identités
Inégal « en tant que »
aujourd’hui comme hier, le travail est une sphère essentielle de la distribution des inégalités sociales. Il reste malgré tout le meilleur prédicteur des inégalités et de l’expérience que les acteurs en ont. Mais les choses ne sont pas aussi simples si nous décomposons les situations de travail en fonction des revenus, de l’autonomie conférée au travailleur et du niveau de protection statutaire.
Note
Protégé ou Précaire Revenu fort ou faible Autonomie fort ou faible
Inégal « en tant que »
Parmi les revenus élevés, les niveaux d’autonomie sont extrêmement variables, tout autant que les niveaux de protection en raison de l’exposition aux fluctuations des marchés. Un patron de PME peut gagner plus qu’un cadre de la fonction publique tout en ayant plus d’autonomie et moins de sécurité. Un petit fonctionnaire peut être relativement mal payé tout en ayant peu d’autonomie et beaucoup de sécurité. De la même manière, il serait absurde de tenir pour égaux un agriculteur et un ouvrier qualifié sous prétexte que leurs revenus sont plus ou moins proches…
Inégal « en tant que »
Les catégories statistiques ont parfois du mal à cerner la population active et les zones grises entre le travail et le chômage, le temps de travail et sa pénibilité, les inégalités de genre et de « race », les ressources et des réseaux dont disposent les individus
Inégal « en tant que »
Je laisse évidemment de côté les inégalités de patrimoine qui ne sont pas rien, y compris quand il s’agit de petits patrimoines. À ces inégalités socio-économiques, il faut ajouter toutes les inégalités qui relèvent des discriminations, c’est-à-dire des inégalités de traitement tenant aux identités sexuelles, ethniques et autres, associées aux individus. Nous savons que, « toutes choses égales par ailleurs », les femmes n’accèdent pas aux mêmes emplois et aux mêmes responsabilités que les hommes. Plus diplômées que les hommes, elles sont moins bien payées qu’eux et plus contraintes à accepter le travail à temps partiel. Nous savons que le patronyme et la « race » ferment les portes de certains emplois comme le montrent, à la fois, les statistiques de l’emploi et les enquêtes de testing. Je ne parle même pas des discriminations tenant aux handicaps et à la santé. Les inégalités socio-économiques sont traversées par d’autres inégalités et ces inégalités-là se cristallisent dans les professions qui finissent par avoir un genre et une couleur : elles sont féminines, masculines, « immigrées », blanches, et toutes les combinaisons sont possibles.
Inégal « en tant que »
Aux inégalités issues des discriminations, il faut ajouter celles qui tiennent aux âges et aux générations. Durant les Trente Glorieuses, mieux valait être jeune qu’âgé : les jeunes, mieux formés, accédaient directement à des emplois bien rémunérés, et la charge des retraites pesant sur eux était relativement légère8. Quarante ans après, les inégalités entre les générations ont changé du tout au tout : on produit plus de diplômés que d’emplois qualifiés, la prime à l’ancienneté est renforcée, le chômage et la précarité sont transférés sur les jeunes pendant que la charge des retraites s’est considérablement alourdie. Il va de soi que la crise de la Covid-19 donne une vraisemblance au sentiment de voir la jeunesse « sacrifiée » pour protéger les plus âgés. Aujourd’hui, si ce n’est qu’il peut être agréable d’être jeune, mieux vaudrait être âgé9. Cela dit, la thèse des générations sacrifiées peut être discutée, notamment parce que les jeunes n’ont pas perdu sur tous les plans : le temps de la jeunesse s’est étendu avec celui des études et la fin des mises au travail précoces, toutes les générations nouvelles consomment sensiblement plus que les précédentes, la redistribution financière entre les générations reste forte10
Inégal « en tant que »
Entre 1982 et 2013, à Paris, le pourcentage des cadres et professions intellectuelles supérieures est passé de 24,2 à 46,4 %, pendant que celui des ouvriers et des employés a été réduit de 48 à 25,3 %.
Inégal « en tant que »
La « vraie » lutte des classes se jouerait entre ces deux mondes et ce type d’analyse en recouvre d’autres mettant en lumière le clivage opposant ceux qui prennent le train de l’histoire à ceux qui le regardent passer : les everywhere aux nowhere, les créatifs aux routiniers, les cosmopolites aux enracinés… Dans tous les cas, s’est totalement imposée l’idée selon laquelle les inégalités sociales sont traversées par des inégalités posant de manière assez renouvelée des questions de justice spatiale
Inégal « en tant que »
Quand la famille traditionnelle n’est plus la règle, les divorces, les séparations, les familles recomposées et les familles monoparentales peuvent être des causes importantes d’inégalités.
Inégal « en tant que »
Nous sommes plus ou moins vulnérables selon la densité des liens familiaux, de la proximité et de l’efficacité des services de santé, des solidarités locales
Inégal « en tant que »
les vulnérabilités personnelles relèvent d’une « éthique du care », du soin largement dévolu aux femmes15, les inégalités écologiques appellent des politiques mondiales et globales tout autant que des décisions locales en fonction des risques, des populations et des territoires. Dès lors, les politiques publiques se fractionnent en fonction des cibles allant des individus les plus singuliers, aux territoires les plus vastes
Inégal « en tant que »
La liste est infinie : nous sommes inégales et inégaux en fonction de notre sexe, de nos origines réelles ou supposées, de notre âge et de notre génération, de l’endroit où l’on vit, de nos diplômes, de notre vulnérabilité, de la qualité de l’air que l’on respire, des facilités de déplacement et d’accès au numérique…
Inégal « en tant que »
Même dans le cas où la nouvelle génération souffrirait « en moyenne » d’une inégalité croissante avec les adultes, cette moyenne n’atténue pas des inégalités entre les jeunes, inégalités de conditions d’études, inégalités d’accès aux petits boulots, aux stages et aux emplois. Les inégalités moyennes qui affectent les âges ne les touchent pas de manière homogène : « en moyenne » les revenus et les patrimoines des personnes âgées de plus de 60 ans sont supérieurs à ceux des actifs et des jeunes, mais il y a peu de chance que ce constat console les vieux qui vivent mal avec de petites retraites.
Les paradoxes de la mobilité sociale
47 % des enfants de cadres supérieurs et des professions intellectuelles appartiendront à la même catégorie que leurs parents, alors que 47 % des enfants des ouvriers seront ouvriers à leur tour. Et encore, ceux qui changent de catégorie ne s’éloignent pas beaucoup de celle de leurs parents. Ascendante ou descendante, la fluidité sociale reste faible. La corrélation entre le revenu des parents et celui des enfants est de 0,41 en France, de 0,32 en Allemagne et de 0,27 en Suède. Elle est cependant plus élevée en Grande-Bretagne, 0,50, les sociétés les plus libérales n’ayant pas toutes les vertus qu’elles se prêtent en termes de mobilité sociale et d’égalité des chances
Les paradoxes de la mobilité sociale
La faible mobilité ascendante et descendante peut être perçue comme une injustice, mais elle pourrait aussi engendrer un sentiment de sécurité ; le destin étant déjà joué, on ne risque pas grand-chose et on sait ce qui nous attend. C’est décourageant, mais rassurant.
La production des inégalités
Le paradoxe entre une micro-mobilité forte et une macro-mobilité faible peut expliquer l’inquiétude et la peur du déclassement, le contraste entre le pessimisme collectif, puisqu’on n’a guère l’espoir d’avoir des parcours éblouissants, et le relatif optimisme personnel dans la mesure où l’on bouge toujours un peu sans descendre trop bas. Interrogés sur leur sentiment de mobilité, 45 % des Français pensent qu’ils se sont élevés, 27 % qu’ils ont stagné et 27 % qu’ils sont descendus dans l’échelle sociale. Le sentiment de mobilité est plus fort chez ceux qui viennent d’en bas, mais tous se comparent à partir de multiples critères : les revenus, les mariages, les diplômes, les conditions de vie, sans que ces critères soient eux-mêmes homogènes
La production des inégalités
Les diplômes paient toujours, mais avec une marge d’incertitude d’autant plus grande que les diplômes ont été multipliés
La production des inégalités
le régime des inégalités multiples n’est pas plus égalitaire que celui des classes sociales. Il est même parfaitement compatible avec un creusement des inégalités. En revanche, le mode de production des inégalités s’est profondément transformé
La production des inégalités
malgré les progrès de la médecine et la gratuité des soins, l’écart d’espérance de vie entre les riches et les pauvres, entre les femmes et les hommes, n’a quasiment pas bougé. Toutes les petites inégalités s’accumulent et se multiplient : les hommes qui ont un travail physiquement pénible et dangereux ont plus d’accidents et plus de maladies, ils mangent moins bien, boivent plus et fument trop, ils prennent plus de risques en conduisant, ils consultent moins leur médecin, ils suivent moins les prescriptions, ils ont affaire à une médecine de moindre qualité… Aucune de ces pratiques et de ces conditions n’explique à elle seule leur faible espérance de vie en bonne santé, mais leur accumulation engendre, au bout du compte, une inégalité considérable.
La production des inégalités
voudrais démontrer ce mécanisme de production des inégalités à partir d’un cas que je connais un peu : celui des inégalités scolaires. Il met en évidence le processus d’agrégation des inégalités et le rôle des individus qui, mis en concurrence, préfèrent les inégalités. Ce cas est d’autant plus intéressant que la mondialisation libérale ne joue là qu’un rôle très lointain, pour ne pas dire aucun.
La production des inégalités
De la même manière que l’Église formait des fidèles, l’école républicaine voulait instruire des citoyens républicains adhérant aux valeurs de la modernité, de la science et de la raison, des Français attachés à l’histoire, à la culture et à l’imaginaire de la nation. Cette école se voulait à la fois universaliste et nationale, elle devait instituer un individu libre, critique, mais partageant profondément les valeurs et la morale communes. Elle était l’école de l’égalité des citoyens et de la communauté nationale portée par la vocation de maîtres profondément identifiés à l’institution.
Note
Création de l’école en France de ferry
La production des inégalités
Mais cette école universaliste était aussi une école de classes et le thème de l’égalité des chances n’est guère apparu sous la plume des pères fondateurs. Les filles et les garçons étaient séparés, les enfants du peuple allaient à l’école élémentaire et la quittaient à 12 puis 14 ans pour travailler. Les enfants de la bourgeoisie, eux, allaient au petit lycée où ils apprenaient un peu de latin et se préparaient aux études longues. Entre ces deux mondes se tenait un sas, l’école primaire supérieure et le collège auxquels accédaient les classes moyennes pour lesquelles le lycée était trop cher et trop exigeant, et dont les enfants se destinaient à leur tour à être employés et petits fonctionnaires. Au collège accédait aussi l’élite scolaire des enfants du peuple, les quelques élèves que le maître distinguait pour leurs « dons » et leur mérite. Ces enfants étaient « poussés » vers les études, ils allaient au collège et, s’ils étaient toujours excellents, ils étaient hissés jusqu’au lycée. Ce modèle n’avait rien à voir avec ce que nous appelons l’égalité des chances. D’ailleurs, Durkheim lui-même recommandait aux maîtres d’école de ne pas donner des « ambitions excessives » à leurs élèves. C’est ce système de promotion de quelques-uns que nous appelons aujourd’hui l’élitisme républicain dans un mode de production des inégalités scolaires clivé entre les classes sociales.
Note
Élitisme républicain= Sélection de ceux qui partagent les valeurs des fondateurs de l’institution École républicaine
La production des inégalités
L’élitisme républicain permettant à ceux qui le méritent de s’élever était une affaire de justice sociale et une nécessité politique, il devait donner à la République les « sous-officiers » dont elle avait besoin. L’ascenseur social montait donc parfois très haut, mais d’autant plus haut que ceux qui l’empruntaient étaient rares et très sélectionnés. Les autres élèves, de très loin les plus nombreux, allaient là où leur sexe et leur classe sociale les destinaient
La production des inégalités
dans une large mesure, l’orientation et le tri scolaire étaient joués avant même que les élèves entrent à l’école. Cela n’empêche pas que se soit forgée une légende dorée de l’école républicaine selon laquelle tous les élèvent méritants pouvaient s’élever grâce à l’école, légende entretenue pas les quelques élèves qui ont bénéficié de l’élitisme républicain et dont beaucoup sont devenus instituteurs et cadres moyens, les élites dirigeantes étant plus souvent passées par le petit lycée « bourgeois ».
La production des inégalités
À partir de la fin des années 1950, l’école française, comme celle des pays comparables, entre dans un long processus de massification qui transforme radicalement le mode de production des inégalités scolaires. Désormais, tous les enfants entrent dans la même école où ils seront orientés au fil de leur parcours en fonction de leurs performances. La naissance ne détermine pas l’accès à l’école, bien qu’elle continue à peser sur les performances scolaires. La norme de justice est celle de l’égalité des chances dans une école équitable, une école supposée capable de neutraliser les effets des inégalités sociales afin que seul le mérite des élèves détermine leur parcours et le niveau qu’ils atteindront. Disons d’emblée que cette massification, multipliant par près de huit le nombre de lycéens et d’étudiants au cours des soixante dernières années, a considérablement accru l’égalité d’accès aux études : les enfants d’ouvriers bacheliers et étudiants ne sont plus une rareté statistique, et les filles ont encore plus gagné à cette ouverture que les garçons.
La production des inégalités
Cependant, ce succès n’a guère atténué les inégalités scolaires : les vainqueurs et les vaincus de l’école de masse sont toujours issus des mêmes catégories sociales. Comment expliquer le maintien des inégalités scolaires alors que, pour l’essentiel, les obstacles économiques ont été levés ? Tout étudiant en sociologie peut répondre à cette question. Une première famille d’explications insiste sur le rôle des inégalités culturelles dans la réussite des élèves. Que l’on parle de capital culturel ou de code linguistique, tous les élèves n’entrent pas à l’école à égalité. Les uns maîtrisent les codes scolaires, les autres doivent s’acculturer à une culture scolaire distante de leur culture familiale. Les uns apprennent vite, les autres plus lentement, les uns sont normalement ambitieux et confiants, les autres ont moins confiance en eux… Au fond, malgré la massification scolaire, il y aurait toujours une connivence cachée entre l’école et les classes moyennes supérieures.
Note
Les familles qui partagent déjà les valeurs culturelles de l’école ont un avantage compétitif et se reproduiront
La production des inégalités
Le regroupement des « bons » élèves, les plus favorisés, dans les mêmes établissements, les mêmes filières et les mêmes classes, accentue leurs avantages scolaires, pendant que le regroupement des élèves plus faibles, les plus défavorisés, dans les mêmes établissements, les mêmes filières et les mêmes classes, accroît leurs difficultés scolaires. La composition sociale des établissements et des filières tire vers le haut ou vers le bas.
La production des inégalités
Pour ces trois grandes explications, la cause majeure des inégalités scolaires réside dans la combinaison des inégalités sociales, culturelles et spatiales, et cela est peu contestable quand on sait que les inégalités scolaires se manifestent dès les premiers âges de la scolarité
La production des inégalités
Même si on fait l’hypothèse que les inégalités initiales sont relativement faibles, la nature des parcours et de la compétition les accentue mécaniquement, engendrant une frustration d’autant plus grande que chacun peut avoir le sentiment d’être responsable d’une partie de son échec, chacun étant, après tout, entré dans la même école, ou presque. On comprend aussi pourquoi l’école de masse, moins injuste formellement que ne l’était l’école républicaine des classes sociales, est perçue comme plus injuste. Elle ne tient pas ses promesses ; elle intègre les élèves pour les « orienter » et, à terme, les exclure de la réussite.
La production des inégalités
Ces inégalités fines, parfois minuscules vues de loin, sont cependant décisives dans la mesure où elles fixent la valeur relative des qualifications scolaires qui déterminent largement les conditions d’accès à l’emploi. Dans ce système de production des inégalités, l’accumulation des « petites inégalités » peut avoir de grandes conséquences.
La production des inégalités
Les explications que je viens d’évoquer ne nécessitent pas vraiment que les acteurs aient des stratégies conscientes et organisées. Il suffit de laisser faire la carte scolaire qui regroupe des élèves de manière plus ou moins homogène ; il suffit, pour les plus favorisés, de faire confiance au capital culturel familial et à l’habitus scolaire transmis sans même le savoir pour que les enfants réussissent.
La production des inégalités
l’école « colonise » une partie de la société. La concurrence pour les diplômes concentre le talent et le mérite, elle accentue l’endogamie des diplômés qui capitalisent ainsi leur culture et leurs « gènes »
La production des inégalités
Demandant à des sidérurgistes lorrains âgés d’une cinquantaine d’années au début des années 1980 comment ils étaient devenus ouvriers, ils répondaient : parce que nos parents étaient ouvriers, parce que c’était ainsi, même si nous n’étions « pas plus bêtes que les autres ». Posant la même question à des ouvriers âgés de 30 ans au début des années 2000, ils répondaient : parce que j’ai fait les mauvais choix, et surtout, « j’ai fait le con à l’école ! ».
L’égalité des chances méritocratique
Dès les révolutions américaine et française, la contradiction entre l’égalité de tous et les inégalités sociales a dessiné deux grandes conceptions de la justice sociale. La première, nous le savons, a été celle de l’égalité sociale visant à réduire les inégalités entre les positions sociales afin de rendre leur dû aux exploités. Ce modèle de justice s’est imposé dans les sociétés industrielles européennes et reste au cœur de la pensée de gauche. Il s’impose toujours quand il s’agit de s’opposer aux hyper-riches et à la financiarisation du capitalisme.
L’égalité des chances méritocratique
La seconde conception de la justice est celle de l’égalité des chances méritocratique opposée à la transmission des privilèges chez ceux qui ne se sont « donné que la peine de naître ». Il faut que chacun puisse accéder à toutes les positions sociales en fonction de son mérite et de son utilité. Comme on le sait, ce modèle a plutôt triomphé aux États-Unis, dans une société ouverte où chacun devrait réussir sans entraves et où cette réussite était une sorte d’impératif éthique
L’égalité des chances méritocratique
Cet idéal a pu avoir des versions contrastées avec le darwinisme social justifiant le triomphe absolu des meilleurs, et, de manière opposée, avec le radicalisme d’un Thomas Paine plaidant pour l’abolition de l’héritage et pour une allocation universelle initiale offerte à tous afin que chacun ait les mêmes chances et soit responsable des inégalités qui résulteraient de ses choix et de ses capacités.
L’égalité des chances méritocratique
Quand les inégalités s’individualisent, quand nous sommes inégaux « en tant que », quand les parcours semblent jouer un rôle essentiel, le modèle de l’égalité des chances gagne nécessairement du terrain
L’égalité des chances méritocratique
Dans son étude sur le clivage droite-gauche dans l’opinion depuis 1969, Janine Mossuz-Lavau observe un changement amorcé dans les années 1980 en France : déclin du thème de l’égalité des conditions, montée progressive du thème de l’égalité des chances comme marqueur de gauche33. Dans ce cas, l’idéal de la société juste n’est plus le communisme, ou même le socialisme, il est celui d’une société dans laquelle chacun pourrait avoir les mêmes chances de réussir sans être jamais entravé par sa naissance et les stéréotypes attachés à son identité. La focale se déplace sur les individus et sur les discriminations, sur les femmes, sur les minorités, sur les identités, sur toutes celles et tous ceux qui concourent avec un handicap. L’idéal de la société juste n’est plus celui de l’égalité sociale, mais celui des inégalités justes parce qu’elles ne reposeraient que sur les mérites et les compétences des individus. Pour le dire de manière sommaire, il n’est pas injuste que les plus méritants et les plus utiles gagnent plus, parfois beaucoup plus, que les autres. En revanche, il est injuste que les femmes, que les membres des minorités, que les handicapés, que les enfants défavorisés, aient moins de chances de faire valoir leur mérite et leur valeur, moins de chances d’accéder aux positions sociales les plus favorables. On raisonne moins sur les écarts entre les positions sociales que sur l’inégalité des chances d’accéder à ces positions.
Note
Résumé de l’égalité des chances
L’égalité des chances méritocratique
Observons d’ailleurs que la critique de l’inégalité des chances a le plus souvent les yeux rivés sur l’accès aux seules élites : il n’y a pas assez de femmes et de personnes issues des groupes discriminés dans les grandes écoles, pas assez chez les cadres dirigeants, pas assez chez les responsables et les élus… Le rêve égalitaire est remplacé par l’idéal statistique d’une distribution parfaitement équitable des individus dans la hiérarchie des positions sociales en fonction de leur mérite et indépendamment de leurs origines et de leurs identités.
Note
On voit bien que ce système ne remet pas du tout en question la pyramide hiérarchique
L’égalité des chances méritocratique
La société juste n’est plus la communauté partageant le travail et la richesse ; bien que cet idéal n’ait pas disparu, il est plus incarné par des communautés exemplaires que par des mouvements de masse34
Note
Les gens n’espèrent plus rien de top-down M. Lallement, Un désir d’égalité. Vivre et travailler dans des communautés utopiques, Paris, Seuil, 2019.
L’égalité des chances méritocratique
Les travailleurs souhaitent que l’égalité soit assurée, mais aussi que le mérite de chacun soit reconnu. Ceux que nous avions interrogés à l’aube des années 2000 étaient attachés à ces deux principes de justice, mais ils ne les confondaient pas. Ils savaient parfaitement que le règne de l’égalité finit par abolir le mérite, et que celui du mérite finit par détruire l’égalité35. Même si on tient à ces deux principes de justice, rien n’autorise à les confondre
L’égalité des chances méritocratique
les hommes peu diplômés restent très sensibles aux inégalités sociales, c’est-à-dire aux inégalités entre les positions sociales, les femmes, les jeunes et les diplômés sont beaucoup sensibles aux discriminations36
L’égalité des chances méritocratique
Cela se comprend aisément : les femmes peuvent se sentir injustement traitées en tant que femmes, les jeunes sont engagés dans une compétition où le mérite est essentiel, les plus diplômés pensent avoir acquis un mérite justifiant les inégalités dont ils bénéficient
L’égalité des chances méritocratique
De manière générale, l’adhésion à l’égalité des chances méritocratique comme principe de justice central est plus forte dans les catégories sociales supérieures, le mérite justifiant les inégalités et leur accès aux positions les plus élevées, et dans l’électorat de droite traditionnel valorisant la responsabilité personnelle et se méfiant de « l’assistance » qui serait le vice fondamental du modèle de l’égalité des places
L’égalité des chances méritocratique
Il va de soi que la valorisation de l’égalité des chances est aussi plus forte chez celles et ceux qui se sentent discriminés et empêchés de faire valoir leur mérite.
L’égalité des chances méritocratique
Au fond, le raisonnement proposé est assez simple. Plutôt que d’en rester à la longue décomposition du régime des classes sociales, ou d’essayer de le maintenir en lui apportant tous les adjuvants possibles, mieux vaut considérer que les inégalités multiples et éclatées sont elles-mêmes un régime d’inégalités
Note
Ce que le livre veut démontrer
V. L’épreuve des inégalités
ces inégalités sont vécues comme des épreuves dans lesquelles les individus se mesurent eux-mêmes, se mesurent aux autres, doivent affronter leurs regards, résister aux humiliations, se définir, s’expliquer ce qui leur arrive, transformer leurs parcours en récits personnels1.
V. L’épreuve des inégalités
les inégalités s’individualisent et se renforcent2
V. L’épreuve des inégalités
Une épreuve se définit par la nature du jeu et par celle du joueur
V. L’épreuve des inégalités
L’épreuve des inégalités est la rencontre des inégalités vécues comme injustes avec un individu se définissant comme un sujet devant être autonome et responsable de lui-même ; un individu souvent détaché des soutiens que lui offraient les classes sociales, les traditions et les institutions ; un individu devant s’affirmer comme singulier et authentique
V. L’épreuve des inégalités
Dans une société valorisant comme jamais l’autonomie d’un sujet capable de conduire sa vie, on n’est pas seulement victime des inégalités, on se demande nécessairement dans quelle mesure nous en sommes responsables.
V. L’épreuve des inégalités
Chacun peut se sentir, simultanément, victime et responsable et doit faire avec un sentiment diffus de culpabilité.
Ce que je vaux
L’expérience intime la plus élémentaire des inégalités est sans doute celle de la honte : découvrir que l’on vaut moins que les autres parce qu’on n’est pas à sa place.
Ce que je vaux
la honte est une émotion sociale fondamentale puisqu’elle est un rappel à l’ordre, une humiliation ne supposant même pas une volonté d’humilier.
Ce que je vaux
La honte est d’autant plus efficace qu’elle est une pure émotion, qu’elle s’impose comme une force extérieure et incontrôlable, un envahissement de soi par la conscience collective
Ce que je vaux
Le contrôle social exercé par la honte est d’autant plus efficace que nous avons honte d’avoir honte dans la mesure où la honte suppose que l’on adopte implicitement le point de vue de celles et de ceux qui nous font honte.
Ce que je vaux
J’ai honte de me trouver vulgaire et grossier, mais j’ai encore plus honte d’adopter le point de vue de ceux qui me trouvent vulgaire et grossier. J’ai honte de mes origines, j’ai donc honte de mes parents, et j’ai d’autant plus honte d’en avoir honte alors que je ne le devrais pas. La honte est donc une émotion sociale élémentaire, une forme de contrôle intériorisé invitant chacun à rester à sa place pour ne pas avoir à éprouver un sentiment aussi humiliant.
Ce que je vaux
Rien n’autorise à penser que cette émotion s’atténue aujourd’hui et nous ne sommes pas près de nous défaire de la honte.
Ce que je vaux
l’individualisation des inégalités renforce une autre émotion qu’il ne faut pas confondre avec la honte : la culpabilité.
Ce que je vaux
le sujet a si intensément intériorisé le point de vue social dominant, le point de vue des autres, qu’il finit par se sentir responsable de ce qu’il est et, par là, il se fait honte à lui-même.
Ce que je vaux
Grâce à la mise en scène du conflit psychique entre le surmoi social et le moi, la psychanalyse nous a familiarisés avec ce type d’interprétation établissant une continuité entre la honte et la culpabilité.
Ce que je vaux
la culpabilité n’est pas seulement l’intériorisation subjective du regard d’autrui, elle est l’intériorisation d’un devoir d’autonomie et de liberté, d’un idéal du moi me conduisant à me définir comme l’auteur de mes propres actions. Ici, la culpabilité découle moins du contrôle social que de l’obligation d’être autonome. Les psychosociologues parlent à ce propos d’internalité5.
Ce que je vaux
Plus nous considérons que nous sommes égaux et autonomes, ou, en tout cas, que nous devrions l’être, plus nous attribuons les actions à des causes internes aux acteurs, à leur personnalité, à leur liberté, à leur volonté
Ce que je vaux
Nous refusons de voir que nous sommes agis par des forces qui nous dépassent, celles de la société, celles des dieux ou celles de la nature.
Ce que je vaux
Pour les sociologues normalement socialisés, il va de soi que les causes des actions sont en réalité extérieures aux acteurs : leur socialisation, les conditions sociales, les mille déterminismes sociaux conduisant à choisir librement ce que l’on est conduit à faire nécessairement. L’internalité serait donc une illusion personnelle et une ruse de la domination sociale nous « faisant croire » que nous serions libres, alors que nous sommes déterminés et manipulés du début à la fin.
Ce que je vaux
il n’empêche que nous préférons nous tenir pour les auteurs de notre vie plutôt que de penser que nous sommes des pantins dont des forces cachées tirent les ficelles
Ce que je vaux
J’observe d’ailleurs que ceux qui défendent, à juste titre souvent, ce déterminisme social radical répugnent à se l’appliquer à eux-mêmes puisqu’il faut bien se donner de bonnes raisons de vivre et de croire que nous sommes un peu autonomes.
Ce que je vaux
quand on ne croit plus à l’inégalité naturelle des dons et quand les inégalités sociales sont plus ou moins neutralisées dans la même classe. Plus je déciderais librement de travailler beaucoup, plus mes notes seraient bonnes et plus les inégalités scolaires seraient justes. Notons qu’aucun enseignant ne peut renoncer à cette fiction de la correspondance du travail et des notes, à laquelle il ne croit pas trop, sauf à dire aux élèves que tout serait joué d’avance sous la force conjointe des origines sociales et des « dons ». Donc : « On peut si on veut ! » Mais les élèves découvrent vite que l’équivalence entre la note et le travail fourni est des plus flottantes : certains travaillent et ne réussissent pas, d’autres travaillent moins et réussissent mieux, et cela tout au long de l’année. Tout va bien pour ceux qui travaillent et réussissent, et mieux encore pour ceux qui réussissent et ne travaillent guère.
Ce que je vaux
Tant que les mauvaises notes résultent d’une absence de travail scolaire, l’honneur est sauf, la norme d’internalité est maintenue puisque tout se passe comme si l’élève avait décidé de ne pas travailler. Mais quand l’élève a choisi de travailler sans que ses résultats s’améliorent, il est confronté à un dilemme. Soit il admet qu’il n’est pas vraiment égal aux autres, il perd toute estime de soi, s’enfonce souvent dans une dépression invisible, décroche sans faire de bruit à l’intérieur même de l’école. Les élèves ont aussi une seconde alternative : ils peuvent transformer leur échec en décision, ils peuvent « choisir » de ne pas travailler et de ne pas jouer le jeu scolaire. Ils s’opposent à l’école et aux enseignants et forgent ainsi une estime d’eux-mêmes d’autant plus solide que, bien souvent, leurs camarades admirent leur courage pendant que les bons élèves « laborieux » sont accusés d’être des « bouffons », des « collabos » que l’on peut cependant envier secrètement.
Ce que je vaux
Après avoir quitté l’école, beaucoup de ces élèves proposent le même récit : j’étais aussi intelligent que les autres, voire plus brillant, mais je n’aimais pas l’école, je détestais les profs, je ne voulais pas me soumettre, j’avais choisi de résister. Ce récit de la liberté est d’autant plus vigoureux que, à toutes les étapes scolaires, chaque élève voit bien que des camarades presque parfaitement semblables à lui réussissent alors qu’il échoue.
Ce que je vaux
Dans les écoles les plus « difficiles », ces stratégies anti-scolaires peuvent aisément devenir une quasi-culture juvénile ; on rejette l’école, démontrant par là qu’elle n’est pas faite pour nous, et cette anticipation conduisant à l’échec ou le renforçant démontre bien, aux yeux des élèves, que cette école n’est pas faite pour eux. Ils réalisent la « prophétie » de leur échec. Bien sûr, ces élèves sont les victimes d’inégalités sociales objectives : leurs familles les motivent trop peu ou trop mal, elles n’ont pas des ressources culturelles indispensables au travail scolaire efficace à la maison, les parents se déchirent parfois, les grands frères ne sont pas des exemples… Mais tout cela n’empêche pas ces élèves de vouloir absolument se vivre comme les auteurs de leur histoire scolaire, quitte à ce que cette volonté se retourne contre eux
Note
Histoires d’égo
Ce que je vaux
Les classes sociales étaient plus ou moins vécues comme des communautés de destin et de valeurs, comme des « nous » protégeant les individus des effets destructeurs des inégalités.
Ce que je vaux
Le groupe est oppressant, limité, lourd, fait et défait les réputations comme dans un village, mais il protège. Le régime des inégalités multiples n’atténue pas les inégalités, mais il les fractionne et les individualise.
Ce que je vaux
Sans armure collective, les inégalités sociales nous blessent profondément. Les pathologies sociales résultent de la séparation de l’individu et de la société, et peu importe qu’elle soit décrite comme une anomie ou comme une aliénation.
Ce que je vaux
l’individu est comme séparé de la société et renvoyé à lui-même. On dénonce alors la souffrance, la solitude, la vulnérabilité… En contrepoint, le care, le soin et le souci des autres et de chacun deviennent des exigences de justice et de solidarité.
Ce que je vaux
La Misère du monde ne vient certainement pas de la seule révélation des inégalités sociales7. La misère du monde, c’est la souffrance, le désarroi et la solitude des individus dont les socles sociaux se dérobent
Ce que je vaux
À l’intérieur du même groupe social, les petites inégalités font mal, parfois plus mal que les inégalités séparant les classes entre elles.
Ce que je vaux
La souffrance résulte de l’inéquation de ce que l’on est et du monde social, de la manière dont on a été produit par son milieu et des situations dans lesquelles on vit. Je ne suis plus à ma place et je n’ai plus de place
Ce que je vaux
Cette inadéquation au monde engendre la difficulté de construire un récit cohérent de sa propre vie. Elle se déploie dans des plaintes intimes que les autres ne peuvent pas entendre. C’est la souffrance du régime des inégalités multiples, de la tyrannie des petites inégalités vécues comme des mises à l’épreuve
Ce que je vaux
N’étant plus structuré par son statut, par ses héritages, par ses identités collectives, l’individu est comme à côté de lui-même et pense que sa souffrance n’est qu’à lui8.
Note
Là-dessus il y a moyen de créer une nouvelle religion ou une nouvelle identité : tu n’es pas seul à souffrir. Un autre monde est possible
Ce que je vaux
Alors que, dans le régime des classes sociales, les identités, les expériences subjectives et les positions sociales s’emboîtent les unes dans les autres, dans le régime des inégalités multiples, elles se séparent pour peu qu’on y regarde de près.
Ce que je vaux
Avec le déclin de l’ordre des classes sociales, des destins sociaux et de la sécurité des statuts, même les plus inégaux, les caractères sont érodés par la précarité des emplois, les transformations continues du travail, l’emprise des diplômes, le poids des parcours singuliers.
Ce que je vaux
Les contradictions culturelles du capitalisme sont exacerbées quand nous devons être rationnels et actifs, mais aussi authentiques et singuliers. Nous sommes tenus d’être autonomes, d’avoir des projets, de réussir nos études et notre vie professionnelle, de réussir notre vie familiale, tout en étant de plus en plus libérés des traditions et des rôles qui nous attendent. Mais, dans le même mouvement, le capitalisme détruit l’assise subjective de l’individu, le dépossède de ses certitudes et de ses appartenances collectives. C’est aux individus qu’il revient de construire une consistance subjective qui ne leur est plus donnée comme un destin10.
Ce que je vaux
De la même manière, alors que nous devons nous soumettre à des autorités légitimes, les fondements de l’autorité sont mis en cause. Ni la tradition ni les principes sacrés ne peuvent plus asseoir une autorité indiscutable que ne justifient plus que la force des règles et l’efficacité pratique
Ce que je vaux
Quand les maîtres ne s’appuient plus sur un métier vocationnel grâce auquel ils « incarnent » les principes supérieurs de l’institution – la grande culture, la raison, la nation, la morale… –, il ne leur reste plus qu’à mobiliser leur charisme, réduit à un charme personnel, et leur efficacité pédagogique. Comme vous ne m’obéirez pas parce que j’incarne des valeurs et une autorité supérieures, obéissez-moi parce que je suis chaleureux et attentif, et parce que je suis capable de vous faire réussir !
Ce que je vaux
Les maîtres doivent alors faire eux-mêmes ce que l’institution faisait pour eux, ils doivent donner aux élèves de bonnes raisons d’obéir puisque l’institution scolaire n’est plus en mesure d’imposer le cadre symbolique de l’autorité. Ils se sentent désarmés, renvoyés à eux-mêmes et l’on comprend qu’ils pensent que leur métier est de plus en plus difficile et « usant ».
Ce que je vaux
Au début du siècle dernier, la forme cardinale de la souffrance psychique était celle de la névrose : l’individu souffrait parce qu’il était écrasé par les obligations morales et par les censures qui l’empêchaient d’advenir à lui-même. La société était trop lourde
Ce que je vaux
Un siècle après, l’individu est rendu malade par l’obligation d’agir, de s’engager et d’être authentique. Il doit être actif, il doit puiser en lui-même pour atteindre son idéal d’autonomie et le mal du siècle devient la dépression, l’épuisement, la fatigue, l’ennui, l’absence de désirs et de projets.
Ce que je vaux
On abandonne le divan du psychanalyste qui essaie de libérer le sujet de ses complexes, pour se précipiter à la pharmacie qui fournit les antidépresseurs afin de recharger les batteries d’un sujet épuisé par ses incertitudes et sa propre liberté.
Ce que je vaux
La régulation religieuse et morale est remplacée par la société chimique généreuse en drogues et molécules capables de se substituer à la régulation sociale des humeurs et des caractères
Être et ne pas être victime
La théorie de la frustration relative
Être et ne pas être victime
La frustration relative repose sur des passions obscures, la comparaison continue, « l’amour-propre » et les frustrations provoquées par le fait que les autres ont ce dont je suis privé. L’envie en serait le ressort essentiel et toute inégalité, juste ou non, serait une blessure. Le second socle de cette théorie est la démocratie elle-même. Plus nous pensons que nous sommes fondamentalement égaux et que nous devons l’être, plus les inégalités, aussi petites soient-elles, nous sont insupportables
Être et ne pas être victime
La théorie de la frustration relative est si puissante qu’elle marche presque à tous les coups :
Être et ne pas être victime
Par exemple, alors que les inégalités entre les femmes et les hommes se sont légèrement réduites entre 2003 et 2017, la perception que ces inégalités tendent à se réduire passe de 29 % à 24 %, et le sentiment qu’il reste beaucoup à faire monte de 69 % à 74 %. Quant à l’impression de subir des discriminations à l’embauche, elle passe de 7 % à 22 % chez les femmes15. Le désir d’égalité croît plus vite que la réduction des inégalités
Être et ne pas être victime
En définitive, une théorie qui explique tout finit par ne plus expliquer grand-chose.
Être et ne pas être victime
Cela dit, comment ne pas voir que l’individualisation des inégalités peut avoir pour conséquence l’accentuation des comparaisons, notamment des comparaisons au plus près, et une extrême sensibilité aux inégalités « fines » accentuant la frustration, la « jalousie » et le ressentiment.
Être et ne pas être victime
je suis plus frustré par les « privilèges » de mes proches qui bénéficient de niches fiscales que par l’iniquité possible des taux d’imposition selon les revenus18
Être et ne pas être victime
De la même manière, les élèves sont beaucoup plus sensibles aux inégalités scolaires proches, entre les filières du même établissement ou entre les établissements relativement proches dans la même ville, qu’ils ne le sont aux grandes inégalités distinguant les établissements et les filières de relégation et les écoles réservées aux élites
Être et ne pas être victime
Individualisées et sous-tendues par le modèle de l’égalité des chances, les inégalités sont vécues comme des discriminations, comme un traitement injuste, comme une volonté de nuire ciblée.
Être et ne pas être victime
Il y a une dizaine d’années, j’avais eu une longue discussion avec des étudiants québécois m’expliquant que si les ouvriers étaient mal payés, c’est parce qu’ils étaient discriminés, parce qu’ils étaient méprisés, alors que je pensais plus simplement qu’ils étaient exploités par des employeurs ayant intérêt à les payer mal. Nous décrivions les mêmes faits dans deux univers normatifs pour le moins contrastés ; les étudiants voyaient le monde social en termes de discriminations, j’étais resté très « lutte des classes ». Les étudiants voyaient une violence symbolique généralisée là où je voyais des rapports de production. Si j’en juge par les quelques débats auxquels j’ai participé ces dernières années, les étudiants québécois ont gagné la partie chez les plus jeunes et les plus militants.
Être et ne pas être victime
Quand l’expérience des inégalités est perçue comme une affaire de discriminations, chacun peut se considérer comme une victime et le règne d’une victimologie générale ne cesse de s’étendre19
Être et ne pas être victime
Nous serions tous victimes du système, des puissants et, généralement, de tous les autres.
Être et ne pas être victime
Dans ce cas, nous entrerions dans la culture de la plainte et de la dénonciation en exigeant d’être reconnus comme des victimes. Comme les injustices sont peu contestables, chaque victime serait innocente, et innocente parce que victime. Une victime serait dédouanée de toute responsabilité et, dans certains cas, les conduites les moins acceptables des victimes pourraient être perçues comme des réactions légitimes aux injustices subies. La violence subie, fût-elle symbolique, justifie la violence des victimes et la plainte est toujours légitime chez ceux que la domination prive de la capacité d’être un sujet20.
Être et ne pas être victime
Il existe cependant une limite à l’extension du règne des victimes, c’est le soupçon porté sur les victimes au nom du principe de responsabilité associé à l’individualisation des inégalités.
Être et ne pas être victime
Autant nous acceptons volontiers de tenir les autres pour des victimes, autant il nous est plus difficile de nous considérer nous-mêmes comme une victime sans renoncer à notre autonomie, à notre dignité et à notre égalité fondamentale.
Être et ne pas être victime
Nous avons déjà vu que beaucoup d’élèves préféraient se vivre comme les responsables de leurs échecs plutôt que de se tenir pour les victimes de leur condition. Affaire d’honneur à leurs yeux.
Être et ne pas être victime
Le cas des personnes discriminées est plus révélateur encore de la difficulté d’adopter le statut de victime.
Être et ne pas être victime
Aucune d’entre elles, je dis bien aucune, n’ignorait qu’elle avait pu être discriminée et, la plupart du temps, stigmatisée par des attitudes et des propos allant des plaisanteries lourdes aux insultes en passant par les allusions, les évitements, les gênes…
Être et ne pas être victime
Et pourtant, la plupart des personnes que nous avions interrogées refusaient d’endosser personnellement le statut de victime, de penser qu’elles n’étaient définies que par les inégalités et les injustices qu’elles subissaient
Être et ne pas être victime
se définir soi-même comme une victime, c’est renoncer à sa propre valeur, c’est renoncer à se battre.
Être et ne pas être victime
On peut donc savoir qu’on est victime tout en refusant d’être réduit au rôle de la victime.
Être et ne pas être victime
Je ne suis pas seulement une femme, seulement un Arabe, un Noir ou un homosexuel. Je ne suis pas réductible à la communauté à laquelle je suis censé appartenir, même si je n’ignore pas que j’en fais partie
Être et ne pas être victime
les victimes ne sont pas toujours « innocentes ».
Singulier et méprisé
Au fond, ce qui gêne les critiques de la société des individus singuliers et authentiques, c’est le fait que l’authenticité devienne une aspiration commune, une aspiration de masse et pour la masse
Singulier et méprisé
Parce que les injustices les plus profondes sont des souffrances intimes, secrètes, indicibles, elles deviennent invisibles
Singulier et méprisé
Les plus profondes des violences sociales seraient déniées, invisibles quand les individus ne peuvent faire valoir leur authenticité et leur singularité. Ce sont les souffrances dont les causes sont sociales mais dont la responsabilité est attribuée aux individus
Singulier et méprisé
Les souffrances étant toujours singulières, elles ne seraient plus médiatisées par les religions, les mouvements sociaux, les identités collectives capables de les inscrire dans des cadres collectifs. Chacun serait seul, invisible, incapable d’être authentique et de choisir la vie qui lui semble la meilleure.
Singulier et méprisé
le thème du mépris domine le vocabulaire de la dénonciation des injustices26. Je suis méprisé parce que personne ne me voit, je suis méprisé parce que je suis invisible, parce que personne n’imagine combien je souffre, combien je me bats, combien je résiste. Les minorités sont méprisées, les travailleurs sont méprisés, les étudiants sont méprisés, les artistes sont méprisés, les ménagères sont méprisées, les malades sont méprisés, les usagers des administrations et des services sociaux sont méprisés parce que personne ne voit leurs souffrances et leurs détresses, parce qu’ils sont des numéros anonymes, parce qu’ils ne sont pas reconnus comme des individus uniques et authentiques
Singulier et méprisé
Alors que, d’un côté, on ne me voit pas assez, de l’autre, on me voit trop comme je ne suis pas. Ma singularité se dilue dans celle du collectif auquel je suis assigné
Singulier et méprisé
les images et les stéréotypes collectifs sont comme des négations de soi
Singulier et méprisé
On me voit trop : trop comme une femme, trop comme un immigré, trop comme un ouvrier, trop comme un jeune, trop comme un banlieusard… alors que je suis singulier et que je voudrais être authentique et vu pour ce que je suis
Être juste
La force d’un sentiment de mépris que le mouvement des Gilets jaunes a parfaitement cristallisée procède sans doute de faits objectifs comme l’arrogance des élites, l’anonymat bureaucratique, les blocages de la démocratie, les mises en scène médiatiques de la vie sociale, les préjugés… Mais tout cela n’est pas vraiment nouveau. En revanche, l’individualisation des inégalités conjuguée au désir d’être un individu singulier et authentique explique sans doute pourquoi le sentiment d’être méprisé est aujourd’hui si fortement couplé à l’expérience des inégalités
Être juste
Ce n’est pas grand-chose de donner un coup de main, de participer à une association, de consacrer une partie de son temps à la vie collective, d’entraîner les gamins qui jouent au foot, d’organiser des repas collectifs, de faire du soutien scolaire
Être juste
bien des personnes expliquent que ce n’est pas si mal et qu’il leur arrive de se méfier de ceux qui sont toujours en colère, de ceux qui s’indignent de tout et se sentent ainsi dédouanés.
Être juste
Mieux vaut construire un ordre juste pour soi-même que de participer à la concurrence des colères, disent tous ceux qui voient bien que les postures indignées n’engagent pas forcément des pratiques
Être juste
Si l’école est injuste, on peut toujours être un enseignant attentif et chaleureux avec ses élèves, plutôt que protester rituellement tout en ne faisant rien pour changer les choses là où je suis. Si les autres sont racistes, rien n’oblige à l’être à son tour
Note
Encore une individuation de la responsabilité, alors que ce dont on a besoin c’est d’agir en collectif
Être juste
Dans notre étude sur l’expérience des injustices au travail, beaucoup se disaient victimes d’injustices tout en refusant d’être injustes à leur tour dans la petite sphère dont ils avaient la maîtrise
Être juste
Nous devons refuser l’idée d’une crise généralisée, celle d’une société tellement émiettée qu’elle ne serait plus une société. Aussi faut-il essayer de quitter les épreuves individuelles pour aller vers les enjeux culturels, politiques et sociaux qui les constituent, et vers les conflits et les mobilisations qui s’efforcent, malgré tout, de construire les cadres d’une vie commune.
VI. Discriminations, égalité, reconnaissance
les personnes discriminées veulent être reconnues. Elles veulent que leurs identités aient la même valeur, la même dignité et les mêmes droits que celles des majorités. Elles veulent être reconnues, pas seulement tolérées
VI. Discriminations, égalité, reconnaissance
Pourrons-nous vivre ensemble, égaux et différents1 ? Rien n’est moins sûr quand l’espace des différences s’élargit et se singularise, mais il est certain que c’est la question centrale posée par le régime des inégalités multiples.
Retours du refoulé
Les enquêtes conduites en France mettent en évidence une stabilité ou même un léger déclin de la xénophobie, notamment chez les plus jeunes et les plus éduqués. La société française serait donc de plus en plus tolérante39. Mais, parallèlement, nous assistons aux retours du refoulé montrant que la reconnaissance menace ce que sont ou ce que croient être un grand nombre d’individus.
Retours du refoulé
Il faudrait en revenir à la fermeture des frontières, au rejet de l’Europe et de la mondialisation. Il faudrait construire des institutions fortes, rétablir l’autorité et défendre une laïcité rigoureuse
Note
Laïcité rigoureuse = oppression et invisibilisation de l’Islam
Retours du refoulé
Tous ces discours se sont imposés parce qu’ils parlent au nom d’un peuple oublié par les élites et par l’État. Les territoires ruraux et périurbains seraient abandonnés, les élites urbaines bénéficiant de la mondialisation mépriseraient le peuple, l’insécurité régnerait partout dans une société envahie par les étrangers… Le « village français » serait détruit par un ensemble de forces économiques et culturelles venues de l’étranger et relayées par des élites cosmopolites et corrompues, incapables de protéger les citoyens40
Note
L. Bouvet, L’Insécurité culturelle. Sortir du malaise identitaire français, Paris, Fayard, 2015 ; J.-P. Le Goff, La Fin du village. Une histoire française, Paris, Gallimard, 2012.
Retours du refoulé
Cette lecture identitaire de la vie sociale s’étend, non parce que tous la partagent, mais parce que chacun est conduit à se définir par rapport à elle. L’extrême droite gagne la bataille des idées dans la mesure où elle impose ses thèmes et son agenda. L’analyse des sondages qui ont suivi les attentats terroristes de 2015 et 2016 met en évidence la force de cette représentation.
Retours du refoulé
De la même manière, pour peu que l’on parvienne à faire la part de l’homophobie dans la Manif pour tous, ce mouvement peut être compris comme la défense d’une conception « normale » de la famille. On veut bien tolérer l’homosexualité, mais on n’accepte pas pour autant que s’efface la norme de la famille conjugale hétérosexuelle.
VII. Défiances, indignations et populismes
En Europe, une partie de l’ancienne souveraineté nationale est déléguée aux institutions européennes et aux accords internationaux, pendant que les grandes décisions économiques semblent échapper aux gouvernements nationaux au profit de mécanismes financiers et de l’affirmation de nouvelles puissances, dont la Chine évidemment. Alors que des enjeux vitaux, comme le réchauffement climatique et les pandémies, sont nécessairement mondiaux, les citoyens des sociétés démocratiques ont l’impression de ne plus peser sur des gouvernements qui ne conduisent plus la marche du monde.
VII. Défiances, indignations et populismes
Les gauches réformistes appuyées sur les classes populaires et la confiance dans l’État se portent mal, très mal en France, une partie de leur électorat se tourne vers les Verts et le centre libéral, alors que l’électorat populaire balance entre l’abstention – deux tiers des électeurs aux régionales de 2021 – et les populismes de droite.
VII. Défiances, indignations et populismes
On vote en fonction des risques et des peurs plutôt que par adhésion aux promesses de jours meilleurs
Note
U. Beck, Pouvoir et Contre-Pouvoir à l’heure de la mondialisation, Paris, Flammarion, 2003.
VII. Défiances, indignations et populismes
tant que la croissance est là, les inégalités sociales et les régimes autoritaires seraient acceptables dans les démocraties illibérales2.
Note
. A. Bell, Beyond Liberal Democracy : Political Thinking for an East Asian Context, Princeton, Princeton University Press, 2006
VII. Défiances, indignations et populismes
Les groupes d’intérêts défendent normalement leurs intérêts, les territoires se défendent, les syndicats défendent leurs mandants sans parvenir à généraliser leurs luttes
VII. Défiances, indignations et populismes
Les tentatives de lier tous ces combats adoptent souvent une rhétorique populiste opposant le peuple national et le peuple des travailleurs à des élites supposées homogènes et toutes-puissantes.
La défiance
Les Français ont moins confiance dans les autres et dans les institutions que les citoyens de pays qui peuvent pourtant sembler plus corrompus et plus violents. J’ajoute que les élèves français ont nettement moins confiance en eux que ceux des pays comparables. Nous partagerions donc une culture de la défiance, et de manière très prononcée
La défiance
On pense, plus que les autres Européens, que les hommes politiques sont corrompus, que les médias nous mentent et qu’il ne faut pas avoir confiance dans les autres, on croit aussi nettement plus que les Suédois et les Espagnols par exemple que les pauvres ne font pas assez d’efforts pour trouver du travail. En revanche, bonne nouvelle, notre goût pour les hommes forts serait sensiblement moindre que celui des Allemands et des Espagnols.
Note
Ah bon? Et mac ron?
La défiance
Dans les pays où la confiance est élevée, les gouvernements ont fait appel au civisme des individus, les restrictions et les mesures de contrôle ont été faibles, alors que, dans les pays où la confiance est faible, les confinements ont été beaucoup plus sévères et les contrôles plus rigoureux4. Plus la confiance est forte, plus on s’appuie sur les individus ; plus elle est faible, plus on compte sur l’État, et moins il faut avouer que « l’État ne peut pas tout ».
La défiance
Par exemple, 3 % des supporters du professeur Raoult font confiance à Emmanuel Macron, 96 % d’entre eux pensent que les médias cachent quelque chose, 89 % sont hostiles aux vaccins, 42 % croient dans la thèse du grand remplacement, 40 % sont climatosceptiques et 40 % seraient favorables à la candidature de Jean-Marie Bigard ou de Cyril Hanouna5
La défiance
cette défiance n’est pas la réserve critique que nous devrions avoir, c’est une méfiance générale qui se projette sur un débat scientifique
La défiance
défiance excède la prudence et la réserve que les citoyens devraient normalement avoir envers les puissants et ceux qui nous gouvernent. Associée à une vision complotiste du monde, elle révèle l’incapacité de définir les causes de son malheur et de nommer ses adversaires
Note
Si les adversaires que l’on pourrait combattre sont cachés, si les causes du malheur sont obscures, il ne reste que des complots, des forces occultes, des ennemis invisibles, et il n’est pas difficile de trouver partout les signes de leur influence.
La défiance
On doit aussi faire l’hypothèse que la société s’est si profondément transformée que les individus ont l’impression que leurs problèmes et leurs épreuves n’ont plus d’expressions collectives et politiques, ou, pour le dire autrement, qu’ils ne sont plus représentés
La défiance
Le citoyen vote moins, mais s’informe davantage. Les audits et les enquêtes d’opinion se multiplient, les procédures d’évaluation se renforcent. L’électeur n’adhère pas, il sanctionne, il vote contre, pas seulement pour le « moins pire », mais contre celui qui gouverne. L’élection présidentielle de mai 1981 fut probablement la dernière élection d’adhésion à un programme. En 1977, 42 % des Français pensaient que les hommes politiques ne s’occupent pas d’eux, ce taux est monté à 69 % en 1990 et à 78 % en 2009
La défiance
le vote ouvrier a délaissé les partis de gauche pour se déporter vers l’abstention, la droite et l’extrême droite. C’est un vote de travailleurs blancs, peu diplômés, au travail pénible, des travailleurs qui ont le sentiment de voir les anciens liens communautaires se défaire, un vote souvent hostile aux minorités, aux immigrés et aux élites9
La défiance
comme le nombre de diplômés du supérieur n’a cessé de croître, il s’est formé une nouvelle « classe »10
Note
on parle des bobos, de la « gauche brahmane », de la classe créative, des branchés, de cette catégorie sociale composite formée par les vainqueurs de la nouvelle compétition économique et scolaire
La défiance
L’électorat d’Emmanuel Macron est composé des vainqueurs de la compétition scolaire qui ont su rentabiliser leurs diplômes, alors que celui de Jean-Luc Mélenchon compte autant de diplômés, mais de diplômés qui n’ont pas converti leurs diplômes en revenus élevés. Diplômés, ils adhèrent aux valeurs individualistes du libéralisme culturel, mais ils sont hostiles au capitalisme qui ne leur a pas rendu justice sur le marché du travail. Riche et diplômé, l’électorat de François Fillon reste proche de la droite traditionnelle bénéficiant de rentes plus élevées que les autres. L’électorat du Rassemblement national tranche nettement avec tous les autres ; il est peu diplômé et pauvre, c’est l’électorat populaire.
La défiance
Traditionnellement, la droite tenait les inégalités pour naturelles et méritocratiques, alors que la gauche ne pouvait pas les justifier. Aujourd’hui le sentiment de vivre dans une société injuste est plus élevé à l’extrême droite
La défiance
Mais en changeant de camp, la perception des inégalités a aussi changé de nature. L’économie morale des électeurs et des sympathisants de l’extrême droite se porte contre les immigrés qui « volent » le travail des Français et « vivent aux crochets » de l’État-providence ; 69 % des ouvriers disent qu’il y a trop d’assistanat. À leurs yeux, les impôts aggraveraient les inégalités, alors que les diplômés, plus riches, y sont paradoxalement moins hostiles. Cette critique des inégalités est associée au sentiment de déclin de la France, à une demande de sécurité et d’autorité. De manière a priori surprenante, les jeunes demandent aussi de l’autorité, alors même qu’ils sont très attachés au libéralisme des mœurs. Tout se passe comme s’ils souhaitaient que l’autorité publique les protège des « excès » de leurs libertés personnelles16.
Colères et représentations
Avec le fractionnement des inégalités, le « deal » de la société de classes en croissance ne tient plus ; il n’est plus possible d’échanger de la soumission ou du consentement contre de la sécurité et de l’enrichissement
Colères et représentations
Les militants sont beaucoup plus scolarisés et plus « intégrés » que la moyenne des Français, ce qui explique que les révoltes populaires comme celle des Gilets jaunes ont pu se sentir écartées de ces combats.
Colères et représentations
Jusqu’au début des années 2000, pour organiser une lutte, il fallait passer par un certain nombre de filtres et de ressources. Il fallait trouver une salle pour réunir les gens, il fallait imprimer des tracts et des affiches pour les informer, il fallait que des militants formés prennent la parole en public et rencontrent des interlocuteurs, alliés et adversaires, il fallait des relais dans la presse… Bref, il fallait que des militants et des organisations « rationalisent » et, souvent, « refroidissent » et canalisent les émotions et les intérêts qu’ils devaient mobiliser
Colères et représentations
Ce répertoire d’action se rétrécit avec la toute-puissance d’Internet et des réseaux grâce auxquels chacun peut être le militant de sa propre cause.
Colères et représentations
Nombre de barrières et de hiérarchies sont abolies, celles de l’amateur et du professionnel, de l’expert et du profane, des stars et des quidams… mais aussi celles de la vérité et de l’ignorance, des faits et des opinions, celles des causes et des complots, dans un espace si démocratique que tout se vaudrait, si ce n’est la popularité des individus sur la Toile21.
Colères et représentations
si la démocratie passe par Internet, les régimes autoritaires peuvent retourner la technologie à leur avantage : il suffit d’inonder la Toile et de remplacer le sens commun par des vérités alternatives2
Colères et représentations
indifférence à la vérité dans un espace où tout peut être dit, entendu et rapidement oublié23.
Colères et représentations
sur la Toile il y a moins lieu de respecter la face des autres, de ceux que l’on ne connaît pas et que nous ne verrons jamais. Pas besoin de « prendre des gants » !
Colères et représentations
Les choix personnels et les filtres des algorithmes enferment les individus dans des bulles les confortant dans leurs goûts et leurs opinions, parfois dans leurs angoisses et leurs obsessions
Note
Bulle
Colères et représentations
les tweets ne favorisent pas vraiment les pensées nuancées
Colères et représentations
Alors que l’autorité traditionnelle s’appuyait sur l’histoire, les mythes fondateurs et les dieux, l’autorité démocratique en appelait à l’avenir, à la science, aux jours meilleurs, aux lendemains qui chantent
Note
Le mythe du progrès
Gilets jaunes
Dans la mesure où la lutte contre les inégalités suppose des liens de solidarité, comment redéfinir la solidarité dans un régime d’inégalités
VIII. Fraternité et cohésion sociale
La lutte contre les inégalités sociales exige de « faire payer » les très riches et les riches, de combattre résolument la toute-puissance du capitalisme financier, la fraude et l’évasion fiscales… Mais le combat opposant les « petits » aux « gros » ne suffit pas quand on se demande ce qui pourrait mobiliser les « petits », tous différents, dans un même combat
VIII. Fraternité et cohésion sociale
Comment penser la fraternité, la solidarité si on préfère un vocabulaire plus laïque, quand nous savons que nous ne vivrons plus dans des sociétés de classes et dans des nations perçues comme homogènes,
Critique de l’égalité des chances méritocratique
la pleine égalité des chances menace aussi la solidarité ou la fraternité car celui qui ne doit son succès qu’à lui-même ne doit rien aux autres, pendant que celui qui n’a pas de mérite ne peut s’en prendre qu’à lui-même
Critique de l’égalité des chances méritocratique
la lutte des classes est remplacée par la guerre des vainqueurs et des vaincus de la méritocratie1.
Critique de l’égalité des chances méritocratique
plus les sociétés croient dans la réalisation de l’égalité des chances, ce qui est une croyance plus qu’une réalité, plus elles pensent (en supposant que les sociétés pensent) que les inégalités sociales sont acceptables et justes puisqu’elles reposent sur le mérite des uns et sur la démission des autres.
Note
Égalité des chances = narratif de la méritocratie
Critique de l’égalité des chances méritocratique
La croyance dans le mérite assure la légitimité des vainqueurs de la compétition. En clair, plus on est diplômé et plus on a des revenus élevés, plus on croit dans son propre mérite et plus les inégalités sociales paraissent justes3. Cela ne serait pas si grave si la croyance dans son propre mérite ne conduisait pas à se libérer de tout sentiment de dette à l’égard de ceux qui n’ont pas assez de mérite et qui sont plus ou moins tenus pour responsables de leur malheur
Critique de l’égalité des chances méritocratique
Tout se passe comme si les plus méritants étaient poussés vers le haut par l’accès aux études longues, ce qui est indiscutablement juste, pendant que les autres étaient plus ou moins abandonnés.
Critique de l’égalité des chances méritocratique
L’égalité des chances méritocratique affaiblit la solidarité
Note
Tout simplement car c’est chacun pour sa gueule et son mérite personnel
Critique de l’égalité des chances méritocratique
les pauvres ne pouvant se prévaloir d’aucune discrimination se sentent abandonnés, invisibles, et se tournent vers les partis populistes pour défendre le dernier privilège qu’il leur reste, celui d’être des hommes blancs « enracinés » dans la nation
Critique de l’égalité des chances méritocratique
solidarité des dominés et des exploités vole en éclats.
Critique de l’égalité des chances méritocratique
l’égalité des chances repose sur un principe de concurrence équitable dans lequel les acteurs ne sont liés que par les règles de la compétition
Critique de l’égalité des chances méritocratique
Pourquoi les qualités humaines qui sont si nécessaires à la vie sociale échappent à toute mesure et à toute reconnaissance du mérite ? Le mérite se détache de la solidarité parce qu’il n’est jamais défini comme une forme de contribution à la vie et à la richesse communes, parce qu’il reste attaché aux individus et pas aux collectifs
Critique de l’égalité des chances méritocratique
Or la richesse est produite par des collectifs, les objets par l’usine, la santé par l’hôpital, l’éducation par l’école, et non par chacun de ceux qui y travaillent.
Critique de l’égalité des chances méritocratique
Mais pour justifier des inégalités de revenus considérables, il faut bien faire comme si le travail collectif n’était que la juxtaposition de mérites individuels plus ou moins exceptionnels.
Critique de l’égalité des chances méritocratique
L’égalité des chances devrait donc être incluse dans un modèle de justice plus large qu’elle-même, au risque de n’être que l’idéologie des vainqueurs et de ceux qui aspirent à le devenir
Justice et fraternité
signification naturelle de la fraternité : à savoir qu’il faut refuser des avantages plus grands s’ils ne profitent pas aussi à d’autres moins fortunés11. »
Justice et fraternité
Alors que la liberté et l’égalité, l’égale liberté de tous, sont des principes de justice a priori et universels, la fraternité implique des « liens sentimentaux » et sa définition varie en fonction des sociétés et des civilisations. S’agit-il d’une fraternité universelle, de la fraternité d’un peuple, d’une nation, d’une classe sociale, de celle des enfants du même dieu et qui sont tous des frères ? Une société composée d’individus seulement libres et égaux ne serait pas vraiment une société. Elle ne serait qu’une « association », disaient les constituants en 1789.
Justice et fraternité
La fraternité n’est pas un principe a priori puisqu’elle prend des formes diverses, c’est un type de lien social, un ensemble de devoirs envers ses concitoyens, ses frères en religion, ses camarades de travail…
Justice et fraternité
On remarquera d’ailleurs que, longtemps, la fraternité n’a pas vraiment inclus les femmes : la Fête de la fraternité du 20 avril 1848 célèbre l’instauration du suffrage universel réservé aux hommes et la République fraternelle pensait que les colonisés n’étaient pas vraiment des frères comme les autres.
Justice et fraternité
Quant au règne absolu de la fraternité, il a un nom bien connu : le totalitarisme ; tous semblables parce que tous enfants du même chef, du même sang, de la même nation.
Justice et fraternité
Tout en étant attaché au principe d’égalité, il n’est pas aussi évident que nous voulions vraiment l’égalité : nous tenons aux petites inégalités, nous laissons faire, nous regardons ailleurs, nous ne ratons pas une occasion d’être favorisé et nous consacrons beaucoup d’énergie à défendre et à justifier les inégalités qui nous sont favorables13
Justice et fraternité
la fraternité doit bien renvoyer à une communauté concrète envers laquelle nous nous sentons redevables
De l’intégration à la cohésion
les pathologies sociales qui surgissent dans ce modèle de société : la domination, la violence, l’anomie, le désenchantement du monde…
De l’intégration à la cohésion
la division du travail reposait sur l’exploitation, que l’école reproduisait les inégalités, que la famille enfermait les femmes…
De l’intégration à la cohésion
Que l’on observe le choix des prénoms, les pratiques religieuses, les mariages, les opinions sur la sexualité ou les attitudes envers les animaux, la société française n’est plus soudée par un socle catholique largement partagé par les croyants et les non-croyants
De l’intégration à la cohésion
Les Français se sentent intégrés dans une société qu’ils jugent fragmentée17, et plus une société se perçoit comme clivée, moins elle se sent solidaire18
Note
18. A. Alesina et E. Glaeser, Combattre les inégalités et la pauvreté. Les États-Unis face à l’Europe, Paris, Flammarion, 2006.
De l’intégration à la cohésion
les citoyens peuvent dénoncer les clivages et les inégalités, sans se sentir tenus d’agir pour l’égalité des autres, de ceux qui sont de l’autre côté des multiples barrières. Pourquoi faire des sacrifices pour ceux que l’on ne croise plus jamais, dont on pense qu’ils sont trop différents, alors que l’on se sent soi-même victime d’une injustice parce qu’on vit de l’autre côté du périphérique, parce qu’on est dans un désert médical, parce que l’école du quartier n’est pas assez bonne… ?
De l’intégration à la cohésion
Chacun se sent inégal « en tant que » et l’image des quartiers défavorisés ne cesse de se dégrader, alors que le nombre de ceux qui pensent que l’on aide trop les pauvres continue de croître
Note
R. Bigot, S. Hoibian et J. Müller, Évolution du regard sur les quartiers sensibles et les discriminations de 2009 à 2014, CRÉDOC, no R322, avril 2015 ; R. Bigot, « En 2014, le soutien de l’opinion à l’État-providence vacille », Institut des hautes études de la protection sociale, 16 octobre 2014.
De l’intégration à la cohésion
Il est rationnel de faire confiance et de développer le capital social pour maximiser ses utilités personnelles. Chacun a intérêt à coopérer, à mobiliser ses ressources, à donner et à rendre, à faire le pari de la réciprocité, de la même manière qu’il a intérêt à participer au financement d’un bon système de transport, d’éducation et de soins2
De l’intégration à la cohésion
Alors que le gouvernement décrète des politiques au nom de l’intérêt général décliné rationnellement dans des lois et des administrations, la gouvernance multiplie les politiques ciblées et surtout des politiques visant à mobiliser les acteurs, les poussant à agir dans le sens de leurs intérêts qui seraient à terme ceux de l’intérêt général. On passe du respect de la règle à la mobilisation des acteurs qui ont intérêt à agir de façon coordonnée27
De l’intégration à la cohésion
quitte à ce que la majesté des institutions se disperse en une multitude de dispositifs toujours plus ou moins négociables, amendables et éphémères
De l’intégration à la cohésion
Les bonnes règles sont celles qui permettent de jouer en mobilisant le plus d’acteurs possible et en ciblant le plus de problèmes possible.
De l’intégration à la cohésion
Il faut se débarrasser de la société considérée comme un système surplombant et déterminant les conduites des acteurs. En réalité, la vie sociale est commandée par l’incertitude et les acteurs sociaux ne sont pas seulement des humains, ce sont aussi des techniques et des non-humains avec lesquels nous interagissons. L’unité de base de la vie sociale n’est ni l’individu ni des catégories collectives comme les classes sociales, mais les acteurs-réseaux qui produisent de façon continue la vie sociale.
De l’intégration à la cohésion
La société serait une affaire d’associations, ce qui est une autre manière de définir la cohésion sociale, une façon de vivre ensemble dans un monde où les interactions ne s’arrêtent pas aux frontières des nations et à celles qui séparaient la nature de la culture
De l’intégration à la cohésion
Quand tout est social, quand tout est réseau, l’idée de société deviendrait inutile31. Il est vrai que les virus et le climat deviennent des acteurs sociaux, presque comme les autres.
De l’intégration à la cohésion
cette représentation de la vie sociale est née de l’alliance du néolibéralisme et des technocraties
De l’intégration à la cohésion
La cohésion sociale est la représentation de la solidarité dans un monde désenchanté où il ne suffit pas de dénoncer les inégalités pour agir en faveur d’une société plus juste.
Produire des sujets sociaux
la société française reste fortement redistributive
Produire des sujets sociaux
Rappelons que l’amplitude des inégalités sociales est divisée par près de deux après prélèvements et redistributions.
Produire des sujets sociaux
Du point de vue des individus, le problème essentiel vient de ce que cette redistribution est devenue si complexe, si fractionnée, si illisible, que le contrat social qui la sous-tend et la justifie est devenu incompréhensible aux yeux de beaucoup
Produire des sujets sociaux
Comme le montrent les enquêtes d’opinion depuis longtemps déjà, quand le contrat social n’est plus perceptible, chacun a le sentiment d’être floué. Ceux qui paient ont l’impression de trop payer et pour rien, et ceux qui reçoivent pensent ne pas recevoir ce qui leur est dû
Produire des sujets sociaux
, l’emprise même de l’État-providence affaiblit le sentiment de solidarité ; en tout cas, elle ne suffit pas à l’établir.
Produire des sujets sociaux
Quand l’État-providence était fondé sur le travail, chacun pouvait percevoir, même vaguement, « la dette que chacun contracte envers tous par l’échange de services », selon la formule de Léon Duguit. Chacun savait que les congés et la retraite étaient des créances. Mais comment percevoir ce système de dons et de contre-dons quand il existe plusieurs dizaines de régimes de retraite et de retraite complémentaire, quand il existe une vingtaine de régimes d’assurance maladie, quand la redistribution multiplie les cibles et les clivages en fonction des âges, des statuts matrimoniaux, des secteurs public et privé, des contrats de travail, des régimes de prestation sociale, des aides au logement et des chèques vacances32… ?
Produire des sujets sociaux
Chacun défend sa niche et, dans le régime des inégalités multiples, chacun se sent inégal de ce point de vue. Pourquoi ce territoire reçoit-il des aides et pas le mien, pourtant plus pauvre33, pourquoi mon voisin a-t-il des droits sociaux dont je suis exclu, pourquoi ce collège bénéficie-t-il de dispositifs dont le mien est privé, pourquoi cette assurance complémentaire obligatoire est-elle plus favorable que la mienne ? Dans ce cas, tout le monde soupçonne tout le monde : les riches qui ne paient pas assez et font de l’évasion fiscale, et les pauvres qui « abusent »34. Pourquoi sacrifier l’avenir des jeunes au profit des vieux au seuil de la mort ? Pourquoi les sportifs minces et non fumeurs devraient-ils accepter des restrictions afin que ceux qui se laissent aller « encombrent » les lits en réanimation ?
Produire des sujets sociaux
Le système est si complexe que, pour beaucoup de personnes, l’accès aux droits est une véritable épreuve
Produire des sujets sociaux
les travailleurs sociaux passent leur temps à construire et à démêler des dossiers plutôt qu’à aider des personnes. Rappelons que 30 % de ceux qui pourraient prétendre au RSA n’en font pas la demande.
Produire des sujets sociaux
La lisibilité des droits sociaux et des mécanismes de transfert n’est pas seulement un problème de simplification administrative, c’est un enjeu de solidarité essentiel
Produire des sujets sociaux
Chaque citoyen devrait avoir une perception, même sommaire, de ce qu’il donne et de ce qu’il reçoit afin de préférer l’égalité sans avoir l’impression de « se faire avoir ».
Produire des sujets sociaux
Il est vrai qu’il a de bonnes raisons de méfier quand les tentatives de simplifier et de réformer les systèmes de prestations sociales et les régimes de retraite s’alignent vers le bas et ne garantissent pas que les plus pauvres seront mieux traités
Produire des sujets sociaux
Le travail offre des relations sociales pour 60 % des personnes interrogées, et il doit être une forme d’épanouissement pour 47 % d’entre elles36.
Note
Sondage IPSOS novembre 2015, Le Monde, 30 novembre 2015.
Produire des sujets sociaux
Même quand ils sont bien protégés, les chômeurs souffrent d’abord d’un sentiment de solitude et d’inutilité
Produire des sujets sociaux
Il est même à craindre qu’une société clivée entre ceux qui travaillent et ceux qui seront perçus comme ayant « choisi » de ne pas travailler détruise plus encore l’idée même de contrat social et crée des fractures encore plus insurmontables que celles que nous connaissons. Ne risque-t-on pas de voir deux sociétés en une35 ?
Note
Salariat ou revenu d’existence. Lecture critique d’André Gorz », La Vie des idées, 6 décembre 2013.
Produire des sujets sociaux
Faut-il reconstruire la solidarité en adoptant un système de revenu universel ?
Produire des sujets sociaux
pour les jeunes qui connaissent une longue période d’insertion faite de stages, de petits boulots et d’aides familiales. Elle se pose aussi quand on connaît la complexité des procédures d’accès aux droits sociaux. Mais, à lui seul, le revenu universel ne règle pas la question de la solidarité
Produire des sujets sociaux
le travail devrait rester le support de l’autonomie des individus et de la force du lien social. Le combat pour l’emploi des uns et pour la protection des autres ne devrait donc pas se substituer au combat pour la qualité du travail largement mise à mal par les multiples formes du néo-management39. On peut supposer qu’un individu armé par son travail et son collectif de travail sera toujours plus solidaire qu’un individu seulement attaché aux autres par ses goûts, ses singularités ou ses « origines ».
Note
Ok mais il faut redéfinir le travail alors car beaucoup de travaux ne sont pas ou pas bien rémunérés notamment les travaux associatifs
Produire des sujets sociaux
Par un réflexe national assez particulier, les Français et l’État se tournent toujours vers l’école comme si elle avait la capacité de faire naître un monde juste et de régler quelques problèmes comme l’égalité entre les filles et les garçons, le terrorisme, le statut des religions, les problèmes des familles, les théories du complot, le surpoids des adolescents… Qu’est-ce que l’école ne devrait pas faire ?
Produire des sujets sociaux
Il faut rappeler que l’école républicaine française a été pensée comme une sorte de contre-Église devant former des citoyens de la même manière que l’Église formait des croyants : l’école était un sanctuaire, les maîtres avaient la vocation, l’autorité du savoir était incontestable et la soumission à l’autorité de la raison devait émanciper les futurs citoyens.
Produire des sujets sociaux
Mais cette école n’est plus. L’école n’est plus un sanctuaire ; elle est ouverte aux cultures juvéniles, à l’adolescence et à la compétition continue, l’autorité des savoirs n’a plus rien de sacré, les maîtres ont remplacé la vocation par le métier, et chaque élève est considéré comme un individu devant découvrir sa singularité.
Produire des sujets sociaux
Depuis une vingtaine d’années, les jeunes passent beaucoup plus de temps devant leurs écrans que devant le tableau noir. Il n’est pas exclu que ce soit aussi le cas de nombreux enseignants. L’école n’a plus le monopole de la culture et de « l’éducation morale » alors qu’elle a celui de trier les élèves et de les distribuer sur le marché du travail.
Produire des sujets sociaux
le fait que l’école de la République ne soit plus et que l’on étudie d’abord pour être sélectionné afin d’obtenir un emploi ne signifie pas que l’école doive renoncer à tout projet éducatif, à former des citoyens et des individus « éclairés » et solidaires
Note
Wishful thinking
Produire des sujets sociaux
ne définissent certainement pas la laïcité de la même manière. D’ailleurs, face aux problèmes qu’ils rencontrent, beaucoup préfèrent sagement éviter le sujet plutôt que d’affronter leurs collègues et une partie de leurs élèves
Produire des sujets sociaux
Quand l’institution ne peut plus transmettre des valeurs de manière verticale et autoritaire, elle ne peut développer le goût de la démocratie, du respect, de l’égalité et de la recherche critique de la vérité, qu’en développant des expériences communes au sein de chaque établissement
Produire des sujets sociaux
Il faut que les élèves travaillent ensemble, fassent de la science, du sport, du théâtre et de la musique et qu’ils n’aient pas seulement des cours de sciences, de sport, de théâtre et de musique
Produire des sujets sociaux
L’école devrait faire ce que les mouvements d’éducation populaire faisaient plutôt bien : aider les enfants et les jeunes à grandir, leur apprendre à vivre ensemble et à exercer quelques responsabilités.
Produire des sujets sociaux
Du point de vue de la philosophie éducative, nous devrions choisir Dewey contre Durkheim et Freinet contre Alain
Produire des sujets sociaux
nombre d’établissements le font déjà en améliorant d’ailleurs le niveau des élèves.
Produire des sujets sociaux
cette conception de l’éducation exige que les établissements soient plus autonomes, que les enseignants soient mieux formés et mieux payés puisqu’il ne suffit plus d’être savant et d’instruire pour éduquer. Pour ceux qui craindraient que ce modèle entraîne la destruction de l’école, il suffit de regarder les comparaisons internationales où les élèves français sont les moins confiants, les plus solitaires et les plus inégaux, sans être les plus performants.
Produire des sujets sociaux
Pour le moment, telle qu’elle fonctionne, l’école n’est pas le meilleur vecteur de la solidarité et de la fraternité puisqu’elle développe et, surtout, justifie de multiples inégalités. Les inégalités scolaires ne sont pas seulement injustes : elles ont des effets politiques et sociaux insupportables en instaurant des nouveaux clivages et en répandant la défiance. On ne peut scolariser la totalité d’une génération entre l’âge de 3 ans et l’âge de 18 ans, et pour la moitié beaucoup plus, en observant que seuls les vainqueurs de la compétition adhèrent aux valeurs progressistes que l’école prétend promouvoir, pendant que les autres sont de plus en plus méfiants.
Produire des sujets sociaux
Chacun sait que la nation a été un des vecteurs essentiels de la solidarité et de la fraternité, souvent même les mots nation et société ont été des équivalents, et pourtant nous sommes légitimement mal à l’aise avec l’idée de nation. La nation, c’est le nationalisme, c’est la guerre et la haine, et les partis nationalistes ne sont pas les plus démocratiques et les plus solidaires.
Produire des sujets sociaux
La nation est un imaginaire et un récit que l’on réécrit sans cesse et que l’on se raconte
Produire des sujets sociaux
la déconstruction du récit national ne l’empêche pas d’être « réel », en tout cas efficace puisque les sociétés modernes ont été « nationalisées », ont été construites comme des communautés nationales par les États qui ont imposé des lois nationales, des langues nationales, des monnaies nationales, des solidarités nationales appelant des sacrifices, à commencer par celui de sa vie pour défendre la nation.
Produire des sujets sociaux
Le fait que la nation soit une histoire de conquêtes, d’aventuriers et de violences n’affaiblit en rien la force de l’imaginaire national et le fait que les identités les plus profondes de chacun soient toujours, pour une part, nationales
Note
Cf., entre autres, B. Anderson, L’Imaginaire national (1983), Paris, La Découverte, 1996 ; K. Deutsch, Nationalism and Social Communication, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1966
Produire des sujets sociaux
en dépit de la diversité des histoires et des mythes nationaux, il reste que la nation a été un des supports essentiels de la solidarité. Il n’est pas difficile de montrer que la nation a construit le cadre de la fraternité des sociétés modernes en se substituant progressivement à l’unité religieuse des anciennes communautés
Produire des sujets sociaux
Comme les religions, la nation appelle des sacrifices, elle est impérative et non contestable au risque d’être trahie, et le vocabulaire de la nation ressemble comme un frère à celui de la communauté religieuse
Produire des sujets sociaux
Mirabeau souhaitait d’ailleurs « des cérémonies patriotiques, et par conséquent religieuses43 ».
Produire des sujets sociaux
La solidarité ne suffit pas, il faut aussi de la fraternité, de l’imaginaire : « Pour que les hommes se reconnaissent et se garantissent mutuellement des droits, il faut d’abord qu’ils s’aiment, que, pour une raison quelconque, ils tiennent les uns aux autres, et à une société dont ils fassent partie », écrivait Durkheim44. La nation nous « oblige » à être fraternels. Il va donc de soi que la société est nationale. La nation est un « garant méta-social » de l’idée même de société.
Produire des sujets sociaux
Les droites et les gauches se sont opposées au nom de la nation, de l’héroïsme et des racines pour les premières, des sacrifices et des droits et de l’égalité pour les secondes, mais elles s’opposaient au nom de la nation.
Produire des sujets sociaux
La force de l’imaginaire national vient de ce qu’elle a été le cadre de la démocratie
Produire des sujets sociaux
nation dépasse la mosaïque des Corps et des castes, elle crée le peuple des égaux, et faut-il rappeler que le Printemps des peuples a été à la fois démocratique et national.
Produire des sujets sociaux
Sans nation, il n’y a pas de communautés de citoyens, il n’y a que des intérêts individuels plus ou moins harmonieux et que des communautés fermées sur elles-mêmes.
Produire des sujets sociaux
Si on en croit Tocqueville, sans nation il n’y aurait que la guerre des égoïsmes. « Imaginez-vous, si vous le pouvez, une société formée de toutes les nations du monde, Anglais, Français, Allemands. Tous gens ayant une langue, une croyance, des opinions différentes, en un mot une société sans racines, sans souvenirs, sans préjugés, sans routines, sans idées communes, sans caractère national, plus heureuse cent fois que la nôtre ; plus vertueuse, j’en doute. Voilà le point de départ
Produire des sujets sociaux
la mondialisation est là, le récit de l’homogénéité nationale ne tient plus et les nationalismes sont dangereux
Produire des sujets sociaux
Il nous faut donc réécrire sans cesse le récit national en donnant toute leur place aux minorités qui en étaient exclues et qui s’en sentent toujours exclues : réécrire les manuels scolaires, renommer les rues et rappeler que la nation, comme les équipes de football, est efficace parce que « diverse ».
Produire des sujets sociaux
C’est à ce prix que la définition de la nation ne sera pas livrée à la guerre des mémoires et des communautés
Produire des sujets sociaux
Le combat pour l’égalité est une affaire de culture et d’imaginaire et quand on voit le nombre croissant des intellectuels devenus souverainistes, c’est-à-dire nationalistes, il est nécessaire de rappeler que nous ne devrions pas leur abandonner le terrain des idées et laisser la fraternité à ceux qui en sont, en réalité, les ennemis puisqu’ils ne définissent la fraternité que par celles et par ceux qu’elle exclut.
Produire des sujets sociaux
Il semble évident que la concentration des pouvoirs et l’alignement des majorités parlementaires sur la présidence de la République donnent le sentiment de réduire la vie démocratique à deux élections entre lesquelles les citoyens sont plus des spectateurs que des acteurs de la vie politique. L’alternative entre l’ordre et le chaos n’est pas véritablement démocratique, d’autant plus qu’elle ne garantit pas nécessairement l’efficacité du gouvernement. Un changement constitutionnel s’impose sans doute, bien que je n’aie pas les compétences minimales en la matière pour dire des choses raisonnables.
Produire des sujets sociaux
On peut aussi penser que la démocratie consiste à répondre aux problèmes qui concernent les individus et que ceux-ci pourraient être systématiquement consultés autrement que par des sondages. Pourquoi ne pas étendre dans les départements et les régions les consultations électorales que beaucoup de municipalités organisent sur les problèmes d’aménagement, de temps scolaire, d’équipements collectifs ? Je ne crois pas que l’unité de la nation en serait menacée, ni que l’anarchie régnerait. Pourquoi ne pas multiplier les assemblées consultatives tirées au sort sur les problèmes qui engagent les citoyens ? Comme on le sait, cela ne suppose nullement que la décision échappe à l’élection. Mais on peut imaginer que les citoyens se sentiraient mieux représentés.
Produire des sujets sociaux
La bonne société n’est plus la société la plus intégrée, elle est celle qui permet aux acteurs de surmonter les épreuves des inégalités multiples, celle qui les conduit à être solidaires pour être moins inégaux.
Dispersions
Ce livre n’échappe probablement pas à cette tendance plus ou moins mélancolique répétant inlassablement le même récit, celui de la fin d’un monde social né avec les révolutions démocratiques et industrielles, celui de la crise des institutions et de l’individu moderne, celui de la chute du progrès et de la montée des risques écologiques, sociaux et démocratiques.
Dispersions
le monde de la recherche se présente plutôt comme un ensemble de sociologies singulières s’efforçant de se hisser vers un point de vue global. Cette dispersion tient pour une part au marché interne du monde académique où la multiplication des acteurs et des concurrences conduit chacun à se distinguer et à se spécialiser précocement sur des objets de plus en plus étroits.
Dispersions
Dans la recherche, comme partout, la massification a engendré une spécialisation croissante et une division du travail accrue
Dispersions
cadres théoriques et les mémoires mobilisées : décolonialisme et universalisme, classes et identités, concurrence des féminismes, guerre des antiracismes… Ajoutons à cette dispersion la multitude des inégalités de : de santé, d’éducation, de mobilité, de participation, de consommation… Tout se passe comme si aucune théorie générale ne parvenait plus à hiérarchiser et à organiser un quelconque « système » des inégalités, sauf à le réduire à la mondialisation néolibérale et, donc, à un niveau de généralité et de causalité si vertigineux qu’il ne fâchera personne et ne sera jamais démontré faux
Note
Pourquoi les hiérarchiser?
Dispersions
Avec le numérique et les algorithmes « traçant » les individus, leurs risques et leurs habitudes, les big data peuvent établir des corrélations sans causes : les chiffres parlant d’eux-mêmes, il devient inutile de chercher des explications générales et systémiques. On finit par faire une statistique du singulier.
Déconnexions
La sociologie classique voulait inclure l’expérience des individus dans le fonctionnement du système, quitte à l’écraser sous le poids du système ou à montrer que le sujet ne cesse d’échapper au système
Déconnexions
le régime des inégalités multiples, la séparation de l’acteur et du système paraît actée
Déconnexions
Les colères remplacent les conflits et elles sont d’autant plus indignées et « enragées » qu’elles ne parviennent guère à définir des adversaires, des intérêts communs et des programmes d’action. On comprend alors comment le populisme « liquide » remplit le vide.
Déconnexions
la prise en charge de la totalité est dévolue à l’économie. Depuis longtemps déjà, c’est elle qui arbitre les débats au nom de l’objectivité et de la réalité des ressources et des échanges, au nom aussi de sa relative unité méthodologique ; avec elle, bien des anciens objets sociologiques entrent dans le paradigme du choix rationnel. Il n’est pas surprenant que les livres qui ont eu, légitimement, le plus d’échos sur les inégalités sociales au cours des vingt dernières années soient ceux des économistes (Atkinson, Milanovic, Piketty, Stiglitz et beaucoup d’autres) pendant que les sociologues courent derrière les inégalités multiples.
Déconnexions
De plus en plus rapidement, l’écologie prend le relais de l’économie pour ce qui est de la définition des limites et de la réalité. Quand la collapsologie et la peur de l’effondrement se substituent à la vieille question de la rareté économique, c’est l’écologie qui définit les frontières du réel. C’est elle qui tranchera, qui aura le mot de la fin et définira ce qui est socialement possible, sinon acceptable
Les épreuves et les enjeux
comme si nous n’aimions pas certaines inégalités. Il ne suffit pas de dire que les inégalités sont injustes, encore faut-il se demander pour quelles raisons et par quels moyens les acteurs sociaux auraient intérêt à les combattre et le désir de le faire.