Livre de Yuval Noah Harari
Ce qui caractérise Sapiens c’est sa capacité à croire et créer des fictions imaginaires appelées des Mythes.
Ces fictions permettent de nouveaux modes d’organisation flexibles avec d’innombrables inconnus, dépassant la limite de Dunbar.
Quelques mythes : lois, justice, argent, religion, États-nations, football…
Les hommes d’affaires et de loi sont des chamans culturels…
Fictions= construction sociale = réalité imaginaire.
Leçons du livre
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Tant que les gens croient en une réalité imaginaire, elle exerce une force dans le monde.
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Ces fictions permettent de transmettre de grandes quantités d’Informations sur des choses qui n’existent pas vraiment, permettant la coopération avec des inconnus et des innovations comportementales rapides.
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Ces ensembles de fictions constituent des Cultures. Une culture commune permet une collaboration facile. Par exemple, la culture du football permet à des inconnus de jouer ensemble sans se questionner sur les règles.
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Depuis la révolution cognitive il n’y a pas eu un seul mode de vie naturel pour Sapiens, il n’y a eu que des choix culturels
Highlights
- L’Arbre de la connaissance
L’apparition de nouvelles façons de penser et de communiquer, entre 70 000 et 30 000 ans, constitue la Révolution cognitive. Quelle en fut la cause ? Nous n’avons pas de certitude. Selon la théorie la plus répandue, des mutations génétiques accidentelles changèrent le câblage interne du cerveau des Sapiens, leur permettant de penser de façons sans précédent et de communiquer en employant des langages d’une toute nouvelle espèce
- L’Arbre de la connaissance
Légendes, mythes, dieux et religions – tous sont apparus avec la Révolution cognitive. Auparavant, beaucoup d’animaux et d’espèces humaines pouvaient dire : « Attention, un lion ! » Grâce à la Révolution cognitive, Homo sapiens a acquis la capacité de dire : « Le lion est l’esprit tutélaire de notre tribu. » Cette faculté de parler de fictions est le trait le plus singulier du langage du Sapiens.
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c’est la fiction qui nous a permis d’imaginer des choses, mais aussi de le faire collectivement. Nous pouvons tisser des mythes tels que le récit de la création biblique, le mythe du Temps du rêve des aborigènes australiens ou les mythes nationalistes des États modernes. Ces mythes donnent au Sapiens une capacité sans précédent de coopérer en masse et en souplesse. Fourmis et abeilles peuvent aussi travailler ensemble en grands nombres, mais elles le font de manière très rigide et uniquement avec de proches parents. Loups et chimpanzés coopèrent avec bien plus de souplesse que les fourmis, mais ils ne peuvent le faire qu’avec de petits nombres d’autres individus qu’ils connaissent intimement. Sapiens peut coopérer de manière extrêmement flexible avec d’innombrables inconnus. C’est ce qui lui permet de diriger le monde pendant que les fourmis mangent nos restes et que les chimpanzés sont enfermés dans les zoos et les laboratoires de recherche.
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Quand deux mâles se disputent la position alpha, ils le font habituellement en formant à l’intérieur du groupe de très larges coalitions de partisans, tant mâles que femelles. Les liens entre membres d’une coalition reposent sur des contacts intimes quotidiens : étreintes, caresses, baisers, toilette et échange de faveurs. De même que les politiciens en campagne serrent les mains et embrassent les bébés, de même, dans un groupe de chimpanzés, les aspirants à la position la plus haute passent beaucoup de temps à embrasser, taper sur le dos et bisouiller les bébés
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Le mâle alpha conquiert habituellement sa position non pas par une force physique supérieure, mais parce qu’il dirige une coalition grande et stable
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La recherche sociologique a montré que la taille « naturelle » maximale d’un groupe lié par le commérage est d’environ 150 individus. La plupart n’en peuvent connaître intimement plus de 150 ; on retrouve la même limite quant aux bavardages efficaces. Aujourd’hui encore, le seuil critique de la capacité d’organisation humaine se situe autour de ce chiffre magique. En deçà de ce seuil, les communautés, les entreprises, les réseaux sociaux et les unités militaires peuvent se perpétuer en se nourrissant essentiellement de connaissance intime et de rumeurs colportées. Nul n’est besoin de rangs officiels, de titres et de codes de loi pour maintenir l’ordre
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Une fois franchi le seuil de 150 individus, cependant, les choses ne peuvent plus fonctionner ainsi. On ne conduit pas une division forte de milliers de soldats comme on dirige un peloton. Les entreprises familiales qui réussissent traversent généralement une crise quand elles prennent de l’importance et embauchent du personnel. Si elles ne savent pas se réinventer, elles font faillite. Comment Homo sapiens a-t-il réussi à franchir ce seuil critique pour finalement fonder des cités de plusieurs dizaines de milliers d’habitants et des empires de centaines de millions de sujets ? Le secret réside probablement dans l’apparition de la fiction. De grands nombres d’inconnus peuvent coopérer avec succès en croyant à des mythes communs. Toute coopération humaine à grande échelle – qu’il s’agisse d’un État moderne, d’une Église médiévale, d’une cité antique ou d’une tribu archaïque – s’enracine dans des mythes communs qui n’existent que dans l’imagination collective. Les Églises s’enracinent dans des mythes religieux communs. Deux catholiques qui ne se sont jamais rencontrés peuvent néanmoins partir en croisade ensemble ou réunir des fonds pour construire un hôpital parce que tous deux croient que Dieu s’est incarné et s’est laissé crucifier pour racheter nos péchés. Les États s’enracinent dans des mythes nationaux communs. Deux Serbes qui ne se sont jamais rencontrés peuvent risquer leur vie pour se sauver l’un l’autre parce que tous deux croient à l’existence d’une nation serbe, à la patrie serbe et au drapeau serbe. Les systèmes judiciaires s’enracinent dans des mythes légaux communs. Deux juristes qui ne se sont jamais rencontrés peuvent néanmoins associer leurs efforts pour défendre un parfait inconnu parce que tous deux croient à l’existence des lois, de la justice, des droits de l’homme – et des honoraires qu’ils touchent. Pourtant, aucune de ces choses n’existe hors des histoires que les gens inventent et se racontent les uns aux autres. Il n’y a pas de dieux dans l’univers, pas de nations, pas d’argent, pas de droits de l’homme, ni lois ni justice hors de l’imagination commune des êtres humains.
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Les hommes d’affaires et les juristes modernes sont en fait de puissants sorciers. Entre eux et les shamans tribaux, la principale différence est que les hommes de loi modernes racontent des histoires encore plus étranges. La légende de Peugeot nous en offre un bon exemple.
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Peugeot appartient à un genre particulier de fictions juridiques, celle des « sociétés anonymes à responsabilité limitée ». L’idée qui se trouve derrière ces compagnies compte parmi les inventions les plus ingénieuses de l’humanité.
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Comment, au juste, Armand Peugeot, l’homme, a-t-il créé la société Peugeot ? En gros, comme les prêtres et les sorciers ont créé dieux et démons tout au long de l’histoire, et comme des milliers de curés français créaient encore le corps du Christ chaque dimanche dans leur église paroissiale. Il s’agissait au fond de raconter des histoires et de convaincre les gens d’y croire.
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Raconter des histoires efficaces n’est pas facile. La difficulté n’est pas de raconter l’histoire, mais de convaincre tous les autres d’y croire. Une bonne partie de l’histoire tourne autour de cette question : comment convaincre des millions de gens de croire des histoires particulières sur les dieux, les nations ou les sociétés anonymes à responsabilité limitée ? Quand ça marche, pourtant, cela donne au Sapiens un pouvoir immense, parce que cela permet à des millions d’inconnus de coopérer et de travailler ensemble à des objectifs communs. Essayez donc d’imaginer combien il eût été difficile de créer des États, des Églises ou des systèmes juridiques, si nous ne pouvions parler que de ce qui existe réellement, comme les rivières, les arbres et les lions.
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Contrairement au mensonge, une réalité imaginaire est une chose à laquelle tout le monde croit ; tant que cette croyance commune persiste, la réalité imaginaire exerce une force dans le monde
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Au fil des ans a été tissé un réseau d’histoires d’une incroyable complexité. Dans ce réseau, des fictions comme Peugeot non seulement existent, mais elles accumulent un immense pouvoir. Dans les cercles universitaires, le genre de choses que les gens créent à travers ce réseau d’histoires porte le nom de « fictions », « constructions sociales » ou « réalités imaginaires »
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Certains sorciers sont des charlatans, mais la plupart croient sincèrement à l’existence de dieux et de démons. La plupart des millionnaires croient sincèrement à l’existence de l’argent et des sociétés anonymes à responsabilité limitée. La plupart des défenseurs des droits de l’homme croient sincèrement à l’existence des droits de l’homme. Personne ne mentait quand, en 2011, les Nations unies exigèrent du gouvernement libyen qu’il respecte les droits de l’homme de ses citoyens, alors même que les Nations unies, la Libye et les droits de l’homme sont des fictions nées de notre imagination fertile.
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Depuis la Révolution cognitive, les Sapiens ont donc vécu dans une double réalité. D’un côté, la réalité objective des rivières, des arbres et des lions ; de l’autre, la réalité imaginaire des dieux, des nations et des sociétés. Au fil du temps, la réalité imaginaire est devenue toujours plus puissante, au point que de nos jours la survie même des rivières, des arbres et des lions dépend de la grâce des entités imaginaires comme le Dieu Tout-Puissant, les États-Unis ou Google.
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La capacité de créer une réalité imaginaire à partir de mots a permis à de grands nombres d’inconnus de coopérer efficacement. Mais elle a fait plus. La coopération humaine à grande échelle reposant sur des mythes, il est possible de changer les formes de coopération en changeant les mythes, en racontant des histoires différentes. Dans les circonstances appropriées, les mythes peuvent changer vite. En 1789, la population française changea de croyance presque du jour au lendemain, abandonnant la croyance au mythe du droit divin des rois pour le mythe de la souveraineté du peuple. Depuis la Révolution cognitive, Homo sapiens a toujours pu réviser rapidement son comportement au gré de ses besoins changeants. Cela a ouvert une voie rapide à l’évolution culturelle, contournant les embouteillages de l’évolution génétique. Filant sur cette voie, Homo sapiens eut tôt fait de dépasser toutes les autres espèces humaines et animales par sa capacité de coopérer.
- L’Arbre de la connaissance
Le commerce peut passer pour une activité très pragmatique, qui ne nécessite aucune base fictive. Mais le fait est qu’aucun autre animal que le Sapiens ne s’y livre et que tous les réseaux commerciaux de Sapiens que nous connaissons en détail reposaient sur des fictions. Le commerce ne saurait exister sans confiance, et il est très difficile de se fier à des inconnus. Le réseau commercial mondial actuel repose sur notre confiance en des entités fictionnelles comme le dollar, la Federal Reserve Bank et les marques commerciales totémiques des sociétés. Quand deux inconnus d’une société tribale veulent commercer, ils vont souvent instaurer la confiance en invoquant un dieu commun, ancêtre mythique ou animal totem. Si les Sapiens archaïques croyant à de telles fictions faisaient commerce de coquillages et d’obsidienne, il va de soi qu’ils pouvaient aussi échanger des informations, créant ainsi un réseau de savoir plus dense et plus vaste que celui des Neandertal et des autres humains archaïques.
- L’Arbre de la connaissance
Que s’est-il donc produit dans la Révolution cognitive ? Nouvelles facultés Conséquences plus larges Faculté de transmettre de grandes quantités d’informations sur le monde entourant l’Homo sapiens Préparation et exécution d’actions complexes, par exemple pour éviter les lions et chasser le bison Faculté de transmettre de grandes quantités d’informations sur les relations sociales des Sapiens Groupes plus grands et plus soudés, pouvant aller jusqu’à 150 individus Faculté de transmettre de grandes quantités d’informations sur des choses qui n’existent pas vraiment, telles que les esprits tribaux, les nations, les sociétés anonymes à responsabilité limitée et les droits de l’homme a. Coopération entre des nombres très importants d’inconnus b. Innovation rapide en matière de comportement social
- L’Arbre de la connaissance
L’immense variété des réalités imaginaires que Sapiens inventa et la diversité des formes de comportement qui en résulta sont les principaux éléments constitutifs de ce que nous appelons du nom de « cultures »
- L’Arbre de la connaissance
Nos sociétés sont construites avec les mêmes éléments que les sociétés de Neandertal et de chimpanzés, et plus nous examinons ces éléments – sensations, émotions, liens familiaux –, moins nous percevons de différences entre nous et les autres singes. On aurait cependant tort de rechercher les différences au niveau de l’individu ou de la famille. Pris un par un, voire dix par dix, nous sommes fâcheusement semblables aux chimpanzés. Des différences significatives ne commencent à apparaître que lorsque nous franchissons le seuil de 150 individus ; quand nous atteignons les 1 500-2 000 individus, les différences sont stupéfiantes. Si vous essayiez de réunir des milliers de chimpanzés à Tian’anmen, à Wall Street, au Vatican ou au siège des Nations unies, il en résulterait un charivari. En revanche, les Sapiens se réunissent régulièrement par milliers dans des lieux de ce genre. Ensemble, ils créent des structures ordonnées – réseaux commerciaux, célébrations de masse et institutions politiques – qu’ils n’auraient jamais pu créer isolément
- L’Arbre de la connaissance
La pointe de lance en silex était taillée en quelques minutes par une seule personne, qui s’en remettait aux conseils et à l’aide d’une poignée d’amis intimes. La production d’une ogive nucléaire nécessite la coopération de millions d’inconnus à travers le monde – des ouvriers qui extraient l’uranium des profondeurs de la Terre aux spécialistes de physique théorique qui écrivent de longues formules mathématiques pour décrire les interactions des particules subatomiques.
- Une journée dans la vie d’Adam et Ève
Du fait de l’apparition de la fiction, même les populations de constitution génétique identique vivant dans des conditions écologiques similaires pouvaient créer des réalités imaginaires très différentes, qui se manifestaient à travers des normes et des valeurs elles-mêmes différentes. Par exemple, on a toutes les raisons de penser qu’une bande de fourrageurs qui vivaient il y a 30 000 ans sur le terrain où se dresse aujourd’hui l’Université d’Oxford parlait une langue différente de celle qu’utilisait la bande qui fourrageait du côté de l’actuelle Université de Cambridge. Une bande pouvait être belliqueuse, l’autre pacifique. Peut-être celle de Cambridge vivait-elle en communauté quand celle d’Oxford reposait sur des familles nucléaires. Les Cambridgiens pouvaient passer de longues heures à sculpter dans le bois des statues de leurs esprits tutélaires, tandis que les Oxoniens célébraient leur culte par la danse. Peut-être les premiers croyaient-ils à la réincarnation, que les seconds tenaient pour une sottise. Les relations homosexuelles pouvaient être acceptées chez les uns, taboues chez les autres.
- Une journée dans la vie d’Adam et Ève
Les débats enflammés autour du « mode de vie naturel » d’Homo sapiens passent à côté de l’essentiel. Depuis la Révolution cognitive, il n’y a pas eu un seul mode de vie naturel pour les Sapiens. Il n’existe que des choix culturels parmi un éventail de possibles ahurissant.
- Une journée dans la vie d’Adam et Ève
Les relations avec les bandes voisines étaient parfois assez étroites pour former une seule tribu, partageant une langue commune, des mythes communs, ainsi que des normes et des valeurs communes. Reste qu’il ne faut pas surestimer l’importance de ces relations extérieures. Même si, en temps de crises, les bandes voisines se rapprochaient, et s’il leur arrivait de se rassembler pour chasser ou banqueter ensemble, elles passaient encore le plus clair de leur temps dans l’isolement complet et une indépendance totale
- Une journée dans la vie d’Adam et Ève
Dans la plupart des habitats, les bandes Sapiens se nourrissaient de façon irrégulière et opportuniste. Elles ramassaient les termites, cueillaient les baies, déterraient des racines, traquaient des lapins et chassaient bisons et mammouths. Nonobstant l’image populaire du « chasseur », la cueillette demeurait la principale activité du Sapiens et lui fournissait l’essentiel de ses calories ainsi que ses matières premières comme le silex, le bois ou le bambou.
- Une journée dans la vie d’Adam et Ève
De fait, tout indique que la taille du cerveau moyen des Sapiens a bel et bien diminué depuis l’époque des fourrageurs[6]. Survivre en ce temps-là nécessitait chez chacun des facultés mentales exceptionnelles. L’avènement de l’agriculture et de l’industrie permit aux gens de compter sur les talents des autres pour survivre et ouvrit de nouvelles « niches pour imbéciles »
- Une journée dans la vie d’Adam et Ève
Les fourrageurs maîtrisaient non seulement le monde environnant des animaux, des plantes et des objets, mais aussi le monde intérieur de leur corps et de leurs sens. Ils étaient attentifs au moindre frémissement d’herbe pour repérer la présence d’un serpent. Ils observaient attentivement le feuillage des arbres pour y découvrir des fruits, des ruches ou des nids d’oiseaux. Ils se déplaçaient moyennant un minimum d’efforts et de bruits et savaient s’asseoir, marcher et courir de la manière la plus agile et la plus efficace qui soit. L’usage varié et constant de leurs corps faisait d’eux de véritables marathoniens. Ils possédaient une dextérité physique qui est aujourd’hui hors de notre portée, même après des années de yoga ou de tai-chi.
- Une journée dans la vie d’Adam et Ève
Si le mode de vie des chasseurs-cueilleurs différait sensiblement d’une région ou d’une saison à l’autre, dans l’ensemble les fourrageurs jouissaient apparemment d’un mode de vie plus confortable et gratifiant que la plupart des paysans, bergers, travailleurs et employés de bureau qui leur succédèrent. Dans les sociétés d’abondance actuelles, on travaille en moyenne 40 à 45 heures par semaine ; dans le monde en voie de développement, la moyenne hebdomadaire peut aller jusqu’à 60, voire 80 heures. Les chasseurs-cueilleurs qui vivent de nos jours dans les habitats les moins hospitaliers – comme le désert du Kalahari – ne travaillent en moyenne que 35 à 45 heures par semaine. Ils ne chassent qu’un jour sur trois et ne glanent que trois à six heures par jour. En temps ordinaire, c’est suffisant pour nourrir la bande. Il est fort possible que les anciens chasseurs-cueilleurs habitant des zones plus fertiles que le Kalahari passaient encore moins de temps à se procurer vivres et matières premières. De surcroît, côté corvées domestiques, leur charge était bien plus légère : ni vaisselle à laver, ni aspirateur à passer sur les tapis, ni parquet à cirer, ni couches à changer, ni factures à régler. L’économie des fourrageurs assurait à la plupart des carrières plus intéressantes que l’agriculture ou l’industrie.
- Une journée dans la vie d’Adam et Ève
La plupart du temps, dans la plupart des coins, le fourrage assurait une nutrition idéale. Ce n’est guère surprenant : le régime était le même depuis des centaines de milliers d’années, et le corps humain s’y était bien adapté. L’examen des squelettes fossiles nous apprend que les anciens fourrageurs étaient moins exposés à la famine ou à la malnutrition, et qu’ils étaient généralement plus grands et en meilleure santé que leurs descendants cultivateurs. L’espérance de vie moyenne tournait apparemment autour de 30-40 ans, mais c’était largement dû à la forte incidence de la mortalité infantile. Les enfants qui franchissaient le cap des premières années périlleuses avaient de bonnes chances de parvenir à 60 ans, voire, pour certains, à 80 ans et plus. Chez les fourrageurs modernes, les femmes de 45 ans gardent une espérance de vie de 20 ans de plus, et entre 5 % et 8 % de la population a plus de 60 ans[7]. Le secret de la réussite des fourrageurs, ce qui les protégeait de la famine et de la malnutrition, était la diversité de leur alimentation. Les paysans ont tendance à avoir une alimentation très limitée et déséquilibrée. Dans les temps prémodernes, notamment, la population agricole trouvait l’essentiel de ses calories dans une seule culture – blé, pommes de terre ou riz – à laquelle il manque des vitamines, des minéraux ou d’autres éléments nutritifs dont les hommes ont besoin. Dans la Chine traditionnelle, le paysan type mangeait du riz au petit déjeuner, au déjeuner et au dîner. Avec un peu de chance, il espérait manger la même chose le lendemain. En revanche, les anciens fourrageurs consommaient régulièrement des douzaines d’autres aliments. L’ancêtre du paysan, le fourrageur, pouvait bien manger des baies et des champignons au petit déjeuner ; des fruits, des escargots et une tortue marine à midi ; et du lapin aux oignons sauvages le soir ! Cette diversité aidant, ils recevaient tous les nutriments indispensables.
- Une journée dans la vie d’Adam et Ève
Les anciens fourrageurs souffraient aussi moins des maladies infectieuses. La plupart de celles qui ont infesté les sociétés agricoles et industrielles (variole, rougeole et tuberculose) trouvent leurs origines parmi les animaux domestiqués et n’ont été transmises à l’homme qu’après la Révolution agricole.
- Une journée dans la vie d’Adam et Ève
La plupart des savants s’accordent à penser que les croyances animistes étaient répandues chez les anciens fourrageurs. L’animisme (du latin anima, « âme » ou « esprit ») est la croyance suivant laquelle presque chaque lieu, chaque animal, chaque plante, chaque phénomène naturel a une conscience et des sentiments, et peut communiquer directement avec les humains. Ainsi les animistes peuvent-ils croire que le gros rocher, au sommet de la colline, a des sentiments, des désirs et des besoins. Il pourrait en vouloir à certains de ce qu’ils ont fait ou se réjouir d’une autre action. Il pourrait avertir les gens ou leur demander des faveurs. Les hommes, quant à eux, peuvent s’adresser au rocher, histoire de l’amadouer ou de le menacer. Mais le rocher n’est pas le seul être animé ; ainsi en va-t-il également du chêne au pied de la colline, du ruisseau qui coule plus en aval, de la source dans la clairière, des buissons qui poussent tout autour, du chemin qui mène à la clairière, des souris des champs, des loups et des corbeaux qui viennent y boire. Dans le monde animiste, les objets et les choses vivantes ne sont pas les seuls êtres animés. Il existe aussi des entités immatérielles : les esprits des morts, les êtres amicaux et malveillants, ceux que nous appelons de nos jours les démons, les fées et les anges. Pour les animistes, aucune barrière ne sépare les humains des autres êtres. Tous peuvent communiquer directement par la parole, le chant, la danse et les cérémonies. Un chasseur peut s’adresser à un troupeau de cerfs et demander à l’un d’eux de se sacrifier. Si la chasse réussit, le chasseur peut prier l’animal mort de lui pardonner. Si quelqu’un tombe malade, un shaman peut contacter l’esprit qui est la cause de la maladie et tâcher de l’apaiser ou de l’effrayer. Au besoin, il peut appeler d’autres esprits à la rescousse. Ce qui caractérise tous ces actes de communication, c’est que les entités auxquelles on s’adresse sont non pas des dieux universels, mais des êtres locaux : un arbre, un ruisseau ou un spectre particulier. De même qu’il n’y a pas de barrière entre les hommes et les autres êtres, de même il n’y a pas de hiérarchie stricte. Les entités non humaines n’existent pas simplement pour satisfaire les besoins de l’homme. Il n’y a pas non plus de dieux tout-puissants qui dirigent le monde à leur guise. Le monde ne tourne pas autour des hommes ni autour d’aucun autre groupe d’êtres en particulier. L’animisme n’est pas une religion spécifique. C’est le nom générique de milliers de religions, de croyances et de cultes très différents.
- Une journée dans la vie d’Adam et Ève
les enfants de Sounguir sont parmi les premières preuves que, voici 30 000 ans, Sapiens pouvait inventer des codes sociopolitiques qui allaient bien au-delà des diktats de notre ADN et des formes de comportement des autres espèces humaines et animales.
- Une journée dans la vie d’Adam et Ève
De nos jours, la moyenne mondiale n’est que de 1,5 % – guerre et crimes confondus. Au xxe siècle, 5 % seulement des morts ont été le fait de violences humaines – et ce dans un siècle qui a vu les guerres les plus sanglantes et les génocides les plus massifs de l’histoire. Si cette révélation est typique, l’ancienne vallée du Danube était aussi violente que le xxe siècle
- Une journée dans la vie d’Adam et Ève
Les chercheurs ont tendance à poser uniquement les questions auxquelles ils peuvent raisonnablement espérer répondre.
- Une journée dans la vie d’Adam et Ève
nous ne saurons probablement jamais ce que croyaient les fourrageurs anciens, ni quels drames politiques ils connurent. Or, il est vital de poser des questions auxquelles on n’a pas de réponse. Sans quoi on pourrait être tenté de balayer d’un revers de main 60 000 ou 70 000 années d’histoire humaine sous prétexte que « les populations qui vécurent en ce temps-là n’ont rien fait d’important ». La vérité est qu’elles ont fait des tas de choses importantes. Elles ont fait le monde qui nous entoure, bien plus largement que la plupart en ont conscience. Les marcheurs qui arpentent la toundra sibérienne, les déserts d’Australie centrale et la forêt tropicale amazonienne imaginent entrer dans des paysages immaculés, quasiment préservés de tout contact humain. Mais c’est une illusion. Les fourrageurs sont passés par là avant nous et ont produit des changements spectaculaires jusque dans les jungles les plus denses et les déserts les plus désolés. Le prochain chapitre expliquera comment les fourrageurs ont entièrement remodelé l’écologie de notre planète bien avant la construction du premier village agricole. Les bandes itinérantes de Sapiens conteurs d’histoires ont été la force la plus importante et la plus destructrice que le royaume animal ait jamais produite.
- Le déluge
À la suite de la Révolution cognitive, Sapiens acquit la technologie, les compétences organisationnelles et peut-être même la vision nécessaire pour sortir de l’espace afro-asiatique et coloniser le Monde extérieur. Sa première réalisation fut la colonisation de l’Australie voici 45 000 ans. Les spécialistes ont du mal à expliquer cet exploit. Pour atteindre l’Australie, les hommes durent traverser un certain nombre de bras de mer, pour certains de plus de cent kilomètres de large, et, sitôt arrivés, s’adapter presque du jour au lendemain à un écosystème entièrement nouveau.
- Le déluge
notre planète a connu de nombreux cycles de refroidissement et de réchauffement. Au fil du dernier million d’années, on a enregistré en moyenne un âge glaciaire tous les 100 000 ans. Le dernier en date se situe entre 75 000 et 15 000 ans. Pas exceptionnellement rigoureux pour un âge glaciaire, il a connu deux pics : le premier il y a environ 70 000 ans, le second il y a environ 20 000 ans. Apparu en Australie il y a plus de 1,5 million d’années, le diprotodon géant avait résisté à au moins dix ères glaciaires antérieures. Il survécut aussi au premier pic du dernier âge glaciaire il y a environ 70 000 ans. Pourquoi a-t-il disparu il y a 45 000 ans ? Si les diprotodons avaient été les seuls gros animaux à disparaître à cette époque, on aurait naturellement pu croire à un hasard. Or, plus de 90 % de la mégafaune australienne a disparu en même temps que le diprotodon. Les preuves sont indirectes, mais on imagine mal que, par une pure coïncidence, Sapiens soit arrivé en Australie au moment précis où tous ces animaux mouraient de froid
- Le déluge
l’histoire donne de l’Homo sapiens l’image d’un serial killer écologique.
- Le déluge
Quand un diprotodon, le plus gros marsupial qui ait jamais foulé la terre, posa pour la première fois les yeux sur ce singe d’apparence fragile, il lui lança donc probablement un coup d’œil puis retourna mâchonner ses feuilles. Le temps que ces animaux acquièrent la peur de l’espèce humaine, ils auraient disparu.
- Le déluge
lorsqu’il atteignit l’Australie, le Sapiens maîtrisait déjà l’agriculture du bâton à feu. Face à un milieu étranger et menaçant, il brûlait délibérément de vastes zones de fourrés impénétrables et de forêts épaisses afin de créer des prairies, qui attiraient davantage le gibier facile à chasser, convenaient mieux à ses besoins. En l’espace de quelques petits millénaires, il devait ainsi changer du tout au tout l’écologie de grandes parties de l’Australie. Les plantes fossiles sont parmi les éléments qui corroborent ce point de vue. Les eucalyptus étaient rares en Australie il y a 45 000 ans. L’arrivée de l’Homo sapiens inaugura cependant un âge d’or pour l’espèce. Les eucalyptus étant particulièrement résistants au feu, ils se répandirent très vite quand d’autres arbres et arbustes disparaissaient.
- Le déluge
Deux mille ans après l’arrivée du Sapiens, la plupart de ces espèces uniques avaient disparu. Dans ce bref intervalle, suivant les estimations courantes, l’Amérique du Nord perdit 34 de ses 47 genres de gros mammifères, et l’Amérique du Sud 50 sur 60. Après plus de 30 millions d’années de prospérité, les chats à dents de cimeterre disparurent. Tout comme les paresseux terrestres géants, les lions énormes, les chevaux et les chameaux indigènes d’Amérique, les rongeurs géants et les mammouths. S’éteignirent également des milliers d’espèces de petits mammifères, de reptiles et d’oiseaux, et même d’insectes et de parasites (toutes les espèces de tiques du mammouth sombrèrent dans l’oubli avec ce dernier).
- La plus grande escroquerie de l’histoire
Les fourrageurs connaissaient les secrets de la nature bien avant la Révolution agricole, puisque leur survie dépendait d’une connaissance intime des animaux qu’ils chassaient ou des plantes qu’ils cueillaient. Loin d’annoncer une ère nouvelle de vie facile, la Révolution agricole rendit généralement la vie des cultivateurs plus difficile, moins satisfaisante que celle des fourrageurs. Les chasseurs-cueilleurs occupaient leur temps de manière plus stimulante et variée et se trouvaient moins exposés à la famine et aux maladies.
- La plus grande escroquerie de l’histoire
la Révolution agricole augmenta la somme totale de vivres à la disposition de l’humanité, mais la nourriture supplémentaire ne se traduisit ni en meilleure alimentation ni en davantage de loisirs. Elle se solda plutôt par des explosions démographiques et l’apparition d’élites choyées. Le fermier moyen travaillait plus dur que le fourrageur moyen, mais se nourrissait moins bien. La Révolution agricole fut la plus grande escroquerie de l’histoire[2]. Qui en fut responsable ? Ni les rois, ni les prêtres, ni les marchands. Les coupables furent une poignée d’espèces végétales, dont le blé, le riz et les pommes de terre. Ce sont ces plantes qui domestiquèrent l’Homo sapiens, plutôt que l’inverse.
- La plus grande escroquerie de l’histoire
Le corps de l’Homo sapiens n’avait pas évolué à ces fins. Il était fait pour grimper aux pommiers ou courser les gazelles, non pour enlever les cailloux ou porter des seaux d’eau. Ce sont les genoux, la voûte plantaire, la colonne vertébrale et le cou qui en firent les frais. L’étude des anciens squelettes montre que la transition agricole provoqua pléthore de maux : glissement de disques, arthrite et hernies. De surcroît, les nouvelles tâches agricoles prenaient beaucoup de temps, ce qui obligeait les hommes à se fixer à côté des champs de blé. Leur mode de vie s’en trouva entièrement changé
- La plus grande escroquerie de l’histoire
Comment le blé a-t-il convaincu l’Homo sapiens d’abandonner une assez bonne vie pour une existence plus misérable ? Qu’a-t-il apporté en échange ? Il n’a pas offert une meilleure alimentation. Ne perdez pas de vue que les hommes sont alors des singes omnivores qui se nourrissent d’un large éventail de vivres. Les céréales ne constituaient qu’une petite fraction de leur alimentation avant la Révolution agricole. Une alimentation fondée sur les céréales est pauvre en minéraux et en vitamines ; difficile à digérer, elle fait du mal aux dents et aux gencives.
- La plus grande escroquerie de l’histoire
Le blé n’assurait pas aux gens la sécurité économique. Une vie de cultivateur est moins sûre que celle d’un chasseur-cueilleur. Les fourrageurs disposaient de plusieurs douzaines d’espèces pour survivre et pouvaient donc affronter les années difficiles sans stocks de vivres. Une espèce venait-elle à manquer ? Ils pouvaient en cueillir ou en chasser d’autres. Tout récemment encore, les sociétés agricoles tiraient le gros de leur ration calorique d’une petite variété de plantes domestiquées. Dans bien des régions, ils n’avaient qu’un seul produit de base : blé, pommes de terre ou riz. S’il pleuvait, s’il arrivait des nuées de sauterelles ou si un champignon infectait l’une de ces plantes, les cultivateurs mouraient par milliers ou par millions.
- La plus grande escroquerie de l’histoire
Le blé n’assurait non plus aucune sécurité contre la violence des hommes. Les premiers cultivateurs étaient au moins aussi violents, sinon plus, que leurs ancêtres fourrageurs. Ils avaient plus de biens et avaient besoin de terre à cultiver. Une razzia de leurs voisins sur leurs pâturages pouvait faire la différence entre subsistance et famine, en sorte qu’il y avait beaucoup moins de place pour les compromis. Si une bande rivale plus forte faisait pression sur des fourrageurs, ils pouvaient habituellement aller voir ailleurs. C’était difficile et dangereux, mais faisable. Si un ennemi puissant menaçait un village agricole, battre en retraite signifiait abandonner champs, maisons et greniers. Ce qui, bien souvent, condamnait les réfugiés à la famine. Les cultivateurs avaient donc tendance à se battre jusqu’au bout
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De nombreuses études anthropologiques et archéologiques montrent que, dans les sociétés agricoles simples, sans encadrement politique au-delà du village et de la tribu, la violence humaine était responsable de 15 % des morts (25 % pour les hommes). Dans la Nouvelle-Guinée contemporaine, la violence explique 30 % des morts masculines dans la société tribale agricole des Dani, et 35 % chez les Enga. En Équateur, jusqu’à 60 % des adultes Huaorani (ou Waorani) meurent entre les mains d’un autre homme[3] ! Avec le temps, la formation de cadres sociaux plus larges – villes, royaumes et États – a permis de placer la violence humaine sous contrôle. Mais il a fallu des millénaires pour construire des structures politiques aussi immenses et aussi efficaces.
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La culture du blé a assuré plus de vivres par unité de territoire, ce qui a permis à l’Homo sapiens une croissance exponentielle. Environ 13 000 ans avant notre ère, quand les hommes se nourrissaient de la cueillette de plantes sauvages et de la chasse, les alentours de l’oasis de Jéricho, en Palestine, pouvaient faire vivre tout au plus une bande itinérante d’une centaine de personnes relativement bien portantes et bien nourries. Vers 8500 avant notre ère, quand les champs de blé remplacèrent les plantes sauvages, l’oasis pouvait faire vivre un gros village, encombré, d’un millier d’habitants, qui souffraient bien plus de maladie et de malnutrition. La monnaie de l’évolution, ce n’est ni la faim ni la souffrance, mais les copies d’hélices d’ADN. De même qu’on mesure la réussite économique d’une société uniquement au solde de son compte en banque, et non au bonheur de ses employés, de même la réussite d’une espèce dans l’évolution se mesure au nombre de copies de son ADN. S’il ne reste plus de copies de son ADN, l’espèce est éteinte, tout comme une société sans liquidités fait faillite. Si une espèce multiplie les copies d’ADN, c’est une réussite, et elle prospère. Dans cette perspective, 1 000 copies valent toujours mieux que 100. Telle est l’essence de la Révolution agricole : la faculté de maintenir plus de gens en vie dans des conditions pires.
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En périodes fastes, les femelles arrivent à la puberté plus tôt, et leurs chances de tomber enceintes sont un peu plus grandes. Dans les périodes sombres, la puberté tarde, la fécondité décroît. À ces contrôles naturels de la population vinrent s’ajouter des mécanismes culturels. Bébés et petits enfants, qui évoluent lentement et requièrent beaucoup d’attention, étaient un fardeau pour les fourrageurs nomades, qui essayaient d’espacer les naissances de trois ou quatre ans. Les femmes le faisaient en ne cessant d’allaiter leurs enfants qu’à un âge avancé (donner le sein réduit sensiblement le risque de tomber enceinte). Mais il existait d’autres méthodes : l’abstinence totale ou partielle (étayée peut-être par des tabous culturels), l’avortement et, à l’occasion, l’infanticide[4].
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Comme il était impossible de manger des grains sauvages sans commencer par les vanner, les moudre et les cuire, ceux qui les récoltaient les rapportaient à leur camp temporaire pour les transformer. Les grains de blé sont petits et nombreux : inévitablement, certains tombaient sur le chemin du camp et se perdaient. Avec le temps, il y eut toujours plus de blé le long des trajets favoris et près des camps. Quand les hommes brûlaient forêts et fourrés, cela aidait également le blé. Le feu éliminait les arbres et les arbustes, permettant au blé et à d’autres herbes de monopoliser le soleil, l’eau et les nutriments. Le blé devenant particulièrement abondant, il en alla de même pour le gibier et d’autres ressources alimentaires, et les bandes humaines purent progressivement délaisser leur style de vie nomade pour s’établir en camps saisonniers, voire permanents. Au début, ils pouvaient s’arrêter quatre semaines durant, le temps de la moisson. Une génération plus tard, les plants de blé se multipliant et se propageant, le camp pouvait rester cinq semaines, puis six, pour se transformer finalement en village permanent.
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Avec le passage aux villages permanents et l’augmentation de l’offre alimentaire, la population commença à croître. L’abandon du nomadisme permit aux femmes d’avoir un enfant chaque année. Les bébés étaient sevrés plus tôt, puisqu’on pouvait les nourrir de bouillie et de gruau. On avait terriblement besoin de mains supplémentaires aux champs, mais les bouches supplémentaires eurent tôt fait d’engloutir le surplus alimentaire, obligeant à cultiver de nouveaux champs. Alors que la population vivait dans des campements infestés de maladies, que les enfants se nourrissaient davantage de céréales et moins de lait maternel et devaient disputer leur bouillie à plus de frères et de sœurs, la mortalité infantile monta en flèche. Dans la plupart des sociétés agricoles, au moins un enfant sur trois mourait avant d’atteindre ses vingt ans[5]. Mais la natalité continua d’augmenter plus vite que la mortalité : les hommes avaient toujours plus d’enfants. Avec le temps, le « marché du blé » devint de plus en plus pesant. Les enfants mouraient en masse ; les adultes mangeaient du pain à la sueur de leur front. L’habitant moyen de Jéricho en 8500 avant notre ère avait une vie plus rude qu’en 9500 ou 13000 avant J.-C. Mais personne ne comprit ce qu’il se passait. Chaque génération continua de vivre comme la génération précédente, moyennant de petites améliorations ici ou là dans la manière de procéder. Paradoxalement, une série d’« améliorations », toutes censées rendre la vie plus facile, ajoutèrent une meule autour du cou de ces cultivateurs. Pourquoi cette erreur de calcul fatidique ? Les raisons sont les mêmes que tout au long de l’histoire. Les gens ont été incapables de mesurer toutes les conséquences de leurs décisions
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Chaque fois qu’ils décidèrent d’accomplir une tâche supplémentaire – mettons, de biner au lieu d’éparpiller les semences à la surface des champs –, ils se dirent : « Il va falloir en effet travailler plus dur, mais la moisson sera si abondante ! Nous n’aurons plus à nous inquiéter des années maigres. Nos enfants ne se coucheront pas affamés. » Cela avait du sens. Travailler plus pour gagner plus. Plus belle la vie. Tel était le plan. La première partie se déroula en douceur. Les gens travaillèrent bel et bien davantage. Mais ils n’avaient pas prévu que le nombre d’enfants augmenterait, et que le surcroît de blé devrait être partagé entre plus d’enfants. Les premiers cultivateurs ne comprirent pas davantage que nourrir les enfants avec plus de bouillie et moins de lait maternel affaiblirait leur système immunitaire, et que les peuplements permanents seraient des pépinières de maladies infectieuses. Ils ne devinèrent pas qu’en augmentant leur dépendance envers une source de nourriture unique, ils s’exposaient davantage encore aux déprédations de la sécheresse. Ils n’avaient pas non plus prévu que, les bonnes années, leurs greniers florissants tenteraient les voleurs et les ennemis, les obligeant à construire des murs et à monter la garde. Mais alors, que n’ont-ils abandonné l’agriculture quand le plan se retourna contre eux ? En partie parce qu’il fallut des générations pour s’apercevoir que les petits changements s’accumulaient et transformaient la société, et qu’à ce moment-là personne ne se souvenait avoir jamais vécu autrement. Et en partie parce que la croissance démographique brûla les vaisseaux de l’humanité. Si l’adoption du labourage fit passer la population d’un village de cent à cent dix, quels sont les dix qui eussent été volontaires pour mourir de faim afin que les autres reviennent au bon vieux temps ? Impossible de revenir en arrière. Le piège s’était refermé.
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La poursuite d’une vie plus facile engendra de rudes épreuves. Et ce ne fut pas la dernière fois. Cela nous arrive aussi aujourd’hui. Combien de jeunes étudiants ont trouvé une place dans de grandes entreprises, acceptant de bosser dur dans l’idée de se faire un petit pécule qui leur permettrait de se retirer et de s’occuper de ce qui les intéresse vraiment quand ils auront trente-cinq ans ? Mais quand ils arrivent à cet âge, ils ont de lourdes hypothèques sur le dos, des enfants à l’école, une maison dans une banlieue huppée qui nécessite au moins deux voitures par famille, et le sentiment que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue sans un excellent vin et des vacances coûteuses à l’étranger. Que faire ? Revenir à la recherche de tubercules ? Non, redoubler d’efforts et continuer de trimer.
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Une des lois d’airain de l’histoire est que les produits de luxe deviennent des nécessités et engendrent de nouvelles obligations. Dès lors que les gens sont habitués à un certain luxe, ils le tiennent pour acquis. Puis se mettent à compter dessus. Et ils finissent par ne plus pouvoir s’en passer.
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la Révolution agricole n’avait pas besoin de la mobilisation de toutes les bandes d’une région donnée. Il suffisait d’une. Du jour où une bande se fixa et se mit à labourer, que ce soit au Moyen-Orient ou en Amérique centrale, l’agriculture fut irrésistible. Et comme celle-ci créa les conditions d’une croissance démographique rapide, les cultivateurs purent habituellement l’emporter sur les fourrageurs par la simple force de leurs effectifs. Il ne restait alors aux fourrageurs qu’à fuir, à abandonner leurs terrains de chasse aux champs et aux pâturages ou à se mettre eux-mêmes à retourner la terre. Dans les deux cas, la vie ancienne était condamnée.
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étudiant Göbekli Tepe, ils ont découvert un fait stupéfiant. Stonehenge date de 2500 avant notre ère et fut l’œuvre d’une société agricole développée. Les constructions de Göbekli Tepe sont datées d’environ 9500 avant J.-C., et tout indique qu’elles sont l’œuvre de chasseurs-cueilleurs. Dans un premier temps, la communauté des archéologues a eu du mal à y croire, mais les tests successifs ont confirmé l’ancienneté des structures et l’appartenance de leurs bâtisseurs à une société préagricole. Les capacités des anciens fourrageurs et la complexité de leurs cultures paraissent bien plus impressionnantes qu’on ne l’avait soupçonné jusque-là. Pourquoi une société de fourrageurs bâtirait-elle de telles structures ? Sur un plan utilitaire, celles-ci n’avaient aucune fin évidente : ni abattoirs de mammouths ni abris pour se protéger de la pluie ou se cacher des lions. Nous en sommes donc réduits à penser que leur construction répondait à une mystérieuse fin culturelle que les archéologues ont du mal à déchiffrer. Quelle qu’elle fût, les fourrageurs estimèrent qu’elle valait beaucoup d’efforts et de temps. Göbekli Tepe ne pouvait voir le jour que si des milliers de fourrageurs appartenant à des bandes et tribus différentes acceptaient de coopérer durablement. Seul pouvait justifier de tels efforts un système religieux ou idéologique sophistiqué. Göbekli Tepe recelait un autre secret. Depuis de longues années, les généticiens recherchaient les origines du blé domestiqué. Des découvertes récentes prouvent qu’au moins une variante domestiquée – l’engrain – trouve son origine dans les collines de Karacadağ, à une trentaine de kilomètres de Göbekli Tepe[6]. Ce ne saurait guère être un hasard. Probablement le centre culturel de Göbekli Tepe est-il lié d’une façon ou d’une autre à la domestication initiale du blé par l’humanité, et de l’humanité par le blé. Nourrir les gens qui ont construit et utilisé les structures monumentales nécessitait des quantités de vivres particulièrement importantes. Il est fort possible que les fourrageurs soient passés de la cueillette de blé sauvage à la culture intensive du blé non pas pour accroître leur approvisionnement normal, mais pour soutenir la construction et l’activité d’un temple. Suivant le schéma conventionnel, des pionniers commencèrent par bâtir un village. La prospérité venant, ils bâtirent un temple au centre. Or, Göbekli Tepe suggère que le temple a pu être construit d’abord, et qu’un village se forma ensuite autour.
- La plus grande escroquerie de l’histoire
la perspective évolutionniste est une mesure incomplète du succès. Elle juge tout d’après les critères de la survie et de la reproduction, sans considération de la souffrance et du bonheur individuels. La domestication des poulets et du bétail peut bien être une success story de l’évolution, mais ces créatures comptent parmi les plus misérables qui aient jamais vécu
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La domestication des animaux se fonda sur une série de pratiques brutales dont la cruauté ne fit que s’accentuer au fil des siècles.
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Pour transformer des taureaux, des chevaux, des ânes et des chameaux en animaux de trait obéissants, il fallut briser leurs instincts naturels et leurs liens sociaux, contenir leur agressivité et leur sexualité, et amputer leur liberté de mouvement. Les cultivateurs mirent au point diverses techniques pour enfermer les animaux dans des enclos et des cages, les brider avec des harnais et des laisses, les dresser à coups de fouet ou de pique et les mutiler. Le domptage implique presque toujours la castration des mâles, qui empêche l’agressivité et donne aux hommes un contrôle sélectif de la procréation du troupeau.
- La plus grande escroquerie de l’histoire
Ce décalage entre la réussite au regard de l’évolution et la souffrance individuelle est peut-être la leçon la plus importante qu’il nous faille tirer de la Révolution agricole. Quand nous étudions le parcours de plantes telles que le blé ou le maïs, peut-être la perspective purement évolutive a-t-elle du sens. Dans le cas du bétail, du mouton et du Sapiens, c’est-à-dire d’animaux qui ont tous un monde complexe de sensations et d’émotions, il nous faut examiner comment le succès de l’évolution se traduit en expérience individuelle. Au fil des chapitres suivants, nous aurons maintes occasions de voir qu’une augmentation spectaculaire de la force collective et le succès apparent de notre espèce sont allés de pair avec de grandes souffrances individuelles.
- La plus grande escroquerie de l’histoire
Un veau moderne dans une ferme industrielle. Sitôt né, le veau est séparé de sa mère et enfermé dans une minuscule cage à peine plus grande que son corps. Le veau y passe sa vie entière : en moyenne, quatre mois. Il ne quitte jamais sa cage : on ne le laisse jamais jouer avec d’autres ni même gambader, histoire que ses muscles ne se développent pas trop et donnent une viande tendre et savoureuse. La seule occasion qui lui soit offerte de marcher, d’étirer ses muscles et de se frotter à d’autres veaux, c’est sur le chemin de l’abattoir. En termes d’évolution, c’est l’une des espèces animales les plus réussies qui ait jamais existé. Dans le même temps, il n’est guère d’animaux plus malheureux sur la planète.
- Bâtir des pyramides
Les paysans étaient obligés de produire plus qu’ils ne consommaient afin de constituer des réserves. Sans grain dans le silo, jarres d’huile d’olive au cellier, fromages dans le garde-manger, et saucisses pendues aux chevrons, ils mourraient de faim les mauvaises années. Or, il y aurait tôt ou tard de mauvaises années. Un paysan faisant comme si de rien n’était ne vivait pas longtemps. Dès l’avènement de l’agriculture, les soucis quant à ce que réservait le futur devinrent de grands acteurs dans le théâtre de l’esprit humain. Si les paysans dépendaient des pluies pour arroser leurs champs, comme au Levant, le début de l’automne était synonyme de journées plus courtes et de visages soucieux. Tous les matins, les paysans scrutaient l’horizon, humant le vent. Un nuage ? Les pluies viendraient-elles à temps ? Seraient-elles suffisantes ? Des orages violents emporteraient-ils les semences et détruiraient-ils les jeunes plants ? Pendant ce temps, dans les vallées de l’Euphrate, de l’Indus et du fleuve Jaune, d’autres paysans ne tremblaient pas moins en surveillant la hauteur de l’eau. Ils avaient besoin que la crue des rivières dépose une couche de terre fertile charriée depuis les hautes terres et remplisse leurs vastes réseaux d’irrigation. Mais une crue trop forte ou intempestive pouvait détruire leurs champs autant qu’une sécheresse. Si les paysans se souciaient de l’avenir, ce n’est pas seulement qu’ils avaient des raisons de s’inquiéter, mais aussi parce qu’ils y pouvaient quelque chose. Ils pouvaient défricher un autre champ, creuser un autre canal d’irrigation et semer d’autres cultures. Le paysan anxieux était aussi frénétique et dur à la tâche qu’une fourmi moissonneuse en été, suant pour planter des oliviers dont ses enfants et petits-enfants seulement presseraient l’huile, mettant de côté pour l’hiver ou l’année suivante des vivres qu’il mourait d’envie de manger tout de suite. Le stress de la culture fut lourd de conséquences. Ce fut le fondement de systèmes politiques et sociaux de grande ampleur. Tristement, les paysans diligents ne connaissaient quasiment jamais la sécurité économique dont ils rêvaient en se tuant au travail. Partout surgirent des souverains et des élites qui se nourrirent du surplus des paysans et leur laissèrent juste de quoi subsister. Ces surplus de nourriture confisqués alimentèrent la vie politique, la guerre, l’art et la philosophie, permettant de bâtir palais, forts, monuments et temples. Jusqu’à la fin des Temps modernes, plus de 90 % des hommes étaient des paysans qui se levaient chaque matin pour cultiver la terre à la sueur de leur front. L’excédent produit nourrissait l’infime minorité de l’élite qui remplit les livres de l’histoire : rois, officiels, soldats, prêtres, artistes et penseurs. L’histoire est une chose que fort peu de gens ont faite pendant que tous les autres labouraient les champs et portaient des seaux d’eau.
- Bâtir des pyramides
Les pénuries alimentaires ne sont pas à l’origine de la plupart des guerres et des révolutions de l’histoire. Ce sont des avocats aisés qui ont été le fer de lance de la Révolution française, non pas des paysans faméliques. La République romaine atteignit le faîte de sa puissance au ier siècle avant notre ère, quand des flottes chargées de trésors de toute la Méditerranée enrichirent les Romains au-delà des rêves les plus fous de leurs ancêtres. Or, c’est à ce moment d’abondance maximale que l’ordre politique romain s’effondra dans une série de guerres civiles meurtrières. La Yougoslavie de 1991 avait largement de quoi nourrir tous ses habitants, ce qui ne l’empêcha pas de se désintégrer en un terrible bain de sang. Le problème qui est à la racine de ces calamités est que, des millions d’années durant, les hommes évoluèrent en petites bandes de douzaines d’individus. Les quelques millénaires qui séparent la Révolution agricole de l’apparition des villes, des royaumes et des empires n’ont pas laissé assez de temps pour qu’un instinct de coopération s’épanouisse.
- Le déluge
la mégafaune néo-zélandaise qui avait essuyé sans une égratignure le prétendu « changement climatique » d’il y a environ 45 000 ans a subi des ravages juste après le débarquement des premiers hommes sur ces îles.
- Un animal insignifiant
Voici près de 3,8 milliards d’années, sur la planète Terre, certaines molécules s’associèrent en structures particulièrement grandes et compliquées : les organismes. L’histoire des organismes est ce qu’on appelle la biologie. Voici près de 70 000 ans, des organismes appartenant à l’espèce Homo sapiens commencèrent à former des structures encore plus élaborées : les cultures. Le développement ultérieur de ces cultures humaines est ce qu’on appelle l’histoire. Trois révolutions importantes infléchirent le cours de l’histoire. La Révolution cognitive donna le coup d’envoi à l’histoire voici quelque 70 000 ans. La Révolution agricole l’accéléra voici environ 12 000 ans. La Révolution scientifique, engagée voici seulement 500 ans, pourrait bien mettre fin à l’histoire et amorcer quelque chose d’entièrement différent